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Réaliser un mix pour explorer l’année 1997 ou 1998 du rap français est finalement chose plutôt aisée : les nombreux grands disques sortis au cours de cette période donnent une trame large et assez évidente autour de laquelle il suffit de broder en évitant (autant que faire se peut) les fautes de goût. Pour 1999, la tâche se corse : il y a bien quelques incontournables, à commencer par Les Princes de la Ville, KLR ou Le Code de l’honneur. Mais le socle que constituent ces quelques passages obligés est plutôt restreint. Il faut donc, afin d’étoffer, revisiter en profondeur ces derniers mois du vingtième siècle. Et constater que 1999 fut une année foisonnante, loin d’être avare en grands moments. Fin de millénaire et de cycle obligent, le rap hexagonal a semblé se chercher, faisant feu de tout bois pour le meilleur et pour le pire. Sur les blockbusters bastonnés par Skyrock comme sur les maxis obscurs d’artistes jeunes et ambitieux, les bons morceaux étaient partout, souvent mis bout à bout avec des tentatives assez peu inspirées. En résulte une sélection forcément moins convenue que pour les millésimes précédents. Voici donc une plongée de plus de deux heures dans le rap français de 1999 à la subjectivité assumée.

Tracklist :

  • Saïan Supa Crew – Raz de marée
  • Puzzle – Reste sport
  • Svinkels – A coups de santiags
  • Diam’s – Diam’s c’est qui ?
  • The 5th Dimension – Dimension 5ive
  • Octobre Rouge – 1918
  • Mafia Trece – Champion
  • Lady Laistee – Les Keufs me matent ft. Fdy Phenomen
  • Schyzomaniac – Les Survivants
  • Intouchable – Intouchable Clique
  • Faf Larage – Putain d’bouffon
  • Zoxea – Vengeance ft. Beat 2 Boul, Don Choa, IMS & Nisay
  • La Brigade – Libérez
  • La Cliqua – Rap Contact 3
  • Pino Donaggio – No Tresspassing
  • D.Abuz System – La Concurrence ft. Doudou Masta
  • Oxmo Puccino & Bauza – Premier Suicide
  • Rocé – Ricochets
  • Dontcha – Le Schizophrène
  • Julie Driscoll, Brian Auger & The Trinity – Light My Fire
  • Cut Killer, 113, Doudou Masta et Fabe – Ambiance Assurée
  • Scred Connexion – Bouteille de gaz
  • Koma – Avec S’Qu’On Vit
  • Zoxea et Salif – Rap et drogue
  • Kamnouze – La Légende du manoir ft. Prince d’Arabee
  • Lunatic – Civilisé
  • Rohff – Génération sacrifiée
  • Mo’Vez Lang – C’est ça gars ft. Mala
  • Freeman – L’Palais de Justice ft. K.Rhyme Le Roi
  • IAM – Un Jour comme un lion
  • X-Men – Blablabla
  • Ben-J, Jacky, Mystik, Pit Baccardi & Rohff – On fait les choses
  • Afro Jazz – Lutèce
  • La Clinique – Playa
  • La Rumeur – Champs de canne à Panam
  • La Bande des 4 – Tout s’perd ici ft. Pyroman, Kalash et Aro
  • Electric Light Orchestra – Sweet Talkin’ Woman
  • Fonky Family – Si je les avais écoutés
  • Curtis Mayfield – Make Me Believe in You
  • 113 – Les Princes de la ville

La volonté de fédérer, de faire tomber les cloisons, qui débouche sur des projets collectifs mémorables. IAM, qui fait sonner un album de rap français comme jamais auparavant. Night & Day, qui continue de donner aux labels indépendants un accès au marché du disque digne de ce nom. Time Bomb qui explose, dans tous les sens du terme. Le millésime 1997 du rap hexagonal, c’est tout ça. Avant de revenir plus en détail sur cette année plutôt dense, place à la musique avec une sélection de ce qu’il faut retenir, à notre humble avis, de cette cuvée forte en bouche.

Tracklist :

  1. White & Spirt – Instru « 11’30 contre les lois racistes »
  2. Beat de Boul – « Dans la Sono »
  3. Koalition – « Eah Koi (Double H Remix) » feat. Busta Flex
  4. Soul Choc – « Garde ça pour toi »
  5. ATK – « Attaque à mic armé » feat. Zoxea
  6. Ménage à Trois – « La 3ème vie »
  7. Afro Jazz – « Strictly Hip-Hop » feat. Ol’Dirty Bastard
  8. Rocca – « L’Original »
  9. Ennio Morricone – « Restless »
  10. Different Teep – « Mon Pote et moi » feat. Dany Dan
  11. Busta Flex – « Le Zedou »
  12. Doc Gyneco ft. Arsenik – « Arrête de mentir »
  13. Fonky Family – « La Furie et la foi »
  14. DJ Kheops – « Mama Lova » feat. Oxmo Puccino
  15. Ekoué – « Blessé dans mon ego »
  16. Minnie Ripperton – « Perfect Angel »
  17. Fabe – « Des Durs, Des boss… Des dombis! »
  18. Papi Fredo – « Des Sapes plus reuch' »
  19. Oxmo Puccino – « Pucc Fiction » feat. Booba
  20. Akhenaton – « Pousse au milieu des cactus, ma rancœur »
  21. D.Abuz System – « Les Crews s’braquent »
  22. Kohndo – « Mike branché »
  23. Section Fu – « Ruff Reality »
  24. Rootsneg – « Le Biz »
  25. Lunatic – « Les Vrais savent »
  26. La Brigade – « 16 Rimes » feat. Lunatic
  27. Les Derniers Messagers – « L’Épopée »
  28. X Men – « C’est justifiable »
  29. X Men – « Retour Aux Pyramides »
  30. Passi – « Le Monde est à moi » feat. Akhenaton
  31. IAM – « Demain c’est loin »

Être un jeune auditeur de rap dans une petite ville de province au milieu des années 1990, c’était toute une aventure. Skyrock ne couvrait pas tout le territoire, le net n’en était qu’à ses balbutiements, la FNAC était loin, quand bien même on avait les moyens de mettre régulièrement 100 francs dans un CD. Restaient quelques moyens détournés de s’approvisionner : la copie K7 d’une copie K7 d’une copie K7 d’un CD qu’un « grand » (c’est-à-dire qui était au lycée ou plus sûrement aurait eu l’âge d’y être) avait pu chopper, les enregistrements radio des quelques morceaux ayant passé le cut pour arriver sur les ondes FM, et les incursions du rap à la télé.

Bien évidemment, ces dernières étaient rares. Des lives sporadiques sur le plateau de Nulle Part Ailleurs ou du Cercle de Minuit, les clips de Best of Groove sur M6 ou ceux de la chaine allemande Viva pour les chanceux dont les parents possédaient une parabole. Pas vraiment une morne plaine, sans l’époque de Spotify et de YouTube comme référent de comparaison, mais quand même. Il fallait de l’organisation et de la rigueur pour vivre sa passion, afin de ne pas manquer une occasion qui ne se représenterait plus. Dans ce contexte, un rendez-vous allait devenir incontournable : Cap’tain Café.

L’émission, hebdomadaire, arriva sur France 3 en 1996 et fut diffusée pendant trois ans, les vendredis en fin de soirée. Aux manettes, Jean-Louis Foulquier et sa gouaille. Le concept était simple : dans un bar, durant une petite heure, différents artistes se produisent en live puis viennent rejoindre le regretté Rochelais à table pour une interview. Comme il l’a fait durant toute sa carrière, Foulquier fait la part belle aux jeunes talents et aux scènes peu visibles à l’époque, parmi lesquelles, bien évidemment, le rap. Entre pleins d’autres, X-Men, Ärsenik et Lunatic se produiront. Passi sera l’invité principal d’une émission, tout comme IAM. Sortiront de tout ça des moments d’anthologie, qui, malheureusement, n’ont pas tous trouvé le chemin des sites d’hébergement vidéo… Et d’autres un peu plus folkloriques. Grâce à Cap’tain Café, Foulquier confortera son rôle de bienfaiteur du rap hexagonal, après avoir contribué au lancement des Francofolies de La Rochelle, qui elles-mêmes avaient beaucoup participé à l’exposition de la scène nationale et à l’émergence de jeunes groupes pleins de talent. L’animateur de France Inter avait flairé qu’il se tramait quelque chose de fascinant dans les quartiers populaires d’Ile-de-France et d’ailleurs et, comme souvent, il avait vu juste.

« Si 1995 avait été l’année de l’émergence d’une nouvelle génération, 1996 fut celle de son installation.  »

Car si 1995 avait été l’année de l’émergence d’une nouvelle génération, 1996 fut celle de son installation – bien facilitée par la discrétion des NTM, Iam et Solaar durant ces douze mois. Les noms de Fabe et de La Cliqua étaient désormais familiers, et l’exercice du premier album allait contribuer à ce que ceux de Doc Gynéco, de 2 Bal 2 Neg’ ou d’Ideal J le deviennent aussi. Dans le même temps, la Province commençait à exister au-delà d’Iam (KDD, NAP, Soul Swing) et, dans la lignée des Cool Sessions ou de Time Bomb – Volume 1, différentes compilations arrivaient sur le marché, marquant fermement pour certaines l’histoire du mouvement (Le Vrai Hip-Hop, Hostile Hip-Hop). 1996 fut donc une année foisonnante, de façon relative par rapport à ce qui se produirait au tournant des siècles, mais foisonnante quand même. Réaliser un mix qui permette de donner une idée suffisamment fidèle de ce qu’était le rap français à l’époque est donc un exercice périlleux. Il faut faire des choix, et laisser de côté des morceaux et des artistes que d’aucuns jugeront incontournables. Ainsi, il n’y aura pas de Stomy, de KDD ou d’Akhenaton au programme. En revanche, John Wayne, Babar, les Bee Gees et le Capitaine Crochet traîneront dans les parages.

 

 

TRACKLISTING

  1. Intro Captain Café
  2. Lunatic – Le Crime paie
  3. La Cliqua – Rap Contact
  4. Koma – Une époque de fou
  5. Ideal J – Show bizness ft. Rim’K, Rohff, Manu Key & Yezi l’escroc
  6. Kabal – De par les yeux d’un disciple
  7. Boboch 1pakt – La Putain 2 sa race
  8. Assassin – Shoota Babylone Remix
  9. 2 Bal 2 Neg’ – La Magie du tiroir
  10. Lone – Je représente ft. Busta Flex
  11. Soul Swing – La rage dans le mic
  12. X-Men – Pendez-les, bandez-les, descendez-les !
  13. Arsenik – L’Enfer remonte à la surface
  14. Afro Jazz – Paris-New York
  15. Suprême NTM – Come Again Remix ft. Big Red
  16. Different Teep – Guerilla
  17. Rocca – Le Hip-Hop mon royaume
  18. N.A.P. – Je viens des quartiers
  19. Weedy et Le T.I.N. – Il boit pas, il fume pas, mais il cause ft. Abuz
  20. Fabe – Dis aux gosses
  21. M.Group – Fidèle au rap
  22. Légitime Processus – Quel pied quand elle pleure
  23. ATK (Légadulabo) – Esprit speed
  24. Busta Flex – Aïe Aïe Aïe
  25. La Harissa – Vas t’faire enculer
  26. Yazid – Je suis l’Arabe
  27. Polo – Panne sèche Remix
  28. Doc Gyneco – Nirvana

La concurrence toujours à la traîne, l’argent qui n’en finit plus de pleuvoir, le succès ininterrompu et une solitude encore plus renforcée par la disparition de Bram’s, voilà de quoi il est essentiellement question dans Futur, sixième album solo de Booba. Ces quatre thématiques sont abordées dès le morceau d’ouverture, sobrement intitulé « G5 (Intro) », qui résume fugacement le disque en l’espace de huit lignes (« Ils me donnent des coups que je ne sens pas, sur les champs de bataille dans mes veines coule du champagne, dans ma tête plein de billets font les cent pas, on ne fait que me prêter de l’amour que je ne rends pas » puis « Contre vents et marées, de quelques frères malheureusement je suis séparé, évitons les sujets qui fâchent, l’important c’est pas la chute mais l’atterrissage »). Les quinze autres morceaux composant le projet ne sont rien d’autre qu’une imposante variante autour de ces sujets. Cette propension à tourner en rond, qui flirte parfois dangereusement avec le remplissage, rend le disque étonnamment intrigant.

Pour l’auditeur qui suivait déjà le MC boulonnais quand celui-ci faisait équipe avec Ali sous la bannière Lunatic, Futur marque un tournant critique. Pour la première fois, l’absence d’une véritable direction artistique se fait cruellement sentir. Pire, on se retrouve parfois face à quelques surprenantes fautes de goût qui laisseraient presque penser que Booba n’a plus l’oreille aussi alerte que dans le passé. Tout d’abord, il y a cette embarrassante habitude d’avoir régulièrement recours à l’autotune. Si Future – le rappeur – a récemment réinventé d’une manière inattendue un outil que même T-Pain n’osait plus utiliser, Booba semble lui encore prisonnier de l’emploi qu’on en faisait en 2008. L’exemple le plus criant est « 1.8.7 », la collaboration tant attendue avec le croque-mitaine Rick Ross. Là où l’auditeur lambda était en droit de s’attendre à une déflagration sonore propice à déchaîner les fosses en concert, Booba se contente de livrer un morceau paresseux et fait rapper Rozay sur des sonorités qui ne semblent déjà plus l’intéresser, sans exploiter au maximum le caractère grandiloquent du personnage. Abusif, le refrain autotuné crée un trop grand décalage avec le reste du morceau que les considérations ethniques de Booba (« Paraît que j’suis juif, j’t’enfonce une grosse bite ashkénaze ») ne permettent pas de résorber.

Cette paresse pèse sur un disque qui voit trop souvent le rappeur en pilotage automatique, poussant ainsi l’auditeur à regretter qu’une autre oreille que la sienne n’ait pas été autorisée à émettre un avis sur le disque avant sa sortie. Dans Futur, Booba se permet des facilités inédites et balaye d’un revers toute exigence d’exactitude. Peu importe qu’il ait pris Astérix pour Obélix, il fallait bien trouver une rime avec « à tes risques » sur « Maki Sall Music ». Peu importe la confusion entre le personnage de Val Kilmer et celui de Robert de Niro dans Heat sur « Caramel ». Peu importe qu’il faille se forcer pour se convaincre qu’il mentionne bien le nom de Charles Pasqua et non pas celui d’un hypothétique Gérard Pasqua sur « Kalash ». A ce titre, « Maître Yoda » est probablement la piste la plus symptomatique de ce manque d’inspiration. Dedans, on y trouve une pique gratuite à un confrère rappeur (ici, c’est au tour de Don Choa d’encaisser), une phase sur l’esclavage, un hommage à Bram’s, un clin d’œil à son avocat, des références à Star Wars et à Tony Montana et une auto-citation renvoyant à un de ses anciens morceaux. La routine.

En 2013, Booba évoque presque les personnages de vieux briscards régulièrement interprétés par Clint Eastwood au cinéma. Isolé et acariâtre, l’homme semble blasé et n’a plus vraiment de raison de se dépasser. A moins qu’on ne lui mette un jeune partenaire dans les pattes pour le pousser dans ses retranchements. C’est précisément ce qui se produit sur les quelques sommets de l’album qui, malgré leur rareté, devraient suffire à assurer une postérité au disque. « Kalash », morceau phare du projet, le voit faire équipe avec un Kaaris survolté. Tout en confirmant qu’il est une valeur sûre après la mixtape Z.E.R.O., le MC de Sevran entraîne Booba dans sa déraison. Entre références loufoques (« J’ai des gros bras, la chatte à Popeye ») et violence gratuite (le gilet fluo, l’orteil de Kaaris), les deux rappeurs partagent une véritable alchimie. Il en va de même sur « O.G » et « Rolex », des titres qui le voient respectivement collaborer avec les habitués Mala et Gato, tous deux garants d’une énergie bienvenue. A chaque fois qu’il est épaulé, l’auteur de Temps Mort est capable de fulgurances qui rappellent ses plus grandes heures (« J’ai du poulet yassa, de la me-ca dans le tupperware » sur « O.G »). Même « 2pac », autre grande réussite de l’album, n’est pas tout à fait une expérience solitaire tant Bram’s, auquel deux couplets sont dédiés, habite les quatre minutes du morceau. Comme si, malgré des années à œuvrer tout seul, Booba avait aujourd’hui besoin de retrouver les sensations du groupe pour retrouver pleinement ses moyens.

Fort d’une carrière de près de vingt ans, il semble presque convenu que Booba est tout seul sur le trône du rap français. On pourrait lui contester cette position, lui qui n’est probablement pas l’artiste le plus épatant du paysage rapologique et dont les ventes sont distancées par celles de la Sexion d’Assaut. Pourtant, Booba déchaîne les passions plus que n’importe quel autre de ses confrères et le souci, justement, réside dans le fait qu’il en est parfaitement conscient. A observer Booba sur le toit du rap alors qu’il est encore en activité, on ne peut s’empêcher de se demander s’il s’y amuse toujours autant. Le rappeur est en effet arrivé au bout du chemin qu’il avait emprunté en 2008 avec 0.9 et dont Lunatic était la concrétisation la plus éclatante. Au lieu de regarder dans le futur, peut-être pourrait-il se souvenir de ce qu’avait fait Michael Jordan en 1993. Une fois sa soif de conquête assouvie par les successions de titres remportés avec les Chicago Bulls, Michael Jordan s’était octroyé une incursion dans le base-ball pour mieux revenir par la suite. Au vu du plaisir qu’il a l’air de prendre avec le chant, Booba aurait presque intérêt à faire la même chose. A l’image d’un Michael Jordan qui avait dû se faire violence pour faire bonne figure dans un sport qu’il ne maîtrisait pas, Booba est un chanteur encore approximatif et tributaire de l’autotune. Pour autant, « Tombé pour elle » et « Jimmy » ne manquent pas de personnalité et confirment que le chant est devenue sa nouvelle marotte. Là où la plupart des rappeurs s’aventurant sur ce terrain ont régulièrement mis de l’eau dans leurs vins, Booba continue de servir son Jack pur. Il chantonne les mêmes vulgarités qu’il a l’habitude de rapper (« les niquer, tous les niquer, c’est ça l’idée » côtoie « fils de chiens » et « enfants de putes » sur « Tombé pour elle ») et raconte les mêmes histoires (celle de Jimmy fait fatalement penser à la sienne). Modifier la forme pour mieux rebondir ? C’est ce qui pourrait sauver Booba du combat de trop, et ses auditeurs de l’ennui.

Abcdr Du Son : Tes débuts dans le rap ?

Zesau : Je me suis mis au rap en 93/94 et j’ai commencé à faire des choses sérieuses en 96. C’est là qu’on a monté Dicidens, pas dans l’optique de faire un projet, mais pour réunir nos forces. Après, on a eu l’opportunité de faire l’album mais on a traîné de ouf pour le sortir…

A : Vous étiez plus ou moins proche du 45 Scientific. Vous n’avez jamais eu l’opportunité de signer avec eux ?

Z : Nous, on était déjà avec un label indépendant qui s’appelait Magma et qui est ensuite devenu Paire d’As. On était impliqué dedans donc on était déjà indépendant depuis longtemps. 45 avait un peu plus de visibilité et d’expérience. Ils étaient là, ils donnaient des coups de mains… Il y avait des affiliations bizarres mais il n’y a jamais eu d’histoires de signature…

A : On vous a souvent considéré comme les « petits » de Lunatic, leurs successeurs…

Z : On était dans une même lignée. Moi, franchement, je ne vais pas te mentir : j’écoutais Time Bomb, les X.Men, Oxmo… Tout ce qui était bon à l’ancienne. J’ai écouté Lunatic, « Le Crime Paie », bien sûr… On savait que c’était du bon. Mais, nous, on a peut-être été influencé par Lunatic, mais eux aussi ont été influencés par Dicidens. Il y a eu un échange. Enfin, quand je dis Lunatic, c’est surtout Booba.

A : Sur HLM Rézidants, il y avait plusieurs morceaux déjà connus depuis un certain nombre d’années. Pourquoi ne pas avoir sorti un album tout « frais » ?

Z : On était déjà en indé depuis l’époque, donc on a eu autant de galères qu’un indé de maintenant peut avoir… On a mis du temps à réussir à sortir le projet dans de bonnes conditions. Les gens qui nous suivaient plus ou moins avaient déjà écouté certains morceaux puisqu’on avait sorti deux maxi vinyles pour entretenir le truc. Donc, forcément, ils avaient un petit goût de déjà-vu. Il a mis cinq ans à sortir cet album. On a commencé à l’enregistrer en 98/99 et il est sorti en 2004. Pour l’époque, on avait bien vendu pour un label indépendant. On avait fait 15 000 à peu près.

A : Dicidens s’est arrêté là. Pour quelles raisons ?

Z : On était assez jeunes à cette époque là et, quand on a sorti l’album, on s’est un peu aperçu de la réalité du business de la musique. Ça te fait un peu sortir de ton côté artiste. Ça te casse un peu. On a eu un gros coup de frein par rapport à des choses qui ne dépendaient pas forcément de nous. Il y a des choses qui se passent… Ça te dégoûte d’aller en studio, de rapper… Dicidens s’est un peu dispersé à cause du business de ce que les gens appellent maintenant le « game« . Avant, il n’y avait pas de  »game », c’était en mode « show business » comme disent les anciens [sourire]. Mais chacun a gardé ce truc Dicidens de toute façon. On a fait un petit parcours ensemble, ça a été une école un peu. On s’est tous apporté aux uns aux autres. On a construit ensemble. On verra ce que l’avenir nous réserve mais on est passé à autre chose.

A : Nessbeal a été plus exposé. Toi, tu as un peu tardé à te mettre en avant…

Z : Nessbeal a continué son chemin avec 92I… Moi, je te dis la vérité, j’ai stoppé la musique pendant un temps. En 2005, on a voulu monté notre label : Bad Game. On a commencé à bosser les projets, notamment mon album, Frères d’Armes, que je viens de sortir.

A : Tu es satisfait des retours ?

Z : Oui, ils sont à la hauteur de l’estime que j’ai pour mon travail. Après, tout est question d’exposition. On ne passe pas dans les gros médias et autres réseaux bizarres…

A : Tu passes sur Générations ?

Z : Je ne crois pas. En fait, je n’écoute même plus… Je sais que ça passait pendant que je faisais un peu de promo chez eux mais, depuis, je ne sais pas. Mais on ne peut pas discuter des vrais bails parce que, nous, on est en indé’, tout simplement. Ce n’est même pas une question d’oseille. Ils ne veulent pas des indépendants, des mecs qui taffent tout seul dans leur coin…

A : Un mot sur Rim-K et cette combinaison 100% vitriote…

Z : Rim-K est une génération ou deux au-dessus de moi, il faisait partie des gens qui nous représentaient. 113, c’était le groupe de Vitry, quand on les a vus aux Victoires de la Musique, tout le monde était fier d’eux. Ça fait longtemps qu’on se connait, on a plein de connaissances en commun… Vitry, c’est une grande famille, même si, chez nous, on sait que ce n’est pas vraiment le mot [sourire]. C’est un frangin Rim-K, c’est normal qu’il soit dans l’album.

A : Despo Rutti ?

Z : Despo, c’est artistique. C’est un des rares mecs où je me suis dit : « Enfin quelqu’un qui apporte un truc« . Quand il venait d’arriver, à l’époque de Patrimoine du Ghetto, je l’écoutais déjà. Après, j’ai été amené à le connaître. J’avais déjà fait un morceau avec lui sur Street Lourd. Despo, je pense qu’on peut faire plusieurs feat ensemble, ce sera toujours des morceaux à part.

A : Le Rat Luciano, qui n’était pas forcément très présent ces derniers temps…

Z : Tout dépend pour qui il n’était pas présent. Moi, dans plein d’endroits, on me parle de lui, des gens me font écouter des morceaux qu’ils ont faits avec lui. Il essaie de donner au maximum, c’est pour ça que je l’ai invité. On se retrouve vraiment dans ce qu’il dit. C’est un mec humble, qui connaît la rue et en parle avec du recul. Et pour avoir du recul, il faut forcément un peu de jugeote. Il représente bien les rats des quartiers [sourire].

A : Quels sont les projets en cours ?

Z : Le prochain projet, c’est Dirty Zoo. C’est une mixtape avec en grande partie des prods de Yoro Glyphe. C’est nous deux qui sommes à la base du projet. Il y aura plein d’invités, notamment un morceau avec Sadek qui sera clippé. Là, je suis presque H24 en studio. J’espère que ça va sortir rapidement. J’ai d’autres projets derrière, notamment une compil’ qui s’appelle Rewind. J’ai fait une compil’ avec tous les anciens que j’ai écoutés depuis mes débuts dans le rap. Pour montrer aux jeunes générations qui m’écoutent d’où part ce délire-là et rendre aux anciens qui ont porté le truc. Il y aura des mecs comme Daddy Lord C, MC Eiht, Lords of the Underground, D.Abuz, les Sages Po, des gens des X.Men, Different Teep… Il y a aussi tous les mecs de mon label qui préparent des projets : Gosse de Béton, Amin O.Mic, Kolonel 94… Le but avec le label, c’est de promouvoir d’autres artistes. Ça va faire presque vingt ans que je suis dans la musique, il faut élargir et laisser les petits jeunes arriver maintenant.

« Tout ça pour dire… Pas grand-chose. Mais dis-toi que j’m’en bats les reins. » (« Kojak »)

Au début, ce n’est qu’une impression diffuse ; une sensation qui revient piquer l’oreille de temps en temps mais est rapidement éclipsée par le son rutilant de Lunatic. Une écoute attentive des quatre précédents albums de Booba permet pourtant de la confirmer : oui, jamais l’écriture du MC n’a semblé aussi inégale que sur ce cinquième solo. Pauvreté de certaines rimes, pauvreté de certains enchaînements, pauvreté de certains refrains. Même style de punchlines egotrip depuis 0.9. Pire : à plusieurs reprises, le rappeur du Pont de Sèvres paraît être en panne d’inspiration et tirer désespérément sur la corde pour remplir ses mesures – la fin de « Comme une étoile », son deuxième couplet sur « 45 Scientific », les dernières rimes des couplets de « Fast Life »…

Pourtant, jamais un disque de Booba n’a dégagé une telle impression de puissance et de facilité. Plus diversifié que 0.9 dans ses thématiques (« Killer », « Lunatic », « Ma Couleur ») et sa forme (exercice de style sur « Jimmy Deux Fois », chant autotuné sur « Comme une étoile »), Lunatic reste néanmoins, comme son prédécesseur, l’album d’un boxeur triomphant revenu sur le ring pour défendre son titre. L’objectif premier : pilonner la concurrence ; pas seulement la vaincre, non, mais bien la tabasser, la ridiculiser et l’humilier. Cela se ressent dans les textes – macédoine de blagues, d’auto-célébration, de gimmicks, de pensées diverses, de souvenirs, de références à la rue, de menaces et d’introspection –, bien sûr, mais aussi dans les productions. Au diapason du propos de Booba, les instrus laissent peu de place à la finesse et aux tergiversations. Grosses basses, gros synthés tempérés par quelques touches plus cristallines, rythmiques lourdes… À la fois sombre et grandiloquente, l’atmosphère de Lunatic reflète parfaitement la noirceur et l’arrogance du rappeur-entrepreneur.

Plus que tout autre, Booba a intégré qu’il était un artiste mais aussi une marque. Et que comme toute marque, son but était de perdurer, de ne pas devenir has-been, de rester tendance. Un œil sur la concurrence, l’autre sur le rap américain, Lunatic montre une fois de plus que, loin d’être figé ou nostalgique d’une certaine idée du rap, Booba est depuis toujours en perpétuel mouvement. L’époque n’est pas aux textes denses et au lyricisme mais aux contenus assimilables rapidement ? Le rap U.S. évolue dans telle direction, avec tels types de flows, sur tels types de beats ? Il écoute, travaille et s’adapte. Mieux que la plupart puisqu’il est plus talentueux. Avec réussite et efficacité puisque pour lui le rap est certes une passion mais également un business et que son souhait, depuis ses débuts, a toujours été d’accumuler le plus de fric possible. Jusqu’à ce que les rêves deviennent réalité. Et que d’autres les remplacent. Quitte à choquer, dans un pays plus adepte de l’humilité hypocrite que du luxe ostentatoire.

C’est que Booba, depuis les succès de Ouest Side et de sa ligne de vêtements Ünkut, a changé de statut. Cas unique dans le rap français, le MC devenu nouveau riche est le premier à avoir pleinement assumé ce changement dans ses textes. Sans chercher à minimiser cette nouvelle donne, mais au contraire en la mettant ouvertement en avant, en l’exagérant, en s’érigeant lui-même en modèle de réussite pour ses auditeurs. A partir de 0.9, la plume a été mise au service de ce personnage. Et malgré quelques détours introspectifs ou thématiques nuançant l’ensemble, elle le reste sur Lunatic. Elle dessine un Booba six-XL et quasi-cartoonesque – corps sculpté à la fonte et aux protéines, sexuellement surpuissant, nageant à Miami dans des piscines de billets violets avec des putes « à gros culs » – et jamais rassasié, songeant, comme à ses débuts, à gagner toujours plus en en faisant le moins possible. Sa musique, du coup, prend à son tour une tout autre dimension, devenant non pas simplement celle d’un nouveau-riche-qui-se-la-raconte mais de la motivational music encourageant l’auditeur à rester concentré sur ses objectifs, quels qu’ils soient, et à croire en lui. Au-delà de ses aspects caricaturaux et de son humour à prendre à 1,5°, c’est son essence même.

Alors, oui, l’écriture de Booba est beaucoup moins dense et riche que sur Mauvais Œil ou ses premiers solos. Mais ce que la plume a perdu à l’élagage, le rappeur l’a gagné en magnétisme – et ce magnétisme irradie, depuis 0.9, et explose encore une fois sur Lunatic, donnant une apparence classe à des rimes qui, sur le papier ou dans la bouche d’autres rappeurs, seraient ridicules. Le rap français et ses vingt ans de contradictions avaient cruellement besoin d’un personnage de cette envergure. Capable de le rééquilibrer par son apparente surenchère individualiste. Capable de tirer implicitement vers le haut et de motiver l’auditeur tout en donnant l’impression de puiser dans la fange et de lui cracher à la gueule. Un sourire narquois aux lèvres. Les bras en croix. Le regard vers le ciel et la bite toujours dans le champagne. Plus que jamais mi-homme, mi-bête.

Monté au sommet de la chaîne alimentaire du rap hexagonal, Booba a pris tellement de hauteur et de recul que l’approcher pourrait s’apparenter à une mission impossible. Figure inaccessible et fermée, B2O ne l’est finalement pas tant que ça. A notre grande surprise, notre prise de contact pour une interview par téléphone a été relativement facile. A la mi-novembre, nous avons pu l’appeler à Miami pour recueillir ses impressions sur sa razzia dans les 100 classiques du rap français élus par nos lecteurs. Avant de composer le numéro, on doit vous avouer qu’on était un peu fébrile (merci Nicobbl pour le verre de punch salvateur). On ne pouvait pas s’empêcher d’imaginer le météore, sapé en noir avec une faux, accompagné d’un 90D, roulant comme une vieille dans son Land Cruiser. En réalité, il s’est révélé étonnamment disponible et complétement détaché des fantasmes qu’il engendre. A l’origine centré autour du Top 100, notre échange va prendre finalement une tournure inattendue, donc plutôt improvisée. En voici la retranscription.


Abcdr : Tu as un paquet de tes morceaux cités dans ce classement des 100 meilleurs morceaux du rap français. Pour certains tu es seul dessus, pour d’autres tu es en bonne compagnie. On va débuter par ordre chronologique. A la quarante-et-unième place on retrouve ‘Le Guidon’. Epoque Time Bomb…

Booba : ….ah, mais ce n’est même pas moi ça.

A : Ah mais si t’es dessus avec toute une équipe, les X-Men, Oxmo, Pit Baccardi, Ali.

B : … [pensif]. Ah ouais ? Je ne m’en souviens pas alors.

A : [Un peu désarçonné, on enchaîne] Ok bon on va passer au Crime Paie qui est numéro deux des votes.

B : ‘Le crime paie’  je m’en souviens ! [Rires]

A : Quels sont tes souvenirs sur la genèse de ce morceau ? 

B : Je me rappelle qu’avant de faire cette version sortie sur Hostile, on avait fait deux versions. La toute première version je ne m’en souviens pas bien. Par contre la deuxième, c’est Zoxea qui avait fait le beat et le refrain. Ensuite, avec Beat de Boul, on a gardé le concept du morceau mais avec un autre instru cette fois.

A : Il s’est écoulé combien de temps entre cette deuxième version et la finale ?

B : Quelques mois je pense.

A : Ça t’étonne que lorsqu’on demande aujourd’hui au public de voter pour des morceaux de rap français, un titre comme Le crime paie sorte en numéro deux ?

B : Ça m’étonne, oui et non. Je sais que c’est un morceau qui a beaucoup marqué le rap français. Il a fait beaucoup de bruit. C’est aussi le titre qui a fait connaitre Lunatic et qui a fait notre succès.

A : T’as senti que les portes s’ouvraient à ce moment là ?

B : Non, pas vraiment. Les gens kiffaient, on avait de bons retours. Mais les portes de l’industrie elles étaient fermées. Les maisons de disques ne voulaient pas de nous, et on n’a pas réussi à signer. C’est pour ça qu’on est parti en indépendants. Enfin les gens s’intéressaient un peu à nous mais il n’y avait pas un contrat sur la table avec six zéros devant la virgule.

A : Ton passage en prison a lieu peu de temps après la sortie du morceau sur « Hostile Hip-Hop » ? 

B : Ouais, c’est en 97-98.

A : Tu en parles plus tard dans ‘La lettre’, des mecs qui signent en maison de disques pendant que toi tu es enfermé. Comment tu l’as vécu ? Ça a été une grosse frustration ou tu as juste pris ton mal en patience ?

B : Frustration, oui, un peu. Mais au final ça m’a été bénéfique. J’ai beaucoup écrit pendant ces dix-huit mois. J’ai écrit une bonne partie de l’album « Mauvais œil », plus d’autres couplets. Je ne me suis pas laissé aller, ça va, j’en ai profité pour bosser.

A : On peut dire qu’il y a eu un avant et un après. On constate qu’au niveau de l’interprétation y’a eu un durcissement. Au départ, avec un morceau comme ‘Cash flow’, tu es parti plus léger…

B : Non, à l’époque ‘Cash Flow’ il y avait déjà un album Lunatic. Il y avait même la première version de ‘Le crime paie’ dedans. Si je m’en souviens bien. Après, j’avais déjà des solos dedans.

A : T’as toujours eu cette vision de t’imposer en solo, y compris au sein de la mécanique Lunatic ? 

B : J’ai toujours eu un délire un peu egotrip en plus des morceaux que j’aurais pu faire avec Ali. C’est d’ailleurs pour ça que je suis seul sur ce morceau [NDLR : ‘Cash Flow’] vu que ce n’était pas trop le truc d’Ali. Moi, il y avait des trucs que je sentais et que j’avais envie de faire. Sur le premier album je crois que j’avais déjà deux ou trois morceaux solos.

A : Comment se passait le processus d’écriture avec Ali ? On avait l’impression que vous étiez à la fois très proches mais aussi très autonomes sur le disque.

B : Ouais, très proches parce qu’on avait un peu le même mode de vie et mode de pensée. On écrivait chacun de notre côté. Mais à chaque fois ça collait vu qu’on trainait ensemble et qu’on avait les mêmes délires. Le fond était le même, seule la forme changeait. Tout ça se rejoignait.

A : Vous habitiez dans le même coin ? 

B : Ouais, je traînais tout le temps au Pont de Sèvres, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

A : Le studio était où ?

B : Y’avait pas de studio. Juste un micro avec un collant dans le cagibi de Zoxea ! [Rires]

« J’écoute les trucs d’aujourd’hui, les beats on a l’impression d’être en 1990. »

A : Parmi tes rimes marquantes celle-ci est forte : « Si tu en tues un, tu sais bien qu’il en reste un« . Tu penses que le destin de tout bon duo c’est d’être à durée déterminée ?

B : Ouais, je pense que faire un duo sur du long terme c’est vraiment difficile. Il y a trop d’égos, d’opinions différentes. C’est difficile d’aller dans la même direction pendant longtemps. La musique évolue, ton style évolue, et chacun n’évolue pas forcément de la même manière. Par exemple, au niveau des beats. Ceux d’aujourd’hui et ceux d’il y a dix ans ne sont pas les mêmes. C’est dur de choisir le même beat pour faire un morceau.

Parfois avec Ali il ramenait un beat et ça me plaisait pas. Parfois c’était l’inverse. Même histoire pour le refrain. Ouais, c’est compliqué un groupe. Surtout en rap, vu que le rap c’est spontané. Il faut faire des concessions et la musique c’est du feeling. Tu dois faire ce que tu sens et ne pas faire de concessions. Forcément quand tu es dans un groupe tu n’es pas toi-même à 100%.

A : A ce titre là, ta carrière solo t’as permis de te libérer d’avantage ? 

B : Ça m’a permis de plus m’exprimer, de faire des trucs que je ne pouvais pas faire avec Lunatic. Que ce soit au niveau des beats ou des thèmes.

A : « Mauvais œil » ça représente aussi beaucoup de conflits, ou ça a été relativement fluide ? 

B : Un peu des deux. Ça a été dur de se mettre d’accord sur certains sons par exemple.

A : Vous avez aussi eu des prises de tête au niveau du message ?

B : Non, à l’époque chacun faisait ce qu’il voulait. Ali disait ce qu’il voulait, moi pareil. On n’avait pas trop de remarques à se faire sur nos textes.

A : Toujours autour de « Mauvais œil », est-ce que vous avez enregistré beaucoup de titres et du coup vous n’en avez conservé qu’un nombre réduit ?

B : [ferme] Non, nous quand on enregistre le compte est bon. On enregistre des titres et ça fait l’album. Il peut peut-être rester un ou deux morceaux mais c’est le maximum. Même quand je fais un album solo, je n’enregistre jamais genre quarante morceaux pour n’en choisir que seize. Je n’écris pas beaucoup en fait.

A : Tu as beaucoup recours à l’autocitation. C’est quelque chose de conscient ?

B : Je ne sais pas. Ça me vient naturellement. Je ne me prends pas trop la tête. Honnêtement, je ne me souviens pas forcément de mes anciens textes. Si tu me demandes de rapper un texte de « Mauvais œil », là, je ne peux pas.

A : Quel regard tu portes sur « Mauvais œil » aujourd’hui ? Il va fêter ses dix ans l’année prochaine.

B : Ah ben c’est un bon album. Un album longuement travaillé, franchement on a bossé dur pour le faire. Que ce soit pour écrire, créer le label, trouver des studios et un deal de distribution. Enfin, on a tout fait par nous-mêmes. Cet album c’est vraiment une fierté.

A : C’est cet album qui a construit ta facette plus entrepreneur ?

B : Ouais, c’est là que tout a commencé. J’ai appris le business. Tout simplement, ça nous a montré que c’était possible. Au départ ça n’était pas gagné.

A : On va passer à « Temps Mort » maintenant. Au-delà du fait que tu étais en solo sur cet album, est-ce qu’il y a eu une évolution personnelle à ce moment là ?

B : Ce qui a changé, je dirais…. Surtout les beats. « Temps Mort », c’était vraiment expérimental. J’ai pris des beats à gauche, à droite. Vraiment au feeling. Un des beats a été fait sur Playstation.

A : Est-ce que t’as souvenir d’une anecdote particulière autour d’une de tes punchlines ?

B : [il réfléchit] Franchement non. Moi ça m’est un peu tombé dessus. J’écrivais et au début je ne me rendais pas forcément compte de ce que je faisais. Avant d’avoir du succès je ne savais pas vraiment…. J’ai pas fait de grandes études, je n’écris pas avec des dictionnaires, ou des dictionnaires de synonymes, c’est vraiment du feeling. Tout ça c’est venu un peu naturellement. Après les gens ont kiffé : très bien. Quand j’écris, c’est cinématographique. J’ai beaucoup d’images en tête que j’essaie de retranscrire avec des mots bien précis. Pas beaucoup de mots forcément. Un peu comme des flashes. Quand j’ai de bonnes punchlines tu vois quelque chose, une image.

A : Pour l’écriture, tu as besoin d’être dans un contexte particulier, où c’est quelque chose qui te suit constamment ?

B : Non, je peux être dans mon lit, en train de pisser, de conduire ou au studio. Ca vient n’importe quand, dans l’avion, dans la bagnole.

A : En ce moment, tu bosses sur ton nouvel album ?

B : Ouais, j’écris beaucoup dans la voiture. J’ai fait une petite moitié de l’album là.

A : Être aux Etats-Unis ça change tout au niveau de la création ou c’est juste un kiff ? 

B : Non, ça ne change rien. Tant que j’ai du son et de quoi noter, c’est bon. Enfin ce qui change c’est que je baigne dans le rap et dans le bon son. Je me tape pas du Diam’s ou du Fatal Bazooka. Tout ça j’entends pas. J’écoute du bon rap, des classiques, des nouveautés. La radio ici ce sont des trucs de qualité. C’est une vraie culture ici.

A : Tu bosses avec des producteurs américains sur ton nouvel album ?

B : Ouais, plus ou moins. Mais pas des mecs connus. Comme en France je bosse avec des mecs que je rencontre. Enfin certains sont un peu connus… mais pour l’instant je n’ai pas enregistré sur leurs sons donc il n’y a rien de sûr.

A : Sur ‘La lettre’ tu disais « Moi je veux devenir ce que j’aurais dû être« . Avec le recul, tu te dis qu’aujourd’hui c’est mission accomplie ?

B : Plus ou moins ouais. Mais ce que je voulais dire là, c’était surtout que je voulais ouvrir les portes qu’on m’a toujours fermées. En France on dit souvent que t’es plafonné. Toutes les portes elles sont bloquées. A l’école, on essaie de te foutre en CAP, en BEP. Tu vas faire de la manutention, être chauffeur de bus, éboueur. C’est tout ce que tu vois quand t’es jeune et que tu grandis. Les daronnes ce sont des nounous. Tu ne vois pas d’avocats noirs, pas de noirs au gouvernement ou à des postes importants. Je veux devenir ce que j’aurais dû être ça veut dire que je veux avoir les mêmes chances que tout le monde et que je veux qu’on m’ouvre les portes comme n’importe qui d’autre.

A : En tant qu’artiste, est-ce que tu ressens encore cette forme de discrimination ?

B : Non, c’est ce qui est bien dans l’artistique. Tu te crées ton propre business. C’est de la musique. Un peu comme le sport. Si t’es bon au foot, tu vas en équipe de France. Si tu fais du bon son tu passes à la radio. Peu importe ta couleur. Ce sont les rares domaines où la couleur importe peu. Ou au contraire ta couleur joue en ta faveur. Quand tu fais du rap c’est plus facile quand tu es noir que blanc ! [rires]

A : Avec le recul des années, comment tu juges les morceaux qui sont dans « Temps Mort » ?

B : Je les réécoute rarement. Juste quand je dois réapprendre les paroles pour faire un concert ou un truc comme ça.

A : Par rapport à la pochette de « Ouest Side ». Le choix du visuel était encore ultra-symbolique, la référence à Malcolm X. Comment il s’est fait ce choix ?

B : La condition des noirs et le combat, ça fait partie des thèmes dont je parle tout le temps. Comment j’ai pensé à cette photo, je ne sais plus. KRS-One avait fait une pochette comme ça et ça colle bien avec mon personnage d’ennemi public. Malcolm X a été assassiné par ses frères. Je suis un peu dans le même cas…

A : Dans « Ouest side », il y a un morceau d’introspection, ‘Pitbull’, sur « Temps Mort » c’est ‘Ma définition’. On a l’impression que sur chaque album solo tu t’accordes seulement une plage pour tomber le masque.

B: Tomber le masque, vite fait. ‘Pitbull’ c’est un morceau plus profond que d’autres. Je ne fais pas d’album avec des morceaux à thèmes. Ce n’est pas mon truc. Ça me saoule de parler de trucs personnels. Je ne suis pas du genre comme certains à faire un morceau sur ma mère, sur la mort d’un proche. Certains vont te dire que le rap c’est une thérapie. Moi, non. J’aime me défouler au micro, trouver des punchlines et des flows. Le rap français ils sont tous en train de chialer, de se plaindre ou de parler de Sarkozy sur tout un morceau.

« Les Kool Shen, Sinik, Diam’s… Ils n’ont même pas encore joué en NBA, ils parlent déjà de raccrocher leurs maillots. »

A : Je me suis toujours dit que ça devait être dur d’être à ta place. A chaque fois que tu fais un truc, tout le monde en parle. Comment on s’immunise face à ça ?

B : [Très détendu] Ouais, mais je suis habitué. Je préfère ça que l’inverse à vrai dire. Je préfère que tout le monde parle dès que je fais un truc que tout le monde s’en batte les couilles. [rires] Ça ne me dérange pas, j’assume. C’est de la pression mais je ne vais pas me plaindre non plus. Ça reste que des mecs qui jactent sur internet, ce n’est pas bien grave.

A : Si on regarde ta carrière, on se dit que la décennie 90 a été celle du duo, la décennie 2000 celle du solo. Comment tu perçois la décennie 2010 ?

B : Même chose. J’avance, je vais encore faire quelques albums. Comme en 2000, je cherche toujours à faire de nouveaux trucs, à évoluer, à m’améliorer. Je cherche la performance. Il faut que je me dépasse à chaque fois pour écraser les autres.

A : Parmi les rumeurs du moment, il y a celle qui dit que tu es de nouveau en contact avec Ali. Tu confirmes ?

B : Non. Je ne sais même pas où il est.

A : Dans le classement il y a aussi un morceau de Fabe qui s’appelle ‘Des durs, des boss… des dombis !’. Un morceau que t’as cité deux ans plus tard…

B : Ouais, c’était l’époque Lunatic contre le rap conscient. Le rap conscient qui casse le cerveau où les mecs critiquent le fait que tu parles de rue et d’armes. Ce que fait un peu Kool Shen. Ces mecs disent qu’on parle trop de violence mais qu’en vérité on n’est pas des vrais gangsters. C’était un discours qui se tenait beaucoup vis-à-vis de Lunatic et le rap un peu violent. Moi le rap conscient comme ça il me casse les couilles. Tu veux faire du rap conscient vas-y mais arrête de parler. Si on parle de rue, c’est qu’on sait de quoi on parle. On n’est pas des imposteurs. D’ailleurs regarde ce qu’il est devenu Fabe ! [Rires]

A : Tu as un peu cette image du fossoyeur du rap français, qui a écrasé toute concurrence. Du coup, on voit plein de petits Booba un peu partout, des mecs qui veulent t’imiter sans connaitre le même succès. Comment tu perçois ça ?

B : Moi ça ne me dérange pas. Si j’influence les gens très bien. Mais quand je fais un morceau comme Que le Hip-Hop français repose en paix ça va plus loin que ça. Ca parle du mouvement en général. A force d’écouter la radio et des mecs qui disent faire du rap mais ne savent pas ce qu’ils font… [il soupire] Quand j’écoute Skyrock, je me dis que 80% de ce qu’ils passent ça n’est même pas du rap.

Quand je dis « Que le Hip-Hop français repose en paix« , je parle de la plupart des mecs de maisons de disques, de ceux qui tiennent les grosses radios, je considère qu’ils n’ont pas de culture et qu’ils ne sont pas à leur place. Là, c’est à se demander si les mecs écoutent la musique. J’écoute les trucs d’aujourd’hui, les beats on a l’impression d’être en 1990. Les mecs ils sont toujours en train de pleurer, ils ne s’amusent pas. Tu peux danser sur aucun morceau. T’as l’impression d’être dans une salle d’attente pour une thérapie et que les mecs ont envie de se jeter par la fenêtre [Rires]. Tu ne peux pas chialer tout le temps, il faut aussi faire de la recherche musicale, trouver des gimmicks, faire en sorte que ce soit un peu dansant. Le rap il a évolué. Artistiquement, il n’y a aucune recherche.

A : Tu travailles depuis peu avec Because Music, après avoir été chez Barclay. Comment tu vis cette nouvelle situation ?

B : En bossant avec Because en indépendant je reviens un peu à l’époque « Mauvais œil »-« Temps mort ». Avec Barclay j’étais en licence.

A : Tu préfères cette configuration ?

B : Je suis aussi libre qu’avant. J’ai toujours été producteur de ma musique. On ne me dit pas ce que je dois faire. Ca ne change pas grand-chose au final. C’est juste une histoire de pourcentage. Et je trouve que Because travaille bien le rap, ils ont une bonne dynamique.

A : Lors de cette époque Time Bomb, vous avez fait très peu d’apparitions sur mixtape. On n’en a trouvé que trois. C’était un choix pour vous de rester discret ?

B : Déjà, on sélectionnait. On voulait faire de bonnes mixtapes. A chaque fois qu’on plaçait des morceaux on ne voulait pas que ce soit des coups pour rien. Je préférais en faire peu mais faire ça bien, plutôt qu’être sur tous les projets en même temps.

A : Est-ce que t’es un peu nostalgique de cette époque ?

B : Non, pas du tout. C’est une époque que j’aime bien et respecte mais nostalgique non. Là je suis bien en solo. Cette époque elle n’était pas faite pour durer.

A : Est-ce que tu suis ce que peut faire quelqu’un comme Oxmo aujourd’hui ?

B : Ouais, j’entends des trucs de temps en temps. Lui, comme d’autres. Je suis au courant de tout ce qui se fait. Après, je n’écoute pas les albums.

A : Quel regard tu portes sur son évolution depuis Time Bomb ?

B : Lui, il a fait plein de trucs. Il est allé dans plein d’univers différents. Dans le jazz. Ce n’est pas le Oxmo que je connaissais à l’époque.

A : Tu es avec Oxmo les deux seuls de cette génération Time Bomb à avoir réussis à conserver un niveau de notoriété et de succès très fort.

B : Ouais, on n’a pas le même parcours. Je ne dis pas que je suis meilleur que lui ou qu’il est meilleur que moi. Mais bon, nos parcours et nos choix musicaux sont très différents. Moi par rapport à l’époque Time Bomb, je suis resté globalement le même. Oxmo il a eu une autre évolution. Son parcours il est un peu bizarre par rapport au mien.

A : Quand je t’ai vu à Urban Peace – encore un truc qui a fait énormément de bruit – je me suis dit que c’était vraiment l’évènement qui cristallisait ton divorce avec le rap français. Comme s’il y avait une incompréhension mutuelle entre vous deux.

B : Ouais, je lui ai mis un coup de bouteille dans la tête ! [Rires] En France tu n’as pas le droit de dire que tu gagnes de l’argent, que t’es content d’avoir réussi, que t’es heureux et que tu kiffes. Il faudrait que je mente comme Diam’s ou IAM, ces gens qui vendent depuis toujours des disques et gagnent de l’argent. Jamais tu ne les entends dire qu’ils kiffent. Ils sont toujours en train de parler de la misère des autres. Tu peux un peu faire du social mais pas tout le temps. L’autre elle vend 1 million d’albums et là elle est en train de chialer.

J’ai passé la plupart de ma vie dehors à essayer de m’en sortir. Le jour où je réussis à accomplir certains trucs, je suis content, j’ai envie de l’exprimer. Je ne peux pas me permettre de pleurer tout le temps. C’est un peu comme si Jay-Z aujourd’hui il te parlait constamment de Marcy Projects. Faut pas prendre les gens pour des cons.

A : C’est aussi pour ça que tu bouges souvent aux États-Unis ? Pour te sortir la tête de ce milieu là ?

B : Non, je m’en fous moi. Les États-Unis j’ai toujours aimé. Si je n’avais pas eu le business de la musique en France, j’aurais déménagé là-bas depuis longtemps. C’est vraiment le pays de la musique et de la culture. C’est une autre mentalité. Une mentalité que j’aime bien en général.

A : Pour revenir brièvement sur Urban Peace, une rumeur affirmait que le lendemain du concert tu avais reçu une caisse de Jack Daniel de la part de la marque. Tu confirmes ? Tu leur as fait un coup de pub monstrueux sur ce coup.

B : Ah non ! Au contraire ils ont écrit à Universal en disant qu’ils nous attaqueraient si on associait mon image à Jack Daniels. Je crois que ce sont des bons gars du Tennessee ces gars là, des bons mecs du Klu Klux Klan. Ils n’ont pas envie que je sois associé à leur image.

A : Un peu comme Jay-Z avec le champagne Crystal…

B : Ouais, exactement ! [Rires]

A : On parlait tout à l’heure d’une certaine nostalgie d’une époque. Il y a eu un concert il y a quelques temps qui s’appelait Retour aux sources. Il rassemblait notamment les Sages Po’, Express D, une partie des X-Men. Quel regard tu portes sur ce type d’évènement ?

B : Je pense qu’il se passe tellement rien qu’ils sont obligés de faire des trucs nostalgiques plutôt que de faire des nouveaux trucs. Ils ont tellement rien à faire qu’ils préfèrent te sortir des trucs d’il y a vingt ans. Franchement, aujourd’hui, le rap français il n’y a plus rien, il se passe que dalle. Les mecs ils ont rien commencé ils parlent déjà d’arrêter. Les Kool Shen, Sinik, Diam’s. Ils n’ont même pas encore joué en NBA ils parlent déjà de raccrocher leurs maillots.

A : Aujourd’hui, quand tu fais le point sur ta carrière artistique, quelle est ta plus grande fierté ?

B : [Il réfléchit] Ce sont mes textes je pense. J’ai toujours essayé de maintenir un certain niveau. Dans chaque album, il y a des punchlines qui restent et marquent. A la fin de ma vie, tu mets toutes les punchlines de tous les rappeurs en commun, certaines des miennes vont ressortir.

A : Est-ce que tu as déjà regretté certaines de tes paroles ?

B : J’ai eu un peu de peine pour Michael Jackson.

A : Ah oui, le timing n’était pas bon sur ce coup. Comment tu as vécue sa mort ?

B : Ben rien, ce n’était pas mon frère. C’était triste, j’ai grandi avec lui. Ce qui m’a fait chier, c’est que j’aurais bien aimé écouter un nouvel album de sa part, pour voir ce que ça aurait pu donner après toutes ces années.

A : Tu as fait beaucoup allusion à son changement de couleur dans tes morceaux.

B : Ben ouais, pour nous c’est du gâchis. Ce mec c’était une fierté pour nous, la plus grande star internationale et il était noir. Alors, le fait qu’il change sa couleur, qu’il se fasse refaire le nez, c’était bizarre. Un peu comme si Elvis s’était fait refaire la peau, grossir le nez et décide de mettre des perruques afro. Je ne pense pas que les blancs auraient kiffé ! Tu vois ce que je veux dire ? [Rires] Ce n’est pas un truc raciste. Juste, je trouve ça dommage.

A : Par rapport à ton nouvel album : tu peux nous lâcher un truc à ce sujet ?

B : J’ai déjà enregistré le premier morceau. Je pense que c’est un de mes meilleurs morceaux ! [Éclats de rire] L’album va sortir vers mars. Le premier extrait devrait arriver vers fin d’année.

Né non pas pour vivre seul, cause au nom de l’universel. »

« Je fais beaucoup de boucan, tu vois bien que je lis peu de bouquins. »

« À chacun ses empreintes mais sur la même sphère. »

« Ils me font marrer : je suis déjà arrivé, ils ont pas démarré. »

« Chacun pour soi dans l’éphémère et l’Éternel pour tous ceux qui ont foi en Sa bénédiction. »

« Mais qu’est-ce que tu croyais ? Qu’on allait rester là à se laisser noyer ?
– Voyons, ici chacun avance selon ses moyens. »

Lunatic : de l’adjectif lunatique, qui « manifeste une humeur changeante et imprévisible ». Duo de rap en français, composé d’Ali et de Booba. Autoproclamé imbrisable, le groupe naquit à la fin du XXe siècle. Il vécut vite et peu, se brisant malgré tout sur les récifs du début de siècle suivant. Le temps de quelques apparitions et d’un seul album (Mauvais oeil, 2000), Lunatic aura explosé les notions de couple archi-mixte et de cohabitation en matière de rap en français, tels « Rambo contre Gandhi, ou quand Marc Dutroux rencontre Candy ». Las, les différences rattrapèrent bientôt les deux hommes, et le duo implosa aussi vite qu’il avait emplafonné les certitudes d’alors. L’horizon à deux ? Il est désormais derrière eux… Une olympiade plus tard, un Black album atterrit dans les bacs, estampillé Lunatic et composé de trois inédits, de quatre lives et de cinq faces B, entre autres. Au-delà des polémiques qui ont entouré sa sortie, il ressort de ce faire-part de décès le sentiment d’un immense gâchis. En effet, quoi qu’en pensent désormais les principaux intéressés, ce couple-là tirait son auditoire vers le haut. En témoignent les versions douces-amères de titres comme ‘Pas l’temps pour les regrets (part. 1)’, ‘Avertisseur (part.2)’ ou ‘Ni strass, ni paillette (part. 2)’ : il est des sommes d’imperfections qui frisent la perfection… Depuis ? Depuis, Lunatic n’est plus, mais Ali et Booba si, et ceci plus que jamais. Comment aurions-nous pu un instant croire qu’ils allaient rester là à se laisser noyer ? Ce recueil posthume et hanté ne recèle au final qu’un seul accroc : la phrase « Si tu en tues un, il en reste un ». Une fois le sombre opus refermé, en effet, l’épitaphe qui semble le mieux coller à la trajectoire du défunt duo serait plutôt : « Si tu en tues un, il en reste deux ».

Paris, 21 avril 2006, locaux du 45 Scientific. Nous n’avions jamais rencontré Ali. L’écoute de son premier album solo, Chaos et harmonie, laissait supposer que l’ancien membre de Lunatic était un homme intéressant. Nous savions aussi qu’il était las d’être sans arrêt interrogé sur sa rupture avec son ancien ami Booba. Jean-Pierre Seck nous l’avait spécifié d’emblée, Geraldo nous le rappela en nous faisant entrer. Aussi avons-nous pris le parti de centrer la discussion autour de son album. Libre à lui, ensuite, de nous conduire vers où bon lui semblerait. A preuve du contraire, un entretien n’est pas un tribunal.

En guise de préambule, nous lui avons fait lire la chronique de son album parue sur le site il y a presque un an. Il la connaissait. Il en a profité pour reprendre en direct certaines choses qui l’avaient interpellé. Rapidement, pour que l’échange ne soit pas qu’unilatéral, nous avons ressenti le besoin de nous présenter : athée pour l’un, fils d’une catholique et d’un musulman pour l’autre. Les choses étaient ainsi plus claires pour tout le monde. Dans un coin de la pièce, Jean-Pierre Seck écoutait sans mot dire, s’absentant parfois pour passer un coup de fil. A plusieurs reprises, comme nous, comme Ali, il a souri.

Quelques mois plus tard, nous nous sommes retrouvés à Lyon, autour d’une Bible, d’un PC et d’une carafe d’eau. C’était le 15 juillet, il y avait des points de l’entretien qui méritaient d’être précisés.


Abcdr Du Son : Dans le morceau « Observe », tu dis : « Tu veux me situer ? Au Maghreb, j’ai ma place parmi les mulâtres. Couleur d’ocre, couleur d’ébène, gnawa, ma musique à mes racines se consacre. » Peux-tu expliciter ?

Ali : Quand je dis « tu veux me situer« , je parle de mon identité. Je suis originaire du Maroc, continent Afrique, région Maghreb. De toute façon, Maghreb, ça veut dire « le Couchant« . Au Maroc, la société fonctionne un peu comme au Brésil, avec un système de « classes« , en fonction de la couleur de la peau. C’est une région composée de différentes cultures. Quand je dis que « j’ai ma place parmi les mulâtres« , c’est parce qu’une partie de ma famille est noire et l’autre blanche. Quand je parle de « gnawa« , qui est la musique des noirs marocains, je la lie à mon rap dans lequel j’évoque souvent l’attachement à mes racines.

Ab : Maghrébin en France, mulâtre au Maroc : quel serait selon toi le terme qui permettrait de t’appeler par le même qualificatif eten France et au Maroc ?

A: Ici, en France, les Marocains, les Algériens ou les Tunisiens sont souvent appelés les « beurs« . Personnellement, c’est un terme que j’ai toujours refusé. Déjà il y a deux choses de faux avec ce mot. Premièrement, on part du mot « arabe » pour l’utiliser en verlant : « beur« . Ce premier verlant est remanipulé encore une fois en verlant pour donner : « rebeu« . Jusqu’où le mot va-t-il être distordu ? Un Blanc, on ne le définit pas par le mot « anbl« , non ? Deuxièmement, le mot « beur » relatif à « arabe » perd son sens car il regroupe tous les nord-africains. Or les nord-africains ne sont pas tous arabes. La majorité sont berbères, sahraouis, kabyles… C’est aussi simple que ça. En ce qui me concerne, le terme qui me semble pouvoir lier maghrébin en France et mulâtre au Maroc, c’est le terme « africain« . C’est pour ça que mon pseudonyme A.L.I. veut dire « Africain Lié à l’Islam« . Mais pour être plus juste, en réalité je suis avant tout un musulman lié à l’Afrique. Ma véritable communauté est la communauté musulmane. Musulman, c’est ce qui me définit le mieux.

Ab : Justement, ce prénom Ali… Beaucoup de personnes pensent qu’il s’agit de ton vrai prénom. Ce pseudo, tu le portes depuis longtemps ?

A : Oui, depuis le début. C’est le prénom de mon grand-père.

Ab : En 2001, beaucoup ont cru reconnaître ta voix sur le morceau « Des terres d’Afrique », dans l’album de Kery James. Tu confirmes que c’était bien toi ?

A : Oui. Kery James est musulman. Pour moi c’est un frère. Il m’a demandé de venir, je suis venu.

Ab : Dans le couplet en question, tu intervenais dans une phrase où Kery disait : « Je veux que les jeunes africains relèvent la tête, que leur parcours scolaire ne soit pas synonyme de défaite, que la France voit naître une génération d’ingénieurs, qu’ils ne soient pas que footballeurs, acteurs ou bien chanteurs. » Tu te rappelles du contexte de ce morceau ?

A : Si je me souviens bien, nous avions discuté sur le fait qu’il y avait beaucoup de sportifs et de musiciens chez nous. Nous voulions sortir de ce cliché. C’est pour ça que je dis « Relève la tête« , à la fin du morceau. Ce n’est pas vraiment dans le sens « Sois fier de ce que tu es« , mais plutôt « Regarde au-delà de ce qu’on veut te montrer« … OK, il y a beaucoup de réussite par la musique et par le sport, mais nous ne devons pas non plus devenir un peuple de cirque et de divertissement. Or c’est ce que nous devenons, malheureusement. Dans le fond, ce n’est pas péjoratif d’être footballeur ou musicien. Mais lorsque ces notions s’enferment dans un contexte et deviennent un cliché, là ça devient péjoratif. C’est ça le risque, le danger. Quand un homme se dit qu’il a tel rôle dans la société, et qu’il s’aperçoit qu’il ne peut pas prétendre à autre chose qu’à ce rôle-là, là ça devient dangereux… Après, je suis marocain, j’aime mon pays, mais je ne suis pas nationaliste.

Ab : A propos de Kery James, justement, et de son évolution, il lui a parfois été reproché de tomber dans le prosélytisme. As-tu toi-même été accusé d’en faire trop avec la religion ?

A : Bah tu sais, il y a des gens en face de qui je n’ai même pas ouvert la bouche qu’ils ont déjà peur [Rires]… Ceux qui ont de la répulsion pour la religion me trouveront forcément trop religieux, mais être « trop religieux », pour moi, ça ne veut rien dire. Soit tu es religieux, soit tu ne l’es pas. On ne m’accuse pas d’être religieux, car je ne fais pas de prosélytisme. Je ne fais qu’exprimer ma foi. Ce sont deux choses différentes.

Ab : S’agissant de la portée de tes propos, tu dis dans « Strass et paillettes » : « Je n’attends de ta part ni compliments, ni ovations. Quand bien même tu kiffes, fais-le avec modération »…

A : Je ne veux surtout pas être mis sur un piédestal, ne serait-ce que par rapport à ma religion. J’ai une forte responsabilité par rapport à ça. Tu es libre d’apprécier ma musique, mais ça ne doit pas aller plus loin. Tu sais, Abraham déjà combattait l’idolâtrie. Pourquoi ? Parce que l’idolâtrie humaine et matérielle mène à la maladie, une maladie qui sera plus psychique qu’autre chose. Elle risquera de t’affaiblir, de te faire perdre de ta personnalité.

« Ceux qui ont de la répulsion pour la religion me trouveront forcément trop religieux, mais être « trop religieux », pour moi, ça ne veut rien dire. »

Ab : Tu parlais du fait de devenir une référence… Comment es-tu venu au rap, à propos ?

A : Ben pour le hip-hop, quand j’étais petit je regardais Sidney. Pour une fois que je voyais des gens de couleur à la télé dans une émission française [Rires]. Forcément, ça m’a plus parlé que la variet’. J’étais un môme, je kiffais la variet’, hein, mais là c’était la première fois que je me sentais vraiment représenté. J’ai aimé cette musique-là, c’était vivant. Pour le rap à proprement parler, en bref, ce sont des grands de ma ville qui m’ont mis dans le bain.

Ab : A quel âge as-tu commencé à rapper ?

A : J’avais 13 piges, je crois. J’ai été artiste solo, puis j’ai rappé avec un pote antillais qui s’appelait Yohann. Puis il y a eu Beat 2 Boul… Avant Beat 2 Boul, j’avais déjà fait quelques concerts style MJC et compagnie, tu vois. Mais c’est vrai qu’avec Beat 2 Boul, il y avait une vraie fraîcheur. Le fait d’être plusieurs, d’être nouveaux… Nous arrivions, ça freestylait dans tous les sens, nous vivions le truc au jour le jour…

Ab : Aujourd’hui, qu’est-ce qui a changé fondamentalement dans ton approche du rap ?

A : La religion. C’est elle qui a pris le pas, désormais. Qui sait si sans la religion aujourd’hui je ne serai pas à fond dans le hip-hop, dans le sens pas de limites… Mais peut-être que dans ce cas je vivrais également n’importe comment. Je serais peut-être en train de tiser, avec des meufs de tous les côtés… Je n’aurais sans doute pas la vie de famille que j’ai aujourd’hui. Dieu merci, la vie que je vis aujourd’hui, c’est celle que je veux vivre. Je ne me vois pas dispersé à droite à gauche…

Ab : Dans « Strass et paillettes » (2002), tu dis que tu ne rappes « ni pour la gloire, ni par passion ». Alors la question c’est : pourquoi tu rappes ?

A : Depuis tout petit, j’aime ça. Aujourd’hui, j’aime toujours autant ça. La différence, c’est qu’aujourd’hui j’ai un mode de vie. Ce mode de vie me permet d’avoir un ordre dans mon avancée. Si je mettais mon rap avant toute chose, je vivrai en fonction de mon rap. Le risque, c’est que le jour où ça ne marchera plus, je pète un boulon. Or je n’ai pas envie de péter un boulon. J’ai envie d’une vie bien.

Ab : Cette démarche est valable dans de nombreux domaines…

A : Oui. Mettons que toi tu sois trop dans ton truc de journalisme, et que ça ne marche pas, tu peux en devenir malade. Combien d’artistes, par exemple, sont devenus malades à cause de leurs oeuvres ? Beaucoup se donnent corps et âme dans leur métier mais, au final, pour faire quoi ? A qui vas-tu donner ton âme pour arriver au bout de tes projets ? Donc, pour être bien clair, aujourd’hui j’ai ma religion, l’islam, et j’ai mon travail, la musique. Et j’essaie de faire du mieux que je peux.

Ab : Qu’est ce qui te plaît tant, dans le rap ?

A : Ce que j’aime dans le rap c’est l’idée d’expression, de message. Le rap, c’est comme un fils. Tu le prends comme il est, et tu l’aimes avec ses qualités et ses défauts. Soit tu acceptes le rap tel qu’il est, avec ses qualités et ses défauts, ses bons et ses mauvais ambassadeurs, soit tu n’aimes pas le rap. Le rap a été découpé en catégories : rap hardcore, rap conscient, etc. -, comme si c’était du dentifrice, avec différentes gammes… Mais ça reste du rap, c’est-à-dire l’expression d’une personne. Faire des coups de Trafalgar pour arriver à ses propres fins, ça ne m’intéresse pas. Je préfère vivre en retrait. La richesse ne se mesure pas en chiffres. La richesse, c’est aussi savoir se contenter de ce que tu as, de ce que tu as acquis proprement.

Ab : Qu’est-ce qui t’a fait prendre conscience de cela ?

A : Ce n’est pas au rap que je dois d’avoir compris cela. Encore une fois, c’est une évolution que je dois à la religion. Avec une spiritualité propre, tout devient propre. Si tu pollues une rivière à sa source, elle sera polluée jusqu’au bout. La base doit être saine dès le début. C’est parce que j’ai ma religion que je rappe bien, pas l’inverse.

Ab : Tu te sens donc une responsabilité dans le fait de rapper…

A : Oui. Pour vouloir expliquer les choses aux autres, il faut se connaître soi-même, se comprendre. Si je médite sur moi-même, sur mes actes passés, et que je connais mes défauts, je verrai moins ceux des autres. En revanche, si je ne vois en moi que le bien, je risque de ne voir des autres que leurs défauts.

Ab : « Mon époque est speed comme Krav Maga versus Pençak Silat », dis-tu dans « L’impasse » : peux-tu développer ?

A : C’est une métaphore. La krav maga est un sport de combat israëlien. Le pençak silat est aussi un sport de combat, et il vient d’Indonésie. L’Indonésie étant le plus grand pays musulman du monde, la phrase est donc une transposition du conflit israëlo-palestinien en mode arts martiaux. Mais il faut bien comprendre que, dans le fond, il ne s’agit pas d’un conflit juifs-musulmans. Il s’agit d’un conflit entre un nationalisme sioniste – tous les juifs ne sont pas sionistes, et tous les sionistes ne sont pas juifs, hein – et un nationalisme arabe. De plus, krav maga et pençak silat sont deux sports de self-défense. Ils ont des similitudes au niveau des clefs et demandent tout deux une grande rapidité, d’où la comparaison avec le mot « speed ».

Ab : Pratiques-tu toi-même un sport de combat ?

A : Oui. Je fais du muay-thaï depuis un bout de temps, et j’ai débuté en pençak silat. A un moment, je faisais aussi de la boxe anglaise. C’est un sport que j’apprécie beaucoup.

Ab : Tu as commencé tôt ?

A : La boxe anglaise, j’en ai fait entre 16 et 25 ans. La boxe thaï, j’ai dû commencer vers 21 ans. Et le pencak, c’est récent.

Ab : Et tu as quel âge, aujourd’hui ?

A : 31 ans.

Ab : Le but pour toi, c’est de se défouler ?

A : Non, pas vraiment. C’est avant tout la recherche d’un bien-être, histoire d’entretenir la machine.

Ab : Quels parallèles fais-tu entre les arts martiaux et la religion, par exemple ?

A : En réalité, on ne peut pas parler de parallèle, vu que la religion t’accompagne à chaque instant de ta vie et que les arts martiaux, comme toutes les autres activités (travail, loisirs, sport, etc.) sont limités par le temps.

Ab : Vois-tu d’autres différences ?

A : Dans le fond ce n’est pas comparable. Ce qu’on peut dire c’est que les arts martiaux ne concernent que ce bas monde, tandis que la religion concerne autant ce bas monde que l’au-delà.

Ab : Mettrais-tu la pratique du rap, de l’écriture, sur le même plan que celle des arts martiaux ?

A : C’est clair qu’il y a des similitudes. De la même manière que tu dois t’entretenir physiquement pour t’améliorer dans ces sports, tu dois travailler régulièrement si tu veux progresser en rap. A l’instar des arts martiaux, le rap ne se limite pas à une seule technique.

Ab : As-tu par exemple toujours beaucoup écrit ?

A : Je ne vais pas te cacher qu’à une époque, j’écrivais beaucoup, oui. Et puis j’ai eu peur de finir par être blasé, alors j’ai décidé de me donner du recul vis-à-vis de l’écriture. En revanche, ce que j’essaie d’entretenir régulièrement, c’est le flow. C’est un peu comme de s’entraîner au taï-chi : c’est un travail quotidien.

L’album « Chaos et Harmonie »

Ab: Comment joues-tu cet album sur scène ?

A : Je le joue comme un concert de rap. Je ne fais que rapper. J’oublie le côté message à méditer. De toute façon c’est du live : les gens ne pourront pas rembobiner s’ils ne comprennent pas. Autant donc transmettre le maximum d’énergie et donner au public un bon moment. Je ne suis pas là pour dire « sauvons la planète« . L’enjeu, c’est de dépasser la parole, de revenir à la source du Hip-Hop, le temps du concert.

Ab : Comment s’est passé le travail sur les instrus ?

A : C’est comme des couleurs musicales. Le morceau ‘L’impasse’ dégage vraiment une ambiance speed, tout le côté stress de Paris. ‘Le chant des sirènes’ est plus lourd, avec cette ambiance nocturne. L’instru de ‘La vérité reste la vérité’ me donne l’impression de voyager.

Ab : Comment bosses-tu avec les instrus ?

A : Je bosse de deux manières : soit tu me passes le son et j’écris dessus, soit je réadapte sur la musique à partir des textes d’origine. Je préfère les textes réfléchis. Ils me donneront moins de regrets dans quelques années [sourire]. De temps en temps, j’aime bien aussi lâcher des premiers jets. Mais à la base, un album doit rester sérieux du début à la fin, sinon ça reste une mixtape… De toute manière, tout ce que nous faisons, nous allons le léguer aux autres. Tes articles, tu vas les léguer à tes enfants. Alors plutôt que de faire ça à la va-vite, autant leur laisser quelque chose de bien. Maintenant, tu as tout à fait le droit de faire des trucs à la va-vite. Mais ça doit être l’exception, pas la norme.

Ab : N’as-tu pas été tenté par la production ?

A : A un moment j’ai commencé à produire des sons, oui. J’ai arrêté parce que je me suis aperçu que j’étais plus fait pour rapper. C’est aussi simple que ça. Je préfère approfondir l’art que je maîtrise le mieux plutôt que de me disperser.

Ab : Quels sont les titres les plus anciens, sur Chaos et harmonie ?

A : ‘Observe’ est assez ancien. Sinon ‘Le chant des sirènes’ devait en principe être sur le 2ème Lunatic [sourire].

Ab : Avant d’entrer dans le vif du sujet, nous aimerions que tu explicites certains passages de ton album, par exemple celui-ci : « Golden Boy a oublié que l’air et l’eau plus que l’or sont précieux » : le jeu de mots entre « air » et « eau » et les lettres qui composent le mot « or », tu l’as fait exprès ?

A: Ah non, je n’avais même pas capté [sourire]. C’est marrant…

Ab : Un autre : « Les pantins pensent tirer les ficelles » (‘Génération Scarface’) ?

A : J’aime bien rappeler que tout a un ordre, tu vois. Chacun a sa place. Lorsque quelqu’un pense qu’il est au-dessus des autres, au même moment, sans le savoir, il peut lui-même se trouver être le pantin de quelqu’un d’autre. En tout cas, il est déjà le pantin de son propre ego. Quelques soient tes qualités, la folie des grandeurs, ça peut être dangereux. Chacun a son importance, mais chacun doit aussi connaître sa place dans la vie. En ce qui me concerne, je rappe du mieux que je peux. A côté, je m’efforce d’avoir un mode de vie pour être bien. Le reste ? Je sais que je ne le contrôle pas. Notre âme ne nous appartient pas. Notre propre vie ne nous appartient pas. Il faut toujours relativiser les enjeux. C’est ce que je dis dans ‘A.M.O.U.R.’ : « A ceux qui se prennent pour des divinités, dis-leur de faire coucher le soleil à l’Est. » Beaucoup, malheureusement, se prennent pour des divinités [sourire].

Ab : « Avoir la sérénité à ses côtés comme le Hadj Malik l’a trouvée auprès d’El Shabazz Betty » (‘Génération Scarface’)…

A : Malik El Shabazz, c’est le nom de converti de Malcolm X… Betty, c’est le prénom de sa femme. En principe, la sérénité tu l’as une fois que tu t’es marié. Mais le mariage peut aussi être le contraire, le début du chaos [sourire], s’il n’y a pas d’amour sincère.

Ab : « La traversée du pont Sirat » (‘L’impasse’) ?

A : Il s’agit d’une croyance de l’islam. Après la mort, toutes les âmes ont à passer un pont. Ce pont s’appelle le pont Sirat. Selon les actes que tu as accompli dans ton existence, ta balance de Bien et de Mal, la traversée te sera plus ou moins facilitée. Plus tes péchés seront lourds, plus tu auras du mal à passer ce pont. C’est vrai que ce couplet-là est sans doute mieux compris des musulmans que des autres.

Ab : Pourquoi est-ce avec le drapeau des malawis que tes gens et toi rappez [NDLR : référence à l’une des premières phrases de l’album : « Le drapeau aurait pu être celui du Japon, mais c’est avec celui des malawis que mes gens et moi rappons »] ?

A : Parce que le Malawi est un pays africain dont le drapeau représente un soleil levant, comme celui du Japon… Comme je te le disais, je suis marocain. A.L.I., c’est « Africain Lié à l’Islam« . Les recherches disent que le berceau de l’humanité est en Afrique. Aujourd’hui, de nouvelles théories disent que c’est quelque part en Chine. Bientôt ce sera un peuple d’Amérique du Sud, ensuite un autre… Bon, à un moment, il faut se mettre d’accord [sourire], parce qu’à la fin les théories d’évolution de l’espèce ne voudront plus rien dire. Il est important d’avoir un point de départ commun… Dieu seul sait où se trouve vraiment le berceau de l’humanité, d’autant que plus personne de cette époque n’est là aujourd’hui pour en attester [sourire]… Pour ma part, je crois en Adam et Eve comme parents de l’humanité.

Ab : Dans le morceau ‘La vérité reste la vérité’, tu racontes ton voyage en Palestine. Comment ce voyage a-t-il été organisé ?

A : Le voyage s’est fait par le biais d’une association et d’un pote qui s’appelle Farid Larbi. Nous étions ensemble en B.E.P. Il est en relation avec cette association qui s’occupe d’aider les jeunes palestiniens. En gros, les membres de l’association vont en Palestine et animent des ateliers (foot, écriture, photo…). A l’époque, nous avions enregistré le morceau ‘Lamentations’ pour le projet de Jean-Pierre [Sang d’encre haut débit, NDLR], et ce voyage était l’occasion de le cliper. En échange, nous devions animer un atelier culturel avec les enfants. Nous sommes donc partis par ce biais-là. Et aujourd’hui, ce que j’en dis, c’est que c’est bien de voir les choses par ses propres yeux.

Ab : C’est-à-dire ?

A : Tu sais, comme on dit, il faut voir les choses pour y croire. J’ai été dépassé par les évènements, vraiment. Pourtant, je m’étais bien dit : « Surtout, faut pas que j’y aille avec des préjugés, et je ne veux pas revenir avec de la haine« . Alors je suis parti là-bas, et… Et c’est allé encore plus loin que ce que je pensais.

Ab : A ce point ?

A : [Soupir] Eh bien, il y a cette idée de terre promise, tout ça. Moi, ce que j’ai vu, c’est du colonialisme à l’état pur. C’est-à-dire qu’il y avait des peuples qui étaient là, et qui apparemment vivaient déjà avec des juifs, de longue date. Aujourd’hui, c’est comme s’ils vivaient enfermés. Nous avons vécu dans des camps, c’est-à-dire des camps de réfugiés. Et je te le dis comme je l’ai vu : les gens y sont enfermés, ils ne peuvent pas en sortir.

Ab : Y compris pour aller dans les lieux saints ?

A : Y compris ça, oui. OK, il y a des mosquées dans les camps, mais pour ce qui est des lieux saints à proprement parler, c’est autre chose. Tu sais, nous avons eu l’occasion de nous rendre à la mosquée Al-Aqsa. C’est un lieu saint en Islam. Elle se trouve à Jérusalem, c’est le fameux dôme doré… Certains habitants de Ramallah ne peuvent pas s’y rendre. Ils doivent se contenter d’une photo du dôme. Ils ne peuvent pas sortir du camp, à moins de prendre le risque de sortir clandestinement et de se manger des bastos… C’est un véritable emprisonnement.

Ab : Vous résidiez à Ramallah ?

A : Nous étions juste à côté, à Jellazoune.

Ab : Combien de temps avez-vous séjourné là-bas ?

A : Nous sommes restés deux semaines et demie, à peu près.

Ab : Et vous avez rencontré Yasser Arafat…

A : … Comme à peu près toutes les organisations internationales qui venaient à l’époque. Tu sais, il était enfermé dans son QG. Nous avons eu cette occasion. C’était en 2004, quelques mois avant sa mort.

Ab : « Les pierres palestiniennes sont précieuses », « les colons ashkénazis » : tu n’y vas pas avec le dos de la cuiller… Compte tenu du climat sensible qui règne en France autour de la question du conflit israélo-palestinien, n’as-tu pas craint des représailles ?

A : Non. Tu sais, je suis croyant. Pour moi, après la mort, ça ne finit pas. Rien ne m’inquiète, là-dessus. J’ai dit ce que j’avais à dire dans ce morceau.

Ab : Tu y glisses aussi de nombreuses références à la Bible…

A : Oui, parce que la Bible renferme beaucoup d’indices historiques concernant la situation dans cette région. J’ai donné l’exemple du passage de Matthieu 23:37 qui est très révélatrice et j’ai aussi donné l’exemple du passage de Marc 12:29 où Jésus affirme l’unicité de Dieu. Tu sais, beaucoup de gens croient qu’il n’y a que des arabes musulmans qui sont dans cette situation, là-bas. C’est faux. Beaucoup d’arabes chrétiens sont aussi dans cette situation. C’est de cela que je parle également. C’est important de rompre avec les clichés. Il y a beaucoup d’arabes chrétiens là-bas. Je n’ai pas approfondi le détail de leur religion, savoir s’ils étaient orthodoxes, catholiques, protestants ou autre, mais j’ai rencontré des gens, j’ai échangé avec eux pour essayer de comprendre. Encore une fois, il ne s’agit pas d’une histoire entre juifs et musulmans, comme beaucoup de médias veulent le faire croire. Il s’agit d’une question territoriale. Je le répète, c’est du colonialisme à l’état pur.

Ab : Dernièrement, la sélection pour les Oscars du film « Paradise now » a suscité une polémique aux Etats-Unis. Ce film montre 24 heures du quotidien de deux palestiniens, lassés des humiliations incessantes et peu à peu résolus à devenir kamikazes. Les détracteurs du film l’accusent de faire de la propagande palestinienne. L’as-tu vu ?

A : Non, mais ce que tu dis est très révélateur. Tu sais, quand tu entends sans cesse l’association des deux mots « Palestine » et « kamikaze », et que toi-même tu la répercutes, même avec les meilleures intentions ! -, quelque part tu contribues à entretenir ce qui n’est qu’une machine à clichés. Que tu le veuilles ou non, même si tu es nuancé, tu entretiens cette machine… Moi, ce que j’ai vu là-bas, ce sont des gens bien. Des mecs qui voulaient vivre, mais que d’autres empêchaient de vivre.

Ab : Le film ne dit pas autre chose…

A : Oui mais bon, je ne peux pas être d’accord avec ça. Moi j’ai vu des gens qui n’avaient pas d’autre choix et qui pourtant continuaient à vivre malgré tout. Et, franchement, j’ai vu pas mal de monde… Nous avons vu Yasser Arafat, c’est vrai, mais aussi beaucoup d’autres personnes, qui nous ont sans doute appris beaucoup plus que Yasser Arafat. Et je n’ai pas vu un seul kamikaze.

Ab : En fait, l’une des protagonistes du film essaie par tous les moyens de dissuader son ami de se faire sauter. Elle lui dit qu’en agissant ainsi, il ne ferait que perpétuer un cycle de violence qui n’a que trop duré. Elle lui demande d’aller au-delà de cette douleur-là. Sa tirade est déchirante, et il me semble que c’est ce message-là que le spectateur retient du film, au final…

A : Ce qu’il faut surtout retenir, à mon sens, c’est la réalité de la situation plus que le film lui-même. Le cycle de violence ne trouve pas racine dans le fait qu’il existe des kamikazes. Le colonialisme sioniste, comme tout colonialisme à travers l’histoire, a tout simplement face à lui un peuple résistant. OK. Pour revenir à ta question, cela reste un film. Chacun apporte sa pierre à l’édifice. Pour ma part, il me semble que la chose la plus intelligente à faire, dans cette histoire, c’est de montrer quelqu’un qui va vivre, jusqu’au bout. Le problème c’est que si, à côté de cette personne, une autre personne se fait sauter, ce sera d’elle et d’elle seule que le monde entendra parler.

Ab : Pourquoi, selon toi ?

A : Toujours pour la même raison : parce qu’il est important d’entretenir voire de conforter les gens dans leurs clichés. Et nous, nous qui vivons dans l’immédiat, nous ne nous rendons pas compte de la gravité de la situation. Aujourd’hui, il y a un film en préparation sur le 11-Septembre. Je n’ose même pas imaginer les nouveaux clichés qui vont en résulter.

Ab : Traiter le 11-Septembre par le biais de la fiction, n’est-ce pas aussi dans un souci d’informer ?

A : Je l’espère [Sourire]. C’est clair que c’est important par rapport à la vérité, et qu’il ne faut pas non plus se voiler la face et vouloir tout camoufler. Les choses mauvaises doivent être dénoncées… Mais après, il y a une volonté médiatique de faire un lien entre islam et terrorisme. C’est une réalité. Pour de plus en plus de personnes, désormais, l’islam et le terrorisme ne font qu’un. Pour beaucoup, c’est même devenu une certitude. Là, ça devient dangereux. Alors, que tu le veuilles ou non, quand toi-même tu parles dans la même phrase de Palestine et de kamikaze, tu entretiens ce cliché. Les palestiniens ne sont pas des kamikazes. En ce qui concerne les musulmans, le suicide est interdit en islam. En ce qui concerne le 11-Septembre, ni toi ni moi ne pouvons nous permettre de confirmer le déroulement de cet acte tel qu’il nous a été relaté ou tel que le film va le mettre en scène.

Dans le fond, c’est quelque chose qui nous dépasse. Pour la réflexion, j’invite tes lecteurs à voir ou à revoir Farenheit 9/11 de Michael Moore ou Le Monde selon Bush de William Karel.

Ab : Dans ‘Observe’, un passage nous a interpellé : « Ils ont dépouillé nos terres, couillé jusqu’à la musique : aujourd’hui Eminem, hier Elvis Presley »… C’est marrant, parce qu’en 2002, dans ‘Without me’, Eminem lui-même soulignait ce parallèle : « I’m not the first King of controversy : I’m the worst thing since Elvis Presley, to do Black music so selfishly, and use it to make myself wealthy »(« Je ne suis pas le premier roi de la controverse : je suis la pire chose depuis Elvis Presley, à faire de la musique noire si égoïstement et à m’en servir pour me mettre à l’abri »). As-tu repris sciemment cette comparaison-là ?

A : Je n’avais jamais capté cette phrase. Je suis d’autant plus content que tu me la fasses découvrir. Qu’il ait l’honnêteté de le reconnaître lui-même, déjà, c’est bien. A la base, tu vois, je n’ai rien contre Eminem, même si je ne te cache pas que je n’accroche pas vraiment. Un mec qui insulte sa propre mère face à la planète entière, même si c’est la pire des femmes, cela ne me donne pas envie d’écouter la suite… Avec Eminem, depuis le début, je me dis qu’il y a un truc bizarre. OK, il y a des morceaux qu’il a fait qui se défendent bien, notamment des trucs anti-Bush qui étaient propres. Mais le jour où je me suis dit qu’il y avait quelque chose de bizarre, c’est la fois où il n’a fait monter sur scène que des têtes blondes. Je me suis dit : « C’est le IIIe Reich, ou quoi ? »

Ab : En même temps, tu ne peux pas nier qu’il est lui-même blond, et que s’il met en scène ses propres clones, ils seront tous blonds, non ?

A : Non, non, non, ce n’est pas ça. Le truc, c’est que cela s’est passé au cours d’un festival, et le fait qu’il ne fasse monter que des têtes blondes m’a paru bizarre. Pour ma part, je n’ai jamais vu un rappeur noir ramener cent fois le même gars que lui. Tu vois ce que je veux dire ? L’image m’a vraiment parue bizarre… Maintenant, je peux me tromper. Le gars, tant que tu ne le connais pas, tu ne sais pas ce qu’il a dans le fond. C’est peut-être même un gars bien. S’il est avec Dre, qu’ils arrivent à s’arranger, à se comprendre, il n’y a pas de hasard… Au fond, lui, humainement, il ne me dérange pas. Ce qui me dérange, en revanche, c’est tout le système qui gravite autour.

Ab : Tu as un exemple précis en tête ?

A : Par exemple, Eminem avait sorti un album la même semaine que Nas. Eh bien, les magazines ont fait trois ou quatre couvertures sur Eminem, pas une seule sur Nas… Faut arrêter les conneries : c’est Nas, quand même !

Ab : Eminem n’est pas forcément responsable de cet état de fait…

A : C’est précisément ce que j’essaie de te dire. Ce n’est pas Eminem en lui-même qui me dérange, c’est la réalité qu’il y a autour.

Ab : Cela nous ramène à ta phrase : « Ils ont couillé jusqu’à la musique : aujourd’hui Eminem, hier Elvis Presley… »

A : Voilà. Il y a une vraie récupération de la musique. Presque une sorte de complexe de supériorité. C’est malheureux à dire, mais cette réalité existe. Eminem, quand il a sorti son truc, je ne sais pas combien de fois il a été nominé pour des récompenses… OK, le mec il rappe bien, mais il y a meilleur que lui ! Et je peux t’en citer des centaines, des meilleurs que lui. RZA, par exemple, il le piétine. Le problème, c’est que les mêmes personnes qui mettent en avant Eminem s’en battent les reins de RZA.

Ab : Tu penses vraiment que c’est lié au fait qu’il soit blanc ?

A : Je vais te dire la vérité : oui. [Un temps] Bon, il est très important qu’on se comprenne sur ce sujet. En tant que musulman, le fait que je commence à lui faire des remarques parce qu’il est blanc, ça me met en porte-à-faux avec ma religion. C’est pour ça que je te rappelle une fois de plus que, pour moi, le fait qu’il soit blanc n’a aucune importance. Mais pour ce qui est de l’industrie du disque, comme dans tous les autres secteurs de travail, oui, il y a un tri lié au business et à la politique. Je te rappelle qu’en islam, seule compte la piété. Il n’y a pas de degrés, de classes sociales, tout ça. Peu importe ton sexe, ta couleur, c’est ta piété qui va parler… Maintenant, je te parle d’une réalité, de faits de société. Oui, Eminem est blanc et c’est un détail qui a son importance dans l’industrie de la musique. A côté, il y a une machine qui va le mettre en avant, exactement de la même manière que cela s’est passé avec Elvis… A l’époque d’Elvis, il y avait des mecs qui chantaient dix fois mieux que lui. Qui les connaît aujourd’hui ? Quelle trace ont-ils laissée dans l’Histoire ? A part ceux qui étudient la question, il n’y a pas grand monde pour y répondre, à présent.

Ab : Tu peux y répondre, toi ?

A : Moi, ça va. A titre personnel, je cherche à creuser plus profond que l’Histoire telle qu’on veut me l’imposer. Mais les gens à qui une Histoire mensongère est imposée, et qui ne sont éduqués que par cette Histoire-là, qu’est-ce qu’ils vont retenir ? Ils ne vont retenir que cette Histoire-là.

Ab : Alors qu’en fait…

A: Alors qu’en fait Elvis, qu’est-ce qu’il aura fait, au final ? Il aura récupéré une culture… Participer à une culture, participer à son extension, je dis tant mieux ! Mais le fait de faire croire que tu es la graine de l’arbre, alors qu’en fait tu t’es juste mis à l’ombre de l’arbre, c’est mauvais… Je suis pour le respect des cultures. Dans l’islam, Dieu nous a dit : « Je vous ai créé en peuples pour que vous apprenez les uns des autres ». Au fond, la vraie question n’est pas de savoir si Elvis ou Eminem ont eu tort ou raison d’exister. Tout a une raison d’exister… mais dans le respect des choses ! Et, comme je te le disais tout à l’heure : il y a un ordre.

Ab : Dans ‘Tolérance zéro’, tu effectues un autre parallèle : « Des plantations de coton s’évacuait la souffrance par le blues. Des habitations de béton mon rap a pris le relais »…

A : Cela participe de la même logique. Un jour, un journaliste m’a dit qu’il était surpris par cette comparaison, alors que pour moi le lien est évident. Pour arriver jusqu’à cette musique qui s’appelle le blues, il y a eu un épisode considérable de l’Histoire, qui s’appelle l’esclavage. De là a découlé un patrimoine culturel bien spécifique. Des musiques en sont nées. Elles ont été importées aux Etats-Unis en même temps que les esclaves en question. De ces musiques-là, d’autres musiques sont nées, puis d’autres encore. Et après ces autres musiques, il y a eu le rap. Il y a une cohérence, une continuité.

« A titre personnel, je cherche à creuser plus profond que l’Histoire telle qu’on veut me l’imposer. »

 Ab : Dont Eminem constitue l’un des maillons de la chaîne ?

A : Une fois de plus je le répète, pour moi, Eminem n’est pas important dans cette discussion. La musique est universelle.

Ab : Revenons à d’autres passages de l’album. Tu multiplies les références orientales, presque sans que l’auditeur ne s’en rende compte. Question candide : qui est par exemple « Black Musashi » (‘Observe’) ?

A : Miyamoto Musashi est un samouraï du début du XVIIe siècle. C’est lui qui a écrit Le traité des cinq roues.

Ab : « Ca part de mauvais mots pour finir dans une morgue, étendu comme à Tokyo dans un capsule hôtel. Sumimasen, la vie m’interpelle, m’invite à lutter » (‘Langage vénimeux’) ?

A : Les capsule-hôtels sont des hôtels typiquement japonais. Quand tu les découvres pour la première fois, ils te donnent l’impression d’être à la morgue. Et « Sumimasen », cela veut dire « Désolé » en japonais, dans le sens où tu veux attirer l’attention de quelqu’un : « Excusez-moi« .

Ab : « La force de mon art repose sur l’amour comme Kenshiro Kenoken » (‘Langage vénimeux’) ?

A : C’est un manga.

Ab : Venons-en à présent au fameux morceau ‘Golden boy’. Tu savais que les auditeurs t’attendraient au tournant sur ce thème-là, quitte à devoir lire entre les lignes. Alors ‘Golden boy’ est-il bien le clash en morse qu’il semble être ?

A : Même pas [sourire]. La phrase est explicite : « Golden Boy veut briller quitte à briser ses potes ». A l’origine, cette phrase est de Booba, si tu te rappelles bien (« Depuis le CP, les billes, j’sais que c’est niqué donc je fais mon billet si je dois te briser pour briller« , ‘Pas le temps pour les regrets’, NDLR). « Si je dois te briser pour briller« , c’est explicite. Après, tout cela dépasse la personne du seul Booba. Ce dont je parle, c’est du bling-bling en général, et de la surenchère du bling-bling en particulier.

Ab : C’est-à-dire ?

A : C’est-à-dire que nous vivons dans une société de surconsommation. Vis déjà avec tes moyens avant de te lancer dans une surenchère du bling-bling. Ce sont des conseils, hein, je n’impose pas. Pourquoi vouloir trop montrer l’extérieur alors qu’à l’intérieur, t’es vide ? Que ton frigo lui-même est vide ? Après, nous sommes d’accord, chacun a son mode de vie. Mais quand tu fais croire aux gens que tout est facile alors que tout a un coût, ce n’est pas bon. Les voyages ouvrent les yeux, et la réalité du quotidien aussi. Avec le temps, tu t’aperçois qu’il y a des priorités. D’abord tu payes ton loyer, ensuite éventuellement tu te payes des chaînes. Si tu n’arrives pas à trouver l’argent dont tu as besoin pour payer ton appart’, alors comment tu vas faire pour briller de l’extérieur ? Le seul moyen, c’est de passer par des biais illicites. Mais es-tu sûr que c’est vraiment une solution ?

Ab : ‘Golden boy’ ne s’adresse donc pas qu’au seul Booba…

A : Bien sûr que non. Quand je dis « Golden Boy, qui fait la joie des joailliers d’Anvers à Paris place Vendôme« , je dis qu’il vit sur la peine des drogués à qui il deale pour pouvoir acheter son bling-bling, tu vois. Dans toutes choses, les apparences ont un effet sur leur environnement. Toi tu vas aller acheter tes bijoux, sans te rendre compte qu’au fond t’es le dindon de la farce. Tu vas venir tous les mois pour leur acheter des trucs. T’es gentil, t’es leur meilleur ami, t’es tout ce que tu veux. Mais pose-toi la question : « OK, je suis à l’aise à 100%, auquel cas je peux me permettre de claquer autant. Ou alors, OK, je me serre la ceinture, et malgré ça je fais du mal à des gens en m’offrant des plaisirs qui, en fait, sont inutiles« . Beaucoup, malheureusement, ne se posent pas ces questions-là. Cela crée un déséquilibre. Et puis, il y a le facteur jeunesse. Moi-même, j’ai porté des dents en or, tu vois [sourire]… Mais ce dont je parle, c’est de cette surenchère. Se mettre en danger pour des apparences, à mes yeux, c’est stupide. Que des hommes soient heureux là-dedans m’étonnera toujours. Quand je dis : « Iron, lion, pour lui la véritable Zion rayonne à l’Est de Genève« , c’est en référence à la ville de Sion, en Suisse… Le morceau évoque aussi l’exploitation des richesses en Afrique (« Les diamants de l’apartheid, à mes yeux Golden Boy est wanted« ), la bourse, les comptes en Suisse, les paradis fiscaux et surtout, surtout, le rejet de la spiritualité à notre époque, que j’évoque dans le refrain. Golden boy est tellement prisonnier du matérialisme qu’il n’a ni le temps de contempler son environnement naturel, ni de comprendre l’autre.

Ab : As-tu craint que le morceau ‘Golden boy’ puisse créer une polémique avec Booba ? Si oui, étant donné que tu sembles ne plus vouloir entendre parler de cette polémique, as-tu été tenté de te censurer, de ne pas sortir ce morceau ?

A : Non. Quand tu termines un morceau, tu dois le sortir. A moins de sentir que ce morceau va blesser quelqu’un. Le tout, c’est de ne pas être en contradiction avec soi-même. J’ai un mode de vie, j’essaie de faire les choses bien. Si le morceau est dérangeant dans le sens où il pousse à la réflexion, je dis OK. Mais si le morceau a pour seul but de détruire, ça ne m’intéresse pas.

Ab : Autres termes qui méritent peut-être d’être éclaircis : « Aussi sûr que bayfall et mourides se réunissent à Touba » (‘Oraison funèbre’) ?

A : Touba, c’est un lieu saint au Sénégal. J’ai eu l’occasion de le visiter.

Ab : Toujours dans ‘Oraison funèbre’ : « Triste système où se font inhumer ceux qui favorisent la valeur humaine à celle du xalis » ?

A : Le xalis, c’est l’argent, en wolof. En arabe dialectal marocain, c’est payer.

Ab : Dans ‘Préviens les autres’, tu reconnais faire « flipper dans le trom’, imagine dans un Boeing »…

A : D’autant que j’ai effectivement pris l’avion pour New-York après le 11-Septembre, tu vois [rires]. A l’époque l’avion était quasiment vide : les gens avaient peur. Et je peux te dire qu’à bord il y avait un cirque pas possible. Entre le steward qui venait taper l’amitié avec Géraldo et moi pour voir ce qu’il se passait, les gens qui allaient et venaient, limite en train de siffloter en regardant à droite à gauche – mais surtout vers nos sièges en fait -, pour s’assurer que tout allait bien… Qu’est-ce que tu veux, c’est la vie… Le métro, c’est pareil. Après, ça dépend des lignes, hein. Quand je suis vers Château d’eau, tout se passe bien. Mais quand je me retrouve du côté de Neuilly, par exemple, c’est pas la même, tu vois [rires].

Ab : Cela nous amène à ce qui me semble être l’une des phrases les plus importantes de l’album, dans ‘Tolérance zéro’ : « Méprisé alors que je n’étais même pas né, ma présence a les colonies pour cause, pour effet la pression dans le son, sans agression dans le ton car la paix est préservée dans le fond »…

A : Oui… Il y a un vrai choc des cultures. Et pourtant, tu sais, l’islamophobie d’aujourd’hui n’est pas récente. Elle existait déjà du temps de Voltaire, qui écrivait sur le Prophète… A la base, pourtant, les religions contiennent des messages d’amour et de paix, non ? Le christianisme parle de Dieu et d’amour, et c’est pourtant en son nom que des Bush vont faire exploser la planète pour du pétrole. L’islam parle de paix, et pourtant vu l’angle sous lequel il est le plus souvent montré, ça fait flipper les gens. Ces représentations sont pourtant tellement différentes de l’islam tel que je le connais, tel que je le pratique et tel que je le vis…

Ab : Dans ‘Langage vénimeux’, tu dis : « Cousin, parler sur moi, c’est rien. Je garde l’énergie pleine pour les nazes du MNR et du FNJ ». Nous sommes aujourd’hui le 21 avril, soit exactement quatre ans après l’accession du président du Front National au second tour de l’élection présidentielle…

A : Eux, pour moi, c’est un vrai souci. Le problème, c’est que leur discours déteint sur d’autres partis. C’est donc à la racine qu’il faut traiter le problème. Se baser sur le racisme pour créer un parti politique, à la base, c’est mauvais. Combattre cela ne me semble pas être une perte de temps. Leur discours est clair… C’est bien beau la démocratie, mais pour moi ces personnes ne devraient même pas avoir le droit d’avoir un parti. Imagine que ces personnes arrivent au pouvoir : elle devient quoi, la démocratie ? A mes yeux, c’est une hypocrisie que de les laisser s’exprimer. L’Histoire est faite pour apprendre. Apparemment, la Deuxième guerre mondiale n’a pas vraiment servi de leçon.

Ab : Beaucoup de choses se sont passées depuis 2002. Les lignes ont bougé, les clivages politiques aussi. Penses-tu pour autant que l’extrême droite soit toujours le principal ennemi, pour toi ?

A : Oui. Tu sais, pour moi, la vie ne s’arrête pas avec la mort. Ces gens-là ne me font pas peur. Ce qui me fait peur, c’est de ne rien dire, de ne rien faire. Se dire qu’ils sont là et que, bon, c’est pas grave au fond : ça, ça m’inquiète… Jean-Marie Le Pen a un discours sur l’inégalité des races. C’est grave. Ces gens-là n’ont pas le droit d’être à la tête de partis politiques… Ceux qui les laissent s’exprimer se donnent bonne conscience en disant que cela permet ainsi de les canaliser. Mais ça ne canalise rien du tout. Le jour où ces gens-là seront au pouvoir, ils vont dire quoi, ceux qui les ont laissé s’exprimer ? Ils vont se dire « J’aurais pas dû » ou « Si j’avais su » ?

Ab : Revenons à d’autres passages de l’album… Dans ‘Le chant des sirènes’, tu évoques la perte de l’esprit Hip-Hop des origines (« Sexe, drogue et rock’n’roll ? Tu t’es trompé de mouvement : la base c’est paix, amour, unité et passer du bon temps »). Qui est responsable selon toi de cette évolution : les artistes, le public ou les médias ?

A : Tout le monde est responsable. A l’inverse, il y a des rappeurs, des journalistes et une partie du public qui n’a pas oublié cet esprit. C’était la même chose avec le rock : il y a des gens qui ont perpétué l’esprit « sexe, drogue et rock’n roll », d’autres non.

Ab : Concernant le couplet de Wallen sur ‘Sang-froid’, j’ai parfois eu l’impression qu’à la base il était fait pour être chanté dans une autre langue, puis qu’il a été retraduit en français. Je me trompe ?

A : Nous n’avons pas posé ensemble, parce que ce jour-là j’étais au Maroc. Du coup, je ne peux pas vraiment répondre à ta question. Poser avec un artiste d’une autre langue ? Pourquoi pas, mais il faudrait vraiment que ce soit quelqu’un qui me touche.

Ab : « J’ai appris de mes erreurs et des gens droits », dis-tu dans ‘Sang froid’. Y’a-t-il des personnes qui ont été des exemples pour toi ?

Oui, j’ai mon pote Tidiani Biga. Il est professeur de muay-thaï. C’est un homme qui a toujours été carré… Tu sais, plus tu avances dans la vie, plus tu fais le tri. Il n’y a pas de raisons de se séparer de quelqu’un qui a toujours été bien avec toi, sauf si ton ego est démesuré.

Ab : Dans la chronique de ton album sur l’Abcdr, il y avait un jeu de mots autour de ta phrase dans ‘Tolérance zéro’ : « Je suis ni intégré, ni intégriste, je reste juste intègre ». Pour toi, un homme intègre est-il d’abord un homme intégré qui a gardé son accent ?

A : [Il sourit] C’est bien vu, mais quelqu’un d’intègre est d’abord quelqu’un qui se connaît. Il n’attend pas qu’autrui lui dise qui il est : il sait qui il est. Qui il est, ça veut dire quoi ? Ca veut dire connaître tes liens familiaux, ton pays d’origine, ta culture, ton environnement. Une fois que tu te connais toi-même, tu es intègre. Un homme sans racines, c’est un homme qui n’est pas solide. Le roi Hassan II disait que le Maroc est « un arbre dont les racines sont africaines et dont les feuilles s’étendent en Europe ». Or si un arbre peut se débarrasser de ses feuilles, il ne peut pas se débarrasser de ses racines. Donc si tu te connais toi-même, tu es intègre. Si tu deviens celui qu’un autre t’a dit d’être, là tu es intégré. Et si c’est toi qui impose à l’autre d’être à ton image, là t’es intégriste.

Ab : Il existe plusieurs types d’intégrismes ?

A : Clairement. Il y a des buveurs d’alcool intégristes, genre : « Ouais, je veux que tu boives de l’alcool !« [Rire]… Malheureusement, beaucoup de gens sont ignorants aujourd’hui par rapport à ce qu’est réellement l’islam. Pour eux, intégrisme rime avec musulman. Il est important de comprendre que l’intégrisme détourne de leur véritable sens toutes les religions et idéologies. Mais les gens ne semblent pas encore avoir le réflexe de se questionner par rapport à ça. Il faut vraiment se poser des questions, parce que ça devient bizarre. Ca devient vraiment bizarre… Tu sais, je ne suis pas un homme parfait, loin de là. L’homme parfait pour les musulmans, c’est le prophète Mouhammad. Au jour d’aujourd’hui, certains continuent encore à lui manquer de respect, c’est-à-dire à dénaturer sa véritable identité, qui est celle d’un homme d’amour et de compassion. Personne ne contredit la noblesse du Christ ou celle de Moïse. Pourquoi contester celle du seul Mouhammad ? Tout les trois sont des prophètes et des messagers du même Dieu.

Ab : A ce propos… Au début d »A.M.O.U.R.’, il y a une phrase qui a beaucoup fait parler. C’est celle où tu dédies le morceau : « C’est pour mes muslims et mes muslimèt ». A l’oreille, le dernier mot a souvent été compris comme étant « mouslimettes ». Cet épisode rejoint une autre de tes phrases, dans le titre ‘Avertisseurs’ : « Nos récits trop souvent incompris, non pas pour notre mauvaise diction »… Cela t’affecte-t-il de ne pas toujours être compris comme tu l’aurais souhaité ?

A : Non. Ce n’est pas le plus important.

Ab : Au moment où se termine ‘A.M.O.U.R.’, il se dégage de cet album une impression de boucle bouclée, d’achèvement. Avais-tu l’impression d’avoir tout dit à cet instant ?

A : A cet instant, oui… Mais depuis j’ai posé un titre avec Macson, un autre avec Lalcko, un autre avec Poet… D’autres projets sont en cours, avec des gens qui ne sont pas forcément du 45… Il y a toujours quelque chose à dire. Après, c’est vrai que l’album commence par un titre qui s’appelle ‘Rappel à l’ordre’, et se termine sur un rappel que l’ordre en question, c’est l’amour. S’il y a une cohérence, une boucle, elle est là. Il ne s’agit pas d’amour au sens libertinage, il s’agit de l’amour du prochain. Aimez-vous les uns des autres, et vous sentirez l’amour de Dieu.

Ab : Il est des gens de foi qui considèrent que l’amour à deux est égoïste, et que le véritable amour doit s’adresser à tous…

A : Le véritable égoïsme, à mon sens, c’est de vouloir le bonheur uniquement pour soi. Aimer son prochain n’a pas de limites, tu peux le faire avec ton épouse. Dans la Bible il est écrit : « Multipliez vous, soyez féconds« . S’unir à l’autre me semble être un devoir pour tout homme, sans quoi ça devient malsain. Physiquement, psychiquement, t’en as besoin. Nous avons une anatomie, des testicules, du sperme, c’est pour servir à quelque chose, pas pour se contenter de rêves roses. Notre corps est programmé comme ça, il ne faut pas aller contre. Certains arrivent à passer toute leur vie sans avoir de rapports ? Pour moi c’est impensable. Ce n’est pas naturel… C’est comme les femmes qui se prennent pour des hommes, eh bien non : leur ventre, c’est pour faire des enfants. Arrivée à cinquante ans, ton horloge biologique s’arrête. T’as vécu ton côté rebelle féministe quand tu avais vingt, trente ans. Et d’un coup, ton anatomie te rappelle à la réalité des choses… Au moins, avec la religion, il y a une logique.

Ab : « Tout est mathématique… »

A : Oui. Nous sommes là pour une raison. Notre corps est là pour une raison. Il existe des signes à n’en plus finir. OK, comme tu disais, il y a des prêtres qui peuvent t’encourager à donner de l’amour aux autres plutôt qu’à une seule personne. Reste que si tu es bien avec ta femme, il se dégagera de votre couple un amour multiplié par deux, qui rejaillira forcément sur les autres. Et quand tu auras des enfants avec cette femme, à qui tu auras transmis ce même amour, ce sera multiplié par cinq, par six, par sept, tout autour de vous. Il y a une chaîne du Bien, tout comme il y a une chaîne du Mal. Ce sont des aspects à ne pas prendre à la légère. Nous en sommes à un moment de l’humanité où l’heure est venue de se réveiller. Il faut arrêter avec ces histoires de civilisations, ces histoires de « J’ai la plus grande histoire« , « Je suis plus ceci« , « Je suis plus cela« . L’humanité est faite de réalités complexes. C’est à nous de les dépasser pour atteindre l’universel. Et ça, ça vient avec le temps et la patience.

La Foi

Ab : La religion occupe visiblement une place importante dans ta vie…

Oui, c’est mon mode de vie. Je fais des invocations à mon réveil, avant de manger, avant de voyager, avant de sortir ou rentrer chez moi et ainsi toute la journée jusqu’au moment de dormir. Chaque action est accompagnée du rappel de Dieu. Pour beaucoup de gens, la religion n’est qu’un culte, une somme d’actes, un rituel. Il existe pourtant des religions sans divinité. Qu’est-ce qu’une religion sans divinité ? Prends le bouddhisme, par exemple. Il est souvent présenté comme une philosophie. C’est faux. Ce n’est pas une philosophie, c’est une religion, qu’on le veuille ou non, puisqu’il y a un culte et des livres sacrés… En gros, peu importe ta religion, le coeur reste le réceptacle de la foi. Après, moi j’aime que les mots aient un sens. La religion encourage à faire preuve d’esprit. Qui dit esprit dit intelligence, spiritualité. Donc si faire preuve d’esprit, c’est faire preuve d’intelligence, alors le seul moyen d’avoir une spiritualité saine et intelligente, selon moi, c’est avoir une religion.

Ab : Et quelle place le rap occupe-t-il dans ta vie par rapport à la religion ?

A : Je ne voudrais pas que ce travail prenne le dessus sur mon mode de vie, qui reste l’islam. C’est ma vérité. Cela me permet de me trouver en état de paix. Le rap me permet d’exprimer cet état d’âme. Tout en étant une forme d’expression, ma musique reste un travail. Pour que ce travail soit bien fait, il faut qu’il se conforme aux commandements de ma religion : ne pas inciter à la haine, au meurtre, au vol… En clair, mon rap est soumis à la volonté de Dieu, comme toutes mes autres actions… Une fois que tu développes une spiritualité propre, ou que Dieu te permet de développer une spiritualité propre, tout ce qui arrivera derrière ira dans le bon sens. Au contraire, si ta spiritualité est faussée, alors tout ce qui arrivera derrière sera faussé. Automatiquement. Dans ce cas-là, tu penseras parfois agir bien, alors qu’en réalité ce ne sera qu’une perte de temps et d’énergie.

Ab : C’est marrant que tu parles de TA vérité. Cela rejoint les mots de Tierno Bokar qui ouvrent la chronique de ton album, sur l’Abcdr : « Il existe trois sortes de vérités : il y a Ta vérité, il y a Ma vérité et il y a La vérité »

A : En islam, à chaque fois que tu finis une sourate, un chapitre, tu dis : « La vérité appartient à Dieu ». Nous appartenons à une vérité, une réalité. Mais LA vérité, qui peut prétendre la cerner ? Humainement, ce n’est pas possible. Nos sens eux-mêmes sont limités. Notre vision va jusqu’à un certain point. Après, ce qu’il y a au-delà de l’horizon, tu peux essayer de l’imaginer. Il peut s’agir d’un bateau, d’une montagne, mais il se peut aussi qu’il ne s’agisse pas du tout de ça. Nous sommes limités par nos sens. Une fois que tu as réalisé ça, tu as compris que ta vérité elle-même est limitée. C’est aussi simple que ça… Je vais prendre un autre exemple : toi et moi, nous allons avoir un débat, encore que je n’aime pas trop le mot « débat », je préfère celui de « dialogue ». Nous allons avoir un échange, c’est-à-dire avancer ensemble sur le chemin de la vérité. Au cours de la discussion, tu vas supprimer un peu de ce que j’ai de faux, et moi je vais supprimer un peu de ce que tu as de faux. Nous allons nous corriger mutuellement. Je vais apprendre de ta vérité, tu vas apprendre de ma vérité, et ensemble nous allons avancer. Mais…

Ab : Mais ? 

A: Mais même en se complétant à deux, à trois ou même à mille interlocuteurs, ce ne sera pas LA  vérité. Parce qu’il y a des choses qui nous dépassent. Il y a un ordre, comme je te le disais tout à l’heure. Il y a une Vérité absolue, les nôtres ne sont que relatives et sensorielles.

Ab : « A bout de forces, certains espèrent que la Terre s’ouvre d’une ultime secousse », dis-tu dans ‘L’impasse’… A quel moment as-tu toi-même cessé de croire au Père Noël ?

A: Déjà, d’une, je n’ai jamais cru au Père Noël [rires]. A la base, ça ne fait pas partie de ma tradition [rires]. Plus sérieusement, pour répondre au sens de ta question, j’ai perdu mes illusions très tôt, pour ne pas dire dès l’école… Au début, comme tous les mômes, j’étais naïf, je ne voyais pas les différences de couleur. Je me souviens notamment d’une fois, en classe. Je me dessinais, comme tous les autres enfants. Bon, dans ma classe, les élèves étaient majoritairement blancs. Alors j’avais pris de la peinture, la même que les autres, et je m’étais dessiné, comme tous les autres. Et là, la maîtresse est venue me voir. Elle a regardé mon dessin, et elle m’a dit : « Non, non, non, ça ce n’est pas ta couleur », et elle m’a expliqué pourquoi. J’ai fait : « Ah bon ? »… Et à ce moment-là, j’ai compris, tu vois. J’ai compris. Même si c’était un truc d’enfant. Même si c’est un âge où tu te réveilles tout le temps, où tu n’en finis pas de te réveiller. J’avais beau être môme, cet épisode est resté comme un déclic.

Ab : Comment as-tu surmonté cette perte d’illusion précoce ?

A : Comme je te le disais, j’aime bien être logique. A un moment donné, j’ai réfléchi, et de conclusions en conclusions, aujourd’hui, j’approfondis ma religion… Pour beaucoup de gens, la religion est le fruit de l’imagination de l’homme. Pour ma part, ce n’est pas ce que je crois. Dans la sourate 3, verset 190, le Coran dit : « En vérité, dans la création des cieux et de la Terre, et dans l’alternance de la nuit et du jour, il y a certes des signes pour les doués d’intelligence ». Ici, le Coran nous dit que nous sommes des êtres « doués d’intelligence ». Il ne nous dit pas sois un âne et fais ce qu’on te dit sans essayer de comprendre. Déjà j’aime bien ce terme« doués d’intelligence » quand il s’agit des hommes… Au fond, tout cela obéit à une certaine logique.

Ab : Et quelle est-elle, cette logique ?

A : Je vais prendre un exemple, le darwinisme. Pour expliquer l’Homme, Darwin nous parle de relations de causes à effets. Le bouddhisme aussi nous parle de relations de cause à effet. Mais quand tu remontes des effets aux causes, des effets aux causes, des effets aux causes, du singe au poisson jusqu’aux poussières d’étoiles, tout cela jusqu’au Big Bang, tu te retrouves face à quoi ? Face à une série de déclencheurs. Moi je veux bien que, du début à la fin de ma scolarité et jusqu’à aujourd’hui, les enseignants me répètent qu’il n’y a que des déclencheurs depuis le Big-Bang. Mais tant qu’à être dans une logique de cause à effet, selon laquelle rien ne peut être fait sans rien, ce qui m’intéresse, moi, c’est de savoir qui a déclenché le Big-Bang.

Ab : C’est là qu’intervient la religion…

A: Non, ce n’est pas uniquement là que la religion intervient, mais comme pour ce questionnement, la religion apporte des réponses. Ma religion me conforte dans cette vérité que, dès le départ, il y a Un déclencheur. Il y a des gens qui appellent ça le hasard, ils se trompent. Le mot hasard vient de l’arabe « al azhar » qui signifie la chance. Or la chance n’est que l’effet d’une cause, non un déclencheur. En ce qui concerne les croyances, le Coran rappelle: « A toi ta religion, à moi la mienne ».

Ab : te souviens-tu du moment où tu as eu le déclic ?

A : Personnellement, il y a eu deux choses. D’abord, ma famille m’a donné une éducation musulmane. Ensuite, comme on apprend en islam, Dieu guide et égare qui il veut. Tu auras beau t’obstiner à ne pas vouloir accepter la religion, un jour il y aura un déclencheur, quelque chose qui te parle, et elle s’imposera à toi. J’ai d’ailleurs écrit un titre avec Lalcko qui parle de ce déclencheur… Tu sais, nous vivons une époque de libertinage et d’athéisme profond. L’athéisme est inculqué dès l’école, plus ou moins ouvertement. Le darwinisme a la cote, le reste n’existe pas. La religion n’est enseignée que sous l’angle historique, jamais sous l’angle de la foi.

Ab : Quelles ont été les étapes dans ta compréhension de tout cela ? 

A : C’est par la pratique que j’ai appris. En me soumettant à Dieu. C’est d’ailleurs à partir de ce moment-là que des signes me sont apparus…

Ab : Des signes ? 

A : Oui, mais je préfère ne pas en parler sinon vous allez me prendre pour un fou [sourires]. Il y a des trucs que tu expérimentes de ta propre vie, des choses que tu vois de tes propres yeux… Nous vivons une époque matérialiste. N’empêche, il existe des signes qui raffermissent la foi. Ces signes t’indiquent la vérité. A toi de les voir.

Ab : Tu peux nous citer des exemples ?

A : Non, non, c’est trop personnel [Il rit]. Je ne veux pas passer pour un illuminé. Ce sont des trucs que Dieu montre à qui Il veut. Il s’agit de choses qui t’arrivent et qui dépassent l’imaginable. Ces choses, tu les expérimentes par toi-même. Après, l’enjeu va être d’arriver à les capter, à les retenir, les prendre pour ce qu’elles sont : des indices.

Ab : Comment ?

A : Personnellement, c’est la prière et la méditation qui me permettent de renforcer ma foi. Quand je parle de méditation, il s’agit de réflexion approfondie, non pas de faire le vide. Ca m’aide à faire le tri entre ce que j’ai accompli de bien et ce que j’ai accompli de mal. En t’écartant du mal dans son ensemble, qu’il s’agisse d’actions ou de paroles, tu nettoies ton coeur. Une fois que ton coeur est propre et serein, tes sens sont éveillés et tu peux mieux percevoir les indices qui t’entourent.

Ab : « Le crime est un piège, mon Dieu j’ai mordu l’appât » disais-tu en 1996 dans ‘Le crime paie’… 

A : Tout à fait. Tu sais, quand j’étais dans cette phase de délinquance et de désir d’argent facile, j’étais persuadé que c’était bien. Tant que tu évolues dans ce type de cocon, tu es persuadé que c’est bien. Ce n’est qu’avec le recul que j’ai fini par comprendre que j’étais alors dans le chemin de l’égarement total.. C’est la religion qui m’a permis de distinguer ce qui était bien de ce qui ne l’était pas. D’avoir été confronté à toutes ces choses, puis de découvrir que tout cela était écrit quelque part, m’a fait prendre conscience que je m’approchais petit à petit de la vérité.

Ab : Du coup, en 2005, tu ouvres ‘Génération Scarface’ par « Le crime est un piège, mon Dieu m’a fait lâcher l’appât »…

A : Dans la vie, plus tu apprends, plus tu comprends que tu es ignorant. Le tout, c’est d’avoir la volonté de vouloir continuer à apprendre. Alors au final, qu’est-ce que j’ai appris ? J’ai appris que oui, en effet, j’ai une religion, qui est vraie. Que cette religion m’a appris à mieux vivre avec les autres, et que c’est cela l’important. C’est cette expérience-là qui m’emballe.

Ab : Et l’éducation ?

A : L’éducation a son importance, c’est clair. Connaître les bases, les dogmes, le culte. Tout ça, c’est le vase. Mais tu peux avoir le vase et être vide à l’intérieur. Ça rejoint les philosophies zen, qui évoquent le vide. En réalité, nous ne sommes pas vides. Il y a une essence. Une fois que tu la ressens, t’es bien. En islam il ne s’agit pas uniquement d’apprendre les rituels. Il importe aussi de comprendre l’essence qu’il y a derrière.

Ab : D’où vient selon toi la difficulté qu’il y a aujourd’hui à aborder sereinement le fait religieux ?

A : La laïcité. La cassure qu’il y a eu entre l’Etat et le clergé a généré une vraie peur par rapport à la religion en général, et par rapport à ma religion en particulier. Le mot religion fait peur. Vu de l’extérieur, ce sont surtout des obligations, des contraintes, t’es encadré, etc.

Ab : N’est-ce pas justement tout cet aspect rituel qui rebute, a priori ?

A : Avec ou sans religion, l’humain est attaché à des rituels. Te lever tous les jours à six heures du matin pour aller au travail, rentrer chez toi à dix-neuf heures, tout ça ce sont des rituels. Payer tes impôts, tes taxes d’habitation tous les ans, c’est aussi un rituel. Faire le ménage, manger, dormir et te laver sont des rituels. Comprends par là que les rituels sont un entretien pour l’humain. En religion, cet entretien est spirituel. Le côté rituel, quand tu le comprends vraiment, est d’abord une manière de te simplifier la vie. La première question, c’est vraiment : est-ce que je crois ? Après, il faut bien comprendre que croire est une expérience personnelle. Ta vision de la vie influence la manière dont tu crois. Au cours d’une discussion, tu peux tomber d’accord avec quelqu’un, être sur la même longueur d’onde que lui, mais il te restera toujours ta part intime de vérité. Fondamentalement, tu ne pourras jamais être d’accord à 100% avec quelqu’un.

« Dans la vie, plus tu apprends, plus tu comprends que tu es ignorant. Le tout, c’est d’avoir la volonté de vouloir continuer à apprendre. »

Ab : Le rôle de la religion est-il donc de mettre le maximum de personnes d’accord ?

A : Non, ça ce serait plutôt le rôle d’un parti politique. La religion a pour premier rôle de rappeler l’homme à l’adoration de Dieu, le guider dans le bon chemin. Qu’il soit juste et bon envers sa propre personne, sa famille, son entourage et l’humanité ainsi qu’avec son environnement. En fait, accomplir la volonté de Dieu sur terre. C’est sur ce chemin uniquement qu’on avance vers Lui. Si tout le monde part dans une direction différente, cela peut déboucher sur l’anarchie, le chacun pour soi, avec le risque d’un chaos total des idées puis, au-delà du chaos des idées, celui d’un chaos réel. Il faut vraiment un chemin commun dans le voyage qu’est la vie. C’est ce qui est dit dans Ecclésiaste, 15 : l’homme doit garder les commandements de Dieu.

Ab : N’y aurait-il pas une méconnaissance du rôle social de la religion ?

A : C’est clair. Dans l’absolu, qu’est-ce que c’est que la religion ? La religion, c’est le fait d’être relié. Le mot religion vient du latin « religare », c’est-à-dire être relié. Mais être relié à quoi ? Est-ce que je vais être relié à moi-même, ou est-ce que je vais être relié à Dieu ? Maintenant Dieu, pour beaucoup de gens, appartient à l’imagination humaine… Pour comprendre tout ça, il faut en revenir aux chamanes…

Ab : Les chamanes ? 

A : Oui, ces hommes qui méditent sur la nature et vivent en harmonie avec elle. Tout cela se retrouve dans le monothéisme de départ, c’est-à-dire Abraham… Abraham, comme l’ont fait les chamanes, je ne dis pas qu’Abraham était un chamane, hein ! Abraham était un prophète, a médité sur son environnement. Il a dit : « Je vais adorer la lune », et puis il a vu que la lune disparaissait. Alors il s’est dit : « Je ne vais pas adorer ce qui disparaît ». Ensuite il s’est dit : « Je vais adorer le soleil », comme l’ont fait les pharaons ou les aztèques. Même constat : « Je ne veux pas de quelque chose qui disparaît », c’est-à-dire qui n’est pas éternel, qui n’est pas puissant. Petit à petit, la réflexion d’Abraham l’a conduit vers la compréhension et l’acceptation de l’idée de Toute-Puissance, de création et donc de Créateur.

Ab : La réflexion est-elle la même, en islam ? 

A : Oui, d’autant plus qu’Abraham est un prophète de l’islam et que son exemple est révélé à plusieurs reprises dans le Coran. En islam, tu apprends que quand tu fais un pas vers Dieu, Dieu fait dix pas vers toi. Fais ton effort de compréhension, essaie de comprendre ton environnement et agis. Ce n’est qu’ensuite que tu seras touché par la vérité. Comme le dit l’expression, « un arbre se reconnaît à ses fruits ». Cela se retrouve également dans le catholicisme, par exemple. Les adeptes, les fidèles d’une religion, tu les reconnaîtras à leurs fruits. Et si le rapport à la religion est bon, les fruits seront bons. Pour revenir à ta question sur le rôle social : en islam, Dieu ne te pardonnera pas un mal fait à un être humain tant que ce dernier ne te l’aura pas pardonné.

Ab : Quid de l’extrémisme, alors ? 

A : L’extrémisme concerne toutes les doctrines, toutes les politiques et toutes les formes d’idéologie. Il ne concerne pas que la religion. Les extrémistes font peur en général car ils veulent imposer leurs idées. Ils deviennent dangereux lorsqu’ils imposent par la violence. Le problème, c’est que par ricochet la religion qui leur est accolée fait peur à son tour. Tout cela développe des clichés dans la tête des gens… Là-dessus vient se greffer une réalité médiatique et politique, qui consiste à faire peur, à montrer l’autre du doigt pour faire oublier les problèmes actuels : problème social, crise économique etc. Il faut toujours un bouc émissaire. Ce n’est pas nouveau. Tu sais, avant qu’il y ait l’islam ici, c’étaient les catholiques qui étaient mal vus. Avant eux, en France, c’étaient les rousses qui étaient brûlées. Les gens croyaient que c’étaient des sorcières… C’est un peu comme au cinéma : il faut les bons d’un côté et les méchants de l’autre. Où que tu ailles, il faut toujours un méchant quelque part.

Ab : Comment perçois-tu la société française de 2006 ? 

A : Nous vivons dans une société de liberté, et ça c’est bien. Maintenant attention, parce que nous sommes en train de dépasser le stade de la société de liberté pour aller vers celui d’une société de libertinage. Le libertinage, qu’est-ce que c’est ? C’est l’explosion des sens, t’exprimes tes désirs, tout ça sans limite… Pour certains, le libertinage est perçu comme quelque chose de bien. OK, mais à quel prix ? Tu vois ce que je veux dire : à quel prix ? Parce que chaque médaille a son revers. Ce qui peut t’apparaître bon en surface peut être horrible derrière. Comme nous le disions tout à l’heure, tu vas avancer dans un truc commun qui est soit positif, soit négatif. Le problème, c’est qu’en avançant dans cette société de libertinage tu n’as plus de repère commun, chacun fait ce qu’il veut et ça devient l’anarchie. A l’opposé j’ai ma religion qui me dit : « Hé, garde le cap, ne te laisse pas distraire… » Mais bon, je ne suis pas là pour juger la croyance de chacun. J’essaie juste de recadrer dans le sens de religion.

Ab : Le libertinage n’est-il pas en soi une forme de religion, justement ?

A : La religion, à la base, c’est une chose commune, c’est être reliés. Que tu sois juif, chrétien ou musulman, l’important c’est d’être relié à Dieu. C’est cela que nous devons garder à l’esprit. Après, par révélation, notre religion nous définit un comportement à avoir sur Terre. Soit tu te relies vers Dieu ou sois tu te relies à l’opposé poussé par le diable. Le libertinage, c’est d’obéir à ses pulsions et à son ego. En te croyant libre, tu n’es en réalité qu’esclave de tes désirs.

Ab : Quelle est la part d’erreur possible dans cet engagement ?

A : Elle existe toujours. Même si tu penses agir en bien, qui te dit que ton jugement n’est pas faussé ? Combien de cultures croyaient être des modèles et, au final, n’ont mené nulle part ? Je vais prendre un cas extrême, juste pour te donner un exemple : les Jeunesses Hitlériennes croyaient bien faire. Ceux qui y adhéraient étaient convaincus d’agir en bien, alors que c’était le Mal absolu qu’ils défendaient… Je pense qu’il est dangereux de croire en quelque chose sans chercher à comprendre pourquoi. Pourquoi, et dans quel but nous vivons. Nous sommes comme des enfants, c’est aussi simple que ça. C’est à nous d’essayer de comprendre si ce que nous faisons est bien ou non.

Ab : Que signifie le fait de porter la barbe, selon toi ?

A : C’est culturel. Le fait de se raser, à l’origine, ça remonte aux romains. Entre parenthèses, je trouve d’ailleurs qu’aujourd’hui nous sommes quelque part revenus au temps de Rome. Que ce soit en France, en Italie ou aux Etats-Unis, la structure des gouvernements semble calquée sur celle de Rome, avec un César tout en haut et une politique étrangère purement impérialiste… Bref… En islam, porter la barbe est une tradition, pas une obligation. Les obligations, ce sont les prières, verser l’aumône, effectuer le pèlerinage, attester que Dieu est unique et le jeune de ramadan. Ce sont les cinq piliers. Si tu veux porter la barbe, c’est ton choix, tu n’es pas obligé. C’est entre toi et Dieu… Selon ceux qui la critiquent, la barbe n’est pas hygiénique, ça fait paresseux, c’est pas bien pour travailler… Déjà, commence par te raser les poils que t’as sous les aisselles, parce que c’est là que tu transpires. Si tu ne les rases pas, tu gardes ta sale odeur toute la journée. Ceux qui veulent vraiment parler d’hygiène devraient commencer par avoir une bonne hygiène corporelle. Qu’ils se rasent les aisselles avant de me parler de la barbe ! La barbe, c’est rien.

Ab : C’est un moyen de se distinguer, quand même… 

A : Non, c’est naturel pour l’homme. Ce n’est pas une question de se distinguer des femmes ou quoi que ce soit. Tu sais, pour l’islam, nous ne sommes que des âmes, peu importe notre sexe. C’est sur notre piété que nous serons jugés, hommes et femmes, pas sur notre sexe… Aujourd’hui, il y a une confusion totale quant aux intentions. Mais enfin, porter une barbe, il est où le mal ? C’est rien du tout.

Ab : C’est un cliché de plus ?

A : Dans notre pays, à cette époque, oui. Les gens basanés qui portent une barbe passent aujourd’hui pour des gens pas bien dans leur tête, des gens sectaires, etc. Regarde par exemple la manière dont Zacharias Moussaoui était dessiné dans les comptes-rendus de son procès. Entre les photos et les croquis, je suis désolé, mais tu ne reconnaissais pas le personnage ! Il y a une volonté de mettre des physiques dans la tête des gens. Zacharias Moussaoui a un physique africain, tu vois ce que je veux dire ? OK, il est d’origine marocaine. Mais il est typé marocain noir. Eh bien non : il est représenté de la manière la plus typée orientale possible, tu vois. Même Les guignols de l’info le caricaturent comme ça. Dieu sait pourtant que Les guignols sont forts pour reproduire des visages. Même eux… Tout cela va dans le même sens : « Voilà, ce type d’hommes sont vos ennemis ». Les clichés s’auto-entretiennent.

Ab : Et pourquoi les caricaturistes américains le dessinent comme ça et pas tel qu’il est vraiment, selon toi ?

A : Parce qu’aux States il y a beaucoup d’afro-américains, et que ceux-ci sont solidaires de la communauté africaine en général, même s’il s’agit de personnes qui, soit disant, ont fait sauter des tours, je dis bien en général, hein… Du coup, les médias essaient de faire en sorte qu’ils ne s’identifient pas trop à l’accusé. Il y a une volonté politique d’entretenir la peur par le faciès. Ca permet quoi ? Ca permet de légitimer l’occupation en Palestine, en Irak et en Afghanistan. Cette technique de caricature par les américains, c’est du déjà-vu. Les films de John Wayne en sont le meilleur exemple. La technique est la même : rendre l’autre le plus méchant possible – dans ce cas, les natifs indiens – et entretenir la haine à leur encontre. Tout cela pour quoi ? Pour légitimer les conquêtes, l’oppression, les massacres, la domination et la possession des terres par les fondateurs des Etats-Unis d’Amérique.

Ab : A l’époque de Lunatic, il y a une phrase du morceau ‘Avertisseurs’ où tu disais : « Ne voient-ils pas le nom de leur Seigneur calligraphié près de leurs lobes, juste de quoi méditer ». Personnellement, le morceau a aujourd’hui six ans, et ça fait six ans que je médite. Tu peux m’expliquer ce que signifie cette phrase ? 

A : Dans le Coran, il est dit : « Nous leur montrerons nos signes dans les horizons et en eux-mêmes jusqu’à ce que leur devienne manifeste que c’est la vérité ». Dieu nous a créé. Pour y croire, il faut des preuves. Or ces preuves existent, grâce à Dieu… Elles se trouvent par exemple sur l’oreille de tout être humain. Que nous soyons juifs, chrétiens ou athées, il est écrit « Allah » sur notre oreille gauche, en arabe : [Il nous montre« Alif, lam, lam, hâ ». C’est plus ou moins net selon les individus, mais c’est une réalité.

Ab : Tout à l’heure, nous t’avons parlé de Mahomet, et tu as répondu en parlant de Mouhammad. Peux-tu expliquer le distingo ?

A : En fait, Mouhammad vient de Ahmad, qui signifie « le loué » qui vient de la racine « hamd », qui signifie« louange ». Le préfixe « Mou-«  peut se traduire par « il y a » ou « celui qui est ». Accolé à Ahmad, cela donne Mouhammad, qui signifie « celui qui est digne de louanges ». Tandis qu’avec le préfixe « Ma-« , qui, en arabe, est une négation, Mahomet donnera « celui qui n’est pas digne de louanges », d’où une distortion du mot et un détournement négatif de son sens. En général, personne n’aime qu’on écorche son nom, il serait nécessaire dans un respect commun de ne pas dénaturer la nature du Prophète et de l’appeller par son véritable prénom qui est Mouhammad.

Ab : Il y a quelques jours, dans l’émission « Le grand journal » de Canal +, le présentateur Michel Denisot a demandé aux spectateurs de prendre garde. Le ‘Zapping » du jour allait en effet commencer, et il contenait des images chocs. Ces images étaient tirées de vidéos irakiennes, montrant en direct un homme sur le point de se faire égorger… Il est clair que les images étaient choquantes. Néanmoins, en les regardant, et en voyant la manière dont elles avaient été annoncées, je me suis dit qu’il se jouait là quelque chose de terrible. Parce que ces images, au fond, ne sont somme toute « qu »‘ un fait divers irakien. Or, pour beaucoup de téléspectateurs occidentaux, il s’agit là des rares images d’Irak qu’il lui sera donné de regarder. De là à faire, dans la tête de ces mêmes occidentaux, de ces faits divers un panel représentatif de la société civile irakienne, il n’y a qu’un pas… Imagines-tu l’opinion que les irakiens auraient de la France si les seules images qu’ils recevaient de France étaient celles des procès d’Emile Louis ou de Guy Georges ? Ne nous prendraient-ils pas pour un peuple barbare, décadent ?

A : Ce qu’il y a de triste là-dedans, c’est qu’il ne s’agit pas seulement d’une erreur ou d’une manipulation médiatique. L’enjeu est politique. Si aujourd’hui les religions en général, et la mienne en particulier, effraient à ce point, c’est parce que les seules images que les médias mettent à disposition sur le sujet sont de cette sorte. C’est clair. Tous les jours, tous les jours, tous les jours. Comme tu dis, mettons que tu ailles vivre à l’étranger, et que les seules images que tu reçoives de l’Occident soient des images de pédophilie, d’inceste, de meurtre ou de barbarie, ne vas-tu pas finir par croire que c’est toute la société occidentale qui est devenue comme ça ? Oui, la barbarie existe, et ce dans toutes les sociétés humaines. Imagine maintenant que cette barbarie soit exploitée à des fins politiques, et qu’elle te soit infiltrée dans le crâne tous les jours, tous les jours, tous les jours… Le pire, c’est que ceux qui décident de diffuser ces images ont parfaitement conscience de leur impact. Maintenant, il y a des gens qui feront confiance à ces images, et d’autres qui feront un effort de réflexion.

Ex-Lunatic

b : En 2002, sur ‘Strass et paillettes’, tu disais : « Lunatic, mon groupe imbrisable ». Ce morceau s’avère être à la fois le dernier morceau de Lunatic, votre dernière apparition commune, le dernier titre du premier solo de Booba et votre dernier maxi. Compte tenu de ce qui s’est passé par la suite, as-tu des regrets d’avoir prononcé cette phrase ?

A : Non. Au contraire, cette histoire a renforcé ma foi. Est-ce que je connaissais assez le futur pour dire que nous formions alors un groupe imbrisable ? Non. La leçon, c’est donc que j’aurais dû faire preuve d’humilité à cette époque. En tant que musulman, je n’ai pas à employer un tel mot. Car seul Dieu sait de quoi demain est fait. J’aurais dû être plus juste dans le choix des mots, et dire que « j’espérais » que le groupe soit imbrisable.

Ab : Nourris-tu des regrets par rapport à l’aventure Lunatic ?

A : Non. Le groupe a existé. Je reste convaincu que nous aurions pu aller beaucoup plus loin. Cela a été une bonne période. Sans Lunatic, je n’aurais sans doute pas fait Chaos et harmonie, tu vois.

Ab : près le départ de Booba, as-tu douté par rapport à ton engagement dans la voie de la musique ?

A : Je ne peux pas vraiment parler de doute. Moi, je n’avais que Lunatic, tu vois. C’était le groupe. Notre groupe. Après, le fait est que les projections dans le futur peuvent être traîtres. J’avais un projet qui n’était pas personnel. L’ambition, elle, est personnelle. Quand tu te dis que tout est permis pour arriver à tes fins, ça devient dangereux. A l’époque, il s’agissait d’arriver à étaler plusieurs projets, sortir plusieurs albums. Je sentais que nous en avions la capacité. Nos détracteurs de droite et de gauche nous reprochaient d’être trop différents l’un de l’autre, mais pour moi c’était ce qui faisait la force du groupe… Et puis l’histoire s’est arrêtée d’un coup sec.

Ab : Quelle était votre relation, à ce moment-là ?

A : Avant l’album, c’était du genre : « Ouais c’est cool, t’es mon frère ». Et puis une fois que l’album est en boîte :« Hop, je fais mes trucs tout seul »… Je me suis dit : quand même, c’est bizarre.

« Quand tu annonces partout « nous » et que le lendemain tu dois dire « je », ça fait bizarre. »

Ab : T’es-tu alors posé des questions sur le chemin que tu prenais ?

A : Non. Je n’ai pas de doutes là-dessus. Après, savoir si ce chemin est le bon, je n’en sais rien. Il n’y a que Dieu qui sait… Non, à l’époque, la question que je me suis posé, c’est : nous formions un groupe, a priori basé sur l’amitié, et ça se casse comme ça, d’un coup… Ce lien qui se casse, ça ça m’a fait me remettre en question. Quand tu annonces partout « nous » et que le lendemain tu dois dire « je », ça fait bizarre. Après, peut-être que moi aussi j’ai pris le truc trop à coeur, tu vois. Avec le temps, tu prends du recul, tu fais le tri… C’est la vie : il y a des trucs qui réveillent. Quand j’étais petit, c’était l’histoire de la peinture que je te racontais tout à l’heure. Aujourd’hui, à trente ans, ce sont d’autres choses, voilà. Il y en aura sans doute encore d’autres, plus tard. En espérant le bien, Inch’Allah.

Ab : A une époque, 45 Scientific incarnait l’exemple du label indépendant qui a réussi. Suite au départ de Booba, beaucoup se sont désintéressés des sorties du label. Avez-vous aimé laisser croire que 45 Scientific est mort pour voir qui en sourit [clin d’oeil à une phrase de ‘Si tu kiffes pas…’ (2000), NDLR] ? 

A : Pour être honnête, non. Comment t’expliquer… Disons qu’il y a eu un creux. Tout le monde s’est mangé dans la gueule la trahison de Booba. Puis nous avons sorti l’album de Hi-Fi.

Ab : Dont vous étiez contents du résultat ? 

A : Le résultat artistique, oui. Personnellement, je considère que Rien à perdre, rien à prouver est un des meilleurs albums de rap en France. Sans être dans un état d’esprit de compétition, Hi-Fi est un des meilleurs rappeurs en France. Et même si cela a marqué un coup d’arrêt à notre dynamique économique, heureusement cela n’a pas été le cas pour l’aspect artistique. Du coup, ceux qui ne s’attachent qu’aux chiffres de ventes se sont désintéressés de ce que nous faisions… Soit dit en passant, ce que je trouve dommage aujourd’hui, c’est que nous vivons une époque où le public croit qu’un type rappe bien parce qu’il a vendu 100 000 ou 250 000 disques. Les chiffres prennent le pas sur le contenu. Conséquence, il y a des mecs qui vont se la raconter parce qu’ils ont vendu tant, alors qu’ils sont tout pétés en rap… C’est triste.

Ab : Es-tu jaloux de cette réussite ?

A : Non, à la limite c’est tant mieux pour eux. Ils sont heureux, c’est bien. Le problème, c’est qu’au final les mecs finissent par en oublier de rapper avant de faire des albums. Or quand tu oublies de rapper avant de faire un album de rap, que tu le veuilles ou non, ce n’est plus un album de rap. Tu comprends ce que je veux dire ?

Ab : Oui…

A: Aujourd’hui, tu as beaucoup de mecs qui se la racontent en disant qu’ils font du chiffre. Aujourd’hui, faire du chiffre crée parfois une illusion de qualité.

Ab : Dans ‘Langage venimeux’, tu dis que « via le bled ça maraboute ». La période de creux qu’a connu le label vous a-t-elle rendus superstitieux ?

A : Non, parce que la superstition n’a pas sa place en religion. L’existence de la sorcellerie est en revanche évoquée, et elle est formellement interdite. C’est une réalité, pas une superstition. C’est vrai que lorsque les choses se passent mal malgré nos efforts, nous avons cette tendance à croire que quelqu’un essaie de nous barrer la route. Nous avons effectivement eu cette grosse période creuse, et nous nous sommes dit : « Non, c’est pas possible »… Tu sais, même le Coran nous avertit contre la sorcellerie. Ce sont des choses qui existent, qu’on le veuille ou non. Mais la foi est plus grande que la sorcellerie. C’est ce que je disais dans ‘Langage venimeux’. Là où cela devient dangereux, c’est quand il s’agit d’empoisonnement, tout ça. La planète n’est pas composée que de gens qui te veulent du bien, loin de là. Ce n’est pas de la parano, c’est une réalité.

Un Bilan

Ab : [Nous avions apporté un vieux freestyle d’Ali, période Beat 2 Boul. Dès les premières notes, Ali reconnaît le morceau et se met à dodeliner de la tête en cadence, un sourire de plus en plus grand aux lèvres. La voix juvénile de Booba, son propre flow haché à la mode Wu-Tang 1993, tout cela fait remonter des souvenirs à la surface… Jean-Pierre Seck nous rejoint, et sourit à son tour. Extrait : « Le Lunatic sort de son cul-de-sac quand la lune est black, la nuit sort son pack, fait tourner la 1664. A tous les mauvais garçons de la cité : si t’es du Pont d’Sèvres, lève la droite, sois excité ! Quand le beat déboule, pour le Beat de Boul’, moi j’attire la foule et debout les rude boys de mon quartier. Pom, je shoote les pom-pom, je t’étonne-tonne sur le Don. Pour les big bandits de Boulogne. Mes rimes cognent comme du cognac, pour les maniaques, les démoniaques, si t’es cardiaque, BOUM ! »]

A : Ah… ça fait sourire de se réécouter comme ça, après toutes ces années. C’était une autre époque. Au fond, ça me fait plaisir, même si les paroles sont à l’opposé de celles qui sont les miennes aujourd’hui [rires]. C’est un passage de ma vie…

Ab : Ton flow a considérablement évolué, lui aussi…

A : C’était la jeunesse [sourire]. Dans ces moments-là, tu te lâches complet. Tu balances de l’énergie brute. Après, plus tu grandis, plus tu travailles le truc. Mais c’est vrai que c’était la folie [sourire]…

Ab : Il y a des personnes qui préfèrent largement ce flow-là à celui que tu as aujourd’hui, qui est plus linéaire…

A : D’accord, mais je ne me vois pas évoquer des thèmes sérieux avec ce flow-là, tu vois [sourire]. Quand tu as des choses sérieuses à dire, il faut les rapper sérieusement. C’est vrai que je pourrais refaire un titre comme celui-là, juste pour l’énergie. Mais dans ce cas, le thème sera forcément plus léger, c’est clair et net.

Ab : C’est donc le thème qui conditionne ton flow ?

A: Oui. Par exemple, je ne me vois pas parler de la Palestine comme ça. A moins que je sois palestinien, que je vive en Palestine et que j’aie envie de me lâcher : là peut-être que j’emploierai ce flow-là… Mais de mon point de vue, ce thème-là, je le prends au sérieux. Je suis étranger, je parle d’un sujet que je ne vis pas, je le rappe donc sérieusement. Je suis obligé de prendre du recul.

Ab : Du recul au niveau de l’écriture ?

A : Oui. Là, sur le morceau que tu m’as fait écouter, sur quatre mesures, je te dis quoi ? Une dizaine de mots, pas plus. Alors qu’en travaillant mieux, sur quatre mesures il peut y avoir beaucoup plus de densité. De toute façon, je ne fais pas de roulements. Je ne me vois pas faire ‘La vérité reste la vérité’ en roulements. C’est con à dire, mais un texte ça reste quand même de l’écriture, à la base. C’est ce que j’essaie de dire dans ‘Rappel à l’ordre’ : « J’obéis lorsque l’ordre est divin, avec la bouche d’un guerrier, la plume d’un écrivain. » Même si je ne suis pas écrivain, j’essaie au moins d’écrire correctement. Avant de commencer à enregistrer, je dois être satisfait par ce que j’ai écrit… Eventuellement, au coup par coup, je peux me permettre de rapper à nouveau avec ce flow-là. Je n’en n’ai pas honte. C’était bien, je suis content de l’avoir fait, mais à présent je suis passé à autre chose.

Ab : As-tu eu des remarques comme quoi ton flow actuel rebuterait des auditeurs ?

A : Se poser ces questions-là avant d’enregistrer, je pense que c’est être faux vis-à-vis de soi-même. Visiblement, sur Chaos et harmonie, le fond a plu. Après, peut-être que certains auditeurs auraient aimé un flow plus énergique. Mon rôle est-il d’essayer de mettre tout le monde d’accord ? Non, je pense que mon rôle est avant tout d’être en accord avec moi-même. J’ai enregistré un titre qui parle de ça, tu le découvriras plus tard… Disons qu’à trop en faire, tu finis par te travestir. Les majors ont conscience de l’existence de ces personnes qui sont prêtes à tout. Elles les récupèrent.

Ab : Avec quel artiste étranger aimerais-tu poser, par exemple ?

A : [Il réfléchit] Par exemple un homme comme Salif Keita, s’il y a la possibilité. Mais pour moi, ce n’est pas un étranger : je me sens beaucoup d’affinités avec lui. Il y en a sûrement d’autres… Mais tu sais, ne va pas croire que je suis enfermé dans un trip rap français : ça c’est le ghetto d’esprit type, justement… Rap français, au fond, ça veut dire quoi ? OK, le rap vient des Etats-Unis et les mecs d’ici rappent en français, mais il n’y a pas de rap français. Il y a du rap, dont le rap en français. C’est un art, certes importé, mais qui permet aujourd’hui d’exprimer une réalité qui est celle de la France. De la même manière que le kung-fu qui se pratique en France, personne ne l’appelle le kung-fu français. T’as beau t’entraîner avec ta baguette et ton petit béret, ce ne sera pas du kung-fu français : ça restera du kung-fu, point.

Ab : … Tu fais donc du rap, point

A : Je fais du rap. Je suis lassé par ces gens qui ont peur des autres cultures. Beaucoup s’enferment dans l’étiquette « rap français ». Pourquoi ne pas reconnaître que ça vient des Etats-Unis, qu’il y a une histoire derrière, et que cette culture dépasse ce que toi tu veux démontrer ? Je crois que certains agissent ainsi par peur de se confronter à une histoire. C’est comme le journaliste qui me demandait pourquoi je faisais le parallèle avec le blues. Eh bien c’est parce que cette filiation est une réalité… Le rap, ce n’est pas que de la musique. A l’origine du blues, il y a des gens qui ont vraiment souffert. Aujourd’hui c’est pareil, il y a des rappeurs qui ont vraiment quelque chose à dire. D’autres par contre ont surtout quelque chose à vendre… Le problème c’est que de cette confusion naît un déséquilibre. Des types intelligents récupèrent ceux qui sont prêts à dépouiller leur musique de ce qu’elle a d’intime, de personnel, et ensemble ils font du business. Aujourd’hui, rap et business sont devenus inséparables. C’est malheureux, parce que le rap représente beaucoup plus que ça.

Ab : Que t’a apporté la religion dans tes rapports avec les gens ?

A : Elle m’a conduit à avoir des relations avec des personnes à qui je n’aurais sans doute jamais adressé la parole avant. Il y a par exemple des potes d’enfance qui ne sont longtemps restés que des potes d’enfance, et que j’ai redécouvert depuis. La religion m’a permis de me rendre compte que c’étaient des gars bien, des gars qui vont dans un bon sens. L’islam me rappelle que certains peuvent être aujourd’hui égarés, mais que demain ils pourront être sauvés et guidés, et vice-versa. Par là, l’islam me rappelle que je n’ai pas à juger les gens. Le seul véritable juge est Dieu.

Ab : Tu parlais du bon sens. Quel est le bon sens, selon toi ?

A: La bonne direction, pour moi, c’est de fonder une famille. La famille fait partie de l’humanité. Dans la Bible, il y a écrit : « Multipliez-vous et soyez féconds ». Dieu nous a en partie créé pour ça… Tu sais, beaucoup de gens s’interrogent : « Pourquoi je suis là ? » Il y a des réponses dans les livres. Encore faut-il les lire… Maintenant, soit ta ligne est bonne, soit elle est destructrice.

« Beaucoup s’enferment dans l’étiquette « rap français ». Pourquoi ne pas reconnaître que ça vient des Etats-Unis, qu’il y a une histoire derrière, et que cette culture dépasse ce que toi tu veux démontrer ? »

Ab : C’est-à-dire ?

A : Une ligne destructrice, c’est « Ouais, on vit comme on veut, c’est l’anarchie, c’est le chaos ». En ce moment, par exemple, il y a une évolution que je trouve malsaine, c’est le fait de détruire le sens de certains mots-clés.

Ab : Par exemple ?

A : Par exemple le mot « pudeur ». A force de le rendre honteux, bientôt ce sera un mot moyenâgeux.

Ab : De même le terme « généreux » : dire de quelqu’un aujourd’hui qu’il est généreux, ce n’est pas exempt d’ironie, voire de suffisance… 

A : Exactement. Il y a comme ça tout un tas de mots-clés qui sont en train d’être tués.

Ab: Pourquoi, selon toi ?

A : Parce que nous sommes en train de passer petit à petit à une ère à la Mad Max. D’ailleurs, tu n’as qu’à regarder dans la rue, les petits ont des coupes à la Mad Max. Non mais sérieusement ! [Rires] T’as pas vu ? Je suis super sérieux [Rires]… Tu l’as vu, Mad Max ? Tu vois les coupes en crête qu’ils ont, là ? Ben ça y est, nous sommes dedans… Après, il n’y a pas à reprocher à la jeunesse d’être jeune, hein… Mais il faut quand même une ligne directrice. Inculquer la notion de Bien et de Mal, c’est super important… Pour en revenir aux mots-clefs, ce qui est source de conflit c’est l’incompréhension, le fait de ne pas savoir communiquer. Donc, tuer les mots-clefs ne fera qu’aggraver les rapports entre les gens Cela ramène à l’exemple biblique de Babel et de la confusion des langues.

Ab : Tu parlais de Bien et de Mal… Les Unes des magazines sont pourtant assez claires, en matière de Bien et de Mal, non ?

A : C’est clair. Il y a quelques temps, dans le métro, il y avait une affiche géante du Point ou de L’Express, je ne sais plus. Elle représentait un musulman avec sa barbe, et c’était titré : « Pourquoi nous détestent-ils ? » Et moi j’étais là, avec ma barbe, debout sur le quai au milieu de plusieurs personnes en train de regarder l’affiche. Je n’avais même pas ouvert la bouche que j’étais devenu l’ennemi dans le wagon, tu vois… Aujourd’hui, des signaux t’indiquent qui est l’ennemi. C’est dangereux. C’est super dangereux.

Ab : …J’avoue que, par exemple, quand j’ai vu un rappeur barbu, du nom de Médine, sortir un album intitulé « 11 septembre », puis un autre « Djihad », j’étais moi-même sceptique au départ… Et puis j’ai fini par l’écouter, et par me rendre compte à quel point mes réticences étaient injustifiées…

A : Oui, parce que t’avais un frein, parce que tu étais tombé dans un moule… C’est une preuve qu’au moment de tes réticences, le système avait réussi à faire de toi ce qu’il voulait. C’est ce que je dis dans ‘La vérité reste la vérité’ : « A mon époque, les miracles se font discrets aux yeux des hommes, les regards distraits, absorbés par les rayons cathodiques. Aux J.T. apparaît un univers ténébreux, triste. » D’accord, il y a l’éducation parentale. Mais il y a aussi l’éducation officielle, celle qui ne cherche pas à te connaître et qui aimerait que tu n’en saches pas trop. Si tu tombes dans l’éducation officielle et que tu n’y prends pas garde, tu ne verras que selon la vision qu’elle t’aura inculqué, et ce jusqu’à ton enterrement. C’est-à-dire que toute ta vie tu seras passé à côté de quelque chose. Tu seras passé à côté de quoi ? A côté du fait de t’élargir l’esprit. Au lieu d’avoir appris directement de la bouche des gens, tu auras été éduqué par un système qui fera de toi ce qu’il veut. Tu verras en moi un ennemi, alors que tu ne me connais pas. Untel te semblera un ennemi, alors que tu ne le connais pas.

Ab : Quelle est l’issue, selon toi ?

A : La seule issue, c’est le dialogue. Dans le Coran, Dieu dit : « Je vous ai créé en différents peuples pour que vous appreniez à vous connaître ». Chacun a sa part d’erreur et sa part de vérité. Il faut savoir accepter de se faire parfois corriger par les autres. Beaucoup veulent donner des leçons, mais pour ce qui est d’accepter d’en recevoir, il ne reste plus grand monde. Il faut un équilibre. Si une personne te comprend, il y a des chances que son voisin te comprenne aussi, puis que le voisin du voisin te comprenne à son tour, et ainsi de suite. L’idée grandira… A l’inverse, si tu entretiens la haine et l’animosité, l’idée grandira dans cette mauvaise direction… Nous parlions de relations de cause à effet, c’est exactement ça. Toi, tu peux influer sur ma vie, en bien. A mon tour, ce bien je le transmettrai à quelqu’un d’autre, et ainsi de suite. Quand on veut, on peut.

Malheureusement, il y a des volontés qui nous dépassent, et qui défendent parfois des intérêts malsains. Lorsque ceux qui ont pour mission de défendre l’intérêt général défendent des intérêts particuliers, c’est là que ça devient dangereux. Heureusement, le Coran nous informe de la Miséricorde Divine qui est la protection. Certains hommes peuvent unir leurs forces et leurs intelligences pour faire du mal à quelqu’un. Mais, malgré leurs efforts, ce mal pourra être anéanti par la volonté de Dieu.

Ab : …Penses-tu par exemple que les écoles devraient prévoir des sorties éducatives, par exemple dans une synagogue ou une mosquée, histoire d’ouvrir la conscience des enfants à autre chose qu’à la culture dans laquelle ils ont baigné ?

A : Non, les lieux de cultes doivent être respectés pour leur fonction de recueillement. En revanche, il serait bien d’inviter des imams, des prêtres, des rabbins, des moines, des bonzes et des gens de foi à venir dans les écoles pour dialoguer avec les élèves, au moins une fois par an. Ce qui me semble fondamental, c’est de respecter les convictions religieuses. Vraiment. Nous sommes en République. L’école doit être une sphère d’apprentissage et d’éducation, tout en gardant le respect des convictions de chacun. Ce dont ne se rendent pas compte ceux qui décident de l’avenir des enfants, c’est qu’en voulant uniformiser et cloner les élèves à l’identique, ils détruisent la créativité individuelle et risquent d’affaiblir des cellules familiales. L’enfant va se voir inculquer des choses qui peuvent être très dérangeantes par rapport aux valeurs de sa famille. Si le décalage est trop important entre ce que lui enseigne l’école et l’éducation qu’il reçoit de ses propres parents, cela peut briser les liens entre l’enfant et sa famille.

Ab : Cela nous renvoie à la polémique autour du port du voile à l’école…

A : Pour être honnête, je n’ai pas compris la polémique. A priori, un voile n’empêche pas l’élève de derrière de voir le tableau. L’élève, voilée ou non, est là pour apprendre, non ? Ce qui en revanche est dommage, c’est quand le port du voile pour l’enfant est forcé par sa famille. Tant que c’est un choix de l’enfant, je ne vois pas où est le problème. Le port du voile permet à la croyante de se distinguer. Si tu veux draguer une fille voilée, tu sais d’avance qu’elle a des convictions, et que ça ne se fera pas comme ça… La France est en principe un pays de liberté. Mais dans cette affaire, elle est où la liberté ? La privation de liberté, qu’est-ce que ça crée ? Beaucoup plus que de la paix sociale, cela crée du repli sur soi, du communautarisme et de l’intégrisme.

Aujourd’hui, je pense que la scolarité doit se conduire dans le respect des individualités familiales. Le temps des colonies, c’est fini. Il est temps de comprendre que la République est une somme de cultures différentes. L’éducation pour tous, OK, mais tout en respectant la culture de chacun. Tu veux que je te respecte ? Alors respecte-moi. C’est aussi simple que ça.

Ab : Ce serait là l’école républicaine idéale, selon toi ?

A : Voilà, ça ce serait une école. Reste qu’aujourd’hui ce n’est pas le cas. Aujourd’hui, ta culture traditionnelle, familiale, intime, est effacée, au profit de la culture que l’école veut que tu aies. L’école te fait rentrer dans un système pour penser par ce système et travailler pour lui. Les élèves pensent comme le système veut qu’ils pensent. Et tant pis si l’enseignement que tu reçois à l’école te met en porte-à-faux avec celui que tu reçois à la maison. Pour ce qui est de ta culture propre, eh bien tu te débrouilleras une fois rentré à la maison. Et encore, je ne te parle pas de l’influence de la télé branchée en continu dans les foyers.

Ab : La relation élève-enseignant se heurte donc à celle d’enfant-parent, selon toi…

A : Oui, mais il ne faut pas dramatiser. Il existe heureusement beaucoup de professeurs à l’esprit ouvert. Je dirai que dans la démarche élève-professeur, le professeur devrait accepter l’idée d’être parfois lui aussi l’élève de ses élèves. Un professeur est seul face à quarante élèves, OK. Ses élèves sont plus jeunes que lui, OK. Mais lui a approfondi une matière, et c’est tout. Eux apportent avec eux d’autres cultures, que le professeur ne connaît pas forcément d’aussi près qu’eux… Je crois que comprendre cela permettrait de faire un grand pas.

Ab : Tu remets donc en question la traditionnelle relation maître/ élève ?

A : En fait, selon mon expérience, c’est ce rapport paternaliste que je n’accepte pas. Ne va pas croire que je suis anti-occidental ou quoi que ce soit, hein [sourire]. Je suis avant tout croyant. En islam, il est dit que Dieu est le Dieu de l’Orient et de l’Occident (55:17 ; 70:40 ; 73:9). Ici, il y a un faux débat inventé de toutes pièces. Il parle de l’existence d’un Dieu des occidentaux et d’un Dieu des orientaux. C’est une idée développée par les orientalistes. Elle sème la confusion entre orientalisme et islam, et est en train de s’installer dans les crânes, alors que cette distinction n’existe pas.

La confusion est aussi entretenue autour des concepts. Jésus et Allah, par exemple, cela n’a rien à voir. Allah, c’est Dieu. Jésus, c’est un prophète. Certes, il a été divinisé par certains chrétiens, mais ça reste avant tout un prophète. ‘Corinthiens 11.3’, par exemple, dit que « l’homme est le chef de la femme, le Christ est le chef de l’homme, et Dieu est le chef du Christ ». De même que ‘Jean 17.3’ : « Or la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ ». C’est écrit dans la Bible… Aujourd’hui, il est question de distinguer le Dieu des musulmans de celui des chrétiens. Ce n’est pas vrai. Il y a un Dieu universel pour tous les humains. Certains humains y croient, d’autres non. C’est tout.

Pour en revenir à la scolarité, je pense qu’elle devrait être plus universelle que nationale. OK, sur les mappemondes des écoles, la France apparaît au milieu de la planète – je pense que tout les pays font ça [sourire] -, mais ce n’est pas la réalité. La terre tourne. Il faut sortir de cet ego nationaliste qui nous est inculqué dès l’école. En ce qui concerne la relation professeur et élève, je suis pour l’ordre et le respect mutuel.

Ab : Tu parles d’ego nationaliste… Quelles sont tes craintes par rapport à ça ?

A : Ce qui me fait peur, c’est que tout cela débouche sur des conflits ou des replis raciaux. Pour moi, les concepts de Blancs ou de Noirs, ça n’existe pas. Il y a des peuples, point. Les races n’existent pas. Ce sont encore les conséquences des théories darwinistes sur l’évolution du singe en homme, puis en différents hommes. Ces théories sont pour moi super racistes. Je ne peux pas les tolérer. Le fait qu’il y a un chaînon manquant prouve selon moi qu’il ne peut pas être vérifiable. Il ne s’agit donc même pas d’une théorie, mais d’une hypothèse.

Ab : Pourtant ces théories font aujourd’hui autorité…

A : Je répète : c’est une hypothèse, pas une théorie. C’est cela que je trouve terrible. Parce qu’est-ce qu’il en ressort ? Il en ressort que des hommes doivent admettre qu’ils sont moins intelligents que d’autres hommes, et d’autres hommes se croire plus intelligents que les premiers, parce qu’ils sont plus ou moins évolués selon les critères darwiniens. Pour moi, ces théories, ça ne passe pas. Il n’y a pas de races, seulement des peuples. Et les peuples doivent apprendre les uns des autres. Il y a du bon et du mauvais dans chaque tradition de chaque peuple. Les peuples doivent dialoguer entre eux, et chacun doit apporter ce qu’il a de meilleur.

Ab : Du coup, au niveau scolaire…

A : La solution pour moi, ce serait une école dépolitisée.

Ab : Pourquoi dépolitisée ?

A : Ecoute, quand j’étais en Seconde, je voulais aller en Première Littéraire, et les profs m’ont dit que cette filière-là n’était pas pour moi. Ils m’ont dit d’aller en B.E.P.. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas de culture, en B.E.P…. Que tu le veuilles ou non, il y a une réalité derrière ! Il y a un système politique, avec des tris. C’est le grand problème, en France : malgré tes capacités, ton intelligence et ton savoir-faire, quelqu’un te passera devant sur des critères qui sont ceux de ta couleur. Le pire, c’est que la personne retenue fera peut-être un travail de moins bonne qualité que celui que tu aurais fait, toi. C’est une réalité.

Ab : Ces tris dont tu parles dès l’école, tu les retrouves également dans ta vie d’adulte ?

A : Et comment ! Tu sais, je ne fais pas que rapper. Nous avons un label à gérer. Nous sommes donc confrontés à la réalité économique et sociale. L’actualité, le terrain, nous les vivons au quotidien, de façon très concrète. Tu sais par exemple que pour louer une voiture pour aller à un concert, si nous nous présentons avec juste une carte bancaire, la location nous sera trop souvent refusée… Il y a de vraies barrières. Et ce qui m’inquiète, c’est que ces barrières grandissent.

Ab : Pourquoi, selon toi ?

A : Parce que certaines personnes entretiennent des clichés pour leurs propres fins. Et ça c’est dangereux, d’autant que c’est dès l’école que ces clichés sont mis dans la tête des enfants.

Ab : As-tu vu le film « Le message » de Moustapha Akkad (1976) ?

A : Je l’ai vu, oui. C’est mon film préféré.

Ab : Ce film est salué partout comme l’une des plus belles fresques sur la naissance de l’islam. Pourquoi selon toi n’est-il pas diffusé plus souvent ?

A : Si encore il s’agissait de le diffuser plus souvent… Mais il s’agit déjà de le diffuser au moins une fois ! Les diffuseurs ne veulent pas. Pourquoi ? Parce que ce film montre l’islam, le vrai. Pas celui dont les fantasmes sont entretenus à longueur de temps. Si ce film était diffusé, cela permettrait de mettre en porte-à-faux beaucoup de discours erronés.

Ab : C’est comme « Le grand voyage », d’Ismaël Ferroukhi, Prix de la Meilleure première oeuvre au Festival de Venise 2004, et pourtant distribué dans un nombre très réduit de salles, puis très vite disparu de l’affiche. Des mois après, il a été projeté dans une salle des Minguettes, et il a tellement remué le public que le cinéma de Vénissieux a décidé de le reprogrammer exceptionnellement. Ce que disaient les spectateurs, c’était ça : « Mais pourquoi ce type de film n’est-il pas montré au plus grand nombre ? L’islam, c’est ça, ce ne sont pas ces 2% d’intégristes qui soi-disant représenteraient 100 % des musulmans ! »

A : C’est triste. Mais ça confirme ce que je te dis : cela est fait consciemment, il s’agit d’une démarche voulue. Ne crois pas que je suis parano, c’est une réalité.

Je vais te donner un exemple typique. Tu te souviens de La marche du siècle de Jean-Marie Cavadda ? Cette émission passait le mercredi soir sur la Trois, au début des années 90. Je ne sais pas si tu te rappelles l’histoire du trucage vidéo, dans un reportage sur les jeunes… C’était il y a une quinzaine d’années, mais c’était déjà bien révélateur de la démarche médiatique par rapport à l’islam et aux banlieues…. Le reportage montrait des mecs d’une cité et, pour ne pas que ceux-ci soient identifiables, un montage vidéo les avait affublés de barbes, alors qu’ils n’en portaient pas à la base. Quelqu’un a révélé l’affaire, et la question a été posée : pourquoi absolument montrer des jeunes barbus dans un contexte de cité ? Pourquoi des barbes, et pas un floutage normal comme cela se fait habituellement ? Et depuis, ce n’est que ça : banlieue-islam, banlieue-islam, banlieue-islam… Mais la banlieue, ce n’est pas ça ! La banlieue, qu’est-ce que c’est ? En général, en fonction des industries implantées, la banlieue, pour les immigrants de confession musulmane, ce sont des ouvriers, de la main d’oeuvre. Quand il s’est agi de les faire venir pour accomplir un travail de main d’oeuvre, le fait qu’ils soient musulmans ne dérangeait personne. Mais qu’aujourd’hui les enfants de ces ouvriers aient la capacité de devenir médecins, architectes, bref de s’élever socialement, là le fait qu’ils soient musulmans devient un problème. C’est bizarre, non ?

Ab : C’est un peu ce que tu dis dans ‘Préviens les autres’ : »Peu importe que tu rappes ou que tu sois humoriste : t’as la peau sombre, tu l’ouvres, tu deviens terroriste. »

A : Oui, ça c’est un soutien à Dieudonné. Lui, il ne lui a même pas été accordé cinq minutes, tu vois. Quand Elie Semoun fait des sketch sur les Noirs, il n’est pas boycotté des plateaux télé… Pourquoi le fait d’être basané, d’être noir, fait peur ici, aujourd’hui ? Pourquoi le fait de porter la barbe fiche la trouille à tout le monde ? Tu veux que je t’en cite, des barbus qui ne font pas peur ? Le Père Noël, il a une barbe, mais il n’est pas dangereux [sourire]… Karl Marx, qui est à la source de tout un mouvement politique, il était barbu. Jules Verne – tout le monde kiffe Jules Verne -, c’était un barbu. Victor Hugo, tout le monde le kiffe, c’était un barbu… Mais dans notre société, dès que ces barbus sont non-blancs ou – pire encore – musulmans à la peau colorée, ça devient autre chose. Ils deviennent suspects.

Ab : A propos du prophète, nous parlions tout à l’heure du film « Le message ». En préambule au film, un avertissement prévient le spectateur que, par respect pour les croyants, le film a veillé à ne pas représenter physiquement le prophète. Pour l’incarner, le réalisateur a eu recours au procédé de la caméra subjective : lorsqu’ils s’adressent à Mouhammad, les autres personnages regardent la caméra, comme si c’était elle le prophète. Le film date d’il y a trente ans. Penses-tu qu’un tel luxe de précautions soit aujourd’hui devenu superflu ?

A : On dirait, hein [sourires]. Mais attention : cela vaut pour tous les prophètes. Aucun prophète ne doit être personnalisé, sinon il y a le risque de tomber dans la déification. C’est ce qui c’est passé avec Jésus. Dès lors que tu déifies un homme, tu n’es plus dans le monothéisme. Tu es dans le polythéisme. Un homme a beau avoir toutes les vertus de la planète, être le meilleur des hommes et surmonter toutes les difficultés possibles, il ne sera jamais Dieu. Au plus, il sera un de ses représentants. Là se situe le problème.

Une autre chose est mal comprise, c’est l’universalité du message. Le message s’adresse à tous les hommes. Or dès lors que tu commences à personnifier un prophète, cela restreint d’autant la portée de son message… Je prends l’exemple de Bouddha. Si tu donnes un visage à Bouddha, il va avoir un visage asiatique. Et ce visage asiatique, tu vas l’imposer à toute la planète. Pour le Christ, c’est pareil. C’est avec un visage blanc qu’il a été imposé à toute la planète. Le problème, c’est qu’en agissant ainsi, tu imposes la supériorité d’un peuple – parce que je ne dis pas racial, je dis peuple – par rapport aux autres. Cela, en islam, ça n’existe pas. L’islam est universel, seul compte le coeur. Le seul critère, je le répète, c’est le degré de piété. Peu importent tes qualifications, ta classe sociale, ton quotient intellectuel…

Donc si tu donnes un visage à un prophète, non seulement tu risques de le déifier, mais en plus tu crées des barrières physiques…. Quand tu vas au Musée de l’Afrique et de l’Océanie à Vincennes, tu vois des peuples africains et asiatiques se faire libérer par des Pères Blancs. Mais les libérer de quoi ? Que tu le veuilles ou non, si tu personnifies une religion, tu risques de créer du racisme. Les mecs qui font ces caricatures le savent très bien. Ils sortent du contexte universaliste pour créer des faciès, et en plus ces faciès sont hostiles.

Ab : Cela rappelle un poème que le bluesman sioux John Trudell a rédigé juste après le 11-Septembre, et qui s’intitulait ‘Putting a face on God’. Le poème se commençait et se terminait par ces mots : « Mettre un visage sur Dieu, aberration divine »… D’une manière générale, le point de vue des amérindiens sur le 11-Septembre donne d’ailleurs beaucoup à réfléchir…

A : C’est exactement ça. Tu peux avoir un guide dans ta vie, quelqu’un qui te montrera tes fautes et te rendra meilleur, mais pas au point que tu lui appartiennes corps et âme. L’exemple que tu donnes est excellent, Dieu seul est Dieu, et certains hommes devraient se réveiller et accepter leur statut d’homme. Etre un homme, déjà, c’est dur. C’est avoir des responsabilités. Les assumer est déjà énorme. D’où le terme : « Sois un homme »… C’est un peu comme l’histoire du coup de tête de Zinedine Zidane : ça a fait redescendre tout le monde sur terre. Dans les jours qui précédaient le match, pour beaucoup de gens, il était limite divinisé. D’un coup, les gens se sont souvenus qu’il n’était qu’un homme. Avec un immense talent, certes, mais juste un homme.

Ab : A propos de postérité, dans le morceau ‘Tu croyais quoi ?’ de 2005, Tandem a scratché ta phrase du ‘Crime paie’ : « Mais qu’est-ce que tu croyais ? Qu’on allait rester là à se laisser noyer ? »… Comment ressens-tu le fait d’être à présent samplé ?

A : Que des gens se réapproprient cette phrase, ça me fait plaisir, oui. Ca montre qu’elle touche, qu’elle a un sens. C’est un peu comme le « Get up stand up » de Bob Marley. Je suis juste content qu’il en ressorte du positif.

Ab : Parle-nous de tes featurings avec Macson Escobar. L’alchimie a l’air de bien fonctionner entre vous…

A : Nous avons enregistré ensemble le titre ‘L’impasse’, sur mon album. Il est clair que nous sommes appelés à faire des trucs en commun, si Dieu le veut. Ca fonctionne bien. Je suis invité sur son premier album et il y a d’autres projets.

Ab : Au point d’envisager un album en duo ?

A : [Sourire] Pour être franc, je ne me vois plus retaper des albums en duo, non. Au total, j’ai eu deux groupes de duo. La première fois s’est bien passée. Les raisons de la séparation sont différentes de celles avec Lunatic. A l’époque, nous étions jeunes et mon pote a dû déménager à l’étranger… Et puis tu sais, il y a un facteur très important qui s’appelle la confiance. Si tu es clair dès le départ et que tu me dis : « Aujourd’hui je fais un truc avec toi, et demain chacun sa route », les choses sont claires et il n’y a pas de problème. Mais quand tu es avec un gars qui te dit : « Ouais, t’es mon frère » jusqu’au jour où, l’album étant enregistré, il part ailleurs faire ses disques, là ça devient bizarre… Je ne dis pas que je ne fais plus confiance. Je dis que j’ai pris un peu de distance. Parce qu’un duo, c’est plus qu’un investissement personnel. C’est la coexistence. Pour moi, la confiance est sacrée. Je ne joue pas avec les sentiments des autres. Voilà.

 

Durant le premier semestre 2000, la sortie du maxi Civilisé annonce la venue du premier album de Lunatic, groupe formé par les rappeurs Ali et Booba. Porté aux nues en quelques titres et quelques frasques – featuring sur le maxi des Sages Po’, mixtape Cut Killer consacré au groupe, ‘Le crime paie’ sur Hostile hip hop, ‘Les vrais savent’ sur L.432, incarcération de Booba pour braquage de taxi –, le binôme doit alors faire face à sa légende.

Scénario idéal pour un échec cuisant ? C’eut été oublier une chose. Et en sous-estimer une autre.

La première est l’importance des instrus pour des flows tels que ceux Booba et Ali, basés sur l’ambiance et non la technique, sur la phase écrite et non la phrase rythmique. Aux manettes, Géraldo, Clément Dumoulin, Marc Jouanneau, Chris, Fred Dudouet et Craig J. Six producteurs mais un seul son, oppressant de bout en bout. La réussite de l’album est avant tout là. A la fois sourd et strident, simpliste et envahissant, nostalgique et combatif, Mauvais œil est un bloc. Homogène et magistral comme peu.

La seconde erreur de jugement était de croire que les deux membres de Lunatic ne seraient pas à la hauteur de leurs apparitions antérieures. En fait, c’était une semi-erreur. Car si Booba, couplet après couplet, s’impose comme un des plus grands auteurs de rap français, Ali laisse perplexe. Après avoir retourné ses textes dans tous les sens, une alternative s’impose. Soit la profondeur du rappeur n’a pas émergé jusqu’au niveau du commun des auditeurs, soit la vacuité de ses propos est réelle.

Certes, certains bons passages traitant de guerre et de paix prolongent quelque peu l’illusion : « International langage : celui des armes, du Ministère de la Défense aux mini-stars vendeurs de défonce », « J’perds mon temps, comme ceux qu’attendent la paix au Moyen-Orient. Salam et shalom : la même, mais prononcé en décalage ; ça devient uzi opposé à kalash« , « Vu de haut, le monde apparaît paisible ; à notre échelle, c’est discrimination, ségrégation, élimination parmi nations et générations« .

En pass-pass avec son acolyte sur ‘Têtes brûlées’, il parvient même à conclure en beauté, mais l’impression demeure : Ali ne fait que combler les silences de Booba. Ou, plutôt, remplit avec brio ce rôle ingrat. Car comment expliquer autrement la qualité constante de tous les titres, sans une baisse d’intensité ? C’est donc finalement une prouesse qu’opère Ali : servir de faire-valoir et non de moitié boiteuse.

Avec un tel cadre mis en place, il ne restait plus à Booba qu’à enchaîner les tirades. Celui-ci s’exécute sans faillir. Sans thème, sans second degré et sans finesse. Et surtout sans temps mort. Bien plus que lunatique, Booba est une contradiction vivante, dont chaque phase provoque la fascination. En extraire une est évidemment tentant, mais si la dissection de chacune d’entre elles provoque la fascination, c’est pourtant prise dans leur globalité qu’elles prennent tout leur sens. Tirant de ses intonations la puissance de ses phases – à moins que ce ne soit l’inverse ? -, il construit nonchalamment une mosaïque profonde et complexe, tout en détournant l’attention sur chaque pierre finement taillée.

Naturellement, cette aptitude – avoir appliqué à un album de rap français une technique impressionniste – est la troisième qualité de Mauvais œil. La moins criante. La plus ambitieuse, aussi. Et probablement celle qui lui donne toute sa noblesse.