Proof (Din Records)
Interview

Proof (Din Records)

Le Havre et Marseille, Dragon Ball et Hans Zimmer : Proof raconte l’histoire musicale du label Din Records et de sa propre discographie, de Ness & Cité à Disiz en passant par Médine et Bouchées Doubles.

28 juin 2012. Dans quelques heures, Médine va se produire sur la scène du Hangar d’Ivry-sur-Seine dans le cadre du festival Paris Hip-Hop. Pendant ses balances, accompagné de Nakk et Dixon sur le son du remix d' »Invincible », un gaillard sec, crâne rasé et barbe impeccablement taillée, règle chaque détail, des retours aux niveaux des micros. Proof descendra de sa cabine quelques minutes plus tard. Les premiers mots échangés laissent apparaître un accent et un bagout chaleureux, plus proches du prolo haut-normand de la Z.I. du Havre que du timbre âpre auquel il nous avait habitué sur les albums de Ness & Cité.

Interviewer Proof, c’est revenir sur la construction musicale de Din Records. Des interviews ont permis de saisir l’évolution de Médine, son artiste phare. Des articles et documentaires ont décrit comment le label s’est construit dans l’indépendance. Mais rarement son principal architecte sonore a raconté le label à travers le prisme de la création des morceaux et albums sortis par le label.

Lorsque, pendant l’entretien, Proof évoquera à plusieurs reprises la mer comme élément indissociable de son histoire familiale et de l’identité du Havre, on se dit qu’il y a effectivement quelque chose d’océanique dans les productions de Proof : profondes, parfois houleuses et orageuses, parfois d’une sérénité sans embrun, mais toujours marquées par des sonorités fermes et envoutantes. Dans « Biopic », Médine clame qu’il trouve que « le rap a quelque chose de romantique » ; les productions de Proof aussi.

Abcdr du Son : Grandir au Havre, c’était comment ?

Proof : C’était enrichissant. J’ai grandi dans un quartier qui s’appelle le Mont Gaillard, où il y avait un mélange de cultures, où le bien fréquente le moins bien. Surtout, on était loin de Paris, il y avait encore ce côté campagne, toujours un peu à la bourre, ce qui fait qu’on a grandi à l’abri de certaines choses. On a grandi ensemble, avec notre esprit de conquête que tu as quand tu viens de province. On n’avait pas de concurrence, pas comme à Paris où la scène est saturée. Ce qui fait qu’on y a cru beaucoup plus.

On a grandi à côté de la mer, on n’avait pas ce stress parisien. Mon père est ancien marin, ma mère est bretonne, donc on a un rapport avec la mer, avec le port, avec l’industrie, comme le Havre a une grosse zone industrielle… C’est tout un mélange. C’est vraiment une ville où on s’est construit, où on s’est dit « on peut y croire« .

A : Quels sont tes premiers souvenirs liés à la musique ?

P : Chez moi, mon père écoutait beaucoup de musique, il écoutait de tout. Mon grand frère aussi : il écoutait aussi bien du Dire Straits que les premiers trucs de rap. Y compris de rap français : Rico, Moda et Dan… Il ramenait beaucoup de cassettes à la maison. Donc ma culture s’est construite d’un côté avec mon père : il jouait un peu de l’orgue, il faisait des accords à trois doigts sur un vieil orgue que ma tante lui avait donné. Et d’un autre côté, avec la musique que mon frère écoutait, un peu éclectique. Il y avait pas mal de vinyles à la maison, des vieux 45 tours, et quand mes parents étaient au travail, j’allais sur les vinyles et puis… [il imite des sons de scratchs]. Je défonçais les diamants [sourire]. Quand mon père rentrait le soir, il hurlait : « qui défonce les diamants ?!« . Je me suis fait chopper une fois, deux fois, trois fois… Après ça j’ai arrêté de scratcher sur le truc !

A : Quand tu commences à t’intéresser à la musique, il y avait une scène hip-hop au Havre ?

P : Il n’y avait pas réellement une scène, mais le premier mec qui s’est vraiment mis à faire du son, c’est Alassane [Salsa, gérant du label DIN Records et binôme de Proof dans Ness & Cité, ndlr]. Salsa n’a qu’un an de plus que son frère Samba et que moi, mais il avait déjà une certaine maturité, du fait que ce soit l’aîné de sa famille. Nous, on était un peu plus fou-fous, un peu plus dingues, plus à monter des cabanes, à jouer au foot. Au moment où on est rentré en 6ème par exemple, lui était en 6ème A, celle qui était bilingue. Nous on était en 6ème F [rires]. Alassane, on le regardait comme un grand frère. Ensuite, ça a été un des premiers à faire du rap avec d’autres groupes, mais qui n’étaient pas forcément nos références. Au même moment, on s’est pris la vague rap, les gars qui écoutaient Kriss Kross dans les postes, les futals à l’envers… D’ailleurs, pour l’anecdote, Médine et Brav’ étaient en primaire à cette époque, ils avaient foutu leurs frocs à l’envers et s’étaient faits renvoyer [sourire].

Et puis à un moment, je me suis un petit peu enfermé sur la musique. Je n’écoutais plus que du rap, je rejetais tout ce qui était dance, pop, tout ça. J’écoutais du son sombre : Onyx, Mobb Deep, Group Home. On voulait cultiver ce côté rebelle. Avec les années, je réécoute de tout : Sade, Sia, Adele, Amy Winehouse, Björk… La musique, ça t’évoque beaucoup de souvenirs. Nos plus grands souvenirs sont liés à une note de musique. C’est comme un parfum : une musique va te rappeler un souvenir d’enfance. C’est ce côté-là qui m’a attiré, qui m’a poussé à en faire.

A : Tu viens d’évoquer Brav’, Médine, Samba : vous vous connaissiez déjà tous dès l’enfance ?

P : Pour re-situer, Brav’, c’est mon frère ; Samba, celui de Salsa ; Tiers Monde, c’est comme un cousin de Salsa et Samba, ils sont de familles très proches. Moi, je me suis mis à faire du football vers sept ou huit ans, et c’est comme ça que j’ai rencontré Samba quand j’en avais neuf. On jouait ensemble dans la même équipe de foot, puis on s’est retrouvé ensemble dans la même classe. Médine était quasiment mon voisin, il habitait à deux pas de chez moi. Et lui et Ibra se connaissent depuis la maternelle. Ce qui fait que l’on a grandi ensemble, nos parents se connaissent tous. Il y a donc toujours eu quelque chose de familial. Pendant longtemps, les gens ont pensé que Din Records était sectaire, mais pas du tout : c’est surtout qu’on est une famille.

A : Ce n’est pas la musique qui vous a lié.

P : Exactement, c’était autre chose. Surtout qu’arrivés au collège, on était tous ensemble, dans le même établissement. On était tous très branchés sport en étant jeunes. Ça a commencé par le foot, comme je te disais, je jouais avec Samba, qui était gardien. On faisait souvent des tournois inter-quartiers. Et puis après on s’est mis au basket, en pleine période Jordan, cette époque un peu folle. J’y jouais jour et nuit, j’avais même accroché un panneau à un lampadaire [sourire]. Et un jour où je jouais, justement, un pote est venu me voir en me demandant : « Tu sais jouer au synthé ? Viens, on fait du rap !« , « Ok !« . Et c’était parti, très spontanément. Et toujours avec les mêmes personnes : Médine, Ibra, Samba, Salsa, et un autre frère à eux qui s’appellent Moodee.

Comme il avait toujours de l’avance sur nous, Salsa avait déjà ses contacts, il travaillait avec des musiciens, il connaissait pas mal de choses. Les autres, on faisait n’importe quoi, on était juste des rebelles. Les mecs de la MJC dans laquelle on allait répéter nous disait tout le temps « Ça marchera jamais, ça… ». Pour eux, ce n’était qu’un effet de mode, quelque chose qui allait mourir.

A : Dès le départ, tu es donc derrière un micro et des machines.

P : Oui, j’ai toujours rappé en bidouillant. J’avais installé un studio chez moi, à l’époque où on répétait pas mal. Avec Médine, mon frère et les autres, on avait acheté une petite boite à rythmes, parce qu’on s’était dit qu’il fallait qu’on fasse nos propres sons. Jusqu’au jour où j’ai produit un son pour Salsa, ce qui m’a permis de découvrir son entourage, de rencontrer en studio les musiciens avec qui il travaillait, j’ai vu du matos de dingue, des multi-pistes à cassettes, j’étais impressionné ! J’ai acheté un multi-piste, puis une table de mixage, et ainsi de suite, jusqu’à construire un vrai studio dans ma chambre, qui devait faire deux mètres sur deux. C’était tellement petit que la table de mixage était placé au-dessus mon lit. Si je faisais un cauchemar, je me la tapais [sourire].

Comme on avait une vraie lacune en terme de sons, j’ai tout de suite commencé à toucher à la technique en même temps que je rappais, sans me dire que j’allais être ingénieur, ou beatmaker. Il fallait que quelqu’un s’y colle, et comme j’étais peut-être plus passionné ou intéressé par cet aspect technique, ça a été moi. Depuis gamin, j’ai toujours été curieux, à démonter du matériel, à mélanger des produits chimiques, des trucs un peu bizarres [sourire].

Le truc, c’est qu’on ne connaissait vraiment pas grand chose. Par exemple, je ne savais pas ce qu’était un sampleur. D’ailleurs, au tout début, je croyais que ça se disait « son-pleure », le son qui pleure, à cause des boucles mélancoliques qu’on entendait à l’époque. Des vrais mecs qui viennent de la campagne et qui ne connaissent que dalle [rire] ! Et donc j’ai acheté mon premier sampleur, c’était un Gemini où on pouvait faire quatre boucles. Le premier truc que j’ai fait dessus, j’avais samplé une boucle de batterie de Cypress Hill sur lequel j’avais posé une boucle et où j’essayais de jouer une basse. Si un mec d’un studio m’avait vu en train de faire ça, il se serait dit « les mecs sont déterminés » [rire]. Donc au fur et à mesure, on a commencé à acheter du matériel. On est également devenu intermittents par le biais d’un spectacle que produisait la scène de théâtre du Havre, où ils voulaient intégrer du hip-hop. Il y avait notamment Bams qui y participait. Avec leurs subventions, ils devaient prendre des artistes locaux : ça a été nous et un autre groupe. Avec cet argent, on a pu se payer des séances dans un studio pro où on a enregistré notre premier maxi avec Salsa. A ce moment, on s’est dit qu’on devait acheter du matériel pour se faire notre propre studio. On est retourné à la MJC où on faisait nos premières répétitions, ils nous ont laissé une vieille régie technique, on s’y est installé et acheté du matériel. Je me souviens que j’avais acheté des enceintes de voiture que j’avais installé sur un squelette de vraies enceintes [rire]. Et puis on a investi un peu plus : une MPC, une grosse console, et ainsi de suite. De là on a commencé à se structurer et à faire des projets de vie. Je me souviendrai toujours, quand j’étais au lycée, ma prof de communication me disait : « mais ça, c’est pas une vie ! ». J’ai une revanche à prendre avec elle : « Ça va ? Moi oui, je fais le tour du monde » [sourire]. On a essayé de tuer nos rêves, mais on a continué de rêver.

A : Et tes parents, comment ils ont pris ça ?

P : C’était un peu la guerre. En fait mes parents se sont séparés à l’époque où je commençais un peu à être rebelle. Je commençais à faire ce que je voulais, je n’allais plus à l’école, ma mère me frappait à coups de balai pour que je sorte du lit. Je m’en foutais, ça ne me faisait rien, du coup pour se venger elle me cassait mes CDs. « Tu veux pas aller à l’école ? » – CRAC ! Mais c’était pas un CD de LL Cool J qui allait me faire lever [rire].

Ils ont pris peur au départ, parce que c’est pas un métier. Mais à la sortie du premier projet, ils avaient une certaine fierté. Au fur et à mesure des sorties, ils ont pris ça au sérieux. A l’époque, c’était tellement tendu, je disais à mon frère Brav’ « ne dit pas ce que tu fais, laisse moi prendre » [sourire]. Mais aujourd’hui, c’est complètement détendu.

A : Ta première prod ?

P : C’était un morceau qui s’appelait « Quoi de neuf ? », de Ness & Cité. C’était sorti sur une cassette. Un jazzman qui connaissait bien Salsa lui avait dit « pourquoi vous ne demandez pas une subvention pour sortir une cassette ? ». On avait fait une première partie d’Expression Direkt, et avec cet argent, on a produit cette cassette. C’est absolument introuvable, tu le retrouves dans les affaires chez ma mère [sourire].

Ness & Cité feat. Daddy Lord C – « Mais qu’est ce que tu veux petit ? » - Mais qu’est ce que tu veux petit ? (12″), 1999

P : On avait fait un premier maxi en 1998, avec Bams, que l’on connaissait du spectacle dont je te parlais tout à l’heure. Ça c’était fait par affinités. On était très déterminés à l’époque, on commençait à faire beaucoup de concerts un peu partout et de la radio à Paris. On était même allé jusqu’à Marseille pour coller les affiches de ce premier maxi. On prenait la voiture, on faisait une tournée en France et on rentrait. On allait si souvent à Marseille que certains ont cru à un moment que Bouchées Doubles étaient marseillais ! [sourire]

Daddy, c’était un mec qu’on écoutait beaucoup à l’époque, c’était un kif de l’inviter. On a réussi à avoir son numéro. Ça s’est fait très naturellement, mais jusqu’au dernier moment, je n’y croyais pas [sourire]. Je me souviens qu’on a enregistré ce morceau le jour de l’éclipse totale [11 août 1999, ndlr], c’est le genre de date qui marque !

A : Tu te souviens de ton équipement pour les premières sorties de Ness & Cité ?

P : A cette époque là on travaillait encore sur Cubase et Atari. On avait un sampleur S3000, qu’on a encore aujourd’hui, et un Planet Phatt qu’on avait acheté à Star Music, le premier expander dédié au son hip-hop. Je me souviens qu’on l’avait acheté à Paris : Salsa avait eu un prêt étudiant pour entrer à l’université, et moi j’avais vendu plein de mes CDs et vêtements. On est parti à Paris faire des emplettes, et on l’a acheté 20.000 francs, c’était déjà une belle petite somme pour l’époque.

Bouchées Doubles – « Sol Pleureur » - Quand ruines & rimes s’rallient, 2003

P : Premier projet mixé chez nous, enregistré chez nous. C’est à partir de ce moment là qu’on a arrêté d’enregistrer dans les studios pros pour faire tout nous-mêmes. On savait qu’on allait gagner de l’argent. C’était comme faire le pari d’acheter un appartement plutôt que de le louer. A cette époque là, on essaie de sortir pas mal de projets. Je vivais encore chez mes parents. Tiers Monde venait tout le temps répéter dans la chambre de Brav’. Ils prenaient des prods, on faisait des sons au feeling. On s’est retrouvé à avoir presque un projet complet. Au même moment, on faisait des ateliers de M.A.O. et d’écriture : ça m’a donné une façon de travailler… un peu chinoise. J’avais deux heures d’ateliers, où il fallait que je fasse quatre prods. C’était un rythme dingue, je me fixais une demie-heure par mec avec qui je travaillais. Ce qui fait que je faisais plein de prods. Quand je me retrouvais à en faire en dehors de ces ateliers, ça devenait presque de l’amusement, je passais plus de temps sur chaque grosse caisse ou caisse claire.

Du coup, avec Bouchées Doubles et les autres, on ne se prenait pas la tête, on faisait tout spontanément. C’était totalement différent de l’époque d’Arabian Panther par exemple, où on avait quelques pressions, on ne voulait pas déplaire et que les gens ne soient pas satisfaits du projet. On avait une grande part de doutes. Alors qu’avant, pas du tout. On faisait notre musique sans pression.

A : Sans pression, mais tu soignes davantage ton son.

P : Je commence à beaucoup plus triturer mon matériel, c’est vrai. Je commençais un peu la compo. Sur « Sol Pleureur », il y avait de la composition complète par exemple, je commençais beaucoup plus à maîtriser mes machines de guerre.

Ness & Cité – « Havre de guerre » - Havre de guerre, 2003

P : Havre de guerre était la suite de Ghetto Moudjahidin, le premier album de Ness & Cité. On a pris pas mal de temps pour faire ce projet, car on a enchaîné les concerts. En 2000, on avait gagné le Printemps de Bourges, et suite à ça on a fait beaucoup de concerts, à Brest, à Cherbourg, Mulhouse… Ça nous a pris plusieurs mois pour faire cet album. On était tellement fatigués qu’avec Salsa, on dormait en studio, sur un matelas sans couverture. Ma meuf de l’époque avait débarqué une fois, elle pensait qu’on travaillait. Elle a regardé par la fenêtre du studio – toujours la régie technique – et elle nous a vu en train de dormir, façon dessin animé [il imite Goku de Dragon Ball lorsqu’il dort, ndlr] [rire].

On avait voulu faire un album où on se lâchait un peu plus. Je produisais et mixais en même temps, j’étais dans un délire total. A un moment, je n’arrivais même plus à entendre en stéréo, je n’arrivais plus à savoir ce que j’entendais à gauche et à droite. Salsa était tout le temps avec moi, il me disait « tu deviens fou ! ». On était tellement rincés que je n’avais plus de notions d’espace.

Pour la petite histoire, sur cet album j’utilisais des plug-ins sur Pro-Tools où on avait dix jours d’essai. Quand on a terminé l’album, arrivé au mixage, je me suis dit : « je vais formater mon disque dur, réinstaller tous les plugs, comme ça je pourrai les réutiliser ». Une fois le formatage fait, j’allume mon PC, et au démarrage, dans le Bios, je vois qu’il y a un autre disque dur, je me demande ce que c’est… Je le formate [il secoue sa tête de honte, ndlr]… mais c’était le disque avec tout l’album. Je suis devenu fou. Ce jour-là, j’avais pas la force. Un pote à mon grand frère, qui travaillait à Total en programmation informatique, a réussi à tout nous ressortir. Si tu parles à Salsa du jour où Proof a effacé le disque dur de Havre de guerre… c’était vraiment un havre de guerre [rire]. Depuis ce jour, on sait que sur chaque album on va avoir une galère. Donc on s’y habitue : disque dur qui lâche, Mac qui lâche… Pendant Table d’écoute, il y a eu un orage et mes disques durs ont sauté à cause de la foudre, ainsi que mon synthé. On a dû envoyé les disques durs à Paris, ça nous a coûté je ne sais plus combien…

A : Sur cet album on sent que tu maîtrises mieux tes ambiances. Je pense notamment au morceau « Le meilleur de nous-mêmes ».

P : J’ai eu l’impression sur cet album de m’exprimer à 100%. Parce que Salsa me faisait totalement confiance sur la musique. Je l’avais presque pensé avant de le produire. « Le meilleur de nous-même », c’était pour moi le morceau qui nous rassemblait tous, ça ressemblait à tout le monde, Médine, Koto… C’était ce que je voulais donner. Ness & Cité avait un son plus sombre d’habitude, alors que « Le meilleur de nous-mêmes » était très musical, un peu plus acoustique, plus proche des morceaux de Talib Kweli.

A : Il y a une autre influence assez nette sur cet album, c’est celle du son de Shady Records.

P : Exactement. Je suis toujours impressionné par les ricains, aussi bien dans les prods que le mix. Je voulais atteindre cette largueur, ce punch. J’essayais d’atteindre mon niveau de prod en composant et en mixant : quand une prod avait des faiblesses, je rectifiais avec le mix. Aujourd’hui c’est différent : quand je produis, je sais quel mix je vais faire pour le morceau. C’est… tout un cercle vicieux cette connerie, ça te bute la vie [rire].

A : Cette influence du style de Shady Records s’était faite beaucoup ressentir sur le morceau « Wanted » de Samb, en 2005. Tu n’as jamais eu peur qu’on t’accuse de copie ?

P : On s’en foutait, c’était Samba, son délire. On ne se posait pas questions. On ne voulait pas reprendre la face B, mais faire à notre manière, de façon assumée. Il avait toujours des idées un peu folles, et quand il n’arrivait pas à les réaliser, il venait me chercher. Rien ne me faisait peur, et j’avais la technique suffisante. Et ce jour-là il m’a dit : « Moi, je veux un son comme celui-là », « ok, on y va ». A la base d’ailleurs, il avait posé sur la prod d’Obie Trice. Et on s’est tapés le délire.

Médine – « L’Ecole de la vie » - 11 Septembre, 2004

P : C’était un sample japonais. Je n’avais pas vu le dessin animé, mais à cette époque je découvrais toutes les possibilités d’Internet avec un débit un peu meilleur. Je tapais « O.S.T. » et je téléchargeais tout. Dès que je suis tombé sur cette boucle, je ne me suis pas posé de question, je l’ai prise tout de suite. C’est ma manière de produire, c’est instantané. Médine, par lui-même en écoutant l’instru, est tombé sur l’idée du thème.

A ce moment je n’essayais pas forcément de marquer une identité musicale pour chaque rappeur, mais là, je me suis dit : « il faut que je marque sa différence ». J’ai essayé de faire du sur-mesure, ce que je fais depuis, avec des ambiances qui leur collent. Si bien qu’aujourd’hui, je me refuse à leur faire écouter certaines prods pour éviter qu’ils tombent dans la facilité et rappent sur les mêmes sons [sourire].

A : Une prod assez marquante sur cet album, c’est celle pour le morceau « 11 Septembre », qui est très minimale, mais vraiment hypnotique.

P : C’est le genre de prods qui tournent toutes seules. C’était presque une boucle qui changeait selon tes humeurs, ou selon le moment de la journée. A cette époque, je vivais dans mon premier appartement, et je laissais tourner mes prods pendant un moment pour laisser émerger les idées. Cette prod avait un truc, et j’ai dit à Médine : « c’est celle-là ». Il s’est passé la même chose pour « Jihad » [sur l’album du même nom, sorti en 2005, ndlr]. Médine a dû me dire : « on peut rapper sa vie dessus ». Ce genre d’instrus, c’est comme celui de « Demain, c’est loin », des trucs qui peuvent tourner tout le temps. Quand Médine joue sur scène « Lecture aléatoire » et qu’on balance l’instru de « Demain, c’est loin », elle me met le sourire, je me dis que j’aurais bien aimé le produire. Expliquer pourquoi, j’en serai incapable.

A : Pour le détail : pourquoi avoir placé « A Change Is Gonna Come » de Sam Cooke à la fin du morceau ?

P : Déjà parce qu’on voulait que le morceau fasse 11 minutes 09. Et puis parce que cette chanson nous a rappelé Malcolm X [dans le film de Spike Lee consacré à Malcolm X, la chanson de Cooke introduit la scène où le leader est assassiné, ndlr], toute cette période de l’histoire des Etats-Unis, le titre du morceau parle de lui-même. Et après un morceau qui mettait la pression comme « 11 Septembre », une petite fraîcheur était bienvenue. Souvent, avant de monter sur scène, je le balance aux gars. Soit celui-ci, soit « Georgia » de Ray Charles.

A : Médine était quelqu’un d’assez effacé avant ce projet solo, et pourtant il s’est tout de suite affirmé avec cet album. Comment tu l’as perçu ?

P : Médine a toujours été là, mais il était dans un esprit de groupe. Ce n’est pas quelqu’un qui voulait sortir un CD tout de suite, il savait que son tour viendrait. C’était aussi un des plus jeunes : sur le premier Ness & Cité, Par tous les moyens [premier EP du groupe sorti en 1998, ndlr], il avait 13 ans. Il suivait la hiérarchie, il avait confiance en nos choix. A un moment, il s’est mis en retrait, il a eu sa retraite spirituelle, il se posait certaines questions, tout en travaillant avec nous. Et un jour, il a eu envie de faire un album. Mais tout de suite on s’est dit qu’il fallait qu’on fasse quelque chose de différent avec lui, ne pas en faire un rappeur qui rentre dans le game avec un format habituel. On l’a poussé à écrire des histoires, ce genre de trucs-là.

Médine avait déjà ce rendement important, c’est quelqu’un de militaire. A peine on avait terminé l’album de La Boussole que Médine avait fini un nouvel album. Tous les quatre mois on avait un album avec lui, c’était impressionnant ! Quand on a terminé Arabian Panther, on a fait beaucoup de concerts, et suite à ça on l’a moins entendu. Parce que pendant plusieurs années il avait carburé, il fallait qu’il se recharge. On avait abusé, parce qu’à chaque idée qu’on lui suggérait, il rebondissait tout de suite.

La Boussole – « Le Savoir est une arme » - Le Savoir est une arme, 2004

P : C’était le noyau. C’était la famille qui rappait : Tiers Monde, Brav’, Salsa, Koto, Enarce… On était tout le temps ensemble. On a voulu faire un album qui plaisait à chaque membre du groupe, où chaque rappeur pouvait s’identifier.

Pour ce morceau, on voulait vraiment faire un mélange de chaque style : la fraîcheur de Bouchées Doubles, l’engagement de Médine… Il fallait qu’on fasse quelque chose de plus ouvert pour que les gens accèdent à notre message. On ne pouvait pas faire que des morceaux de onze minutes.

Sur un album comme ça, il y a ce côté performance, avec un vrai esprit de compétition. Ça allait très, très vite. Je me rappelle, j’avais des enceintes en bois, et les mecs écrivaient leurs textes dessus. Je crois que l’enceinte est encore là, avec les gravures de leurs stylos.

Sur cet album, j’aime beaucoup « Lumière noire » de Koto [le titre est en fait sur Rappel, album sorti en 2002, ndlr]. On avait fait le pari lui et moi que cette prod était pour lui, ce dont les autres doutaient. Je leur ai dit de me faire confiance, parce que c’était sa couleur. Encore aujourd’hui cette prod-là a une saveur particulière quand je l’écoute.

A : Comme sur d’autres albums communs de votre collectif, il y a vraiment deux producteurs, toi et Samb. Quel regard tu portes sur son travail ?

P : Samb a une façon de voir le son d’une manière que parfois je ne comprenais pas. Ce qui fait qu’on a été très complémentaire. Mais à chaque fois qu’il faisait un son, il me surprenait. Quand on écoutait des musiques de films, lui en sortait des boucles improbables. Je lui disais : « mais ça ne tourne pas ça ! ». Mais il arrivait quand même à le faire. Je me souviens d’un son qu’il avait fait, qui n’est jamais sorti, avec des bruits de scènes de ménage, des cris, des bruits de verre. Il avait même samplé un son de Luigi’s Mansion ! C’était deux façons de voir différentes.

Médine – « Du Panjshir à Harlem » - Jihad : le plus grand combat est contre soi-même, 2005

P : La masse de travail était dingue. Parce que le thème que Médine avait ramené, sa façon d’écrire, il fallait que je ramène un son qui colle exactement. A cette époque-là, il lisait pas mal de choses, et il trouvait que Massoud et Malcolm avaient des parcours similaires, assassinés par leur propre communauté, tu pouvais vraiment faire un parallèle. Médine a eu cette façon de voir, et je lui ai dit : « ça tue ». Mais ça posait un autre problème : il fallait que je fasse la prod qui corresponde à ce thème-là. Il fallait essayer plusieurs choses, et je crois que je l’ai faite du premier coup, cette prod. Ce qui marque le plus, ce sont les ambiances : quand tu penses au Panjshir, tu penses Afghanistan, Moyen-Orient, Asie. Il fallait des percussions. New York : il fallait un son très urbain.

Sur pas mal d’autres albums, tu peux voir dans certaines prods que j’essaie d’imaginer le morceau comme un film. Pour « Kounta Kinté » [sur l’album Arabian Panther, ndlr], il aurait fallu mettre une caméra en studio, on en rigolerait encore. J’étais presque habité, dans le personnage du morceau de Médine. Au moment où Kounta est sur le bateau, t’as une petite flûte qui vient : je m’imaginais un petit anglais en train de jouer de la flûte sur le pont, de manière innocente, alors que des choses graves se passent sur le bateau. C’était visuel, comme un film. Lorsqu’ils sont dans la cale du bateau, on entend des grincements de bois. Pour la petite histoire un peu marrante, ces bruits viennent d’une chaise en cuir d’Ikéa qui grinçaient [sourire]. Médine s’était penché, j’ai entendu le bruit, et je lui ai dit : « il faut qu’on l’enregistre ». On a fait plusieurs prises, puis on les a superposé, ralenties. Pareil dans « Petit Cheval » [sur l’album Jihad, ndlr], quand on entend un arc se bander : j’avais un cuir Redskins, dont j’ai tordu la manche. Des branches qui traînaient devant le studio, on les ramassait pour imiter le bruit d’un objet qui fouette l’air. Tu connais le sketch d’Élie Semoun, « Rodriguez! » ? On se disait la même chose avec Médine, « Bruiteurs, père et fils ! » [rires]

« Du Panjshir à Harlem », c’était un des premiers morceaux où j’ai eu ce challenge de créer vraiment des ambiances. Aujourd’hui encore j’en suis fier.

A : Le fait que tu te sois vu en compositeur de musique de films à ces moments-là n’est pas anodin, puisque que tu as pas mal samplé dans des bandes originales. Quels sont les compositeurs que tu affectionnes ?

P : Hans Zimmer, il me rend fou. Danny Elfman aussi. Ce que j’aime dans les musiques de film, c’est cette expression du visuel en son. Souvent les gens me disent : « c’est marrant comment tu t’exprimes par le son », et c’est ça que j’aime dans les musique de film. Quand je me suis un peu penché sur les compositeurs, j’ai trouvé ça incroyable qu’un mec comme Elfman te fasse les musiques de Sleepy Hollow ou Beetlejuice, et de l’autre côté celle des Simpsons ! Ils ont une façon de produire qui est libre, ils n’ont pas de texte. Il faut que la musique s’exprime d’elle-même. Parfois je dis aux rappeurs : « barrez-vous de mon son, laissez-le tourner » [rires]. Ça leur est même arrivé de me dire que je sous-mixais leurs voix pour qu’on entende mieux mon instru. « Franchement, t’es un enfoiré ! On n’entend pas ma voix ! », « Mais je vous comprend, moi ! » [rires].

Les compositeurs de bandes originales ont une façon de produire qui est libre. Il faut que la musique s’exprime d’elle-même. Parfois je dis aux rappeurs : « barrez-vous de mon son, laissez-le tourner ! »
A : Tu n’as jamais été tenté par un album instrumental ?

P : Non, jamais. Mais ça me dira peut-être un jour. Ce qui m’intéresserait c’est de faire des musiques de films, des choses un peu dingues. Ça m’arrive d’en faire souvent. Brav’ me surveille d’ailleurs, il est friand de mes pépites un peu folles.

Bouchées Doubles – « Fier » (avec Éric Legrand) - Apartheid, 2006

P : C’est toute notre histoire, à tous. On appréciait plus ce côté fier de personnages comme Mark Landers, Végéta, ces petits mecs qui faisaient tâches, rebelles. Et quand on était gamin, qui mieux que Végéta incarnait la fierté ? On s’est dit : « faisons-nous plaisir, invitons sa voix française ! ». Tiers Monde a fait quelques recherches et a trouvé son nom [Eric Legrand, acteur et doubleur français, ndlr]. Ce qui était drôle c’est qu’il avait oublié le timbre de la voix de Végéta, c’était Tiers Monde qui lui soufflait ! J’ai toute la session Pro-Tools, il m’a sorti une panoplie de voix [il l’imite, jouant avec les aiguës et les graves de la voix], on avait l’impression que le mec avait un truc analogique. Maintenant je reconnais sa voix dans pas mal de séries. C’était vraiment un kif. Ça représentait toute une époque pour Bouchées Doubles et Médine, celle où ils échangeaient les cartes Dragon Ball Z. Je pense que c’est à ce moment-là qu’on s’est dit que nos vies étaient bousillées, qu’on n’allait pas travaillé normalement [rires].

A : Il y a un morceau que tu retiens particulièrement de cet album ?

P : « Nuit blanche ». C’est une histoire personnelle qu’on a vécu mon frère et moi. En le mixant, j’étais mal à l’aise. Quand ils le jouent sur scène, idem. Je me suis dit : « ce con a réussi à faire ce qu’il voulait ». Par pudeur, je n’ai jamais réussi à faire ça, mais lui, par thérapie, il l’a fait.

A : Et en ce qui concerne la production ? J’ai trouvé que le son que tu développais pour Bouchées Doubles y était plus affirmé que sur Quand ruines & rimes s’rallient ou Matière grise.

P : J’essayais de trouver vraiment la bonne conception pour eux. J’ai dû leur amener une soixantaine de prods, mais ça a été très vite, parce qu’ils savaient ce qu’ils voulaient. En général avant la conception des albums, on se concerte. Salsa est un peu mon goûteur : « ça j’aime bien, ça non ». Il confirme souvent certains choix, même si on est parfois en désaccord. Mais généralement, il y a cette concertation entre Salsa, moi et Bouchées Doubles pour un album de Bouchées Doubles. Idem avec Médine pour ses albums.

A : Salsa, aujourd’hui, c’est votre directeur artistique, votre réalisateur ?

P : C’est ça, il donne son avis sur tous les morceaux. Parfois il n’aime pas certains titres, mais finalement il arrive à comprendre la vibe, l’ambiance de ce qui a été fait et finalement donne son accord. On a confiance en l’avis de chacun. Ça permet aussi d’avoir un peu de recul.

Médine – « Lecture aléatoire » - Table d’écoute, 2006

A : Médine rend hommage sur ce morceau aux artistes français qui l’ont influencé. Est-ce qu’il y a des producteurs français qui t’ont marqué de ton côté ?

P : [Il réfléchit] IAM, j’aimais beaucoup leur façon de travailler. Time Bomb, aussi : j’aimais beaucoup la façon de DJ Mars de travailler les sons. C’est eux qui m’ont donné envie de travailler les sons avec un vrai grain. Quand tu entends comment sonne l’album L’École du micro d’argent… Je me souviens du reportage qu’avait fait Canal+ sur la conception de l’album, on voyait Imhotep en train de faire des sons sur MPC 3000, SP-12… C’est pas tellement une influence, mais plutôt une façon de travailler et un son bien particulier. Après j’ai aussi beaucoup aimé ce qu’a fait La Cliqua, Gallegos, tout ça. Ce son très influencé Queensbridge. Le Havre est quand même une ville grise, à l’époque en tout cas. Aujourd’hui, ça devient un peu plus vivable, respirable. C’était vraiment une ville communiste : beaucoup pour la culture, mais pratiquement rien pour l’aspect de la ville, qui était sombre. Des quartiers avec des tours géantes, avec un temps anglais, ça donnait quelque chose de très mélancolique.

A : Ça se sent jusqu’à Arabian Panthers, il y a ce côté presque industriel dans le son des rythmiques.

P : T’es déjà venu au Havre ? Si tu prends la route, tu vas passer Tancarville, tu vas tourner la tête sur ta gauche et voir la zone industrielle du Havre qui doit faire une trentaine de kilomètres. Quand arrivent l’automne et l’hiver, que les bâtiments sont mouillés… Franchement, c’est l’Allemagne [rires]. Il ne faut pas être dépressif à ce moment-là de l’année.

A : Table d’écoute était parti pour ne pas être un album, mais en est quand même devenu un au final, c’est ça ?

P : Exactement. Médine était trop énervé à cette période [sourire], il allait trop vite. On s’est retrouvé avec beaucoup de morceaux, donc on s’est dit : « autant sortir un album ». Pour la petite histoire, la prod de « Lecture aléatoire », c’était à la base une prod pour Ness & Cité, que Salsa et moi avions kiffé. Médine était alors en pleine écriture, et on lui a dit de la prendre, parce que Salsa et moi étions en train d’arrêter de rapper. On avait un peu réservé cette prod au cas où, mais on ne voulait pas la laisser mourir.

A : Ça a été un crève-cœur pour toi et Salsa d’abandonner complètement votre rôle de rappeurs ?

P : Ça s’est fait presque naturellement pour Salsa. Il avait commencé un peu avant nous, et a vite pris ses responsabilités en terme de gestion. Ce côté grand frère dont je t’ai parlé avant, de nous pousser au cul, de nous faire respecter les deadlines. Arrivé un moment, quand tu t’occupes de certaines choses, de traiter avec des administrations, des mairies, des banques, la réflexion qu’il s’est faite est que ça ne faisait pas crédible d’aller les voir en tant que « rappeur ». Il s’est dit qu’il continuerait à rapper pour le plaisir, mais que ça resterait secondaire. Surtout que d’autres mecs le faisaient très bien pour nous, Bouchées Doubles, Médine et les autres. Il m’a un peu contaminé. J’aime trop le rap, encore aujourd’hui j’écris quelques phrases, des punchlines, des idées, des thèmes, que je refile aux autres. Dès fois ils me disent : « refais un morceau ! », mais c’est trop tard, Salsa m’a convaincu. Je me sens bien épanoui dans mon rôle de musicien. Et puis ça devenait compliqué à gérer d’être à la fois rappeur, producteur, mixeur. C’est un travail de fou.

Soprano – « Mélancolique anonyme » - Puisqu’il faut vivre, 2007

A : Tu disais plus tôt que vous aviez des connexions sur Marseille depuis un moment, mais tu n’as finalement produit pour des artistes marseillais que plus tard.

P : Pourquoi ça ne s’est pas fait avant, je ne sais pas. Mais Sopra, honnêtement, c’est un ami. Chaque fois qu’on allait à Marseille, c’était le passage obligatoire : on allait voir Matéo [manager de Soprano, ndlr], DJ Mej, c’était la famille. A un moment, on était tellement en relation que Matéo et Salsa discutaient beaucoup business, échangeaient des conseils. On avait même eu l’idée à l’époque de faire un album en commun Street Skillz / Din Records. Sopra est monté au Havre un week-end. On a écouté des prods pour cet album commun, et quand il est tombé sur celle-ci, il a dit : « je la garde pour moi ! ». Une fois rentré à Marseille, il m’a appelé : « envoie moi les pistes séparées ! ».

A : Tu as finalement assez peu produit en dehors de Din Records. Il y a eu Mino, Sefyu avec Médine, mais pas beaucoup plus. Tu n’as pas été sollicité ? Ou c’était parce qu’il n’y avait pas ce contact humain que tu évoques depuis le début de l’interview ?

P : C’est un peu tout à la fois. Je donnais la priorité à nos projets, on se concentrait sur notre développement, en autarcie. Comme je suis toujours au studio, en laboratoire, je suis rarement sur Paris, là où se créent beaucoup de contacts. La deuxième chose, c’est que parfois on m’envoie des messages sur Internet : « t’as pas des prods ? », mais ça n’est pas comme ça que je fonctionne. Je kiffe qu’il y ait un échange artistique. Quand Diam’s est venue me voir [pour le morceau « Si c’était le dernier », sur l’album S.O.S. de 2009, ndlr], elle m’a dit : « j’aime ce que tu fais, je veux ce genre de sons ». Ça, c’est une commande sur mesure, elle voulait que je m’exprime avec mon son, elle ne me voyait pas comme une boîte à musique mais un humain qui s’exprime avec ses machines et sa musique. J’aime cette implication, « qu’est-ce que tu en penses ? ». Que le producteur ne soit pas juste un accompagnement du rappeur. Mais je kifferais travailler avec d’autres artistes, ça permet aussi de respirer, de faire des choses différentes. A la fin, je les connais par cœur [ils pointent son doigt vers Brav’ et Tiers Monde, à quelques mètres de nous, ndlr], j’en ai marre de les voir. [sourire]

A : Avec qui tu aimerais bosser aujourd’hui ?

P : Youssoupha, j’aimerais bien. Kery James, ce serait le kif. Deux mecs que j’aimerais faire, c’est Booba et Rohff, pour ce qu’ils ont apporté, parce qu’il y a toujours le sens de la punchline. Si Booba me demande un jour une prod, je veux faire un son comme « Foetus ».

A : Il y a quelques années, il y avait une rumeur selon laquelle tu travaillais sur l’album solo de Lino.

P : Vrai. En fait j’avais fait des prods pour son album, il en avait retenu cinq qui n’ont finalement pas été gardées. J’ai été beaucoup déçu par ce truc-là. On s’était pourtant rencontrés, le feeling était passé. C’était une des mes premières expériences hors Din Records, et c’est de là que je me suis un peu enfermé sur le fait d’avoir un vrai échange, que le rappeur vienne te voir avec une vraie demande. Lino, c’est un artiste que j’apprécie beaucoup en terme d’écriture… c’est Lino, c’est le professeur !

Médine – « Arabospiritual » - Arabian Panther, 2008

P : Arabian Panther, c’est l’album où il n’y avait plus de limite à nos idées, car on avait le budget. Quand tu es indépendant, tu ne te dis pas « tiens, je vais ramener un orchestre symphonique ! ». Logiquement, tu ne rêves pas. Et le jour où tu signes en maison de disques, où les mecs ont des carnets d’adresse énormes, tu tentes : « j’ai envie de faire jouer des violons, faudrait que j’ai un bassiste ». Sur le prochain album de Médine, il y a des choristes, des joueurs de mandole chaâbi… En fait, c’est des albums qu’on souhaitait réaliser depuis longtemps, mais on n’avait jamais osé réaliser nos rêves. C’était le troisième ou quatrième album de Médine, mais en fait c’était le premier. C’était à quelque chose près l’album qu’on voulait réaliser depuis 11 Septembre. Lorsqu’on en discutait avec Because, ils nous disaient « l’album est sombre ». Oui, mais c’est celui là qu’on veut réaliser. C’est comme poser une première pierre solide.

A : Avoir Richard « Segal » Huredia au mix, ça faisait partie de ce besoin de voir plus grand ?

P : C’était comme avoir un panier sans fond ! Je voulais tirer l’expérience d’un ricain, le mec a mixé Dr. Dre, Eminem ! J’avais kiffé le mix de « Renegade ». J’ai regardé comment il travaillait, ça m’a permis d’apprendre pas mal de choses.

A : Tu es du genre à superviser quand même le mix de tes prods quand ce n’est pas toi qui le fait ?

P : En fait ça dépend le feeling que j’ai. Je suis un peu boudeur, si ça ne va pas dans mon sens, je le fais savoir. J’essaie de mâcher le travail du mec avec qui on va bosser : je viens déjà avec des références de mix. Quand je ramène une session, elle sonne déjà comme je veux dans le mix des instruments.

Sur Arabian Panther, on a appris pas mal de choses. J’ai clairement fait confiance à Segal, en me disant « il a fait Dr. Dre, pas besoin de surveiller ! ». Mais il faut toujours surveiller. Il y a des titres qu’on a dû faire plusieurs fois. Le mec ne comprenait pas un mot de ce que racontait Médine. Le petit frère de Médine lui a traduit les textes, pour qu’il s’imprègne du truc. Les morceaux qu’il n’a vraiment pas compris, c’est Fred Landu qui les a fait [Frédérick N’Landu, ingénieur du son français qui a travaillé avec Kery James, Youssoupha ou Selah Sue, ndlr]. « Kounta Kinté » par exemple : je ne sais pas ce qui s’est passé ce jour-là, point d’interrogation. Il était peut-être fatigué, la vie parisienne lui a fait tourner la tête [sourire].

Du coup, aujourd’hui, on fait souvent appel à Fred Landu. C’est quelqu’un avec qui je m’entends parfaitement humainement parlant, il sait bien dans quel esprit j’essaie d’aller. Quand j’ai quelque chose à lui dire sur une grosse claire, il comprend direct. On fait de la musique, c’est de la passion, on n’est pas à l’usine. Si tu n’aimes pas en sortant du studio, tu vas être déçu. Il faut qu’il y ait ce rapport humain même avec le mec qui mixe.

Disiz – « Odyssée » - Disiz The End, 2009

P : Tu vois, cette prod ? J’ai eu du mal à la reconnaître quand tu me l’as faite écouter, parce qu’elle date de tellement loin !

Brav’ [qui vient de nous rejoindre, ndlr] : Elle date de Ness & Cité, non ?

P : Ouais, du temps des premiers albums ! Pour Rappel, Disiz était venu, et je lui avais proposé quelques prods. Et j’avais dit à Salsa : « celle-là, il va la prendre », il me dit « non, elle est nulle ». Je lui ai soutenu qu’il allait la prendre. Je l’ai senti.

Longtemps après, on s’est revu, et il m’a dit : « Proof, je veux que tu me redonnes cette prod ». Je lui ai dit : « Je peux te retaper un truc », il m’a répondu : « Non, je veux celle-là ».

Il s’est passé la même chose avec Lalcko [pour le morceau « Strong », sur L’Eau lave mais l’argent rend propre, ndlr]. On le connait depuis des années, comme il est de Rouen. J’apprécie beaucoup la personne et ce qu’il raconte. Un jour, on discute au téléphone et il nous dit qu’il va passer au Havre. Je lui dis : « J’ai une prod pour toi, il faut que tu la prennes ». Dès qu’il l’a entendu, il nous a dit : « ça me correspond parfaitement ». Il m’a recontacté d’ailleurs pour qu’on travaille de nouveau ensemble.

J’ai une palette de sons assez grande, parce que je me tape parfois des délires. Sur Arabian Panther, j’ai du faire cent-cinquante prods, je fais ça tout le temps, dès que j’ai une idée. Aujourd’hui je produis un peu moins, parce que je sais un peu plus ce qu’ils veulent.

Médine – « Téléphone Arabe » - Table d’écoute 2, 2011

P : J’avais dit à Médine : « Pour ce morceau-là, c’est cette prod qu’il te faut ». Elle avait ce côté un peu GSM, super entraînante. Elle tournait en studio tout le temps, et j’ai réussi à le convaincre. Salsa n’était pas convaincu au départ, il la trouvait trop simpliste. Je ne comprenais pas pourquoi. Il fallait que je lui prouve qu’il avait tort. Je lui ai dit que j’allais arranger au fur et à mesure que les mecs enregistraient. Quand Mac Tyer arrive, il y a une grosse basse qui appuie la mélodie [il fredonne l’air, ndlr], le côté un peu criminel de Mac Tyer. Pareil pour La Fouine, son côté un peu fou [il imite la mélodie du synthé qui se hache, comme dans le morceau, ndlr]. C’est ce côté visuel.

Quand on a fait « Peplum » sur Arabian Panther, Médine et Salsa n’étaient pas du tout d’accord avec moi sur le choix de la prod. Je leur ai dit : « Je pose mon veto, laissez moi faire », j’y ai mis tout mon cœur. Comme pour « Biopic », mais Médine m’a suivi, donc je n’ai pas eu besoin de poser mon veto [sourire].

A : Ce Table d’écoute 2, ce n’est pas que Médine…

P : C’est un « Médine présente », pour mettre en lumière les mecs qui étaient sur la tournée avec lui, qui sont toujours derrière. Le morceau « Jusqu’ici tout va bien », c’est un morceau de Brav’ à la base. Mais les artistes sont toujours là, au niveau des idées, des thèmes, un échange.

B : On est peut-être conscients de notre caste [sourire]. On sait très bien qu’en faisant interpréter « Jusqu’ici tout va bien » à Médine, ça va apporter de son aura. Ça donne une autre image de Médine en même temps.

P : C’était un peu l’idée de cet album. Mettre en avant ces mecs qui se connaissent depuis la maternelle et qui ont toujours été là avec Médine jusqu’aux concerts.

A : J’ai beaucoup aimé un morceau comme « L.H. », en hommage au Havre, que vous n’aviez jamais avant.

P : C’était vraiment le côté un peu marrant, « on choppe le cancer en même temps que notre salaire », ces problèmes de prolétaires avec la mer à côté.

Je pense que la couleur Proof, elle est liée à l’histoire de Médine aussi. Proof fait de tout ; c’est Médine qui fait du Médine. [Brav’]
B : Il faut venir pour comprendre. Tu as ce côté ouvrier, ville reconstruite après la guerre. Mais même si ce n’est pas beau, tu y vis, tu y trouves de la joie de vivre.

P : La mer apporte tellement quelque chose. Quand il fait beau, tu te crois dans une super ville, avec la croisette, la plage… L.H., L.A. [rire]. C’était ce clin d’œil, on est de la north west coast [sourire].

Tiers Monde – « Black to the future » - Black to the Future, 2012

A : Dans un registre différent, sur la digitape de Tiers Monde, tu essaies de nouvelles choses. Au point que c’est difficile de reconnaître ta touche.

P : Mes aspirations premières vont être des ambiances lourdes, des choses mélancoliques, parce que j’aime bien être triste dès fois… entendre la pluie qui tombe, j’sais pas, j’aime bien. Mais j’ai aussi envie d’explorer d’autres choses, pour dire : « ça, je sais le faire ». C’est mon challenge, essayer de répondre à leurs besoins. Celle-là, j’ai essayé, Tiers Monde a accroché.

B : Je pense que la couleur Proof, elle est liée à l’histoire de Médine aussi. Si Médine était un artiste avec des influences souvent renouvelées, ce serait différent. Artistiquement, sa ligne directrice n’a pas tellement changé. Proof fait de tout ; c’est Médine qui fait du Médine. Pour Tiers Monde ou moi, cela sonne différent.

P : J’essaie de me coller à eux. S’il aime bien un steak-frites, je vais lui en servir pour qu’il se sente à la maison [rires]. Lui [il désigne son frère, ndlr], il aime les légumes… Non en fait plutôt les pizzas calzones [rires]. Ça permet d’évoluer musicalement. La musique, c’est tellement vaste, il y a tellement d’émotions… J’ai parfois envie d’être tout à la fois, et j’essaie de trouver chaque fois la bonne personne.

A : Je crois savoir que vous travaillez aussi sur un projet de Brav’, dont « Brav’heart » est le premier extrait.

P : En fait, on est trois frères. Le plus petit fait des prods sous le nom de Général, il vit avec notre mère, en Bretagne. Et un jour il m’envoie une prod avec des binious ou des cornemuses, un côté celte, Braveheart. Quand je l’ai reçu, je me suis dit qu’on allait la retravailler.

B : Au départ, c’était une volonté de ma part d’impliquer mon petit frère dans mon projet. Je sais qu’il marche dans les pas de Proof mais qu’il a son style. Il est complémentaire avec Proof. Il a un truc de folie au niveau des mélodies. Je voulais garder cet air de cornemuse mais avec un autre beat.

P : En fait j’ai samplé mon frère [rire].

Médine – « Biopic » - Made In, 2012

P : « Biopic » est la suite d' »Arabospiritual ». Quand j’ai fait « Biopic », j’imaginais la fin d' »Arabospiritual », cette sortie de scène avec les violons. Quand Médine fait « Arabospiritual », ça marque la fin d’une certaine époque : à un moment, il a eu des doutes, par rapport à ce qu’il a fait, par rapport à des critiques disant qu’il avait changé, qu’il avait fait des morceaux avec La Fouine. Donc « Biopic », c’est la suite d' »Arabospiritual », on voulait commencer l’album par un générique de fin. On voulait faire ce qu’on sait faire, des morceaux avec lesquels les gens nous ont connu, pas des singles. Médine explique tout dans ce morceau, ce questionnement, ce doute sur son retour, sa responsabilité. Il refait allégeance, comme un chevalier : « J’suis ton vassal, Alassane ».

On a commencé par les morceaux qu’on sait faire, les morceaux hors format. « Alger Pleure » c’est ça : un morceau sur la guerre en Algérie, qui parle aussi du conflit intérieur de Médine, puisqu’il est franco-algérien.

On travaille sur un morceau qui s’appelle « Besoin d’évolution », pour faire une trilogie avec « Besoin de résolution » et « Besoin de révolution ». C’est pour ce morceau que j’ai appelé des trompettistes, une chorale gospel. C’est une évolution dans le sens où musicalement, ça change, mais en gardant un grain rap à l’ancienne. On a fait le tour de la boucle, on revient. On va essayer de se faire plaisir pour le nouvel album, de l’amener dans des endroits où il n’a pas l’habitude d’aller. Parfois, il aime bien son petit parcours. Là je vais essayer de le faire sortir de ses sentiers battus. Avec le nombre d’albums qu’on a fait, j’ai confiance en ce qu’on peut faire ensemble.

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