Ninho et Central Cee, paire de Manche

Lors d’un entretien [ensuite supprimé par l’artiste, ndlr] pour la promo de son album NI, Mehdi Maïzi demande à Ninho quel conseil il donnerait à son « lui » d’il y a dix ans. Le rappeur n’hésite pas une seconde et dégaine : « franchement : prends un avocat ». Une réponse presque froide de réalisme clinique, mais qui correspond bien à l’état d’esprit de l’artiste tel qu’on le devine aujourd’hui dans sa musique. Autrefois remarqué pour ses textes et son interprétation pleine de bonhommie et de tendresse sur des titres comme « Un poco » ou « Dis moi que tu m’aimes », le personnage Ninho s’est peu à peu refermé à mesure que l’artiste gravissait les échelons du rap français. Aujourd’hui au sommet, véritable alchimiste changeant n’importe quel single anecdotique en disque d’or par sa seule présence, NI semble pourtant plus distant que jamais, éprouvé on l’imagine par les aléas liés à la célébrité et la nécessité de se protéger derrière un visage fermé et des lunettes noires impénétrables. Même lors de ses récréations avec Naps ou Heuss l’enfoiré, l’artiste garde la même interprétation droite, le recul contrôlé d’un gangster-homme d’affaire toujours l’oeil ouvert et le nez dans les contrats. De l’autre côté de la Manche, son pendant s’appelle Central Cee, rappeur « drill » bien installé depuis quelques années dans le paysage rap britannique, qu’un banger-blague propulsé par la magie de l’algorithme Tik Tok a transformé en rappeur numéro un du royaume, et en ambassadeur du genre à l’étranger. Lourde tâche pour ce londonien qui voit, un peu par hasard, l’attention et les attentes à son sujet changer du tout au tout, et doit aujourd’hui se réinventer musicalement sans se trahir pour confirmer son succès international.

C’est pourtant une certaine sérénité qui se dégage de « Eurostar », collaboration événement entre les deux stars et tube étendard du dernier album de Ninho. Loin des sirènes de « Jefe » ou du sample cheesy de « Doja », le morceau s’appuie sur un saxophone nostalgique évoquant une ambiance de fin d’après-midi, soit le versant le plus mélancolique de l’été. A la production, on retrouve opportunément trois français parmi les plus « british » du vivier local, Boumidjal et le duo HoloMobb, dont le travail avec Kekra aura mis à jour leur compréhension organique du « style » britannique. Ainsi, la partie rythmique du morceau convoque sans surprise le UK Garage et la drill, avec toutefois un choix de preset et un décalage rythmique qui ne jurent pas avec les standards des tubes de rap français d’inspiration afro-pop ou Jul-esque. La collaboration dépasse l’écueil de l’exercice de style pour Ninho et sonne à la fois originale et naturelle, et ce d’autant plus que les deux rappeurs jouent le jeu du cross-over à travers quelques références ciblées à la culture de l’autre. Sur le refrain, comme si la perspective d’un ailleurs lui donnait du baume au coeur, le français semble enjoué et presque rieur. La tendresse enfouie sous la carapace réapparait même au détour d’une ligne clôturant le pont : « Un kilo d’zaza, smoke avec mes dits-ban, ça rigole, j’me sens léger ». Au micro de Fred sur Skyrock, le rappeur confiait que ce morceau était le dernier a avoir été enregistré pour l’album. Gageons que l’on reverra bientôt sourire Ninho.