Blackpink, la victoire par le rap
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Blackpink, la victoire par le rap

Plus grand girl band au monde, le groupe de K-pop Blackpink doit (en partie) son succès à un genre musical : le rap. Analyse.

Photo : YG Entertainment

Alors qu’un jour plus tôt, le peuple français « célèbre » l’insurrection qui lui a accordé ses droits fondamentaux, c’est une autre Revolution qui réunit le 15 juillet des passionnés de toute l’Europe au cœur de l’été parisien : le concert événement de Blackpink, stars ultimes de la pop sud-coréenne. Scrutée et attendue fébrilement par les blinks du monde entier, cette unique date européenne de leur « Born Pink : World Tour Encore » au Stade de France constitue le point culminant de la carrière de Lisa, Jisoo, Jennie et Rosé, les quatre jeunes femmes qui portent le projet Blackpink depuis 2016.

De prime abord, peu de choses distinguent foncièrement le groupe de ses collègues, de Twice à RedVelvet en passant par Oh My Girl ! : toutes sont des girls bands alliant musique populaire, visuels accrocheurs et chorégraphies travaillées, le tout produit selon les codes très « verticaux » de l’industrie musicale sud-coréenne (qui travaille main dans la main avec les représentations officielles du pays). Les valeurs défendues sont positives, colorées et promeuvent une douce émancipation.

Musicalement, le BPM est élevé la plupart du temps, les refrains, catchy à en donner le tournis. Les agences et les producteurs cherchant à tout prix à tirer leur épingle du jeu (et quelques millions dans la foulée), on devine inévitablement une concurrence féroce pour le trône, et pour trouver la formule magique qui ouvrira les portes des stades du monde entier. Dans le cas de Blackpink, l’ingrédient mystère tient peut-être en trois lettres : rap.

Du K-Hip Hop à la K-pop

L’histoire remonte au tournant des années 80, quand la famille du tout jeune Park Hong-jun quitte Séoul pour New York. Là-bas, il découvre MTV, et comme beaucoup de jeunes immigrés coréens de l’époque, s’identifie à la culture populaire afro-américaine, celle du hip-hop et du R&B en plein essor. Passionné, le jeune homme se consacre très vite à la musique à plein-temps, jusqu’à croiser la route de Yang Hyun-suk, chanteur reconverti en producteur, jeune CEO d’une agence en pleine structuration : YG Entertainment. Les deux hommes ont la même ambition : imposer la culture Hip-Hop en Corée du Sud.

De retour à Séoul, celui qu’on connaît désormais sous le nom de Teddy Park (ou simplement « Teddy ») rencontre le succès en tant que leader du groupe 1TYM, tout en façonnant dans l’ombre l’identité musicale globale de YG, participant aux succès de l’idol Seven et du duo hip-hop Jinusean, tous tributaires du son des Neptunes et de Timbaland des années 2000. 

Teddy Park, dans le documentaire Blackpink : Light Up The Sky (2020)

Se consacrant désormais pleinement à son activité de producteur, le directeur artistique informel de YG a pour mission de faire passer la vitesse supérieure à ce qui est désormais une véritable maison de disque : il est à la manœuvre sur le premier album du groupe 2NE1, dont il écrit et produit la majeure partie. Si l’on y décèle par petites touches l’héritage hip-hop du producteur, le projet, qui doit imposer la « marque » YG à l’international, s’inscrit davantage dans les carcans soniques de la K-Pop « mainstream », et va chercher ses influences dans l’EDM et l’électro-pop de l’époque.

Chef d’orchestre jusqu’au dernier album du groupe sorti en 2014, Teddy s’est mis en retrait pour ouvrir les portes du monde au groupe et à sa maison de disque, pour un succès international à l’ampleur inattendue. La K-Pop est désormais une force commerciale planétaire, dont les chanteuses de 2NE1 comptent parmi les actrices prépondérantes. Le groupe se sépare en 2016, mais cela n’est pas un problème pour Teddy qui voit déjà plus fort et plus grand.

L’exception Blackpink

Car c’est aussi en 2016 que le projet Blackpink, mûri de longue date par les huiles de YG, est révélé au grand jour. Resserré autour de quatre membres (dans la moyenne basse des formations K-Pop), le groupe est formé par un casting multiculturel et polyglotte (elles chantent et rappent en coréen mais aussi en anglais dans leur musique) à l’image de Teddy : Jennie a vécu de nombreuses années en Nouvelle-Zélande, Lisa est thaïlandaise, Rosé, née à Auckland, a grandi en Australie – seule Jisoo, surnommée « Miss Korea » par certains fans, n’a pas un profil « international ». L’idée dans cette association étant de dépasser l’image gentiment exotique et lointaine associée à la K-Pop pour imposer le groupe comme une force véritablement mondiale, ancrée dans les codes culturels parfois rigides du genre pour mieux les transcender. 

Leamanky, créatrice de contenu française spécialisée K-Pop sur TikTok et Instagram, revient sur cette « exception » Blackpink : « Les filles sortent du lot « K-Pop » elles n’ont pas du tout l’image lisse et douce de la plupart des autres groupes féminins. Elles n’hésitent pas à dénoncer, parler cru et les chorégraphies peuvent être très sexy ». Autant d’arguments très compatibles avec une esthétique « rap » actuelle, que le groupe assume sans forcer, entre « bling bling » décomplexé (la romance entre Jennie et la marque Chanel est source de meme pour les fans), références à Biggie au détour d’un couplet, et collaborations sulfureuses (Jennie a récemment incarné un personnage de la série controversée The Idol).

Si en Corée comme ailleurs, la présence d’un artiste rap au sein d’un groupe dont ce genre musical n’est pas le coeur de la musique a longtemps été un moyen (un peu douteux) de surtout mettre en avant un autre membre plus “pop”,  ce n’est pas le cas chez Blackpink, dont les « rappeuses » attitrées Lisa et Jennie, font figures de rock-stars magnétiques cristallisant l’attention. Sans qu’elles fassent pour autant de l’ombre à leurs collègues, leur popularité hors norme témoigne de l’orientation esthétique rap assumée par le groupe. Et montre aussi l’intérêt réel de ses membres pour le genre, à l’image de Jennie, que des fans apercevront dans la foule du festival Coachella 2022 durant le concert du groupe – pas non plus le plus mainstream qui soit – Brockhampton. 

Trap de stades 

La coloration « rap » de Blackpink ne s’arrête donc heureusement pas à des postures et se retrouve aussi dans leur musique. Si les titres plus anecdotiques qui remplissent les albums du groupe sont généralement des ballades electropop assez classiques qu’on aurait du mal à rattacher au rap, c’est bien sur leurs tubes que l’identité musicale du groupe explose. « Whistle », premier single sorti en 2016, surprend par son ouverture sur une basse lascive et des couplets entièrement rappés, qui se fondent de façon un peu abrupte dans un refrain pop maximaliste dans la plus pure tradition K-Pop. Si le morceau n’échappe pas à certains écueils (le sifflement, vestige malheureux de la fin des années 2000), il pose les bases de la sonique et du ton envisagés par Teddy Park et la compositrice Bekah Boom, binôme à la manœuvre sur la plupart des hits du groupe. 

L’essai sera transformé sur « 뚜두뚜두 (DDU-DU DDU-DU) », rapidement suivi par « Kill This Love », où les producteurs utilisent efficacement des cuivres guerriers évoquant une parade militaire pour atténuer le caractère parfois rugueux des rythmiques trap qui structurent le morceau, sans perdre pour autant la force et l’intensité d’intention propre au genre – en découle une véritable « trap pour stades », qui devient le son signature de Blackpink.

A mesure que le groupe progresse et impose sa patte, il finit même par faire quelques incursions dans le genre musical dont il s’inspire directement : en 2020, Cardi B s’invite sur le morceau “Bet You Wanna” du quatuor le temps d’un (court) couplet, tandis qu’un an plus tard, Lisa croise le fer avec Megan Thee Stallion sur le morceau “SG” de DJ Snake. Deux moments de collaborations qui prouvent que, malgré les barrières culturelles, le rap américain commence aussi à s’intéresser à l’effervescence rap de la formation sud-coréenne.

Fête inclusive

Ainsi, Blackpink s’inscrit-il au final dans la catégorie des grands groupes de rap dans le monde ? Ou est-ce que son « ADN rap » ne serait en réalité qu’un apparat marketing pour se démarquer du tout-venant K-Pop et plaire à l’Occident, où le rap domine culturellement depuis plus de dix ans ? Si une part d’opportunisme anime très certainement les décideurs de chez YG, les fans semblent prendre à leur compte l’identité musicale particulière du groupe, comme l’explique Léamanky : « Je pense que les fans de Blackpink écoutent du rap dans leur quotidien – si on apprécie le contenu de Blackpink on est forcé de s’intéresser au rap, vu l’importance que cela a dans leur univers musical. Je vois beaucoup de « blinks » mettre en parallèle le rap des filles avec d’autres artistes rap, ce qui témoigne d’une certaine connaissance du genre pour développer cette capacité critique. »

À cette reconnaissance du public s’ajoute le parcours particulier de Teddy, qui en voulant réaliser son rêve d’imposer le Hip-Hop en Corée du sud, aura participé à imposer la K-Pop dans le monde. Blackpink ne serait alors pas un énième cas d’appropriation culturelle, phénomène auquel la K-Pop est loin d’être étrangère, mais bien la rencontre triomphante entre les deux genres les plus importants des années 2010, une grande fête inclusive, musicalement et culturellement. Alors qu’en parallèle, le groupe NewJeans bat à son tour des records avec sa K-Pop « Y2K » infusée de drum’n’bass et calibrée pour Tik Tok, et que YG prépare la suite avec son nouveau supergroupe « Babymonster » (qui pour la petite histoire, aurait pu être le nom de Blackpink), on se souviendra peut-être de Blackpink comme symbole d’une étape particulière de la pop mondiale – celle où le rap donnait le la. Et où les 4 jeunes femmes menaient – en partie grace à lui – la K-Pop à la baguette. Blackpink in your area. 

Merci à Léamanky pour son aide et son expertise. 

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