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« First Gangster to Rap over Neptunes Beats! »
C’est ainsi que s’ouvre la biographie du compte Twitter de Knowledge the Pirate. Entrée plutôt fracassante pour un personnage dont le pseudonyme ne dira sans doute rien à ceux qui n’ont pas suivi de près la carrière entamée par son acolyte Roc Marciano depuis 2010. Et pourtant, Knowledge tient en effet plus du vieux loup de mer que du marin d’eau douce, comme il l’explique en 2013 dans une interview donnée à Village Voice. Au début des années 90, il écume les battles de New York et se fait repérer par Charlie Mack, alors garde du corps de Will Smith, qui l’envoie à L.A. Sur la côte ouest, il fait la rencontre du producteur Teddy Riley (l’homme qui découvre le talent des Neptunes, et produira pour Jay-Z, Big Daddy Kane, Michael Jackson, Lady Gaga, Nate Dogg…) grâce à qui il signera un deal avec Interscope. Les premières traces discographiques de Knowledge datent donc de 1994 (soit trois ans avant Roc Marciano), sur les morceaux des groupes BLACKstreet et Wreckx-N-Effect dont faisait partie Teddy. C’est pendant cette période, avant que Pharell Wiliams et Chad Hugo ne s’acoquinent avec les Clipse et ne deviennent des stars avec « I’m A Slave 4 U » de Britney Spears, que Knowledge the Pirate tourne régulièrement sur scène avec eux :
« The Clipse, they was like little kids, Pusha T and them was little dudes to me ’cause I’m the OG of that when it comes to rhyming on Neptunes beats. There wasn’t no Noreaga yet — that might be their first hit record but when Pharrell and Chad did showcases, it was me ».
Mais pour des raisons qui demeurent inconnues, le deal avec Interscope est infructueux. Knowledge s’en retourne à New York et continue à papillonner dans le milieu, sans jamais se retrouver sous les projecteurs. Tantôt s’occupant des affaires de Biggie (« I took Biggie Smalls’s girl — Biggie had to come get his bitch from my home before »), tantôt ghostwritant des morceaux pour Will Smith, tantôt flânant sur les plateaux de Men in Black. Véritable homme de l’ombre, présent partout mais dissimulé derrière les noms de toutes les stars prestigieuses qu’il a pu côtoyer, il est finalement envoyé sur le devant de la scène par la persistance d’un autre (ancien) homme de l’ombre, Roc Marciano donc, qu’il rencontre au milieu des années 2000 et qui devient son meilleur ami. A partir de Reloaded (et même un peu avant ça : « (…) During Marcberg, even though I’m not on there, I was still there »), il n’y a pas un album de Marciano sur lequel Knowledge ne soit pas crédité en featuring.
Foncièrement le style de Flintlock, qui est donc le premier album studio de Connaissance le Pirate, s’en ressent et le feeling qu’il dégage est très proche de ce qu’a pu réaliser le rappeur d’Hempstead ces dernières années. L’ambiance y est noire, âpre, sans concession aucune. Segmentée en boucles de quelques secondes, la musique plante le décor au détour d’un piano lancinant (« Roots of a Thug », « Born Pimp ») ou d’un morceau de voix découpée (typiquement « I Knew » ou « Eyes »). On y trouve des samples de dialogues ou de morceaux particulièrement retors (au hasard la musique du Jeu de la mort, film de kung-fu avec Bruce Lee, samplé sur « Headshots »). Produit à parts égales par Marciano – également le seul et unique featuring du disque – Elemnt et Mushroom Jesus, Flintlock est donc une affaire de famille. On peut le considérer comme le premier album de son auteur mais aussi, de par ses codes, ses intervenants et sa conception, comme la continuité formelle du travail entamé par Roc il y a bientôt dix ans.
Naturellement Flintlock, qui désigne le pistolet à silex particulièrement prisé des corsaires, est un disque violent. Une violence dont le but principal n’est autre que d’engendrer de la richesse. Conséquence, il y a une vraie ambiguïté dans ce personnage qui semble ne pas exister en dehors de la rue mais se présente bardé de chaines en or, drapé dans les meilleurs vêtements (« Blood on my Emilio Pucci »). Sur ce point précis, quelques rimes à propos de Porsche blanches ou de sapes Gucci aidant, Knowledge the Pirate se rapproche beaucoup (parfois trop) du style de son compère. Pourtant au-delà de goûts similaires et d’une prestance identique au micro, les deux hommes conservent une différence de taille : l’écriture. Maligne, imagée et ultra-référencée chez l’un, élémentaire, brute et directe chez l’autre. En résulte des histoires qui ne se vivent pas de la même manière. Quand Roc a besoin de décrire un meurtre de sang-froid, il va user de périphrases et autres comparaisons (« Fuck all the corny talk, my dogs make 40’s pour ») alors que Knowledge ne s’embarrassera pas de figures de style et ira, crument, droit au but à la manière d’un reporter plus que d’un romancier (« They found that nigga last night, body parts stuffed in the storage »).
Globalement il est difficile de ne pas tirer son chapeau à celui qui, sidekick d’hier, enfile aujourd’hui sans peine le costume du timonier. Sans toujours avancer la finesse d’analyse ou la hauteur de vue de son meilleur ami, le pirate balance ses contes de la rue sombre avec une sorte de flegme impérial et assure le service, sans sourciller, quinze pistes durant. Sa technique n’est pas extraordinaire mais son interprétation, avec son grain nasillard et son timbre solennel que rien ne semble pouvoir perturber, impressionne. A fortiori sur les morceaux au tempo un peu plus rapide que les autres (« None Left Standing »), où son flow se fait plus enlevé jusqu’à même pousser, avec succès, la chansonnette au refrain (l’excellent « Swashbuckling », présent en bonus track sur certaines éditions physiques).
Aucune variation, en revanche, dans la posture adoptée par le personnage. Knowledge demeure le genre de rappeur vrai jusqu’au bout de la chevalière et qui ne manque pas de le clamer avec une certaine hostilité (« True story, this ain’t no Laffy Taffy for no daffy or doofy »). Un boucanier, un écumeur des rues qu’on imagine se pavaner, pistolets en bandoulière et Jelly Roger hissé au-dessus du vaisseau pour ne laisser aucun doute sur ses intentions. Le temps passé, à écrire à l’ombre des grands noms, à s’entourer d’artisans talentueux, à confectionner sa modeste légende, ne s’est pas perdu en cours de route. De Flintock se dégage un savoir-faire qui, contrairement à tous les costumes Armani et Versace, ne peut pas être imité. Yo-ho-ho, et une bouteille de Rhum.
Parce que Roc Marciano a posé sa griffe sur beaucoup, beaucoup de disques ces dernières années, trente morceaux n’étaient pas suffisant pour représenter à la fois la qualité et l’exhaustivité de ses apparitions depuis le remarqué Marcberg en 2010. Nous voici donc avec, sous le bras, un deuxième volume rempli des shoots à trois points (et souvent à l’extérieur) du natif d’Hempstead, New York. La recette n’a pas changé depuis le volume un : Marciano y est toujours le même amoureux des mélodies finement ciselées, le même adepte de la rime richement illustrée, rappée avec le même goût pour l’aphorisme et l’économie des mots. Toujours des marques de caisses de luxe, les préférées des Emirats. Toujours des armes en nombre suffisant pour aller braquer Fort Knox. Toujours des filles « like miss Brazil » dans ses textes. Toujours aussi ce cocktail de références qui ne sont pas le tout-venant de ses collègues rappeurs. Au hasard dans cette mixtape deuxième du nom : Mickael « K 2000 » Knight exhumé dans « The Turning Point », Hélène de Troie invoquée dans « Medusa », ou Gonzo du Muppet Show dont le long nez servira à imager le canon d’un flingue dans « Ice Cream Man ». Bref, la vie d’un proxénète pas né de la dernière pluie, la vraie, racontée avec le style, le coffre et l’élégance que le métier impose.
Si cette nouvelle sélection peut confirmer une chose c’est aussi que Marciano, rappeur solo de son état, maîtrise l’art de bien s’entourer. On ne compte plus les grands noms – au micro ou à la production – présents sur les crédits des vingt-quatre pistes choisies : The Alchemist, Apollo Brown, Ka, le regretté Prodigy, Action Bronson, Q-Tip ou encore Lord Finesse, qui a ressorti des placards un interlude du Jewelz de O.C, signé Preemo, pour produire le mémorable « Bruh Man ». Jamais pourtant il ne donne le sentiment de s’éparpiller ou de ne pas être à son aise, malgré les changements d’ambiance et les invités multiples. Car d’une façon assez merveilleuse, Rakeem Calief Myer parvient à multiplier les casquettes sans se disperser. Il est autant un artiste accompli avec ses thèmes et obsessions – ses albums sont une plongée dans le New York des pimps et des dealers de la french connection – que le sidekick idéal, capable de tabasser n’importe quel instrumental pas trop dégueulasse. Il est autant un rappeur habile et fringuant qu’un producteur émérite, qui n’a pas hésité à se mettre au service de ses invités le temps de tout un album, en l’occurrence Marci Beaucoup. Il est autant un exégète du mafioso rap des années 90 que le père spirituel de la nouvelle vague de l’underground new-yorkais. Westside Gunn et Conway, entre autres, lui doivent sans doute beaucoup et n’ont pas manqué de l’inviter à faire parler la poudre dans le terrible « Omar’s Coming ». Ce sont ces facettes passionnantes, d’un artiste entier et composite, que nous avons, un peu plus encore, tenté d’explorer dans ce Built to Last volume 2.
Tracklist :
- The Purist – « Change » feat. Roc Marciano
- Prodigy & The Alchemist – « Death Sentence » feat. Roc Marciano
- Apollo Brown – « Lonely & Cold » feat. Roc Marciano
- Dr. Yen Lo – « Day 81 » feat. Roc Marciano
- Roc Marciano – « Hoard 90 »
- V Don x Willie the Kid – « 24 Hours » feat. Roc Marciano
- Roc Marciano – « A Hustler’s Soliloquy (Walkingshoe Remix) »
- Roc Marciano – « L.I. (Stand Up) »
- The Alchemist – « The Turning Point » feat. Roc Marciano
- Roc Marciano – « ONINONIN »
- Maffew Ragazino – « Better Recognize » feat. Roc Marciano
- Cyrus Tha Great – « Crime & Punishment » feat. Roc Marciano
- Skizz – « Bosses » feat. Roc Marciano & Conway
- The Alchemist – « All For It » feat. Roc Marciano
- Willie the Kid – « Medusa » feat. Action Bronson & Roc Marciano
- Roc Marciano – « Fall Back »
- DJ Rude One – « Murder Paragraphs » feat. Roc Marciano
- Roc Marciano – « Ice Cream Man »
- Roc Marciano – « Momma Told Me »
- DJ Rude One – « Triple Black Benz » feat. Roc Marciano
- Billy Woods – « Body of Work » feat. Roc Marciano & Masai Bey
- Roc Marciano – « Thread Count »
- Roc Marciano – « Bruh Man »
- FRE$HEEP – « Just Let Me Be (Rocapella) » feat. Roc Marciano
« Time moves slow, the mind moves quicker /
Your bitches’ll slide, my rhyme is a scripture »
Roc Marciano, le souteneur le plus craint et respecté de Hempstead, New York, vit désormais à Los Angeles. L’ironie est savoureuse pour celui qui, avec Marcberg et Reloaded, a redéfini le son underground de la Grosse Pomme à l’orée des années 2010. Un son résolument froid, glaçant même, dépouillé de tout artifice. Le retour à une formule chimiquement pure, celle qui se construit autour d’une boucle finement taillée, héritée de la fin du XXème siècle. Sur Marci Beaucoup, album hybride dans lequel il tenait le rôle de producteur accompagné au micro de nombreux invités, Roc commençait à s’éloigner quelque peu de ces ambiances hivernales. La musique y était toujours écorcée mais globalement plus chaude, parfois carrément estivale. Et même lorsqu’elle redevenait froide comme le marbre, le clip était quand même tourné en mode vacances au bord de la mer.
Heureusement, Roc Marciano fait peu de cas de la météo et rappe avec la même insolente perfection sous le soleil de L.A. qu’il le faisait sous la neige New-Yorkaise. Dans ce Rosebudd’s Revenge, il trouve même un véritable équilibre, évitant ainsi les ruptures de tons trop marquées qui avaient nuis à Marci Beaucoup. Côté invités, c’est un retour aux fondamentaux avec Ka et Knowledge the Pirate, ses deux gars sûrs, les vieux de la vieille. Côté production, on revient à la recette de Reloaded qui consistait à déléguer une partie des instrumentaux pour apporter un peu de variété, tout en conservant une tonalité d’ensemble. Fait remarquable à ce propos, Roc Marciano – qui touche au moins autant sa bille avec un sampler qu’avec un micro – n’est pas responsable des productions les plus marquantes de l’album. Que l’on se comprenne bien : son travail est de premier ordre, et les boucles de Stanley Cowell sur « Here I am » ou de Wanda Robinson sur « Pray 4 Me », entre autres, sont superbement choisies. Mais difficile en effet de faire l’impasse sur la grande réussite des Arch Druids, présents à cinq reprises (et précédemment responsables de « Emeralds »). Là où Marciano fait montre d’une rare orthodoxie dans ses créations dont rien ne dépasse, Don C et Animoss lâchent la bride pour un résultat moins traditionnel mais plus enlevé, plus énergique. Et c’est ici qu’éclate tout le talent, toute la technicité du rappeur, qui peut alors livrer quelques instantanés dont il a le secret. Ainsi dans le morceau-titre, un éloge de la qualité face à la quantité (« You not potent Ibuprofen / This is heroin that brown / Not that yellow shit they steppin’ all over it »). Dans « History », une leçon d’attitude pour tout proxénète qui se respecte (« On a platter, she gagged on the blatter / I smeared her mascara and flashed to Nevada »). Dans « Burkina Faso », l’amour du travail bien fait et du repos mérité (« The barrel smoke, my targets is never out of focus / Me and my lady slow kiss, low in the hot tub soaking »).
Comme toujours, les écrits de Roc Marciano sont tout aussi austères, sinon plus, que ses propres productions. Narrateur hors-pair, il ne fonctionne pas comme un livre ou un film mais il empile plutôt des images, comme pourrait le faire un projecteur de diapositives. L’économie des mots (« The fans demand new work, but I’m a man of few words ») est le leitmotiv de son œuvre. La formule est simple : plus l’effort de langage est minimal, plus l’image qui en découle va longtemps s’imprimer sur la rétine et dans les esprits. Et avec ses histoires de braquages, de dope et de putes si bien racontées, Roc Marciano donnerait envie à n’importe quel quidam un peu fragile d’esprit de plaquer son 9h-17h de fonctionnaire pour aller s’acheter un flingue, vendre de l’héro et soutenir deux-trois filles légères, dans le seul but d’exhiber ses nouveaux signes extérieurs de richesse.
Cependant, limiter Rakeem Calif Myer à son personnage de pimp – il n’est d’ailleurs pas toujours évident de situer la frontière entre le fantasme de Roc et la réalité de Rakeem – et à ses grosses couilles en or reste extrêmement réducteur. Déjà parce que Rocky, depuis sa première sortie discographique en 2010, gorge ses albums de nombreuses références culturelles qui viennent enrichir son personnage. Et on ne parle pas de Scarface (même si, comme tout un chacun, il ne résiste pas à l’envie de faire ses hommages à Tony de temps en temps). Marcberg par exemple était introduit par un monologue du philosophe Henry David Thoreau. Dans Reloaded, le temps d’un « 20 Guns » mémorable, il invoquait le Tchao Pantin de Claude Berri. Pas vraiment les références du premier rappeur américain venu, on en conviendra. Rosebudd’s Revenge n’échappe pas à la règle : on y retrouve entre autres un extrait d’interview du deejay Jamaïcain Super Cat en ouverture de « Gunsense », ou bien un sample d’une émission radiophonique de CBS Station de 1951 (« The Nation’s Nightmare », à propos du trafic de drogue à New York). Et puis il y a bien sûr Citizen Kane, le film d‘Orson Welles dont s’inspire le titre de l’album. Ensuite, si Roc Marciano a tout du bandit arriviste qui va essuyer ses pompes Gucci sur les gueules de ceux qui oseraient lui barrer la route, il n’est pas pour autant inconscient des conséquences d’un tel mode de vie. Dans « Pray 4 Me », il dévoile ainsi un versant plus introspectif de son personnage, versant auparavant entrevu dans « Thug’s Prayer ». Pas question de pleurer sur son sort non, plutôt de questionner ses actes et de creuser jusqu’aux origines du mal. Après avoir essuyer le sang de la crosse de sa pétoire il serait donc encore capable, au volant de sa nouvelle décapotable, de prendre un brin de recul sur sa situation. Si le morceau est un peu à part dans la tracklist, son existence est essentielle en ce qu’elle prouve la – relative – bonne santé mentale de Marciano, pas encore complètement abruti par les coups de feu et les billets verts. Mais surtout, « Pray 4 Me » vaut pour cette phrase assez fascinante qui résume à elle seule toute la dualité intérieure d’un tel personnage : « Crack tore the fam apart but / It paid for my first apartment »
« Roc Marciano empile des images comme pourrait le faire un projecteur de diapositives »
Ceci amène à essayer de mieux comprendre le titre si particulier de l’album. Inutile de dire qu’il en faut sous le chapeau et dans le pantalon pour nommer son œuvre d’après le film qui est régulièrement cité comme le plus important de l’histoire du cinéma, celui-là même à l’origine des vocations de dizaines de réalisateurs majeurs, de Martin Scorsese à Peter Bogdanovitch. Plus de soixante-quinze ans après sa sortie, le final de Citizen Kane est encore sujet à de multiples interprétations. Charles Forster Kane, magnat de la presse égoïste et mégalo incarné par Orson Welles, prononce un dernier mot énigmatique avant de mourir. Le film entier est centré sur cette recherche, qui devient autant celle des protagonistes que du spectateur : quel peut-être le sens des dernières paroles de cet homme tout-puissant ? De son côté, Roc Marciano a sans doute choisi l’interprétation la plus simple, mais aussi la plus bouleversante : « Rosebud », dernier mot prononcé par Kane, symbolise le déterminisme de l’existence humaine. Ce moment de bascule qui va définir entièrement, et parfois contre son gré, la vie d’un être. On retrouve en effet « Bouton de rose » écrit au dos de la luge en bois de son enfance, celle avec laquelle il jouait au moment d’être recueilli par le financier qui l’élèvera à la place de sa mère, et fera de lui ce qu’il est, à savoir un être aussi richissime qu’il peut être détestable. « Rosebud » n’est donc pas autre chose que tout ce que Kane aurait pu devenir, mais ne deviendra jamais. A contrario de cette idée, Rosebudd’s Revenge s’ouvre sur « It is what it is, fuck what it could have been ». Tant bien que mal, pour le meilleur et pour le pire, Marciano a pris son destin en main, avec un flingue dans l’une et une rose dans l’autre. Ce qu’il décidera ou non d’utiliser, peu importe, car le choix est sien. Et ses derniers mots à lui ne sonnent pas comme un regret, mais comme le conseil de toute une vie : « Don’t get caught in the shuffle »
2012. A la sortie d’une fête, Demond Price, résident de Buffalo, New York, se fait tirer dessus alors qu’il est au volant de sa voiture. Une balle l’atteint à la tête, une autre à la nuque. Par miracle, le trentenaire s’en tire. Il passera néanmoins le restant de ses jours avec la tronche en biais, l’un des projectiles ayant engendré une paralysie totale du côté droit de son visage. Des séquelles qui risquent sérieusement de nuire à l’élocution de Demond et par la même à l’un de ses grands projets : donner un coup de fouet à sa prometteuse carrière de rappeur, entamée sous le nom de scène Jimmy Conway, et qui devait lui permettre d’enfin pouvoir vivre autrement qu’en traficotant dans le monde interlope de sa ville, l’une des plus dangereuses des États-Unis. Face à l’incertitude et à l’injustice, le frère cadet de Demond, Alvin Worthy, décide de réagir. Lui qui a passé pas mal d’années loin des micros, officiant comme manager de son aîné entre les séjours en taule, va reprendre du service pour perpétuer la tradition familiale. En quelques jours, il réalise sa première mixtape, Hitler Wears Hermes, sous le blaze Westside Gunn. Voilà pour la légende.
Ce qui n’est pas une légende en revanche, c’est que, quatre ans plus tard, Alvin est devenu l’une des principales figures du rap « d’inspiration new-yorkaise ». Même s’il s’est délocalisé à Atlanta, Westside Gunn est resté fidèle à une certaine idée de son art et de ses racines. My style is real classic, gutter, New York boom bap feel déclarait-il à Nahright l’an dernier. Rien d’inédit sur le papier. Mais la formule est sublimée par la voix haut perchée, le flow traînant et la personnalité de WSG. Fly Street Shit, comme dirait l’intéressé. La recette a été peaufinée sur les trois volumes de Hitler Wears Hermes, sur ses autres productions en solo et sur les projets communs avec son frangin, à nouveau apte au service (et pas qu’un peu). Il était donc temps de passer à l’étape suivante, le premier album.
Celui-ci se nomme Flygod. Commençons par les quelques points négatifs : un instru avec peu ou pas de drums ça va, deux ça peut passer, trois c’est limite, même quand c’est plutôt bien fait. Mais au bout du quatrième, il y a comme un parfum d’excès. Et on finit par ne plus pouvoir apprécier la performance d’Action Bronson et WSG campant Brother Devon et Brother Ray en fin de disque (« Dudley Boyz »). Dommage. Par ailleurs, peut-être que la liste d’invités aurait pu être réduite pour bien marquer la rupture avec le format mixtape. Pour le reste, pas grand chose à redire : Flygod est un album solide et cohérent. Westside Gunn a choisi une direction et compte bien ne pas en dévier. C’est donc une heure de rap de scélérat qu’il nous propose, entre fanfaronnades, bruits de flingue et références au catch.
« Flygod est un album solide et cohérent. Westside Gunn a choisi une direction et compte bien ne pas en dévier. »
Et dans le registre, Westside Gunn place quelques morceaux qui marqueront au moins l’année : citons « King City » et les précieux scratches de Q-Bert, « Shower Shoe Lords » ou « Dunks » avec le frangin Conway. Dans un genre moins crapuleux, le planant « 55 & a Half », « Chine Gun » et ses saxos langoureux ou l’excellent « Gustavo » font également le boulot. Ajoutons « Over Gold » et « Free Chapo », qui à défaut d’être particulièrement remarquables renforcent l’ambiance musique de coupe-gorge du projet, et on obtient là un taux de réussite(s) tout à fait convenable, surtout pour un artiste aussi prolifique. Westside Gunn se révèle, sans surprise, plus un rappeur très charismatique qu’un redoutable technicien. Les productions, majoritairement assurées par Daringer, beatmaker maison, donnent de l’ampleur à ses prestations, tout en restant suffisamment discrètes pour lui laisser la place d’étaler son univers. La profusion de gimmicks et la voix juvénile de WSG créent un contraste intéressant avec la tonalité très crue de ses textes, lui donnant un petit côté supervillain, qui n’est jamais autant mis en valeur que face au style brut de décoffrage de Conway.
La sortie de Flygod est l’un des événements de l’année rap, et Westside Gunn a su se montrer à la hauteur. Dans une scène de la côte Est dont les têtes d’affiche semblent confrontés à un plafond de verre en termes de notoriété, le voilà au niveau des Action Bronson ou autre Roc Marciano, tous deux présents au tracklisting. La botte secrète de WSG pourrait bien être son propre frère et la complémentarité qu’il entretient avec lui. Après Flygod, Conway devrait lui aussi se lancer dans l’aventure du premier solo avec Grimiest Of All Time (tout un programme) et ainsi enfoncer le clou. Avec une structure qui tourne bien (Griselda Records), de plus en plus de connections et une grosse envie de tout bouffer, l’avenir s’annonce loin des rues pourries de Buffalo, The worst city on earth, pour les frangins. Pour un mec qui était censé y laisser sa vie et un autre qui avait arrêté le rap, c’est déjà beaucoup.
Comme Grief Pedigree, le précédent album de Ka sorti l’année passée, The Night’s Gambit comporte onze titres et dure moins de quarante minutes. Et comme lui, il a pour seul invité Roc Marciano, qui pose un couplet sur « Soap Box » comme il l’avait fait sur « Iron Age ». Avant même de savoir que les deux hommes forment un duo nommé Metal Clergy, on n’est pas vraiment étonné d’entendre le maître d’œuvre de Marcberg et Reloaded, car on a pensé à lui à l’écoute des premiers titres : même goût du minimalisme et des boucles obsessionnelles (ou répétitives selon le point de vue et le moment), même penchant pour les inserts tirés de films, même prédilection pour les assonances et les allitérations. Ka se distingue cependant par un timbre de voix plus rauque, plus lettré aussi, au service de textes plus recherchés que ceux de son compère. Il est sur ce plan plus proche d’un GZA, qui l’avait fait connaître en l’invitant sur Pro Tools. Avec lui, il partage un goût pour les échecs qui, mêlé aux influences religieuses, donne au LP son imagerie. En fait, si on ne savait pas que Ka était noir et originaire de Brownsville, on pourrait penser que sa voix est celle d’un blanc de classe moyenne contraint malgré lui à la survie urbaine. D’une certaine manière, ça rend encore plus saisissantes ses descriptions imagées de la rudesse de la vie pour les laissés-pour-compte du rêve new-yorkais.
Car c’est peu dire que The Night’s Gambit n’est pas un disque festif. C’est même un peu l’anti-3 Feet High & Rising, qui fait partie de la flopée d’albums références cités dans le dernier morceau, « Off the Record ». Par rapport à Grief Pedigree, Ka a manifestement cherché à faire encore plus dépouillé, plus lent et souvent plus spectral. Plusieurs morceaux – la plupart, en fait – se passent plus ou moins de beat, ou se contentent de percussions à l’arrière-plan, donnant un côté vaporeux au son qui met en relief la dureté des récits. Quant à son flow, il est parfois à la limite du parlé (« I’m pain in the spoken form« , glisse-t-il sur « Peace Akhi »). Ces tendances culminent dans « Our Father » et « Peace Akhi », sommets d’austérité du disque. Heureusement, d’autres morceaux bénéficient d’un son plus chaleureux (« Jungle », « Nothing Is ») leur donnant une densité plus évidente. Une poignée de morceaux en quelque sorte intermédiaires, dont « Soap Box » et sa basse/guitare un rien funky ou le morceau introductif « You Know It’s About » et son climat de guérilla urbaine larvée, cimentent le tout.
L’ensemble développe un style assez original, dans la lignée d’un Grief Pedigree qui était peut-être plus accrocheur au bon sens du terme. Atypique, l’album mérite vraiment qu’on s’y arrête, surtout quand on sait que Ka, pompier dans le civil, fait tout lui-même avec les moyens du bord. Il y a malgré tout quelque chose qui empêche d’adhérer pleinement à The Night’s Gambit. Sans doute une manière de rapper plus conventionnelle sur certains morceaux : le flow de Ka varie très peu et c’est à se demander parfois si son style ne fait pas de nécessité vertu. Quand se termine l’album, sur un exercice de style bien exécuté mais un peu convenu (construire un morceau autour de noms d’albums mémorables), c’est avec la sensation d’avoir affaire à un artiste de valeur et un album hors normes, mais aussi avec un petit goût d’inachevé. Alors, engourdi par The Night’s Gambit et quitte à faire un crochet par Brownsville, on a du mal à en repartir sans se mettre un petit « Ante Up » de M.O.P pour la route.
En 2000, un étrange aveu de Prodigy (« I wanna go home, not sing this song« ) entamait HNIC sur un contrepied qui, d’entrée de jeu, mettait à distance l’enchaînement de stéréotypes qui suivait. Une petite décennie plus tard, Roc Marciano répète à sa façon la même opération de déstabilisation. Marcberg plonge directement l’auditeur en plein cœur de la ville ; des voix d’abord, puis une atmosphère chaotique pénétrée d’une sonnerie de téléphone insistante et du bourdonnement d’un marteau piqueur. Sur fond de roulement de batterie fataliste, à peine adouci par les échos d’une voix soul, un dialogue annonce la couleur : celle d’un album qui ne sortira guère du quadrilatère flingues/dope/fric/putes. Le nom même de la « Pimptro » semble indiquer qu’on n’est pas là pour faire dans la nuance. Pourtant, dès avant la vingtième seconde, une voix ensevelie mais distincte avertit : « Why should we be in such desperate haste to succeed, and in such desperate enterprises ?« .
Ça n’a l’air de rien, mais c’est doublement habile. D’abord parce que la phrase s’arrête là, elle ne prononce pas la suite, qui donne pourtant tout son sens à l’interrogation : « If a man does not keep pace with his companions, perhaps it is because he hears a different drummer. Let him step to the music which he hears, however measured and far away. » Si le message est clair, il restera implicite. Ensuite parce que l’auteur de ces mots jetés en prélude à l’engrenage n’est pas n’importe qui. Il s’agit de Henry David Thoreau (1817-1862), considéré comme le père de la désobéissance civile, et plus généralement figure du pacifisme connue, notamment, pour avoir inspiré Gandhi. On peut s’amuser à penser que si les rappeurs apprenaient que Thoreau a tâté de la prison pour avoir refusé de payer ses impôts (une simple nuit en fait, et en guise de protestation politique), ils en feraient plus souvent un père spirituel et matériel… Mais blague à part, voilà quelqu’un qu’on ne s’attend guère à entendre débouler en ouverture d’un album de rap, surtout quand les titres promettent un manuel de banditisme appliqué. Et cette prophétie résignée donne une couleur particulière à cette intro qui finit dans une sorte de bruit d’aspiration, alors que les sons se déglinguent, comme un destin funeste mais tout tracé. Ce destin, c’est celui du jeune Duke, auquel Priest, « businessman » du coin, est en train d’assurer qu’un flingue, voilà ce qu’il lui faut pour prendre le contrôle de sa bande.
C’est que l’ancien du Flipmode a eu la bonne idée d’insérer, en guise de fil rouge, des extraits de The Cool World (Shirley Clarke, 1964), film à la veine quasi documentaire tourné à Harlem pour mettre en relief la misère des bas-fonds de l’Amérique de Kennedy. On a donc fait connaissance dans l’intro avec Priest et Duke, adolescent pour lequel seule l’illégalité constitue une voie de sortie ou d’ascension sociale. Ces inserts fonctionnent là encore comme une mise en perspective des récits qui constituent l’album. Peut-être aussi comme une manière de suggérer leur statut double, mi-réel, mi-fictionnel, ou en tout cas de les mettre au passé : Roc Marciano raconte surtout une vie antérieure, la fin d’un monde, avant de vieillir, avant l’ère Giuliani aussi. Tout ça introduit du jeu dans le premier degré auquel l’album semble se cantonner. D’ailleurs, comme pour confirmer le poids du destin, le premier morceau, « It’s a Crime », déballe une boucle de cuivre fataliste – la première d’une longue série – qui semble écraser le rappeur (qu’on entend à peine) comme le personnage de Duke croule sous le poids de son environnement.
Marcberg a visiblement mis tout le monde d’accord. Non seulement l’album a été bien accueilli, mais l’été n’était pas encore arrivé qu’il était volontiers hissé au rang des, voire du meilleur album de l’année – voire au-delà, certains s’aventurant au niveau de la décennie. Les comparaisons flatteuses sont légion, et pas avec n’importe quoi, de Only Built 4 Cuban Linx à The Infamous. On s’est même enflammé : dans ce registre, la palme va à Unkut pour lequel Marcberg est carrément le Critical Beatdown de 2010. À lire tout ça, et comme en plus la sortie de l’album chez Fat Beats prend une signification particulière avec la fermeture cette année du magasin de la sixième avenue, forcément, on vide ses poches. Et on a aussi envie de jouer la fine bouche. On ne peut alors s’empêcher de ressentir une petite déception, aussi bon que soit l’album.
Ce premier solo a bien sûr de quoi justifier le quasi unanimisme qui l’entoure. D’abord, c’est un vrai album, cohérent et consistant. Pas de singles saillants avec du remplissage autour, mais un bloc de titres homogène. Une performance quand on sait que c’est le travail d’un seul homme, qui a limité les invitations au minimum et s’est chargé intégralement de la production. Sur l’excellent « Raw Deal », non seulement il multiplie les assonances, mais il assure ses propres backs, accompagnant un beat strié d’un trait de cuivre et enrichi d’une pincée de guitare blues. Ensuite, Marcberg emprunte une direction très claire, dans les textes comme dans le son, direction qui n’a pas franchement le vent en poupe : du rap brut, sombre, sans fioritures, qui vient des tripes et du bitume. Si la pochette le montre perché sur les toits, le disque nous colle plutôt le nez sur l’asphalte, dans la survie suburbaine ordinaire.
L’adéquation entre le flow et les productions donne toute sa saveur à l’album. Roc Marciano n’a pas choisi son blaze par hasard, et rappe comme un boxeur parfois sonné, mais qui ne lâchera pas tant qu’il reste debout. Il n’a pas un timbre de voix particulièrement imposant, ni une présence exceptionnelle. Mais il compense par un solide sens du storytelling et une technique éprouvée, traînante et entêtée, parfois élastique (« Hide my Tears » et son gros sample de Smoke Sugar). Il s’arrange pour mettre les samples en avant, tout en ajustant son débit à l’ambiance poisseuse, parfois lugubre et souvent pesante, à la fois rugueuse et teintée de soul dépressive des années 70. Sur le plan sonore, Marcberg est homogène tout en variant les partis pris. Tantôt la batterie est en retrait, comme sur le mystique « Thug’s Prayer », tantôt elle est rentre-dedans, comme sur « Snow » et sa boucle de xylophone. Parfois on entend à peine la basse, parfois elle se fait sautillante (« Jungle Fever »). Et si on déplore au départ des compositions trop répétitives, on décèle au fur et à mesure des écoutes quelques variations et breaks bienvenus, discrets mais qui troublent un peu la linéarité, à l’instar des allers et retours de la boucle sinistre de « Ridin’ around », qui se tait par intermittence pour laisser le champ libre à la ligne de basse et une rythmique pesante.
Bref, un album de ce genre peut encore émerger en 2010 et c’est tant mieux. Malheureusement, Marcberg est aussi frustrant, parce qu’il lui manque quelque chose pour prétendre égaler et même approcher sérieusement ses modèles. En premier lieu, il souffre d’une grosse lacune pour un album qui prétend rehausser l’étendard du rap new-yorkais des années 90 : l’absence totale de scratches. Pour quelqu’un qui a composé sa texture sonore en pensant à Marley Marl, Large Professor ou DJ Premier, on comprend mal comment il est possible que Marciano ne se soit pas dit, à l’écoute de sa maquette en studio, que quelque chose clochait sérieusement. Autant vouloir revenir aux sources du rock en renonçant à la guitare… Ce manque est d’autant plus flagrant que les morceaux sur lesquels on avait pu découvrir le rappeur (« Give it to Y’all » sur le Premium III de JR Ewing, où par ailleurs Marciano lâchait un flow nerveux qu’on aurait aimé retrouver davantage ici ; « Money » avec El da Sensei et Reef the Lost Cauze sur le Global Takeover des Returners, voire le morceau sur le Port Authority de Marco Polo) en contenaient tous. Marciano s’est plongé dans les années 90, mais hélas pas jusqu’au bout.
Dommage, car éviter cette dérive aurait en plus permis de mieux masquer les petites faiblesses de l’album : un ou deux morceaux moyens (« Panic », soûlant à la longue), la monotonie qui peut se dégager de l’enfilade des quinze titres, le caractère finalement quelconque des lyrics malgré l’avertissement introductif – Marciano semble en fait à fond dans son rôle, sans la hauteur de vues que pouvaient injecter, par exemple, un Ice-T ou un Ice Cube. Autant de regrets qui, au final, font que malgré la qualité évidente de ce LP, Roc Marciano fait moins bien cette année que Blacastan ou Celph Titled dans la tentative de ramener le golden age sur le devant de la scène. Mais tout n’est pas perdu : si ce dernier a ramené Buckwild dans ses cartons, Roc Marciano a pour sa part annoncé de l’artillerie lourde avec un futur Marcberg Reloaded : Pete Rock (sur le morceau-titre, Marciano utilise d’ailleurs le même sample que celui-ci dans sa prod’ pour le Dueces Wild de Vast Aire), Madlib, Large Professor, Q-Tip, Alchemist & co. – de quoi ré-appuyer avec vigueur sur le bouton du flashback.