Chronique

La Rumeur
L’ombre sur la mesure

EMI - 2002

Après une brillante trilogie de maxis permettant aux différents protagonistes de La Rumeur d’affirmer une identité individuelle et collective forte, le groupe parisien ressort enfin de l’ombre avec un premier album très attendu. Très attendu, eu égard bien entendu à la qualité de chacune des prestations discographiques et scéniques mais aussi à l’inébranlable intégrité du groupe. Au sein d’un rap français médiocre, sans surprise et ayant sacrifié ses dernières convictions à l’autel du profit, La Rumeur fait en effet partie des rares rescapés de cette grande vague de formatage et de stérilisation musicale.

L’ombre sur la mesure s’inscrit indéniablement dans la lignée des trois volets précédents. L’ambiance tout d’abord est une nouvelle fois résolument sombre et empreinte d’une tension pesante, perceptible tout au long de cet opus. Kool M et Soul G, sont une nouvelle fois à l’origine de l’ensemble de la production musicale, à l’exception de ‘Premier matin de novembre’ et du dernier morceau ‘A les écouter tous’. Puisant leur inspiration à la fois dans le jazz, la soul, le funk et quelques musiques de films, les deux producteurs et DJs élaborent ici un univers musical riche, varié et surtout parfaitement en alchimie avec les sentiments et émotions véhiculés par les quatre rappeurs. Une complicité établie à travers les années, et perceptible tout au long de cet album. Enfin, certaines sonorités cinématographiques, un développement très logique établi en dix-neuf temps et la fine utilisation d‘extraits de vieux longs métrages (‘Le coffre-fort ne suivra pas le corbillard’, ‘Les petites annonces du carnage’) apporte à L’ombre sur la Mesure une dimension imagée, une atmosphère sombre, proche du film noir ou du vieux polar.

On retrouve ce coté visuel dans l’exposition des nombreux thèmes traités par les quatre rappeurs du groupe, notamment sur ‘Le cuir usé d’une valise’, retraçant les pérégrinations des parents de ses fils d’immigrés sur le sol français. Un récit brillant mêlant mélancolie et désillusion. Grandiose. »En cette pleine période d’exode qui accompagne l’exil, commence un triste épisode lorsqu’il débarque des îles, pour finir empilée sur l’armoire du foyer, témoin du gain dur à envoyer« .

Fidèle au concept de rap de fils d’immigrés, le groupe s’attache dans le même temps à évoquer les sévices du colonialisme et ses répercussions dans la société actuelle (‘365 Cicatrices’, ‘Premier matin de novembre’). Le ton est grave, la parole acide et toujours juste. « Ils étaient fiers, enrôlés, tirailleurs et, en fin de guerre, tu as su comment leur dire d’aller se faire voir ailleurs. Et qui on appelle pour les excréments ? des travailleurs déracinés laissant femmes et enfants« . La Rumeur s’emploie aussi à établir un état des lieux réaliste de la vie dans les quartiers, loin des mythes et excès. Si ‘A 20 000 lieues de la mer’ mêle avec justesse nostalgie, amertume et colère, ‘Le silence de ma rue’ ou ‘On frappera’ dévoilent un coté plus brut. Le vrai rap conscient écrit ici ses lettres de noblesses d’une plume à la finesse infinie. L’impressionnante richesse lexicale de certains morceaux (notamment l’excellent ‘Moha’) inspire une forte impression de maturité. La construction des récits et l’aisance avec laquelle ils sont exposés confirme un peu plus ce sentiment. L’ombre sur la mesure conjugue en effet avec un égal succès le travail de fond et la forme, parfaitement maîtrisée. Ekoué, le poison de la Rumeur, exprime ainsi toute son amertume et sa colère sur ‘Le prédateur isolé’, déjà sorti en maxi quelques mois avant. Dans un style plus posé, ‘Moha’, autre morceau solo, dévoile la fine technique d’Hamé, à l’expression plus déliée que par le passé.

Les rimes s’enchaînent avec une fluidité déconcertante, jusqu’à ‘A les écouter tous’, terminant l’album sur une dernière note explicite. Soutenu par les fidèles Casey-Acto (Spécial Homicide), l’irascible et charismatique Sheryo et le Téléphone arabe, la Rumeur s’emploie une nouvelle fois à mettre à mal les institutions et les idées préconçues qu’elles peuvent véhiculer. « A les écouter, on est tous du mauvais coté, du mauvais quota, persona non grata, venus juste pour les gratter. Ingrats, aigris et ratés, tas de renois et de ratons, immigrés à dénigrer et à mater sous le bâton. » Une bonne conclusion.

Particulièrement attendu, le premier album de la Rumeur tient toutes ses promesses. La fine plume des quatre rappeurs, empreinte d’une maturité certaine, se mêle avec excellence aux productions sombres et riches du duo Soul G-Kool M. Aucun doute, on tient ici l’album de rap français le plus abouti sorti depuis très longtemps. Puisse cette rumeur désormais circuler.

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