Ill, rappeur illuminé
Interview

Ill, rappeur illuminé

Parler de Ill, c’est évoquer l’étoile filante la plus capricieuse du rap français. Échanger deux heures durant avec la moitié des X-Men s’apparente donc à un moment privilégié. Deux heures pendant lesquelles Ill nous a, entre autres, parlé de son expérience en maison de disques, de « Retour aux pyramides » ou de Jay-Z. Et de tennis, évidemment.

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« Néanmoins, si je dis que je suis le meilleur : je suis le meilleur. J’veux dire : c’est pas un crime. »

Il existe trois types de rappeurs français : les mauvais, les bons et Ill. Il existe trois types d’interviews : les mauvaises, les bonnes et celles de Ill. Il n’est nullement question ici d’orgueil mal placé ou d’auto-satisfaction. Juste de sensations, d’empirisme. Oui, interviewer Ill est une expérience. Et cela dépasse en bien des raisons le champ habituel de l’auto-évaluation.

A-t-on réussi cette interview ? Nous serions bien incapables de le dire, et l’égrenage du temps n’y changera probablement rien. Ill est un animal. Indomptable. Et il serait fort présomptueux de notre part d’affirmer que nous avons « mené » cette interview. En réalité, il en a sans doute dicté le rythme, du début à la fin. Sans que cela ne nous occasionne une gêne particulière. Presque trop heureux d’être là, à côté de lui, l’observant coordonner gestes et paroles, à sa façon. Car Ill est un langage à lui seul. Le bagout de l’homme n’est pas sans rappeler celui du rappeur. Drôle, mystique, insaisissable. Un brin exaspérant, aussi. Nous n’avons pas résolu l’énigme Ill – lui non plus, peut-être. Mais sans doute nous sommes-nous vu offrir quelques clés supplémentaires. C’est déjà beaucoup.

Restera la satisfaction d’avoir été présents, de l’avoir fait. « J’ai failli ne pas venir » , nous confiera-t-il au cours de l’entretien. Mais il était bien là. Rencontre avec le plus grand mystère du rap français.

« J’ai fait un somme sur mes lauriers, et alors ? »

Abcdr du Son : Il se dit qu’un nouvel album des X-Men est en préparation…

Ill : On enregistre des morceaux mais c’est tout nouveau. Ça se passe. Les morceaux sont bien, ce n’est pas le problème, mais on ne sait pas encore quel format ça aura. Il y aura peut-être des morceaux à deux, des solos… Ça nous permet de ne pas faire un projet pour dans cent ans… Parce que si on doit faire l’album comme c’est parti, je ne sais pas quand on va le finir… On est dans des essais. Plus on avancera, plus on commencera à voir la couleur.

A : Et toi, tu as un solo en tête ?

I : Oui, j’ai un solo en préparation mais je galère beaucoup pour trouver les musiques. Je ne sais pas aller les demander, je suis exigeant. Ils sont tous affiliés à un truc ou ils croient qu’ils sont forts… De temps en temps, il y a des sons qui arrivent…

A : Beaucoup de beatmakers rêveraient pourtant de produire pour les X-Men.

I : Oui, mais il faut qu’ils soient bons. Certaines personnes vont me regarder à plusieurs degrés. Ils vont voir la musique, le mix… Il faut être professionnel, ne pas le faire à l’arrache. Tant qu’à travailler, travailler bien, c’est mieux. Mais j’ai déjà quelques sons. Il me faut juste des jours de studio d’affilée et de bonnes musiques, c’est tout.

A : Cassidy avait dit que tu étais très perfectionniste.

I : Si on veut. Mais quand on manque de travail, c’est normal d’être perfectionniste car il y a des ajustements que tu perds. Tu ne peux qu’être perfectionniste parce que déjà à la base tu l’étais. Tu es obligé de cravacher deux fois plus, juste pour faire le travail normal.

A : Tu as conscience du regard porté sur les X-Men aujourd’hui, de la nostalgie de certaines personnes concernant ce que vous avez fait ?

I : J’en ai conscience. C’est logique. La mode, la culture sont des cycles. S’ils estiment que, depuis Time Bomb et le rap de cette époque appelée âge d’or, ça n’a pas été extraordinaire – du moins en terme d’impact, de sensations –, c’est normal qu’ils reviennent à des trucs sûrs. Time Bomb, c’est quand même du solide malgré tout.

A : Tu as suivi le parcours de tes ex-congénères ?

I : Pour être sincère, j’avoue que, par exemple, Oxmo, je n’ai pas suivi du tout. Sauf quand je zappe et que je tombe sur Taratata. Si je tombe dessus, je vais regarder. Mais je ne cherche pas. Pour Oxmo, je connais « Black Popaye ». Ça ne va pas très loin, je ne sais pas si j’ai bon goût mais j’ai aimé ce morceau. Booba, on n’est pas dans le même style. Il y a toujours des informations qui viennent de toute façon. Si tu veux savoir pour Booba, tu vas dans les cités où les mecs aiment bien se la jouer un peu, ou beaucoup. Tu vas l’entendre chez les jeunes, dans les voitures. Si tu traînes dans ces sphères-là, tu vas l’entendre de toute façon, tu n’as pas besoin de le suivre. Le mec est big, partout où tu passes, tu entends sa bonne musique. Enfin, « bonne », non.

A : Revenons à tes débuts : vous vous appeliez encore Rookies MC lorsque vous avez intégré Time Bomb…

I : À cette époque-là, on faisait des morceaux que, nous, on aimait. Ce n’est pas qu’ensuite on n’aimait pas, j’ai aimé « Retour aux Pyramides »… Mais on faisait vraiment des morceaux qui étaient pour nous, ça se sentait. On a changé de nom. On avait dix-huit ans, on n’allait pas être rookies toute la vie… On a connu Jean-Marc de Too Leust – « Elles sont toutes les mêmes sauf ma mère, par respect » – et on lui a fait écouter certains de nos trucs. Il a bien aimé et a fait passer l’info à DJ Sek, qui voulait à l’époque faire une compil’ et cherchait des groupes… On a été contacté comme ça et on a fait le morceau [NDLR : « J’Attaque du Mike »] sur place. On avait juste choisi le sample avant.

A : Hifi et DJ Sek se sont d’ailleurs plus ou moins « disputés » la paternité de cette prod’…

I : Si on dit que produire, c’est l’endroit où ça s’est passé, on va dire que c’est Sek. Mais si produire, c’est composer le morceau, on va dire que c’est Hifi qui a l’avantage. Suite à ça, ils ont appelé leur compil’ Time Bomb et c’est devenu un label. On fait le morceau et on trouve le nom en sortant. Un délire autour de Malcolm X et des Marvel, en gros. Puis on a rencontré les autres, dont certains à une soirée au Slow Club. En gros, les gens qui étaient sur cette compil’ ont fait partie de Time Bomb. Oxmo s’est rajouté. Je ne sais plus si c’est moi qui l’ai introduit. Récemment, on m’a dit une version qui m’a fait douter de la mienne et comme ça fait longtemps et que je m’en foutais un peu… Je l’ai rencontré pour la première fois chez une belle meuf qui rappait, pour qui je devais écrire. Il était là, avec une basse et des lunettes de soleil, il écrivait un morceau. Il se présentait en tant que bassiste, il me semble. Je ne sais pas à quel point il s’y appliquait. Je sais que je l’ai plus connu près des fourneaux à faire du poulet caramel et à jouer à la Playstation. Il me demandait mon avis sur quelques trucs, sans que je lui demande le sien [rires]. Ça au moins, c’est dit.

A : Tu te souviens des circonstances dans lesquelles le morceau « Retour aux Pyramides » a été fait ?

I : « Justifiable » et « Retour aux Pyramides » ont été écrits sur place. Le plus rapide, c’est « Retour aux Pyramides ». On a écrit sans voir le film. Ils se tirent dessus à deux mètres… Ce n’était pas le fluide qu’on cherchait à exprimer, pas ce feeling. Ils avaient l’air contents du morceau. Nous, on ne s’est pas pris la tête, c’était juste fait. Tout ce qui nous intéressait après, c’était de savoir ce qu’on allait manger, par où on allait rentrer… On ne se rendait pas compte de l’ampleur. Mais on ne peut pas analyser comme ça, ça vient avec le temps. Sur le moment, on n’apprécie pas ça de la même façon. On a fait le morceau le mieux possible et on s’est cassé. Nous, on ne se projetait pas. On n’avait pas de rêves, de projets. On ne cherchait pas des trucs… Peut-être qu’on aurait dû.

J’ai écrit et posé le second couplet en one shot, avec peu de ratures. C’était un peu particulier ce jour, c’est vrai. Mais je crois que c’était normal. Parce que j’avais parfois fait des freestyles mieux que mes textes dans mon salon. Je me souviens d’un en particulier. Il y avait Hifi et un ou deux plus jeunes. Ça montait, montait… C’était comme des « Retour aux Pyramides », presque meilleur. C’est très rare. Il y avait la combinaison de textes comme dans « Retour aux Pyramides ». Parce que qu’est-ce que vous vouliez à la fin ? Que je choque ou pas ? Vous ne vouliez pas que je choque au troisième couplet ? Vous vouliez que ça frappe. Eh bien j’ai dit « Mon rap choque… ». Faut choquer ? Eh bien c’est parti. C’est ça le truc : il faut définir le challenge. Mais parfois, tu ne contrôles pas ce que tu fais.

A : Vous avez apporté une nouvelle manière d’écrire avec ce morceau, très imagée…

I : Quand je l’ai fait, j’ai senti que je libérais mon énergie, ma folie. J’étais bien, à l’aise. Je savais que c’était un langage plus un langage, donc que ça n’était pas qu’un langage. C’était perceptible à plusieurs degrés. La musique permet de faire une phrase plus un rythme, de donner un sens plus une sensation. C’est passionnant quand tu sens que tu es dans le fil. Je ne sais pas si on peut faire mieux que toi, ce n’est pas le problème, mais, toi, tu sens que, là, tu es dedans. Même la voix est normale quand tu craches en one shot. Ce que j’aime bien dans le one shot, c’est qu’il n’y a pas le temps que le truc trop chelou vienne se mettre dedans. Tu craches en one shot, tu découvres, tu es humble. Tu as une humilité et une certitude. Il faut avoir une confiance et une fébrilité. Ce mélange que tu as dans la voix du one shot est plus agréable. C’est ton meilleur toi, parfois. C’est ton meilleur refrè le one shot. C’est celui que tu peux écouter pendant le plus longtemps. Celui que tu as travaillé, tu entends d’autres personnes que toi. Tu ne sais pas quoi faire avec cette voix…

« Si je ne suis pas la nature, j’échoue. Si je suis la nature, je suis capable de rebondir, d’accélérer… Fibonacci ! »

A : Tu as une méthode d’écriture particulière ? Par exemple, qu’est-ce qui se passe dans ta tête quand tu écris le couplet de « Retour aux Pyramides » ?

I : Il y a le devoir de faire quelque chose de bien, l’enjeu… Tu vas me répondre que je devrais toujours être à 100% mais il y a des moments où tu vas avoir envie de te dépasser. Comment j’écris ? Il faut toujours que je trouve le début. Le reste vient tout seul. En général, j’ai remarqué que je commence doucement pour accélérer par la suite. Par exemple, sur « Retour aux Pyramides », je me suis dis qu’il fallait vraiment que je déchire. Il fallait donc que « mon rap choque ». Qu’il choque comme quoi ? Il me fallait un truc improbable. « Comme une nonne qui fume du crack à Vincennes, tatouée, sapée très sex, bafouée pour vingt cents ». Vingt cents, ça rime et c’est pas beaucoup… Parfait. Qu’il choque comme un défilé de cinq Benz avec rien que des Noirs dedans… Ouais, ouais, là on tient quelque chose. « Ou un nain homo qui danse le pogo avec dix skins, gaz comme un bec bunzen »… Après, il faut que ça rime : « benzen », « Denzel », c’est parti. Ca commence et ensuite tu ne fais que rebondir.

Quand des choses comme ça se passent, c’est presque indépendamment de ma volonté, ça me dépasse. Si je ne suis pas la nature, j’échoue. Si je suis la nature, je suis capable de rebondir, d’accélérer… Fibonacci ! C’est ce que je vous disais tout à l’heure quand je vous parlais du freestyle. Tu as l’impression que ce n’est même plus toi qui décides. Ce sont des calculs qui s’additionnent. Je ne me souviens pas d’un seul mot de ce freestyle. C’est comme si j’étais sur un vélo sans frein dans une descente et que je n’avais aucun moyen d’en descendre. Il s’agit de sensations.

Il faut à la fois du travail et une sensation totale. Chaque homme a une vitesse. Tu ne peux pas sortir des choses extraordinaires en permanence, il y a un équilibre… Il faut vivre aussi ! A l’époque, j’avais un certain rythme. Ceci dit, ça n’empêche pas que si tu me mets dans un studio… C’est fini mec ! Si ce n’est pas au premier essai, ce sera au deuxième mais en tout cas il y aura des choses dedans. Ça n’est pas ma faute.

Quand les X-Men sont réunis, c’est sûr qu’on sortira un morceau. Si on fait le bon choix de musique, on aura un morceau. C’est comme ça et on n’y peut rien.

A : Certaines personnes affirment que tu aurais eu une influence assez forte sur Akhenaton à une époque…

I : Ça se dit beaucoup. Je ne sais pas trop comment commenter ça mais…  Il n’y a pas de fumée sans feu [sourire]. Mais il n’y a pas qu’eux. Les deux grands groupes de France – NTM, IAM, à l’époque – ont réajusté, à un moment ou un autre, leur style, leur flow. Ils sont passés à un autre truc, ce n’était pas tout à fait la même chose.

A : C’est l’épisode de la Fnac des Ternes [NDLR : Alors que les X-Men et Lunatic doivent se produire dans une salle prévue pour 100 personnes, la sécurité est dépassée quand près de 2 000 personnes répondent présent] qui vous a fait prendre conscience de l’effervescence que Time Bomb suscitait ?

I : Oui, c’est vrai. Mais j’avais encore la même couche par-dessus. On était dans la rue, à côté. On était étonnés. Mais tu ne vas pas le prendre que pour toi. Parce qu’il y a aussi la partie manifestation, la chance de passer dans ce quartier, s’énerver un peu, dire quelque chose ou voler un truc… Tout est mélangé ; donc tu ne vas pas t’exciter. Mais on s’est rendus compte qu’il s’était passé un truc. Mais tu continues avec la même couche. Tu es étonné et tu continues en même temps. Qu’est ce que tu vas faire sinon ?

A : C’est ce qui a fait péricliter le collectif ?

I : C’est possible. Peut-être que ceux qui avaient le plus faim, ou qui voyaient la faim de cette manière-là, ont imaginé les choses autrement à ce moment-là. C’est sûr qu’il y en a parmi nous qui étaient plus calculateurs ou carriéristes que d’autres. C’est probable que l’épisode de la Fnac des Ternes ait pu contribuer à donner plus d’envies de réussite – pas forcément positives – à certains.

A : Ce n’est pas ce qui vous a manqué justement, une vision un peu plus carriériste des choses ?

I : Justement, qu’on ne l’ait pas eue, c’est une chance aussi. On peut ne pas vouloir de ce type de carrière. Ça permet de garder des cartouches de côté, de respirer.

A : Ensuite, vous quittez donc Time Bomb, en accord avec Geraldo, et vous allez signer chez Universal pour l’album Jeunes, Coupables et Libres.

I : Oui, on quitte Time Bomb, parce qu’on a remarqué que ça n’était pas honnête, qu’il y avait de l’argent alors qu’on n’était pas au courant qu’il y en avait dans cette histoire. Certains comme Geraldo ont vu une occasion de reprendre le business des Vlavo, éventuellement. Et, nous, après, on a signé chez Universal. On ne peut pas faire les choses tout seuls et on a pris cette décision de faire l’album parce qu’apparemment pas mal de gens dans notre entourage étaient d’accord. On était déjà enclenchés dans un processus qui, en fait, nous dépassait. En fait, on ne s’est pas rendu compte que quand on a signé avec eux, eux, qui buvaient le champagne, buvaient à notre défaite. On en a eu la confirmation par une personne, qui nous l’a avoué avec des larmes, qui a craqué. Pas sous notre pression, parce que nous, au contraire, on était cool. Quand on a signé, on se disait qu’il y avait des raisons pour le faire. De mon côté, pas vraiment, c’est vrai, je dois avouer. Mais bon… On l’a fait au plus vite, en trois semaines. On nous disait ingérables parce que quand les mecs nous faisaient des blagues, on leur répondait. Peut-être surtout moi… On leur répondait la même chose qu’ils envoyaient. Mais tranquille, je n’y pensais même pas, moi. Mais ça, c’est ingérable. Parce qu’après, quand tu amènes les petits négros dans des endroits, tu ne peux pas te serrer de la pépé en leur disant « Tiens, je t’ai ramené une petite chose. Regarde, c’est eux. Tiens, tourne à droite, tourne à gauche, regarde comment je le contrôle ». Quand quelqu’un te vanne et que tu le vannes aussi, ça, c’est ingérable. Donc, le dirigeant d’Universal, ça ne lui permet pas, lorsqu’il nous amène dans certains endroits de dire que, lui, c’est notre chef et de pouvoir serrer de la petite pépé. Parce que, comme ça répond, les petites pépés ne vont pas aller vers lui. C’est pas bon.

On a eu des soucis avec les gens qui sont censés t’encadrer, faire le relais entre toi et la maison de disques. Et on avait des agents… Quelques Yoven… Des gens compliqués… Yoven, Geraldo… On était mal entourés. C’était leur business à Yoven, à Geraldo… Faut voir comment on a été amenés. On aurait pu dire : « On ne veut pas ce genre de choses ». Mais la chronologie a fait qu’on est arrivés là-dedans. Mais on n’était pas dedans. On nous proposait des musiques, on faisait semblant d’aimer ou de ne pas aimer… J’acceptais et puis c’est tout.

A : Tu n’as pas pris de plaisir à le faire, cet album ?

I : Non, pas vraiment.

A : Quel regard portes-tu dessus ?

I : Bah à ce qui paraît, il a des qualités. Je l’ai déjà écouté, je sais qu’il y a quelque chose de bien dedans. Mais ce qui m’embête, ce sont les conditions dans lesquelles il a été fait. Il y a de mauvais souvenirs. Du coup, l’énergie des lyrics s’est un peu teintée… Il n’y avait pas la bonne énergie. Ce n’était pas le bon choix… Enfin, c’est celui qu’on a fait. On a fait le mieux, avec ce qu’il y avait comme sensations, avec l’envie d’en finir le plus rapidement possible.

A : Il paraît que Booba était contre ta signature chez 45 Scientific…

Ill : [imitant la voix de Booba] « Ouais, signer Ill, c’était pas trop ma priorité, t’as vu ». [rires] Il a dit un truc comme ça. Quand il a pris les hormones, sa voix a changé. Quand je l’ai vu à la télé, je voyais que du temps avait passé, car je n’avais pas reconnu la même personne.

A : Tu avais un album en préparation chez 45 ?

Ill : J’ai croisé Geraldo récemment, il voulait me passer un album que j’avais enregistré à l’époque, chez 45… Il voulait le donner gratuit, il voulait se racheter… Finalement, il a trouvé l’énergie de ne plus me le donner. Je ne l’ai même pas écouté. Parce que j’ai quand même été là-bas deux ans et demi. Malgré mes efforts pour qu’il se passe quelque chose, il ne s’est rien passé. Il y a un album qui existe, sur des prod’ de Geraldo, Fred le Magicien… Mais j’avais zappé toute cette histoire, c’est lui qui me l’a rappelé. Disons que ce rap a changé quand on a fait Universal. Ce n’était déjà plus le truc…

A : C’est vraiment ce qui t’a cassé, tu penses ?

I : Oui, parce que ça a niqué mon art. Ça m’a donné une sensation dégueu’. J’étais entraîné dans une synergie et j’avais l’impression que, si je refusais certaines choses, je pouvais être considéré comme égoïste…

A : Tu n’as plus perçu le rap de la même façon ensuite ?

Ill : Non, parce que c’était déjà de la merde avant en fait. Enfin, c’était déjà corrompu avant. C’est-à-dire que le groupe, la façon dont il se comportait, les subdivisions, etc., j’avais déjà remarqué que c’était devenu pourri, que personne ne cherchait vraiment à être propre. Ça a dû être un argument qui m’a fait dire : « Et puis merde, allez fuck, comme ça on aura fait l’album des X-Men. Je sais pas avec qui d’autre on va le faire, est-ce qu’on est motivé pour le faire, nous deux… Ça va nous saouler… Allez on le fait, sinon on le fera jamais… »

A : Mais tu as toujours cette envie de rapper ?

I : Je n’ai jamais vraiment eu envie de faire comme ça. Moi, je joue pour le plaisir. Quand je joue au tennis, je joue pour gagner mais surtout, à la base, je joue pour la sensation : quand tu sautes, que tu tapes la balle, que tu réussis le truc…  Mais tu ne vois pas la victoire au bout, juste le fait d’avoir réussi le truc. Je n’aime pas le mouvement rap. Parce que j’ai remarqué que dans les endroits où il y a des gens comme Cachin – le Point Éphémère, les trucs comme ça –, ils organisent des concours de freestyle qui veulent donner l’illusion d’être de l’impro’. Ça, c’est un scandale. Ils sont une dizaine à mentir chacun leur tour, comme quoi ils improvisent. Et les gens dans le public, soit ils feignent de kiffer, soit ils se font niquer. C’est incroyable ! C’est ça ? Je n’en veux pas, moi, c’est la honte. Tu crois que je vais me dire rappeur français après ça ? Je ne vais pas me ficha comme ça. Tu vois ou quoi ? Je ne suis pas un rappeur français, c’est la honte.

A : Justement, toi, on a vraiment l’impression que c’est dans l’impro que tu t’épanouis. On l’a vu récemment à votre concert en Suisse.

I : Et encore, ça, c’est du cool, c’est tranquille, c’est bien. Mais on peut aller plus loin. Mais c’est déjà bien quand je fais ça. Ce que j’aime dans l’impro, c’est l’instant qu’on ne peut pas rechoper.

A : Tu n’as qu’à faire une heure et demi d’impro en studio !

I : [rires] Mine de rien, je vais quand même le retenir, ça. Il faut échanger, essayer des trucs. Quand tu es au studio, au lieu de rien foutre, fais au moins ça [sourire]. Mais il faut être à l’aise pour le faire. Si je le fais comme ça, j’ai l’impression de ne pas savoir à quoi ça sert. Maintenant, il me reste la scène. Sur scène, si je me la pète un peu, ça ira. Il y a un peu de marge, mais pas trop. Ça au moins, c’est mon kif, on ne peut pas me l’enlever.

A : Tu disais que tu considérais le rap comme un amusement, même si tu aimes gagner…

I : [il coupe] Il faut des thunes. Mais je sais que la qualité les amène, quoi qu’il arrive. Regardez Dieudonné : il est boycotté à fond mais est, à l’heure où je parle, le numéro un, le mieux payé… Alors qu’il est obligé d’aller faire ses spectacles dans la forêt ou dans les chiottes. Mais quand même : milliard ! Alors que c’est un paria. Pourtant, il y arrive. Je trouve à peine que c’est le meilleur, c’est tout. En plus, il est Camerounais. Donc on ne peut pas me reprocher de ressentir quelqu’un qui est de la même ethnie de Pygmées, bamboulas et peuple des forêts que moi. Je me débrouille pour le placer tout le temps. J’aime bien le parcours de cet homme. Mais rien que de dire des trucs comme ça, c’est galère [sourire]. C’est incroyable, on ne peut rien faire.

La qualité demeure, et la vérité, si possible. Il peut se passer quelque chose, si tu as déjà un nom. Donc j’ai assez confiance. Si je me donne les possibilités de le faire… Tout ça est un peu difficile parce que tu n’as pas envie que quelqu’un vienne te dire que tu es un rat, que tu viens chercher le gen-ar. Si ça rapporte, on va te dire : « Ah bah c’est pour ça ! ». En tout cas, on bosse, on fait de notre mieux pour sortir quelque chose. Parce que je sais que si j’étais à votre place, je me dirais : « Qu’est ce qu’il fout, lui !? Vas-y, sors un truc… »

A : Surtout aujourd’hui, où on a le sentiment que les gens vous attendent de nouveau.

I : Oui et j’en suis content. Pendant tout ce temps, il y a toujours eu des choses qui me faisaient dire : « Ill, c’est pas grave, je crois que t’es dans le bon rythme. » Parce que je sors une idée et boum, je l’entends dans les airs. Plein de petites choses que tu observes. Ça devient énervant parce que le timing est bon.

A : Tu es un vrai rappeur d’instinct finalement.

I : J’espère, j’espère [sourire]. Je ne réussis pas tout ce que je fais personnellement, relationnellement. Même si j’ai progressé, j’ai passé un cap. Je suis beaucoup moins con qu’avant, j’ai compris des trucs. C’est marrant que tu parles d’instinct parce que je pensais à ça récemment : « Gilles, tu t’es mis à réfléchir plus qu’avant. » Regarde les cheveux [il montre ses quelques cheveux blancs]. Je réfléchissais à ces trucs-là, à l’instinct. C’est pour ça que j’ai souri, parce que je me prenais un peu la tête depuis quelque temps justement. Mais l’air ressemble à une attaque. Il faut s’appliquer.

A : On a parfois le sentiment que tu as préféré être un perdant magnifique plutôt qu’un gagnant qui se plie au système.

I : [rires] Non, il ne faut pas perdre. Ça dépend, magnifique… Je ne sais pas, peut-être. En tout cas, la position que j’ai maintenant, je la préfère à celle de Booba ou d’Oxmo. Peut-être que je n’ai pas perdu. Au lieu de gagner, au moins, je n’ai pas perdu. Parce que ceux qui voulaient gagner ont peut-être perdu. Et, moi, comme je n’ai pas gagné, je n’ai peut-être, au moins, pas perdu. Un truc comme ça. C’est bien joué les mecs, j’aime bien, ça fait plaisir [sourire]. C’est dans les airs. Après, il faut arrêter de faire chier les gens qui veulent que tu sortes quelque chose, quand même. Et même moi, je le veux.

A : Qu’est-ce qui t’en empêche ?

I : Le respect de mon ego. La qualité que je veux envoyer. Je veux que ce soit très bien. Je fais ce que je peux, je n’ai pas beaucoup de temps. J’estime que j’ai pas mal grignoté mon temps. On va voir si je suis ce que je dis.

A : Vous avez signé chez Menace Records à une époque. Ça ne s’est apparemment pas très bien passé et un projet fourre-tout – X-Story – est sorti pour vous libérer de votre contrat d’avec Bayes.

I : Je trouve que ce deal était assez « escroquisant » [sourire]. Il a galéré pour donner les thunes qu’il promettait… Dès le départ, c’étaient des conneries…

A : Sur « Mo’Monnaie », peut-être ton meilleur solo, tu disais : « Je ne suis pas le père du flow, mais aucun de ces MC ne peut m’appeler fiston »…

I :  Le préféré de beaucoup de gens. Mon meilleur solo, selon mon cousin Didier, que je dédicace. Dy ! Cette phase est peut-être à mettre en rapport avec l’anecdote sur les grands groupes, dont on parlait tout à l’heure. Je trouvais justifiable de le dire à ce moment-là.

A : Pour montrer que tu n’avais rien à prouver à personne ?

I : On a toujours à se prouver à soi.

A : Tu as participé à un projet intitulé So Parano…

I : [il coupe] On sent que la vie est dure parfois… « C’était à l’arrache », c’est comme ça qu’on dit dans ces cas-là ? « So Parano, ah ouais, je me rappelle, c’était un projet à l’arrache ! » [rires]

A : Joe Lucazz, c’est quelqu’un avec qui tu as des affinités particulières au niveau artistique ?

I : C’est vrai qu’il fut un temps – bon, c’est vrai que ça fait longtemps maintenant, parce qu’on s’est rencontrés en 2000 –, il était inspiré par Time Bomb, peut-être un peu Lunatic, un peu X-Men. C’est un épisode, une période de ma vie. Donc, affinités artistiques, oui, sûrement, par ce fait-là.

« La position que j’ai maintenant, je la préfère à celle de Booba ou d’Oxmo. »

A : Il y a aujourd’hui toute une génération de rappeurs qui affichent une vraie nostalgie autour de Time Bomb et qui te citent souvent comme leur référence ultime. Tu as déjà écouté 1995 ou l’Entourage ?

I : [circonspect, il marque une longue pause] J’ai entendu parler d’eux… Qu’est-ce que je peux dire ? C’était une très bonne année 1995 ! Mais qui sont ces personnes en fait ? [rires]. J’ai rapidement écouté mais je ne les ai pas vraiment identifiées et ne sais pas trop quoi en penser. Comment sont-ils perçus en général ? Je suis moins informé que toi, explique-moi un peu [sourire].

A : En gros, ils ont aujourd’hui une vraie base de fans mais celle-ci est très hétéroclite et il y a sûrement une bonne partie de leur public qui n’écoute pas beaucoup d’autres rappeurs.

I : D’après ce que j’en entends et de la manière dont tu me parles d’eux, je pense qu’ils font leur musique sincèrement mais qu’il y a comme de la récupération autour d’eux. On va probablement les utiliser comme sparadrap pour combler le manque de notre époque, voire pour ensevelir notre époque et leur donner une légitimité nouvelle qui effacerait la nôtre.

Tout ça me fait penser à un reportage diffusé récemment sur Arte. C’était un reportage de plus d’une heure sur le rap dans lequel ils ont parlé de tous les groupes possibles, de tous les évènements possibles jusqu’à celui de la Fnac des Ternes… Sans jamais citer le nom des X-Men, sans mettre un instru, sans passer le son de ma voix… C’était un oubli fabuleux, tellement fort que j’avais presque l’impression qu’il ne parlait que de nous ! Compte tenu du décor qui était planté, c’était juste fou qu’on ne parle pas de nous. C’est ce genre de choses qui te donne un petit côté parano : je ne suis pas dedans mais comment ça se fait qu’on me voit tellement là-dedans ? [sourire] Il y a des reportages où tu vas te dire “oh, ils ne veulent pas parler de moi ces enculés” mais là c’était différent. Il y a bien eu une allusion à Time Bomb mais jamais aux X-Men.

A : Il y a quelques années, suite au concert Retour aux Sources, Youssoupha m’avait dit qu’il n’avait pas reconnu Cassidy tout de suite lorsqu’il est arrivé sur scène parce que vous n’aviez jamais fait de clip à l’époque. Tu dis qu’on ne te voit pas dans le reportage mais c’est vrai qu’on ne vous a quasiment jamais vus à l’écran…

I : Oui mais, en l’occurrence, ils auraient pu mettre une musique. Quand tu regardes le reportage, ça se voit qu’ils parlent des X-Men sans dire notre nom. Même sans clips, même avec un seul album solo, ils étaient obligés de parler de nous. J’ai bien regardé le documentaire… et ça m’a presque fait plaisir qu’on parle autant de moi sans me mentionner [rires].

A : Beaucoup de rappeurs ont souvent été impressionnés par tes couplets. Ça t’est déjà arrivé d’écouter un rappeur français et de te prendre une claque ?

I : Je trouve que Gims dans un solo était vraiment fort, celui où il dit « me serrez pas la main, vous allez me tuer car j’ai le cœur sur la main » [NDLR : Le morceau s’appelle « Noir »]. J’étais en voiture, le morceau passait à la radio et c’était vraiment puissant. A l’époque, la FF et Ideal J avaient sorti des morceaux très forts aussi.

A : Si on reste sur les groupes de cette époque, est-ce qu’un groupe comme les Sages Po te parlait ? Je pense notamment à un rappeur comme Dany Dan avec qui tu partages quelques similitudes : accent mis sur le style, grosse écoute des cainris et importation de nouvelles techniques de rime, même carrière sinueuse alors que vous auriez dû tout exploser…

I : Je comprends ce que tu me dis… On va dire que Dany Dan est une valeur sûre [sourire]. T’as vu comme je suis diplomate, je devrais me mettre à la politique, moi !

Cette diplomatie-là est toute récente et peut-être qu’un jour je pourrai la mettre à l’épreuve à la télé [sourire]. Très clairement, quand je vois certains mecs nous parler super mal à la télé, je me dis que c’est bien d’être diplomate… mais à un moment, le mec mérite de prendre cher. Je sais que, dans ces conditions-là, je n’arriverai pas à gagner sans mettre une patate. C’est pour ça que je ne veux même pas me retrouver dans ces endroits.

Pour revenir à ta question, je comprends le rapport que tu fais avec Dany Dan et il est sûrement légitime. Sur le reste, j’aurai du mal à te citer des mecs qui m’ont impressionné tout simplement parce que je n’écoute pas assez de rap.

A : On sait que tu es trilingue. Ça a été un avantage pour toi de comprendre immédiatement les morceaux que tu écoutais ?

I : Bien sûr, bien sûr. Regarde Booba, il comprend aussi très bien l’anglais. En tout cas, parler une autre langue, c’est saisir une certaine empreinte de leur façon de vivre. Je pense que, lorsque tu maîtrises plusieurs langues, tu en viens à maîtriser plus facilement ta langue natale. Tu fais des synthèses de certains mots, de certaines tournures et tu te fais comprendre plus facilement. Ça n’est pas obligatoire mais ça aide beaucoup pour toucher. Lorsque tu as entendu un mot prononcé dans plusieurs langues, tu sais si ce mot touche. Tu es plus proche du mot. C’est quelque chose qui est important aussi pour la maîtrise du rythme car toutes les langues ont un rythme qui leur est propre. Ça peut t’aider à adopter le meilleur rythme pour qu’un néophyte puisse éventuellement accrocher. Ça aide à faire ce genre de synthèses.

A : A l’époque, quels rappeurs vous ont influencé ? On cite souvent le Boot Camp Click.

I : Oui, c’est vrai que je les écoutais beaucoup. Et puis, Jay-Z, énormément. A partir de 1996, c’est devenu LE rappeur que j’ai suivi. Entendre cette qualité en 1996, ça a soufflé beaucoup de gens. Comment est-ce qu’il arrive à faire un premier album d’homme, à l’intérieur duquel tu as le sentiment qu’il connaît déjà tout ? Son flow était incroyable. J’ai tout de suite accroché.

A : Ton morceau préféré, c’était « Can I live  » ?

I : [enthousiaste] A l’époque, c’était « Can I live » ! « Dead Presidents » également mais la deuxième version qui est tarée. [il se met à rapper une partie du deuxième couplet] “Little monkey niggas turn gorilla’s, stopped in the station filled up on noctane, and now they not sane, and not playin’, that goes without sayin’, slangin’ day in and day out, with money playin’ then they play you out / Tryin’ to escape my own mind, lurkin’ the enemy representin’ infinite, with presidencies you know.”

Ce couplet est anormal, un être humain ne peut pas sortir ça. Mais il est possédé, il est dans une autre sphère. Il paraît que leur concert Watch the Throne, c’était une messe noire. Ils ont répété onze fois « Niggaz in Paris », onze fois… Ces mecs ne blaguent pas. Qu’est-ce qu’ils boivent le matin ? De l’eau bénite, du sang purifié avec un peu de sucre ? [rires] Ils sont tellement loin. [il marque une pause] Je me pose une question : quel est le vrai prix de la position qu’ils ont aujourd’hui ? Est-ce qu’on connaît le vrai prix d’aller aussi loin ?

A : Qu’est ce que tu veux dire ? Qu’il a vendu son âme ?

I : Non, on ne peut pas aller dans ces considérations et dire des choses comme ça. Tout simplement parce qu’on n’est pas à sa place et qu’on ne connaît pas son parcours. Je ne fais que me questionner sur le prix de cette place, c’est tout.

A : Quand tu regardes le Jay-Z de Reasonable Doubt et celui de Watch the Throne, tu le reconnais ?

I : Oui parce que, dans Reasonable Doubt, il était en train de t’avertir de la trajectoire qu’il allait emprunter. Sauf qu’il était tout le temps dans le double sens et la subtilité. On pouvait prendre ça comme un aveu d’une partie de lui qu’il allait essayer de combattre. C’était ça la beauté de la chose. Il était tout le temps sur le fil et c’était le propre de son œuvre. Pareil dans « In my lifetime remix » [il se met à rapper parfaitement le premier couplet tout en traduisant chaque ligne] : “It’s the thought of a ride that make my eyes wide, I’m caught up, I’m trying to make, all of my dreams materialize, so I sorta, Say my goodbyes to the straight and narrow, I found a new route, you bout to see my life change, I make the means justify the ends, I make the cream, Materialize keys to a Benz, and so I’m rollin, For now, holdin down the fort, who’s controllin?, The ground’s gotta blow em, yep, y’all shoulda told em, my first felony’s approachin, copped my first key, Took a freeze, now I’m frozen, I bought a black Mac, I’m outta control, Losin bankrolls on blackjack, you gotta know, It always crossed my mind that Feds be tappin the lines like Gregory Hines, Still on the phone discussin my biz like it could never be mines, I know the price, know the risk, know the wrongs, and the rights, Still my blood flows ice, it’s just my life.”

Il t’avoue qu’il est parti. Il y a déjà tout là-dedans. Tu peux penser qu’il te raconte uniquement sa belle vie et qu’il kiffe son argent. Il y a plus que ça et c’était une piste sur ses futures émissions de deux heures avec Warren Buffett. Il a une licence pour ouvrir des casinos dans les aéroports. Tu fais quoi avec ça ? Le monde est à toi ou quoi ? [rires]

A : On t’a vu récemment en concert en Suisse mais pas en France. Il y a un concert Time Bomb à la Gaité Lyrique avec même des rappeurs qui ne faisaient pas partie de Time Bomb mais aucun signe de Ill [NDLR : Finalement, Ill viendra rapper « Retour aux pyramides » avec Cassidy]. Pourtant, les gens ont envie de t’entendre et de revoir les X-Men au complet sur scène. On se souvient également du concert Retour aux Sources ou des gens avaient presque pris leur place pour les X-Men et, finalement, tu avais été absent…

I : Concernant cette soirée, je suis désolé mais je ne pouvais pas faire autrement.

A : C’est le concept du concert qui te dérangeait et la réunion de tous les « anciens » rappeurs ?

I : [il hésite] Ça ne m’intéressait pas d’être mis dans la case « anciens », je n’en suis pas encore là. Le cadre ne m’allait pas et, aujourd’hui, je ne regrette pas mon absence à ce concert. Maintenant, je suis embêté pour les gens qui sont venus à ce concert mais j’ai l’impression que j’ai pris cette décision pour faire mieux par la suite. S’ils ne m’ont pas vu pendant ce concert, ce n’est pas parce que je me fous du public… Au contraire, c’est peut-être parce que je ne m’en fous pas. On a fait assez de mauvais choix dans notre carrière et je n’ai plus envie d’en faire.

A : Quand tu parles de mauvais choix, tu parles de l’époque Universal ? On a vraiment l’impression que ça te reste en travers de la gorge ?

I : Clairement ! [il marque un temps d’arrêt] Mais je n’ai pas de regrets non plus…

A : Est-ce que tu as des regrets vis-à-vis de ta carrière ?

I : Non. Rien du tout. [il marque une pause] J’aime beaucoup faire de la bonne musique, faire de bonnes pistes… Avec refrain, sans refrain, on s’en fout. C’est tout ce que je veux. Je veux que ce soit bien et je veux pouvoir le présenter sur scène aux gens avec une bonne énergie… C’est ça que j’aime !

« Si je n’étais pas à cette interview aujourd’hui, je serais probablement en train de faire un tennis ! »

A : Je suis retombé sur un morceau que j’avais un peu oublié, « Et Dieu créa le monde ». Tu te souviens de ce titre ?

I : On m’en a parlé de celui-là. D’ailleurs, quand tu regardes la construction, il n’y a pas vraiment de refrain… A ce moment, je me suis dit « fuck le morceau », c’était le moment de faire autre chose. C’était pas un freestyle mais une pièce bizarre et hybride.

A : Ça fait longtemps que tu n’as rien donné de nouveau au public.

I : [il marque une pause et sourit] J’ai deux-trois trucs pas trop mauvais que je devrais pouvoir donner là. Je vais envoyer ça et on verra ce que ça donnera. En tout cas, tout ce qui m’intéresse, c’est d’enregistrer de bons titres, de faire un bon concert et d’avoir l’énergie adéquate avec le morceau que tu joues. C’est là où c’est beau.

Tout ça est aussi une histoire d’ego. On veut tous faire bien mais on veut pas faire semblant de bien faire [sourire]. Je ne vais pas venir pour me réunir avec les anciens et faire plaisir à une poignée de personnes… Non. On doit conserver ce côté précieux et faire en sorte que ça reste rare. Je dois pouvoir proposer de nouvelles choses au public.

A : On discutait de ce côté perfectionniste tout à l’heure et c’est vrai que tu n’as jamais vraiment déçu…

I : [il coupe] J’ai juste eu le temps de ne pas décevoir. J’aurais pu et, d’ailleurs, je trouve que je ne suis vraiment pas passé loin.

A : Justement, est-ce que cette situation ne te pèse pas trop ? Si tu dois aller enregistrer un nouvel album demain, est-ce que ta propre légende ne va pas te faire peur ?

I : C’est vrai. Je suis en train de travailler sur un morceau et il y a des choses qui m’indiquent que j’ai bien fait. Maintenant, le vrai problème, c’est la logistique et les conditions d’enregistrement de ta musique. Je dis tout le temps ça parce que j’arrive toujours à ne pas me mettre dans des conditions optimales. Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai toujours pas mon propre studio. [il marque un temps]

En effet, il y a une forme de pression sur mes épaules qui peut me peser. De l’autre côté, j’identifie clairement la possibilité de faire quelque chose. C’est ça qui me fascine et on dirait que ça me suffit pour vivre, le simple fait de savoir que je peux le faire [sourire].

Sincèrement, j’ai de l’inspiration mais il me faut de la musique.

A : C’est à dire que tu es en recherche d’instrus, de nouveaux beatmakers ?

I : Oui, tout à fait.

A : Tu n’en as peut-être pas conscience mais si tu crées un compte Twitter et dit que tu recherches des instrus, tu vas recevoir des centaines d’instrus. On est à une époque particulière où la quasi-totalité des rappeurs cite les X-men et toi plus particulièrement comme influence principale. Sauf que, à chaque fois que ton nom est cité, on a l’impression que c’est déjà fini et que tout le monde a l’air de croire que tu ne sortiras plus jamais rien.

I : [sourire] C’est très bien. Pour eux, je n’existe plus mais ils parlent encore de moi. Si je sors quelque chose, ça sera forcément une surprise, il y aura toujours ce côté challenger.

A : En fait, vous auriez pu conserver le nom de Rookies MC’s parce que tu aimes cette situation d’outsider qui sort de nulle part !

I : C’est exactement ça ! Parce que, si tu restes dedans, tu vas devoir te corrompre à un moment. On va te travailler au corps, on te parle d’argent, tu es obligé de te battre au quotidien… Ce sont des situations compliquées.

En tout cas, ça me donne la pêche d’en discuter et cette interview me donne également des réponses. Aujourd’hui, j’ai une certaine vision de la musique que j’ai envie de faire. J’ai fait un morceau qui correspond à cette vision et on m’a félicité. Ce qui est encourageant parce que, si on félicite Ill compte tenu de tout ce qu’on vient de se dire, c’est que le morceau est réussi. Je suis content de ce que j’arrive à faire compte tenu du faible temps que je passe en studio.

C’est beaucoup de travail et je n’ai pas envie de faire tout seul non plus. J’aimerais bien qu’il puisse y avoir une forme d’interaction avec d’autres personnes mais ce n’est pas facile à trouver. En tout cas, je ne veux pas juste donner un morceau bien rappé aux gens. Il faut leur donner du bon son.

[il marque une pause] Je sais que j’ai encore ce truc et ça me passionne toujours. Là, je suis en train de faire des tours de piste et de m’échauffer.

A : Donc le Ill rappeur est loin d’être brisé ?

I : Ça ne me dérange pas qu’ils pensent ça mais, non, le rappeur est loin d’être brisé. Et puis si j’avais été brisé, j’aurais fait autre chose au lieu de rester dans ce bordel ! [rires] J’aime bien ça et j’ai encore la possibilité de faire des trucs importants, à condition qu’ils soient bien faits.

A : En 2009, tu avais fait un morceau clipé, « La ville m’appelle », pour la compilation Pièces à conviction.

I :  Le mec qui faisait cette compilation fait partie de ces gens avec qui ça a été très dur de travailler. Le mec me dit qu’il veut bosser avec moi, c’est lui qui vient me voir. Il s’avère que ce type a un studio chez lui. Ça n’est même pas quelque chose qu’il paye. Et il ne voulait pas que je vienne utiliser son studio… Ça a été toute une galère. Alors que je me déplaçais dans l’Oise pour aller le voir. [il marque un temps]

Mais bon, c’est pas grave, c’est cool l’Oise et ça me permettait d’aller jouer au golf. J’adore ça ! En plus, là-bas, ils te mettent bien. Coupes de champagne, mayonnaise maison, pas cher du tout… Quand j’avais quinze ans, je détestais ce sport. Mais quand tu te retrouves sur un green à taper la balle, c’est magnifique. Je peux rester un après-midi à taper la balle comme ça. C’est un très beau sport. Une fois, je faisais un golf au Cameroun. Un mec a tapé une balle et c’était tellement beau que j’ai versé une larme. Je ne sais pas ce qui m’est arrivé… Enfin, on dit souvent que les joueurs de tennis sont bons au golf en tout cas.

A : Tu as fait du tennis pendant longtemps ?

I : C’est mon sport numéro 1. Je suis amoureux de ce sport… Federer c’est mon gars ! C’est énorme une finale Nadal contre Djokovic mais ça ne m’intéresse presque pas de la regarder si Federer ne joue pas.

A : Qu’est-ce qui te plait tant dans le style de Federer ?

I : C’est le tennis. Le mec s’appelle Tennis [rires]. C’est une raquette. Quand tu le vois jouer de dos en train de taper sa balle, tu vois un mec en mocassin et costumes en train de taper une balle. Il est toujours élégant. Il peut te taper un coup droit à une vitesse ahurissante et faire comme si de rien n’était. C’est extrêmement difficile d’effectuer un revers à une main et il le fait avec une décontraction folle. Je suis toujours dégoûté quand il perd un match.

A : Quand tu étais plus jeune, quels étaient les joueurs qui te faisaient rêver ?

I : Becker, Noah et Borg. Après, j’ai connu McEnroe, Connors, Rios… Ce sont tous d’excellents joueurs mais Federer reste Monsieur Tennis. Federer a réussi à rendre le tennis encore plus moderne que Sampras. Quand je le vois, j’ai l’impression que lui aussi fait partie des nombreux témoignages de Dieu… Comme la suite de Fibonacci ! [sourire] Récemment, un article disait qu’il était la deuxième personne la plus respectée au monde après Nelson Mandela… Il est trop cool. Toutes ses interviews sont considérées comme parfaites. Après je ne le connais pas, mais il dégage une vraie sérénité. C’est pour ça que la balle lui appartient, elle accepterait de le suivre n’importe où ! Trop fort, trop pur. Il joue le vrai jeu avec quelques fulgurances de temps en temps.

A : Tu joues encore au tennis ?

I : [il prend un air faussement choqué par la question] Est-ce que moi je joue encore ? Si je n’étais pas à cette interview aujourd’hui, je serais probablement en train de faire un tennis [sourire]. Mes raquettes sont cordées régulièrement, j’ai de nouvelles chaussures, j’achète des balles… Laisse-tomber, le tennis est mon ami. J’aime le basket et le foot mais c’est vraiment le tennis qui m’a rendu fou.

A : Beaucoup d’auditeurs te considèrent comme le plus grand rappeur français. Tu en as conscience ?

I : Ce qui place un repère, c’est que les morceaux et couplets comme « Retour aux Pyramides » et ces trucs-là n’ont apparemment pas été égalés. Et comme je n’ai jamais vraiment fait de la merde…

A : Oui, tu n’as pas vraiment eu l’occasion de te gâcher…

I : Exactement. Et si je prends le temps, c’est parce que, quand j’ai fait mes premières choses à dix-huit ans, le temps était venu de zéro à dix-huit. C’est ce temps-là qui m’a fait ça.

A : Tu as mis dix-huit ans pour écrire tes premiers textes ?

I : Bah oui, tout à fait. C’est la vérité. Et, là, tu es jeune, tu ne connais pas la vie, tu as une énergie et un instinct particuliers. Mais, après, le monde arrive. Tu n’es pas Superman, tu vas le toucher. Donc qu’est ce que tu fais ? J’ai hésité. Tu as quand même envie de dire un « coucou, salut », même quand tu vas mal. « Regarde, c’est comme ça quand j’ai mal ». Mais, tu vois, il vaut mieux digérer, comprendre et reformater, remuter, retrouver. Maintenant, ça ne peut pas être un décalage immense, comme quand j’étais jeune. Mais je pense qu’on peut voir une nouvelle montre, un nouveau truc. Peu importe quoi, que ce soit un autre truc. La même chose, mais un autre truc. Donc je suis sur d’autres musiques. Par exemple, je suis tombé un peu fan d’un morceau de Kid Cudi : « Cudder is Back ». La musique, du foutage de gueule. Mais dès qu’il se met à rapper et jusqu’à la fin, les paroles sont parfaites. Et le style, vous avez vu le style ? Qui fait ça ici ? Presque personne encore. Donc il y a encore des choses à faire. Je n’ai pas dit que je vais copier ça mais il y a des styles, des flows qui ne sont pas sortis.

A : Il y a encore un espace vierge à explorer.

I : Oui. Peut-être que les gens l’ont exploré dans les bas-fonds mais il ne l’a pas encore été en hauteur. De ma vision, je vois la place. C’est pour ça que je suis encore là, et que je suis venu à l’interview. Et encore, j’ai hésité les gars. C’est dur de venir aux interviews, tout vous raconter.

A : On a vraiment le sentiment que la seule chose qui te manque aujourd’hui, c’est un studio dans lequel tu puisses aller enregistrer régulièrement.

I : C’est ça, c’est ça… J’ai encore une ou deux choses à faire pour être stable. Cette stabilité me donnera aussi une légitimité nouvelle pour être créatif.

En tout cas, on travaille. Je travaille sur des solos et je vais tout faire pour tomber sur les bonnes musiques. Il suffit de parler et de garder le contact entre nous deux, de continuer à se motiver et à se rappeler qu’on doit faire quelque chose. Parce que, quand on rentre en studio, il se passe quelque chose. « Retour aux Pyramides », ça commence à devenir très vieux quand même… C’est aussi pour ça qu’il faut faire quelque chose.

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  • […] une longue interview à l’abcdrduson, Ill explique: « Sur Retour aux pyramides, je me suis dis qu’il fallait vraiment […]

  • Kasparov,

    On est d’accord, plus personne ne l’écouterai à cette heure-ci….

  • […] Les X pour des raisons juridiques, font leur grand retour après que des interviews fleuve pour l’Abcdr du son et Les Inrocks l’ait annoncé. Et voici, en exclusivité  live, un extrait de leur prochain […]

  • nico,

    tôt ou tard…les X reviendrons des pyramides…on est en haleine les gas! 7.50.20 paris

  • mackey,

    Ill avait du talent mais ne l’a jamais vraiment exploité à fond, dommage car maintenant c’est surement trop tard.