Les chroniques de l’Abcdr revues par leurs auteurs
Auto-critique

Les chroniques de l’Abcdr revues par leurs auteurs

Depuis vingt ans, l’Abcdr du Son a publié des centaines de chroniques d’albums. Quel regard portent nos rédacteurs passés ou actuels sur leurs propres analyses ?

Tout est parti d’un article du Guardian. Le quotidien anglais a proposé à certains de ses journalistes actifs ou passés de revenir sur les critiques qu’ils avaient écrites à l’époque sur des albums, des séries ou des films. Alors que l’Abcdr a passé le cap des vingt ans cette année, des membres de notre rédaction se sont dits que l’examen de conscience du journal britannique se prêtait bien à notre site. À la fois pour revisiter l’épais catalogue des articles publiés depuis 2000 mais aussi pour rendre hommage à ces plumes qui ont fait le site et lui ont donné sa direction éditoriale par leur approche critique encore perceptible aujourd’hui.

En vingt ans, l’Abcdr du Son a connu plusieurs dominantes dans le flux des articles publiés sur le magazine. Si les interviews fleuves et les dossiers rétrospectifs ou transversaux sont devenus une dominante aujourd’hui, l’exercice de la chronique a longtemps été au cœur de notre site. Au point d’en être toujours aujourd’hui un test d’entrée dans l’équipe. Quoi de mieux qu’une chronique de disque pour évaluer le recul critique, l’érudition musicale et la qualité du style ? Pourtant, lorsqu’on parcourt les chroniques à différents moments de l’histoire du site, on constate une évolution de la pratique. L’évaluation concise et synthétique des débuts exprimait des avis tranchés, jamais tièdes, mais manquait quelquefois de nuances. Elle a été suivie par une tendance à l’analyse plus longue, tentant de comprendre les intentions de l’artiste et de mettre l’œuvre en perspective avec le travail passé du rappeur ou celui de ses collègues, mais perdant parfois de vue la nature critique de l’exercice. Une bonne chronique tient de ces deux pratiques. Un équilibre parfois difficile à trouver, mais qui doit reposer sur un fondamental essentiel pour son auteur : une prise de distance nécessaire avec ses propres goûts et avis à chaud. Certains auditeurs, souvent jeunes, pestent contre des articles ou des prises de positions dans nos podcasts exprimant des avis négatifs, sous le postulat qu’un « média se doit d’être objectif ». La chronique est tout sauf une recherche d’objectivité. C’est au contraire une affaire de sensibilité personnelle qui doit être sous-pesée, argumentée, illustrée, pour ne jamais chercher ni le consensus mou, ni la posture méprisante, ni les superlatifs derrière l’autosatisfaction de l’écriture.

Chaque génération de rédacteurs de l’Abcdr a analysé des disques, souvent à chaud, parfois à froid, avec ses grilles de lecture, individuelles et collectives. Si l’un des grands mantras de la critique musicale est de repérer les disques qui résistent au temps, pourquoi l’exercice inverse ne serait-il pas possible ? Comment la chronique d’un disque traverse le temps ? Avait-elle vu juste ? S’était-elle au contraire trompée dans une analyse à chaud ? Les motivations à s’intéresser à tel artiste étaient-elles les bonnes ? Sont-elles encore valables aujourd’hui ? Y a t-il des injustices à réparer, des mea culpa à formuler, ou au contraire des regards visionnaires à saluer ? Plusieurs de nos rédacteurs se sont portés volontaires pour revenir sur leur propre travail.

Les chroniques ou publications commentées sont présentées par ordre de parution :

  • Lunatic – Mauvais œil (2000)
  • Non Phixion – The Future is Now (2002)
  • La Rumeur – Regain de Tension (2004)
  • Nas – God’s Son (2006)
  • Nas – Greatest Hits (2007)
  • La Moza – Mozaïstes (2008)
  • Ludacris – Theater of Mind (2009)
  • Mysa – Enfermé dehors, jamais libre (2010)
  • Rohff : Scarface, l’échec et La Cuenta (2013)
  • Brodinski – Brava (2015)
  • Jorrdee – Bjr salope (2016)
  • Booba – Trône (2018)
  • Expression Direkt – Discographie (2020)

« Rétrospectivement, Ali et Booba n’avaient rien à faire ensemble. Lunatic était un groupe schizophrène. »

Aspeum

Lunatic Mauvais œil (2000)

Ce que l’auteur en disait à l’époque : « L’impression demeure : Ali ne fait que combler les silences de Booba. Ou, plutôt, remplit avec brio ce rôle ingrat. Car comment expliquer autrement la qualité constante de tous les titres, sans une baisse d’intensité ? C’est donc finalement une prouesse qu’opère Ali : servir de faire-valoir et non de moitié boiteuse. »

Ce que l’auteur en dit aujourd’hui : En 2000, j’écrivais un article à propos de Mauvais œil. Un rappeur dans chaque écouteur, celui de droite parlait trop fort. Ébloui, j’évoquais la forte présence de Booba, et la magnifique absence d’Ali. Vingt ans plus tard, je dois admettre que j’étais passé à côté de l’essentiel. Aveuglé, je n’avais rien compris.

Alors, je présente mes excuses à Ali et à Booba. Car, avec cet album, ils ont accompli ce qu’aucun autre duo n’a jamais réussi à faire. Akhenaton et Shurik’n. Joey Starr et Kool Shen. Ademo et N.O.S. Ill et Cassidy. Calbo et Lino. Mac Tyer et Mac Kregor. Orelsan et Gringe. Salif et EXS. Feniksi et Vicelow. Que de magnifiques duos complémentaires.

Booba et Ali, eux, n’étaient pas complémentaires. Leurs carrières respectives l’ont démontré, tout les opposait. Rétrospectivement, Ali et Booba n’avaient rien à faire ensemble. Lunatic était un groupe schizophrène. Et Mauvais œil l’écrin qui accueillit cette chose si rare : la possibilité du dialogue, malgré les différences d’opinion. – Aspeum

« Il faut parfois savoir lâcher prise et se laisser porter par les œuvres, en faisant abstraction de ses attentes, pour vraiment apprendre à les apprécier. »

Kiko

Non Phixion The Future is Now (2002)

Ce que son auteur en disait à l’époque : « The Future Is Now apparaît donc comme assez inégal, trop hétéroclite sur le plan musical et contenant trop de morceaux moyens ou juste bons pour être considéré comme le grand album qu’on était en droit d’attendre de la part de Non Phixion. »

Ce que l’auteur en dit aujourd’hui : La chronique de The Future Is Now de Non Phixion est le premier papier que j’ai écrit pour L’Abcdr du Son, celui qui a pour moi fait office, en quelque sorte, d’examen d’entrée dans la rédaction. En la relisant dix-huit ans plus tard, j’ai en premier lieu envie de me baffer pour cette attaque incompréhensible et gratuite envers The Beatnuts et Al’ Tariq, des artistes à qui je voue (et vouais déjà à l’époque) une énorme affection. Mais il ne s’agit finalement là que d’un détail, à mettre sur le compte de postures post-adolescentes qui ne s’encombrent que trop peu souvent de nuances (on se rassure comme on peut). Mon avis quant au premier et seul album de Non Phixion se résumerait en une phrase à la lecture de ma maladroite prose : « c’est pas mal, mais franchement on s’attendait à mieux ». Je peux me remettre dans le contexte de l’époque et comprendre pourquoi j’en étais arrivé à cette appréciation : avec ses premiers maxis, le quatuor new-yorkais avait creusé un sillon assez fascinant, entre intense paranoïa, dystopie et propos politique, et bénéficié d’une mise en musique majoritairement assurée par un Necro au sommet de son art. Son discours était alors pile dans l’air du temps : le passage à l’an 2000 charriait un gros lot d’incertitudes et les faucons néoconservateurs semblaient, dans l’ombre, prêts à lancer une OPA sur la planète, un pantin texan comme avatar.

Mais The Future Is Now semblait nous dire que la révolution devrait attendre et que le cheval pâle était retourné à l’étable : l’album ne renouait que par moment avec les ambiances étranges mais magnétiques des disques précédents. Comme si Non Phixion avait fait le choix de se « normaliser », de devenir un groupe de rap de la côte est comme les autres, invitant DJ Premier (« Rock Stars ») et Pete Rock (« If You Got Love »), samplant Prodigy (« Drug Music »), tentant de toucher le grand public avec un morceau plein de bons sentiments (« Say Goodbye to Yesterday ») et les fans de grosses guitares avec un remix metal (« The CIA Is Still Trying to Kill Me »). Les événements du 11 septembre 2001 n’étaient peut-être pas étrangers à ce changement de cap. Mais oui, à l’époque il était légitimement envisageable d’attendre quelque chose de plus novateur.

Et pourtant : près de vingt ans plus tard, il m’arrive encore régulièrement d’écouter The Future Is Now et de passer un bon moment. La nostalgie d’une période de ma vie (l’arrivée dans la vingtaine) et les souvenirs rattachés au disque jouent certainement un rôle, dont je pense toutefois qu’il est minime. En fait, au fur et à mesure que le contexte de la sortie et mes attentes contrariées s’éloignaient dans le temps, j’ai appris à apprécier The Future Is Now pour ce qu’il est réellement : un album qui ne fait effectivement avancer aucun schmilblick que ce soit, mais qui a du cœur et des bons moments à revendre. Même les morceaux « moyens », dont je fustigeais le trop grand nombre à l’époque, ont tous quelque chose à offrir : un sample accrocheur, un couplet rageur, une phrase scratchée bien choisie. En 2002, j’attendais de chaque artiste que j’écoutais qu’il pousse le rap dans une nouvelle direction, tout tourneboulé par les J-Zone, Company Flow ou MF Doom que j’avais découverts assez peu de temps avant (toujours ce satané manque de recul post-adolescent). J’ai appris par la suite que la musique qui dure et vous accompagne sur le long terme n’est pas forcément celle qui va réinventer le genre : il faut parfois savoir lâcher prise et se laisser porter par les œuvres, en faisant abstraction de ses attentes et du contexte, pour vraiment apprendre à les apprécier. – Kiko

« Regain de tension a constitué un véritable jalon pour la mémoire des luttes et la transmission d’un esprit d’insurrection. »

Reivax

La Rumeur Regain de tension (2004)

Ce que l’auteur en disait à l’époque : « Une écriture moins soignée, privilégiant souvent l’insulte et le premier degré, et un habillage sonore plus anonyme font de cet album un essai moins intemporel que son prédécesseur. »

Ce que l’auteur en dit aujourd’hui : « Inscrivez greffier, le prévenu n’exprime aucun regret ». Non, aucun regret concernant la chronique de ce deuxième album de La Rumeur, au moment où la société connaît un nouveau Regain de tension.  Un « disque exutoire » et « épidermique », « moins intemporel » que L’Ombre sur la mesure, mais qui résonnait comme une « déflagration » dans un contexte explosif préfigurant les émeutes à venir. De 2004 à 2020, il s’en est pourtant passé des choses. De l’aube de ma vingtaine à l’orée de la quarantaine, mes goûts ont évolué et mes illusions se sont dissipées. De Zyed et Bouna à Zineb et Adama, les violences policières que le groupe dénonçait depuis longtemps déjà n’ont fait que s’aggraver.

À l’époque, en tant que jeune mâle blanc mal rasé, j’étais au diapason d’une partie de la première génération de l’Abcdr du Son : adepte d’un rap social et politique sur des sonorités organiques. Je suis devenu vieux, barbu et chevelu, friand d’un rap tranchant et sans fioriture. Sur le plan musical, ce disque au ton plus incisif sur des beats synthétiques aura constitué un tournant dans la carrière de La Rumeur comme pour mes oreilles d’auditeur. L’album suivant rendra les mêmes ingrédients encore plus percutants en y mettant Du cœur à l’outrage, avant que le groupe ne perde le feu sacré au moment de dresser le constat que Tout brûle déjà.

Le son de La Rumeur tend désormais à s’éteindre, mais son bruit continue à s’étendre sur d’autres supports (films, livres…). Et s’il n’a pas fait date dans l’histoire du rap français, ce disque en a constitué un véritable jalon pour la mémoire des luttes et la transmission d’un esprit d’insurrection. À l’heure de la loi sur la « sécurité globale », la puissance du refrain de « P.O.R.C » reste plus que jamais d’actualité. Et derrière l’acronyme de ce titre, c’est toujours la même question qui plane dans l’air du temps : « Pourquoi On Resterait Calme ? – Reivax

« God’s Son est un blockbuster en pente douce. »

JB

Nas God’s Son (2002)

Ce que son auteur en disait à l’époque : « Seul talon d’Achille de Nasir : sa confiance aveugle envers Salaam Remi, honnête artisan qu’on aimerait adorer, mais qui ne réussit pas à déclencher l’enthousiasme. »

Ce que l’auteur en dit aujourd’hui : Parmi tout ce que j’aurais pu écrire mieux, ou différemment, ou pas du tout, il y a une séquence de mots qui vient encore régulièrement grincer à mon oreille : celle où je qualifiais, en 2006, le producteur Salaam Remi de « honnête artisan qu’on aimerait adorer » à propos de sa contribution, quatre ans plus tôt, à l’album God’s Son de Nas. Alors oui, sur l’échelle de la honte, tout ça est peut-être très léger au regard des tweets qui seront publiés d’ici une heure en France, mais le propos me paraît aujourd’hui d’une mesquinerie injuste. J’ai dû avoir le déclic en 2015, après avoir vu le documentaire posthume sur Amy Winehouse, dont Salaam Remi fut un très proche collaborateur. Amy m’a fait réaliser que, depuis trois décennies, Salaam Remi façonnait des chansons majeures avec une constance et une discrétion admirables. Il est un maître du classicisme, de ceux qui composent comme on transmet un héritage, avec un sens de l’histoire qui fait que ses productions d’hier pourraient être celles de demain, et vice versa. Son CV est un panthéon : le son Salaam Remi, c’est ça, ça, ça (!), ça, ça, et c’est aussi, évidemment, « Made You Look », le grand classique indiscutable de Nas au XXIe siècle. Le titre est à peine mentionné dans cette chronique de God’s Son, assez digne dans l’ensemble, mais gâchée par une pointe de condescendance, ce chausse-trappe cruel de la critique musicale (ainsi que l’embarrassant « plantureuse » utilisé pour décrire Kelis dans le deuxième paragraphe). Puisqu’on y est : j’avais beau mégoter à l’époque, « I Can » mérite tout à fait d’être canonisé et non, God’s Son n’est pas « un peu propret, un peu terne ». C’est un blockbuster en pente douce dans lequel Nas domine le rap pour mieux contempler la vie passée et future. Il doit notamment sa réussite à la touche intemporelle de Salaam Remi, artisan peut-être, honnête sans doute, et qui, à mes yeux, mérite désormais toute l’estime du monde. JB

« Nas continue de sortir des disques, mais aucun d’entre eux ne passera vraiment l’épreuve du temps. »

Yannick Sker

Nas Greatest Hits (2007)

Ce que disait son auteur à l’époque : « Nas ne méritait-il pas mieux que cette quinzaine de tracks balancés comme ça, à la volée ? Sa discographie a beau avoir connu de sérieux coups durs récemment, il est tout bonnement ridicule de synthétiser le talent du bonhomme à si peu. »

Ce que l’auteur en dit aujourd’hui : En 2007, je déconseillais sans mâcher mes mots l’achat du Greatest Hits de Nas, pestant contre une pochette hideuse et une sélection famélique : malgré une carrière qui battait de l’aile, réduire la discographie de Nasir Jones à une douzaine de titres me paraissait aberrant. Avec seulement deux petits inédits à glisser dans nos iPods, la carotte était maigrichonne. Cette compilation, c’était aussi pour clôturer l’aventure avec Columbia (à qui il devait encore un disque) et passer définitivement chez Def Jam. Je pensais alors que cette nouvelle page, sous la houlette de son ancien rival Jay-Z, allait permettre à Nas de retrouver sa créativité et de nous pondre enfin de nouveaux classiques : le talent, ça ne se perd pas ! Et comme dans un bon Shonen, avec son ancien ennemi à ses côtés, le monde allait plier le genou devant le héros, de retour plus fort que jamais après de cuisants échecs. 

D’autres « best-of » auraient dû voir le jour, ponctués de bangers incontournables venant de ses nouveaux albums, des morceaux qui ne quitteraient jamais nos playlists et auraient replacé Nasty Nas sur le fameux trône new-yorkais. Celui duquel il s’était emparé quand Illmatic est venu traumatiser la planète rap en 1994. Celui qu’il a disputé à Jigga lors de leur légendaire beef du début des années 2000. Celui que l’on devine peut-être sur la pochette de King’s Disease, son dernier opus à date. Et peut-être le plus intéressant depuis un long moment : en confier toute la production au jeune Californien Hit-Boy a permis à Esco’ de retrouver une certaine cohérence, ce qui lui manquait cruellement. Un énième espoir de renouveau pour les plus optimistes, un album honnête qui ne marquera pas l’histoire pour les plus pragmatiques. 

Le constat qui suit est abrupte : si un autre Greatest Hits venait à sortir, que pourrait-on mettre dedans ? En étant objectifs, très peu de sons parus après l’album que je chroniquais il y a treize ans déjà. Un best-of rêvé de Nas aujourd’hui serait un double album, tous les oubliés de Greatest Hits y trouveraient leur place, faisant enfin la part belle à It Was Written, I Am… ou God’s Son. Pour la forme, on prendrait un son ou deux de Life Is Good ou de Untitled, mais force est de constater que les belles années de Nas étaient déjà derrière lui en 2007. C’est toute la tristesse de cet article : à ce moment-là, douze titres c’était beaucoup trop peu pour résumer sa carrière. Aujourd’hui, je doute qu’on arriverait à sortir douze classiques pour en faire une suite de qualité. 

Le seul vrai rayon de soleil de Greatest Hits, l’inédit « Surviving The Times » n’avait finalement rien de prophétique : Nas continue de sortir des disques, mais aucun d’entre eux ne passera vraiment l’épreuve du temps. Tout l’inverse de ses premiers essais, qui eux n’ont pas pris une ride. Parce qu’elles ont beau décliner, les légendes ne meurent vraiment jamais. Yannick Sker

« Il y est question du groupe, il y est question du disque, mais il manque l’essentiel : le feu. »

Anthokadi

La Moza Mozaïstes (2008)

Ce que l’auteur en disant à l’époque : « La pureté des intentions, le consensualisme des indignations – sus aux “toupies”, à Dassault ou aux 6 mai au Fouquet’s – et l’occidentale manie de se focaliser sur la moitié vide des verres d’eau sont heureusement contrebalancées par la sève de plumes exigentissimes à la précision intelligible et travaillée. »

Ce que l’auteur en dit aujourd’hui : Douze ans que je n’avais pas relu la chronique de Mozaïstes de La Moza. La distance n’a pas suffi pour éloigner le sentiment inconfortable qui m’avait étreint, déjà, au moment de clavioter la première phrase. Mettre le doigt dessus, c’est revenir sur une certaine époque et un certain lectorat de l’Abcdr. L’époque était celle où le rap en français s’interdisait encore à peu près de passer sous la ceinture. Le lectorat était du même cuir, nourri de chroniques longues, d’obsédés textuels et de formats lents – et je ne donnais pas ma part au chien à ce jeu-là.

La Moza était une de ces nombreuses rencontres par mail rendues faciles par la démocratisation de l’outil et l’ergonomie du site. C’était aussi un groupe vu quelques fois sur scène dans la région. Un bon feeling, des références en commun, l’envie de faire plaisir peut-être. Toujours est-il qu’au bout de quelques échanges me voici embringué à chroniquer leur dernier effort. Entendons-nous bien : ce n’est ni le disque, ni le groupe, ni la chronique que je récuse aujourd’hui. C’est plutôt ce vieux reste de politesse qui m’aura enclin à dire oui là où il aurait fallu dire non. J’aurais dû dire non car ce oui poli se ressent à la lecture. Il y est question du groupe, il y est question du disque, mais il manque l’essentiel : le feu. Celui qui brûle celui qui se mouille, celui qui éclaire celui qui n’y voyait goutte. Cette allumette qui craque dans la tête dès l’écoute de certains projets, rendant l’art de la chronique pareil à un toboggan aquatique où, quel que soit le ciel, au fond du cœur il fait soleil ; où la vitesse appelle la vitesse et les audaces qui vont avec ; et où tout se termine dans une grande éclaboussure et cette envie immédiate de remonter quatre à quatre tout en haut de l’escalier en colimaçon.  

Avec La Moza, ce ne fut pas le cas. Qu’il me soit permis ici de le regretter aujourd’hui, car ils méritaient mieux que ce jet-là. Si c’était à refaire comme dirait Kery, je dirais non cette fois. Et attendrais patiemment le retour de flamme, sa lueur familière et l’invincible puissance du feu.  Anthokadi

« C’est excitant de voir T.I. et Common apparaître sur le même tracklisting, mais une fois écoutés les morceaux, on passe à autre chose. »

Mehdi Maïzi

Ludacris Theater of The Mind (2008)

Ce que l’auteur en disait à l’époque : « A priori, le lien entre The Runners et DJ Premier est aussi infime que celui qui lie Common et les Playaz Circle. Seulement, le temps d’un album, Luda n’est plus un rappeur mais se transforme en producteur/réalisateur/acteur de cinéma et fait jouer tout ce beau monde dans une superproduction en quatorze actes. »

Ce que l’auteur en dit aujourd’hui : S’il y a bien un album que j’avais oublié, c’est Theater of The Mind, sixième solo de Ludacris dont il ne me restait pas grand chose douze ans plus tard. Quant à la chronique que je lui avais consacrée moins de deux mois après sa sortie, elle était totalement sortie de mon esprit. Pourquoi donc décider de reparler de ce papier plutôt qu’un autre ? Probablement parce qu’après réflexion, il en dit long sur quelques-unes de mes (nos ?) obsessions aujourd’hui lorsque nous essayons de commenter l’actualité rap.

Pour un disque oublié, je me suis rendu compte qu’il avait eu un certain impact dans ma vie. Déjà, je lui avais emprunté son titre pour nommer un blog tenu avec un ami et consacré au cinéma (je vous en prie, soyez indulgents). Le décorum du disque, de son titre donc jusqu’à la cover en passant par ses invités (Spike Lee, Ving Rhames et Chris Rock tout de même) lorgnait ostensiblement vers le septième art, ce qui n’était pas pour me déplaire. Je me souviens d’ailleurs que j’ai régulièrement abusé des comparaisons, parfois absurdes il est vrai, entre des albums de rap et des films, mauvaise manie que je n’ai pas réussi à quitter aujourd’hui. Forcément, cet album, présenté comme un blockbuster, avait tout pour me séduire. Mais il m’a séduit comme un Marvel qu’on trouve sympathique pendant deux heures avant de passer à autre chose une fois sorti de la salle. C’est très agréable de voir DJ Premier et The Runners sur le même album, c’est excitant de voir T.I et Common apparaître sur le même tracklisting mais, une fois écoutés les morceaux plutôt réussis au demeurant, on passe à autre chose.

Cela me donne envie de mentionner un article, qui lui m’a profondément marqué, découvert dans l’excellente revue Audimat qui en avait fait une traduction. Dans ce texte brillant, Drew Daniel explique à quel point il est vain de vouloir à tout prix classer des albums tant nos décisions seront compromises par une tonne d’éléments extérieurs. Parmi ceux-là, il mettait en exergue le fait que si l’on vous demandait de citer, disons, vos dix albums de rap français préférés, vous auriez probablement tendance à sélectionner dix classiques imparables, de peur d’oublier une pièce trop essentielle. Réflexe logique mais quid des autres albums, ceux qui sont imparfaits mais qu’on réécoute plus facilement parfois qu’une œuvre définitive, ces divertissements plus « légers » mais dont on n’arrive pas à se détacher ? J’aurais du mal à classer « sérieusement » Une nuit avec un bon gamin de Loveni parmi les meilleurs albums de ces cinq dernières années alors que c’est un de ceux que j’ai le plus écoutés. C’est d’ailleurs une des motivations d’un podcast comme Tier List, parler des albums « majeurs » bien sûr, mais aussi des « mineurs ».

Après avoir relu ma chronique, j’ai donc relu cet article de Daniel (le deuxième est bien mieux écrit que la première et il a parfois été douloureux de me repencher sur le style très scolaire de l’époque mais c’est une autre histoire) qui m’a donc amené à me replonger dans Theater of the Mind. Verdict : la nostalgie aidant, j’ai passé un moment de bien meilleure qualité qu’en 2009. Et, surtout, ça m’a permis de me rappeler que Ludacris avait réussi la prouesse (en 2008, ça en était encore une) de réunir Jay-Z et Nas sur un même morceau pour une déclaration d’amour au hip-hop. Un morceau que je ne suis plus prêt d’oublier. Comme quoi, il est parfois bienvenu de déconnecter devant une série B. Mehdi Maïzi

« Après tout, Prodigy jouait bien lui aussi avec ces symboles illuminatis, et personne n’y avait trouvé à redire. »

zo.

Mysa Enfermé dehors, jamais libre (2009)

Ce que son auteur en disait à l’époque : « Derrière de subtils glissements de champs lexicaux en guise de rimes, Mysa étale ses lubies, des Illuminatis à la place de Dieu, du groupe à l’individu, quitte à jouer au funambuliste avec sa rhétorique. Reste à l’auditeur de choisir de quel côté du fil se situe le gouffre. »

Ce que l’auteur en dit aujourd’hui : Il y a dix ans, je chroniquais Enfermé dehors, jamais libre de Mysa. Si évidemment j’aurais tout un tas de choses à dire sur le style de ma prose, je n’ai pas changé d’avis sur le disque. Mysa est un excellent rappeur. J’aime son flow, sa voix, sa culture hip-hop et le choix de ses beats, du magnifique arpège de guitare des « Sentiers perdus » au grondant tapis sonore de « Sous la pluie » en passant par le boom bap nerveux et scratché de « Pour les anciens ».

Mais ce que j’admire le plus dans cet album, c’est la faculté de Mysa à dépeindre le désœuvrement de sa région, et par extension le dépérissement de plusieurs pans de la société. Il a beaucoup été question de la ceinture de rouille des États-Unis ces dernières années, mais bien en avance, Mysa a rappelé que la France n’était pas beaucoup plus clinquante. Sur Enfermé dehors jamais libre, il suffit de l’entendre parler de sa région, « celle où Patricia Kaas chante le blues », pour comprendre à quel point il est un chroniqueur hors-pair des laissés-pour-compte, des existences qui dérivent et des territoires abandonnés comme une chaussette sale après avoir été essoré par le capitalisme et ses illusions. Mysa, c’est le type au sens de l’observation aiguisé qui, l’air de rien, a dessiné avec dix ans d’avance plusieurs portraits robots, celui de gilets jaunes autant que de jeunes convertis paumés partant vers les terres de Daesh.

Seulement, derrière le social, il y a chez Mysa un sens de la morale qui parfois m’échappe. Pire, ce sens de la morale s’est retrouvé drapé dans un complotisme bien trop confortable et fervent pour ne pas être suspect. Bien sûr, déjà en 2009, j’avais saisi que Mysa évoquait les illuminatis dans son disque et voyait jusque dans le rap lui-même des complots destinés à « réinitialiser » le cerveau de l’homme. Mais cela, je le prenais pour du folklore lié au genre musical, catégorie puriste. Et puis après tout, Prodigy jouait bien lui aussi avec ces symboles illuminatis, et personne n’y avait trouvé à redire.

Puis est venu le Mysa qui prend à partie de façon véhémente et surréaliste Abd al Malik. Je ne porte pas spécialement l’ancien de N.A.P dans mon cœur, mais à l’évidence, l’attaque était fallacieuse. Elle était faite de présomptions présentées comme des preuves dans de longues diatribes fourre-tout. J’avais l’impression d’assister à une guerre morale et spirituelle, de celles capables de faire des morts lorsqu’elles prennent trop de place.

Pire encore, il est arrivé qu’un clip du Messin atterrisse sur un site de la galaxie d’Alain Soral (permettez-moi de ne pas nommer sciemment le dit-site, ça m’écorcherait trop la figure, déjà qu’écrire le nom-propre susmentionné me rend désagréable). Là, mon sang se glace. Si Mysa n’a sûrement rien demandé au ghostwritter de l’incapable pamphlétaire Mathias Cardet, tous les signaux sont au rouge. Puis il y a enfin eu ces prises de parole en vidéo, décousues, bouillonnantes de colère. Leur impétuosité était comme l’exact contraire de la lucidité dont Mysa faisait preuve lorsqu’il s’attaquait à l’état social de son pays et des gens avec lesquels il vivait. Une face cachée se révélant au grand jour, envahissante. Alors je me suis éloigné de Mysa.

Heureuse coïncidence, il a fait de même en quittant le rap. Sans nous connaître, nous avons séparé nos chemins, ceux qui lient un artiste à un auditeur. Entre-temps, le monde a changé. La culture YouTube est devenue dominante, la désinformation a pris encore plus de place, et les avis à l’emporte-pièce aussi, que ce soit sur Twitter ou sur la chaîne d’information-continue de Vincent Bolloré. La ceinture de rouille états-unienne a porté Donald Trump au pouvoir sur fond de fake news et de complotisme. Quant à Mysa, il est finalement revenu. C’était fin 2018, avec une sacrée « Piqure de rap ». Extraordinaire dans la forme, prenant sur le fond, le son laissait néanmoins des démons ressurgir furtivement. L’homosexualité est accusée d’infiltrer la société, et la dévirilisation de l’homme est pointée comme un fait irréfutable. On me dira que là encore, c’est une lubie dans la plus pure tradition du folklore rap, estampillé homophobe depuis ses classiques des années 1990. Mais voilà, on n’est plus en 1998, ni même en 2009. Nous sommes en 2020. (Et franchement, la situation est tendue).

Quand il avait pris sa retraite, Mysa l’avait fait en annonçant avoir fait le sale boulot. Ironie du sort, c’est aujourd’hui que pour moi c’est devenu « un sale boulot » de parler de Mysa. Au point que j’ai écrit un jour : « Voir Mysa quitter le paysage du rap, c’était un mélange de tristesse et de soulagement. De tristesse car il est de ces MCs talentueux et exigeants, comme le rap français en a tant besoin. Mais c’était aussi un soulagement, tant ses interpellations à destination d’Abd al Malik, ses saillies réactionnaires et ses doutes sur le monde touchaient de plus en plus ouvertement au complotisme, teinté d’une morale parfois malveillante envers des cibles bien trop évidentes et fatiguées d’être prises comme telles. » Ne cherchez pas ce texte en ligne. Il a dix semaines et j’ai finalement décidé de ne pas le publier. Comme j’avais décidé en 2018 de ne pas publier sur le retour de Mysa ni de chercher à l’interviewer.

Pourtant, écrire sur le Mosellan aujourd’hui me renvoie à l’état du monde et à défaut d’être un sujet réjouissant, ça reste un sujet passionnant. Je suis d’ailleurs intimement persuadé que Mysa est quelqu’un d’érudit, observateur et avec qui il est passionnant de débattre. On ne peut tout de même pas avoir été validé à la fois par Fayçal, Demi Portion et DJ Blaiz et être un mauvais gars ! Mais dans le contexte d’aujourd’hui où plusieurs théories de « l’éveil des consciences » (soupir) s’affrontent, je dois me rendre à l’évidence : je ne me sens plus capable de parler de l’œuvre de ce rappeur. Pire, j’aurais l’impression de me trahir. C’est probablement ce qu’on appelle de l’autocensure d’un point de vue journalistique. Ici, elle est sciemment décidée et assumée. Quant au point de vue de l’artiste, tout ça ne peut sûrement porter qu’un seul nom : celui du boycott.

En écrivant ces lignes, je ne sais toujours pas dire si c’est de la lâcheté de ma part, ou au contraire, une prise de responsabilité essentielle, un devoir même. Nous sommes des passeurs de culture, et si nous devons être modestes, nous devons également faire attention à ce qu’on transmet et à comment on le décrypte. Tous et toutes, nous n’avons d’ailleurs pas toujours été irréprochables ces dernières années, galvanisés par cette fameuse victoire du « rap qui est enfin partout ».

Mais cela me renvoie également à la définition même que chacun se fait du métier de journaliste (dans mon cas, je préfère parler de « chroniqueur », voire « rédacteur »), aux petits et grands pouvoirs qui y sont rattachés mais aussi à la défiance à laquelle ce travail fait de plus en plus souvent face. Alors certes, pour l’artiste ce sera une bien maigre consolation (encore faudrait-il qu’il m’ait un jour accordé un quelconque crédit, et ça j’en doute), mais à défaut de parler de Mysa, l’écouter m’apporte encore systématiquement ce devoir capital : réfléchir aux barrières que je me mets lorsque se pose la question impérative : « sur qui et quoi vais-je écrire ? » Ces barrières sont guidées par des valeurs qui me sont essentielles. Certaines sont évidemment infranchissables, mais pourtant, je crois qu’il est important que d’autres ne soient pas totalement immobiles. Ça s’appelle la remise en question et l’écoute et, justement, c’est un peu comme ces premières écoutes tant à la mode : les plus belles sont silencieuses. J’espère qu’il en sera de même pour le discours de Mysa qui, un jour peut-être, me permettra d’en parler à nouveau avec justesse, plutôt que de le passer sous silence. — zo.

« En 2013, il était sans doute de bon ton de se moquer d’un Rohff encore ébranlé par l’échec de La Cuenta. Mais rien ne peut justifier ce choix. »

Rohff Sa fascination pour Scarface

Ce que son auteur en disait à l’époque : « Il faut avouer que pas grand chose ne fait le poids face à ses imitations de Tony Montana. Et comme il y en a à la pelle, on a simplement choisi de ressortir la dernière en date. Malheureusement, ça se passe lors d’une interview pour Buzzdefou (…bon), durant laquelle Rohff brille de cet accent hispano-mafioso-marlon-brando aiguisé à la tronçonneuse que l’on connaît bien. […] Il n’y a pas à dire, on préfère Rohff quand il parle musique. »

Ce que l’auteur en dit aujourd’hui : Il y aurait des tonnes de choses à revoir dans ce papier célébrant les trente ans du Scarface de De Palma : l’angle formel et le ton léger impliquent un certain manque de substance, on déplore le peu de variété dans le choix des morceaux, et ne pas citer « Un monde tout blanc » d’Alpha 5.20 relève du crime de lèse-majesté. Et puis, il y a cette interview de Rohff pour Buzzdefou qui vient fermer l’article.

En 2013, il était sans doute de bon ton de se moquer d’un Rohff encore ébranlé par l’échec de La Cuenta et acculé par son éternel rival, jusqu’au point de non-retour signifié par l’agression d’un employé d’une boutique Ünkut. Mais rien ne peut justifier ce choix, et j’ai toujours autant de peine à le comprendre. Sans doute étais-je à ce moment déçu ou attristé par les sorties médiatiques de cet artiste si important pour moi qui connaissais par cœur La Fierté des nôtres et surtout La Vie avant la mort, ma douce porte d’entrée dans le rap à l’aune de l’adolescence. Aujourd’hui, c’est ce choix qui m’attriste et me déçoit. Quel sens y a-t-il à mettre en avant ce moment de gêne dénué de toute considération musicale, plutôt que les dizaines de références drôles ou pertinentes qui existent dans la gigantesque discographie du rappeur ? On parle d’un homme fasciné par Scarface au point de prendre l’accent cubain dans ses interludes ou de prêter sa voix au jeu vidéo sorti en 2006 sur PS2. Il y avait bien d’autres choses à faire.

Alors évoquons plutôt « La Résurrection », le morceau réalisé pour la promotion dudit jeu. Sur de lourdes sirènes westcoast, Rohff met en perspective l’histoire de Montana avec celle de la jeunesse des quartiers, qui rêve d’ascension rapide tout en omettant l’inévitable chute une fois le sommet atteint (« L’alcool, les drogues, les armes, te laissent mort ou au placard »). Le clip à lui seul est le fantasme de toute une génération : alors que le Tony virtuel s’apprête à revivre la fin du film, Rohff fait irruption dans l’écran et le sauve (le jeu Scarface est une suite alternative du film, dans lequel Tony survit à l’assaut des hommes de Sosa). Mieux encore, il tente de le remettre dans le droit chemin, et le prend à partie pour lui exposer son influence néfaste dans ce qui ressemble au grand mea culpa d’un rap hexagonal acquis à la cause du personnage (« T’es un mauvais modèle Tony, on se détruit en voulant te ressembler »). Pour résumer : Rohff rend la vie à Tony le temps d’un clip en images de synthèse, le secourt de son existence misérable et invoque les deux issues de Kery James pour remettre un peu de plomb – au sens figuré – dans la cervelle du rap français. Voilà un point final qui aurait demandé un peu plus d’efforts, mais qui aurait aussi eu un peu plus de gueule. — David²

« Brava aura été, dans mon parcours personnel, le symbole d’un pont musical entre deux genres musicaux que j’aime profondément.  »

Brice

Brodinski Brava (2015)

Ce que son auteur en disait à l’époque : « Malgré les critiques, Louis Rogé prend des risques sur Brava, et s’aventure sur un terrain qui ne lui est pas vraiment familier. Celui de la production hip-hop revisitée à la sauce techno. »

Ce que l’auteur en dit aujourd’hui : Pendant longtemps, la musique électronique a eu autant de place que le rap dans ma vie. Enfant de la French Touch 2.0, j’ai même d’abord connu DJ Mehdi en tant que membre d’Ed Banger Records (j’assume) avant de me plonger dans l’architecture sonore colossale qu’il aura laissée au rap français. Au lycée, et dans mes premières années étudiantes, c’est ensuite sous le pavillon Bromance Records, le label de Brodinski et Manu Barron, que je suis passé. L’objectif de Bromance était à l’époque simple : créer des ponts entre les mondes de la techno et du rap. Rappel important : on était en 2011. Il n’y avait pas encore d’engouement grand public autour du rap en France, notre pays ne connaissait pas encore Kaaris, et La Fouine était encore un personnage important du rap français. À une époque où l’on ne jurait alors que par Justice et les Arctic Monkeys dans les programmations de festivals, la proposition était plutôt couillue. Et après quatre années de sorties et de soirées régulières, la vision du label s’est traduite sur un album entier : Brava de Brodinski.

Pour l’Abcdr du Son, j’avais alors pu passer un coup de fil à son auteur pour faire un article entier sur cet album un peu spécial. Spécial, parce qu’au lieu d’être un simple album de musique électronique, Brodinski avait décidé d’en faire un album de rap aux sonorités électroniques. Autre rappel important : Brodinski était à ce moment-là un des DJs technos les plus en vue à travers le monde, tous les clubs du monde entier se l’arrachaient alors… pour de la musique électronique. Sortir à ce moment un album entier avec des rappeurs américains dont les noms étaient ultra confidentiels pour le public techno – et même un peu pour le public rap – était un acte que l’on pourrait considérer comme kamikaze. Lors de notre interview, j’avais pourtant le sentiment de parler à un artiste apaisé, sûr de ce qu’il faisait, plus préoccupé par ce qu’il créait que par ce qu’il se disait. Cinq années plus tard, me voilà en train de réécouter cet album que j’avais adoré à sa sortie avant de le laisser de côté avec le temps. Il faut croire que j’ai eu tort. Brava aura été, dans mon parcours personnel, le symbole d’un pont musical entre deux genres musicaux que j’aime profondément. Et si à l’époque le disque a été incompris, parfois critiqué aussi, il a su me toucher au point de faire un portrait complet de son auteur ainsi qu’une chronique du disque sur l’Abcdr du Son. Si j’ai parfois eu la sensation d’avoir le cul entre deux chaises en passant d’Or Noir de Kaaris ou de Paris Sud Minute de 1995 à un maxi du label allemand Kompakt à l’époque, Brava, tout comme les sorties Bromance, m’auront conforté sur une chose : on peut faire des grands écarts en tant qu’auditeur de musique. C’est la raison pour laquelle j’avais à l’époque eu envie de pousser à mon niveau cet album.

La relecture cinq ans plus tard de cet article ne m’est étonnamment pas trop douloureuse, moi qui pourtant peux souvent finir par ne voir que des défauts d’écriture une fois un article sorti. Il y a juste une frustration : celle de ne pas avoir plus creusé les intentions de Brodinski sur cet album. Dans tous les cas, le fait d’avoir laissé une trace écrite de ce disque que j’aime toujours aujourd’hui, qui symbolise une vision de la musique à 180° dans laquelle je me reconnais, est un motif de satisfaction. Et c’est aussi un moyen pour moi de remettre le temps de ces quelques lignes un coup de projecteur sur Bromance : un label en avance sur son temps, qui aura permis à toute une génération – dont je fais partie – de comprendre que les barrières musicales sont un concept à définitivement ranger dans les tiroirs du XXe siècle. — Brice

 

« Pourquoi avoir cherché de la poésie dans la violence sexuelle ? »

B2

Jorrdee Bjr salope (2016)

Ce que son auteur en disait à l’époque : « Peut-être trop entier dans son home-studio, le jeune homme qui, passé un temps se faisait appeler GHB, ne prend nullement la peine de se camoufler derrière des artifices vendeurs. D’une mesure à l’autre, il passe du cœur au cul, comme d’un clic à un autre, on passe d’un like Instagram à un match Tinder. »

Ce que l’auteur en dit aujourd’hui : Tout ce que l’on peut objecter en 2020 à la chronique de Bjr salope pouvait l’être en 2016. Pourquoi avoir cherché de la poésie dans la violence sexuelle ? En réécoutant cet album à l’aune des accusations d’agressions et de harcèlement portées depuis contre son auteur, le malaise est prégnant. Si le silence avait continué de régner, si aucun témoignage n’était apparu, le malaise n’aurait pas moins dû se faire jour. Il y a trop de mots dégueulasses et de verbes insultants au fil de Bjr salope, dont le seul intitulé est révélateur. Que l’artiste soit un esprit détraqué et dangereux, c’est une chose ; nul ne m’a obligé à esthétiser ses pensées les plus malsaines. Avoir écrit que « fusaient de sa bouche propos amoureux et apologie d’une sexualité débridée« , c’était me mentir. Jorrdee vomissait des insanités, ne pensait qu’à lui et son épanouissement pervers. La chronique de son album est tapissée d’euphémismes, pardonne à demi-mot une attitude de prédateur qui n’est jamais nommée. « Il ne met pas tous les arguments de son côté pour être le gendre idéal » ; « Jorrdee tutoie “une pute de premier choix” avant de se laisser aller aux regrets quant à son attitude avec une de ces dames » ; « Jorrdee est parfois d’une vulgarité crasse, parfois d’un charme élégant ». Que de circonvolutions malvenues. Avoir rappelé au milieu de mon texte que le rappeur se faisait appeler GHB à une époque trahit mon aptitude à avoir fermé les yeux sur une question qui n’était pas sous-jacente… Elle était évidente, inévitable, impérative. Et pourtant elle ne se fait jamais jour dans ces quelques milliers de caractères qui ne font que jouer le jeu d’un prétendu artiste torturé, amant éperdu et goujat qui s’en veut un peu. Alors qu’il n’y avait qu’un sombre type, j’ai préféré parler d’une « jeune star dont l’aura éclate les yeux ». Dans les faits, non. Il n’était pas un garçon lumineux qui ferait bientôt les beaux jours du rap, la suite de sa carrière me donne tort. Quant à la médiocre poétique que j’ai tenté d’insuffler à cette chronique, le temps se charge de la vêtir des draps de la honte. — B2

« Vouloir à tout prix chercher une profondeur à Booba, c’est l’un des péchés originels des forums de rap. »

Manue

Booba Trône (2017)

Ce que l’auteure en disait à l’époque : « Trône parle de pesanteurs. Celle de l’histoire des vaincus et du règne des vainqueurs : le poids des chaînes et celui des médailles. C’est cette profondeur qui fait que l’album tire vers d’incessantes réécoutes. »

Ce que l’auteure en dit aujourd’hui : Il y a, dans les batailles masculines autour d’un album de Booba, quelque chose qui excède la consternation habituelle quand on est une femme qui aime un truc confisqué par les hommes. Les uns défendent leur Duc, leur Kopp, coûte que coûte, qu’importe le nombre d’histoires à réécrire, de mauvaises fois à étaler, de mères à insulter ; pour d’autres, il semblait que répéter dix fois par jour que c’était de la merde leur apporterait une félicité céleste qu’il m’était impossible de concevoir. Il faut dire, d’abord, que c’est toujours marrant, et ensuite, que Booba dégoûte, pour des raisons qui n’ont malheureusement rien à voir avec son usage je-m’en-foutiste de l’Auto-Tune. Alors j’essaie de me souvenir du moment où j’ai lancé l’album. L’intro martiale de « Centurion » me frappe, c’est un instru parfait pour l’arrogance guerrière du rappeur en question. « Friday » reste en tête, « Petite fille » est touchant, « Ça va aller » tue, « DKR » est son dernier grand tube hors featuring. Derrière son côté beauf – le parvenu doit toujours poindre sous la couronne –, il laisse percevoir une tristesse solitaire, née de son propre entêtement. Je me souviens avoir pensé à Richard II, en bonne espèce de cyborg de bachelière L (RIP). Une pièce de Shakespeare qui parle de la solitude du pouvoir, d’un roi cynique, en gros, en tout cas c’est le souvenir que j’en ai. Seul à Miami, à défendre une forteresse intangible avec des armes numériques. Je me souviens aussi que j’ai dû justifier cette analogie, là où personne n’a à épiloguer sur une référence tordue à un film de Fincher, un joueur de foot apprécié, une intrigue de jeu vidéo, bref, à tout autre avatar d’une sous-culture masculine – au sens de « tout ce qui plaît au lecteur-type de SoPress » – alors que ça n’a, non plus, absolument rien à voir avec Booba. Je répète qu’écrire sur la musique implique de faire avec ce qu’elle fait résonner en nous. C’est alors « ça » qui me marque dans l’album, pas son originalité, pas sa radicalité, pas une idée de surpassement : sa tristesse dissimulée, peut-être malgré lui. Ça, et le beau clip du titre éponyme quelques mois plus tard. Un autre rédacteur de l’Abcdr disait que Booba avait des « moments de grâce malgré lui », je suis toujours d’accord. Analyser de cette manière permettait de s’attacher au vrai derrière la guerre de position.

Mais vouloir à tout prix chercher une profondeur à Booba, c’est l’un des péchés originels des forums de rap. Une fascination, d’auditeurs à la recherche d’une dureté absente de leurs yeux bleus (pensent-ils), que beaucoup nient ou regrettent dans un élan d’autocritique, pour la morgue nihiliste, le modèle états-unien plaqué (avec talent) sur une réalité française – ce qui a fait préférer, au début des années 2000, les monosyllabes vénéneux de Booba aux combats intérieurs et aux mots longs d’Ali, comme rappelé dans ce podcast. Des ratpis refoulés sous couverture d’esthètes. Faut-il pour autant tordre le bâton dans l’autre sens ? Il y a certes ceux qui surintellectualisent pour se donner bonne conscience, plutôt qu’admettre qu’ils écoutent – et pire, qu’ils aiment – des artistes bêtes et méchants. Mais chez les partisans de la critique rabaissante, il y a le même souci de distinction. Qu’on donne dans la branlette ou le mépris, ce n’est pas de l’œuvre dont on parle, mais de nous. En relisant la chronique de Trône, fidèle à ma méthode qui analyse plus qu’elle juge – la vraie critique musicale doit tenir les deux – je constate qu’en voulant échapper à la guerre des postures, je n’ai pas évalué un disque. J’ai donné un sens à une trajectoire d’artiste – qui n’en demandait pas forcément. Restent, je crois, quelques bribes de vérité sur ce que dit une œuvre – y compris : rien – plus que sur ce qu’elle vaut. Et une leçon utile : la pertinence n’advient qu’en se tenant près de la musique et loin de ceux qui en parlent. Manue

« Il y a les absents regrettés, mais pas forcément les oubliés. Expression Direkt rentre par la grande porte dans cette catégorie. »

Nicobbl

Expression Direkt Une absence inexplicable

Ce qu’en disait son auteur à l’époque : rien, précisément.

Ce qu’en dit l’auteur aujourd’hui : Profitons de cet exercice bordé pour en redéfinir les contours. Et rendons hommage à toutes ces notes empilées qui n’ont jamais dépassé le stade du brouillon. Notre « book of rhymes ». Celles qui ont attendu en vain un album jamais venu.

Il y a ceux qui partent. Et ceux qui ne partent pas. Il y aussi ceux dont on a parlé. Et les autres. Les absents regrettés, mais pas forcément les oubliés. Expression Direkt rentre par la grande porte dans cette catégorie. Leurs petites et grandes histoires méritaient et méritent toujours d’avoir voix au chapitre. Malgré tous nos rendez-vous manqués, et le peu d’écho donné à l’époque à un type de rap très « rekdi ». C’est évidemment plus facile de se le dire maintenant et d’avoir ces regrets.

Avec un triptyque du calibre de « Mon esprit part en couilles », « Dealer pour survivre » et « La Roue tourne », le quatuor de Mantes-la-Jolie avaient pourtant glissé des balles dans le barillet. Explosant au passage tous les cadres, sans jamais vraiment recoller les morceaux. Porté par un univers visuel singulier, symbolisé par le fameux « trois-quarts Costela caillera« , une réputation pas franchement usurpée pour la mise à l’amende, mais aussi un sens de l’humour décomplexé, Express D a creusé son propre sillon. Et pratiqué l’art du contre-pied jusqu’au bout. Il y aura bien eu des essais, avec de vrais moments de bravoure (« La Fin du monde » ou « Guet-Apens », mené par Le T.I.N. et Weedy), mais ils n’ont jamais atteint le panthéon espéré.

Cet album fantasmé aurait été une fusion à la fois subtile, brute et parfois brutale, de cette alchimie unique. Avec une quantité infinie de couplets et refrains de Weedy puisqu’il trône injustement sur le podium des plus sous-estimés. Mais si la belle histoire de l’album de la consécration collective s’est enrayée, l’équipée phare de Ghetto Youth Progress a marqué la fin des années quatre-vingt-dix par ses coups d’éclat. Des coups d’éclat qui n’ont pas pris une ride. Même vingt ans plus tard. — Nicobbl

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2 commentaires

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  • Johnny,

    Bonjour, j’apprécie l’initiative. Je voulais juste vous faire remarquer qu’il manque une majuscule à « côte Est » dans la partie « the future is now ».

  • AlienSKP,

    Qui veut la tête d’Expression Direkt?
    Retournes pas ta veste, c’est du rekdi tu peux plus test