Wendy Day, la négociatrice
Interview

Wendy Day, la négociatrice

Elle a conseillé Eminem, 2Pac et à peu près tout le rap américain, de New York à la Nouvelle Orléans. Personnalité méconnue, activiste infatigable pour le pouvoir des artistes, Wendy Day nous raconte son impressionnant parcours.

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Abcdr Du Son : Quel est votre premier souvenir lié au rap ? 

Wendy Day : A priori, mon tout premier souvenir devrait sûrement être une chanson entendue très tard le soir à la radio, à Philadelphie en 1980. Grand Master Flash & The Furious Five. « Don’t push me ’cause I’m close to the edge… » Mon premier véritable souvenir, c’est un concert à l’Université de Pennsylvanie fin 1980 où j’ai pu voir le groupe en live. Le concert était un mélange de styles. Il y avait les Psychedelic Furs, Grand Master Flash & The Furious Five, Clarence Clemons & The E Street Band, qui était alors le groupe de Bruce Springsteen. Un joli mix de musique, de cultures et de personnes. C’est là que je suis tombée amoureuse de l’énergie et la passion du rap. C’était vrai et authentique. Ce concert m’a donné envie d’aller chercher tous les derniers trucs en provenance de New York dans les magasins underground et chez les DJ’s.

A : La légende raconte que vous avez décidé d’aller vivre à New York juste après avoir entendu le show Mr Magic Rap Attack à la radio. C’est vrai ?

W : C’était en 1987. A l’époque, je n’écoutais du rap qu’en vinyle ou sur cassette. D’ailleurs je ne sais pas pourquoi ça ne m’avait jamais traversé l’esprit d’aller là où étaient fabriquées les cassettes ! Un week-end, je suis allée à New York avec une copine. On devait s’occuper de son oncle de Long Island qui était malade. Sur le chemin, on a allumé la radio. Il était tard et on est tombé sur l’émission de Mr Magic et Marley Marl. J’ai écouté ça pendant 45 minutes, c’était incroyable. Le lundi à mon retour, je suis allée voir mon patron et lui ai donné ma lettre de démission. Je suis rentrée chez moi et j’ai fait ma valise. Je n’avais nulle part où dormir, je savais juste que je partais à New York. Je m’en foutais.

A : Où travailliez-vous, à l’époque ?

W : Je vendais des publicités dans Time et Newsweek pour une entreprise qui s’appelait Media Network. A l’époque, c’était un métier assez prestigieux donc j’ai retrouvé du travail assez facilement lors de mon arrivée à New York. J’ai été embauchée dans un magazine juridique. Je détestais ce job mais la paie était bonne.

A : Ça vous a fait quel effet d’être immergée dans la scène rap new-yorkaise ?

W : C’était génial. Ce n’était pas encore mon métier, j’étais vraiment immergée en tant que fan. J’allais voir des groupes comme Run DMC, Public Enemy, Cold Crush et Newcleus en concert. Je pouvais vraiment vivre le mode de vie rap en ce temps-là, qui était vraiment orienté fête. C’était merveilleux. Tous les soirs j’étais en club. A partir de 3 heures du matin il y avait les after clubs jusqu’à 7h30. Ensuite, petit déjeuner, douche et retour au boulot. Puis après le boulot, un peu de sommeil, et c’était reparti pour la nuit. Ça a été ma vie pendant des années.

A : A quel moment avez-vous eu envie de travailler pour le hip-hop ?

W : Ça n’est arrivé qu’en 1992. A la fin des années 80, j’ai rencontré un garçon qui ne pouvait vivre aux États-Unis à cause d’un problème d’immigration, alors j’ai déménagé à Montréal. Ça a un peu changé mes habitudes musicales. Là-bas, il y avait plutôt une scène punk, j’ai aussi découvert des artistes québécois comme Michel Rivard et Céline Dion, avant qu’elle apprenne à parler anglais. J’étais loin de la scène rap. Je réussissais à me tenir au courant mais mon histoire du rap a eu un trou béant de trois ans entre 1988 et 1991.

A: Une période considérée comme un âge d’or…

W : Pour beaucoup de gens, oui, mais comme je ne l’ai pas vécue, ce n’était pas pour moi. Je suis passée des premiers De La Soul à Scarface, période Rap-A-Lot. D’un extrême à un autre [Rires]. Voilà ce que Montréal m’a apporté de si précieux : en dehors du fait que je sois devenue bilingue – et je ne le suis plus, c’est pourquoi je te parle en anglais et pas en français – j’ai eu la chance d’observer le monde avec une sensibilité plus européenne. Pendant l’opération Desert Storm, j’ai vu les infos canadiennes, ça m’a montré l’énorme différence avec l’information sensationnaliste et biaisée des Etats-Unis. A partir de là, j’ai commencé à tout remettre en question. L’autre chose primordiale, c’est que j’ai aidé un homme à lancer une entreprise d’alcool. Il était ingénieur, il n’avait ni le temps, ni l’énergie de tout gérer alors il m’a laissé les commandes. Il a juste apporté les fonds et m’a dit « Voilà, à toi de réussir. » Et j’ai réussi. J’ai refait le design des bouteilles, j’ai également réduit les taux de sucre et d’alcool pile au moment où les gens devenaient plus conscients de leur santé. L’entreprise a eu beaucoup de succès. Ça m’a appris que je pouvais lancer une entreprise, la contrôler et réussir. Ce fût probablement l’enseignement le plus important de ma vie. A mon retour à New York , en juin 1991, je ne savais pas ce que j’allais faire mais je savais que je ne travaillerais plus pour personne. Quoique je fasse, j’allais probablement me diriger vers un secteur à but non lucratif, car je voulais faire une différence dans ce monde. Je voulais aider les autres.

A : C’est à cette époque que vous avez suivi la music business class de Bert Padell [célèbre comptable de l’industrie du disque, qui a notamment travaillé pour Madonna, Run DMC et Pink Floyd, NDLR]. Ça a été votre mentor ?

W : Je ne dirais pas ça. C’était un enseignant. Un mentor, c’est quelqu’un avec qui on construit une relation, et ce n’est pas notre cas. Nous n’étions pas proches, mais c’est quelqu’un qui a vu de la valeur en moi. Il savait que tôt ou tard, j’allais devenir une force reconnue dans l’industrie du disque. Quand je me suis inscrite à son cours, j’avais un diplôme en design graphique, un master en études afro-américaine et un MBA en marketing. Trois chemins différents, mais je savais que je voulais au moins combiner la dimension marketing avec la dimension noire. Je comptais lancer une organisation pour aider les Noirs à lancer des entreprises. Pendant le cours de Bert, je l’ai entendu raconter comment les artistes noirs se faisaient manipuler, alors après un cours, je suis allée le voir. Je lui ai demandé « Comment ça se fait que personne n’aide ces gens ? On dirait que tout le monde prend sa part d’argent mais dès qu’il n’y en a plus, tout le monde disparaît. » Il m’a dit « Wendy, il n’y a pas d’argent dans l’altruisme. » C’était tout à fait vrai mais ça m’a terriblement énervée.

De retour chez moi, je me suis mis à rédiger le business plan de la Rap Coalition. J’ai crée un logo très afro-centrique comme c’était la mode dans le rap en 1992. J’allais démarrer avec un peu moins de 500 000 dollars, ça correspondait à tout l’argent que j’avais. Bert a essayé de me convaincre de lui remettre l’argent pour qu’il investisse en mon nom, mais j’étais déterminée. Je ne connaissais ni rappeurs, ni avocats, mais je savais ce que je voulais faire [Rires]. J’ai fait imprimer des flyers que j’ai déposés dans tous les clubs où traînaient des rappeurs. J’ai fini par rencontrer un groupe, Dasez Tempo, qui était signé chez Def Jam. Russell [Simmons] ne faisait rien pour eux. Je suis allée voir Bert, qui était son avocat, et il m’a présentée à un autre avocat, Tim Mandelbaum. C’est lui qui a pu sortir Dasez Tempo de leur contrat. Ce fût ma première expérience.

« Mon approche était double : apprendre aux artistes à ne pas signer de mauvais contrats et les aider à rompre ces contrats dans le cas où ils aient déjà signés.  »

A : Qu’est-ce qu’un « mauvais contrat » ?

W : Un mauvais contrat, pour moi, c’était quand un artiste était signé mais que son album ne sortait pas. C’était aussi quand quelqu’un décrétait qu’il pouvait être producteur de disques, alors qu’il n’avait ni l’argent, ni les connections pour le faire. Malheureusement, c’est encore le cas aujourd’hui. Je blaguais à ce sujet sur Twitter hier. J’ai dit « Aujourd’hui, je suis chirurgienne cardiaque ! Si n’importe qui peut se prendre pour un responsable de label, je peux très bien me faire passer pour une chirurgienne. »

Parfois, dans les contrats, ce ne sont pas les éléments écrits qui peuvent porter préjudice, mais les éléments manquants. J’ai appris à intégrer ce genre de choses. Par exemple, si un artiste ne vend pas un nombre défini d’albums, il peut récupérer ses masters. Ou si son album n’est pas en vente à une certaine date, l’artiste peut quitter le label. Les labels étaient du genre à signer vingt artistes, mais évidemment ils ne pouvaient pas tous les sortir. Alors les artistes se retrouvaient coincés dans leur label comme dans un immense parking. Impossible de partir, impossible de bosser, impossible de rien. Je me suis donc assuré qu’il y aurait une date de sortie garantie dans chacun de mes contrats. J’ai fait ça pour beaucoup de gens, de 2Pac à David Banner…

A : C’était votre seule activité ? 

W : Je faisais aussi beaucoup de travail éducatif, notamment des conférences mensuelles à New York University ou dans les locaux de l’ASCAP [équivalent américain de la SACEM, NDLR]. A chaque convention de l’industrie de disque, j’ai animé jusqu’il y a peu des séminaires sur les musiques urbaines. Mon approche était double : d’une part il y avait une dimension pédagogique – apprendre aux artistes à ne pas signer de mauvais contrats – et d’autre part, les aider à rompre ces contrats dans le cas où ils aient déjà signés. En 1995, je suis arrivée à un point où j’ai pu commencer à négocier moi-même les contrats. J’avais vu tellement de mauvais contrats défiler que je savais les choses à éviter. Ça m’a permis de réaliser des deals vraiment bons par la suite !

A : Ça a été difficile de gagner la confiance des artistes ?

W : Bien sûr, ça a été très difficile. J’étais une blanche provinciale dans le rap, et en ce temps-là – comme aujourd’hui – c’était difficile d’être blanc, et c’était difficile d’être une femme. Il y a deux rappeurs, des superstars de l’époque, qui m’ont cependant accueillie à bras ouverts : Vinnie de Naughty By Nature et 2Pac. Ils venaient à mes événements et m’apportaient leur soutien, pas financièrement mais émotionnellement. Vinnie apprenait aux artistes comment ne pas se faire arnaquer. Son meilleur exemple, c’était leur plus gros album, celui avec le morceau « OPP » [l’album éponyme Naughty by Nature, sorti en 1991, NDLR]. Ils n’ont presque pas gagné d’argent sur ce disque, non pas à cause de l’industrie, mais parce qu’ils emmenaient toujours le 118th Street Posse partout où ils allaient. Comme c’était des têtes brûlées, les mecs passaient leur temps à déclencher des bagarres en club, agresser des filles, casser des trucs… Il y a eu tellement de procès que Naughty By Nature n’a presque fait aucun bénéfice sur l’album. La leçon que Vinnie faisait aux 200/300 spectateurs du séminaire, c’était « Méfiez-vous de ceux qui vous entourent, car ils n’ont pas autant à perdre que vous. » C’était une chose pour moi de dire ça, mais venant de Vinnie, membre d’un des groupes les plus populaires à l’époque, c’était autre chose.

Sur le plan personnel, Chuck D m’a également beaucoup soutenue. Public Enemy était l’un de mes groupes préférés, donc c’était un honneur pour moi. Tout ça s’est passé trois à cinq ans après mes débuts. Dès que j’ai eu ces soutiens, les choses sont devenues plus faciles.

A : Quel est le premier contrat que vous avez négocié ?

W : Le contrat de Master P. Je ne l’ai pas fait seule, je faisais partie d’une équipe. C’était un bon contrat à faire en groupe, surtout pour une première, car il s’agissait d’un partage à 80/20. C’est-à-dire 80% de l’argent pour Master P et 20% pour Priority Records. C’était un contrat de distribution, pas un contrat d’artiste, chose complètement inédite à l’époque. En plus, Master P conservait ses masters. Priority n’avait pas vu leur valeur potentielle. Master P avait vendu tellement de disques dans la rue qu’il avait une très grande marge de négociation, mais je ne crois pas que l’équipe Priority imaginait que sa musique deviendrait classique. Ils ne passaient pas de temps dans la rue ou dans les clubs.

En parallèle, je travaillais avec Do Or Die. J’ai fait un deal pour que No Limit fasse la promotion de Do Or Die sur la côte ouest et vice-versa. Je ne me rappelle plus de l’album en question, mais je me souviens que nous faisions la promotion de Master P à Chicago. Très vite, la ville est devenue l’un de ses plus gros marchés en dehors du Sud.

A : Comment l’avez-vous rencontré ?

W : J’avais sorti un groupe, The Kemelions, d’un label appelé Zoo Records. Poepan, le leader du groupe, avait un cousin, Tobin Costen. C’est lui qui dirigeait No Limit. Quand il a appris ce que j’avais fait pour The Kemelions, il m’a appelée immédiatement en me disant « Je bosse avec ce type qui vend plein de disques à Richmond, en Californie, tu veux que je te le passe ? » Il m’a donc mise en relation avec Master P. C’est drôle, Master P lui-même ne s’en souvient pas – ou alors il fait semblant – mais il m’a dit « Ecoute, voilà le truc : je suis naze, mon crew est naze, mais j’ai une vision marketing qui est mortelle. » Ce n’est pas qu’il pensait vraiment être naze, mais il était suffisamment malin, quand il parlait avec un new-yorkais, pour parler son langage. Il savait qu’au moment où j’écouterais sa musique, j’allais dire « Hé, c’est naze. » A New York, tout ce qui comptait pour nous, c’était les textes et l’intelligence. Tu ne rappais pas des histoires de rues si tu ne les avais pas vécues ou si tu les racontais pas d’une manière poétique.

A : En tant que New Yorkaise, qu’est-ce qui vous attirait dans le rap du Sud ?

W : C’est peut-être parce que j’ai toujours été moi-même une outsider. J’étais blanche dans un environnement afro-américain. J’étais une femme dans un monde d’hommes. Mais j’étais tellement à l’aise avec ma différence que j’étais à la recherche d’autres outsiders comme moi. Et même si j’aime les bons textes, j’ai toujours été attirée par les mélodies, et c’est ce que le Sud et la Côte Ouest apportaient à l’époque. Pendant mes années club, j’écoutais de tout, de la world music à l’électro. A Montréal, j’étais à fond dans la scène industrielle. Alors même si tout le monde à New York disait qu’il ne fallait aimer que Biggie, Wu-Tang et Craig Mack, mes goûts étaient toujours plus variés. J’aimais les groupes qui défiaient l’autorité, comme NWA. J’aimais Do Or Die et Twista à Chicago, UGK à Port Arthur, Mystikal à Baton Rouge. Quand j’ai découvert la vision de Master P, j’ai tout de suite su qu’elle avait de la valeur. Les histoires de rue étaient aussi intenses que NWA, mais la perspective était différente. A l’époque, je travaillais avec Lord Finesse à New York. Je lui ai proposé de faire des morceaux avec Master P, mais il n’a pas voulu car il craignait que ça fragmente son public – et c’est ce qui serait probablement arrivé, avec le recul il avait surement raison.

A : Quand avez-vous rencontrée Master P pour la première fois ?

W : Des années plus tard. En fait, au quotidien j’étais en contact avec Tobin. Je n’ai pas rencontré Master P avant qu’il vienne à une convention que j’avais coordonné à Miami et qui s’appelait « How can I be down? » Ça devait être vers 1996. Plus tard, vers 1999/2000, je suis devenue la manager de C-Murder [frère de Master P et artiste No Limit, NDLR] pendant environ un an. J’ai aidé une bonne partie des artistes qui ont quitté No Limit, Master P n’a donc pas eu grand chose à dire de bien à mon sujet au cours de ces années. Dommage…

A : Qu’est-ce qui distinguait Master P des autres gens que vous aviez côtoyé dans le rap ?

W : Son éthique de travail. Le tank n’est pas seulement un logo, il commandait vraiment son entreprise comme une armée. Il était le Général. Il faisait enchaîner tube sur tube à ses producteurs, les Beats by the Pound. Les mecs ne faisaient qu’une chose : rester en studio et produire de la musique à la chaîne. La vision que Master P leur transmettait, c’était : « Faites trois hits sur chaque album, et pour le reste faites du remplissage. » Dans le reste de l’industrie, les albums faisaient 13 morceaux, le nombre était souvent stipulé dans les contrats. Master P, lui, n’était pas un artiste signé sur un label, il avait un contrat de distribution, donc il pouvait faire tout ce qu’il voulait. Il faisait des albums de 18 à 22 titres, et ensuite, à l’intérieur du livret, il annonçait les deux prochaines sorties du label. Il savait lesquelles car les Beats by the Pounds avaient déjà finis de les enregistrer. No Limit sortait un nouvel album toutes les six semaines, une vraie chaîne de fabrication. Tous les visuels se ressemblaient. Niveau image de marque, c’était du génie.

Master P a aussi été le premier artiste à penser plus loin en termes de marketing. Il faisait de la publicité aux arrêts de bus dans les quartiers. Quand tu attendais ton bus à Compton, tu t’asseyais sur un banc avec une pub pour l’album de Mia X. Ces espaces publicitaires valaient très peu chers car ils étaient situés dans la zone. La plupart des annonceurs ne voyaient pas l’intérêt de faire de la publicité en de tels endroits à l’époque. Pour quelques centaines de dollars, Master P plaçait des publicités géantes sur les murs des épiceries de quartier et elles restaient affichées pendant un an et demi. Il utilisait des techniques marketing jamais vues à l’époque.

« Master P m’a dit « Écoute, voilà le truc : je suis naze, mon crew est naze, mais j’ai une vision marketing qui est mortelle. » »

A : J’imagine que vous avez du apprendre beaucoup de choses avec ce contrat…

W : Oh mon Dieu, carrément. J’ai appris énormément sur les contrats et sur les gens. L’un de mes reproches à Master P était qu’il ne payait pas ses artistes correctement. Il leur proposait des sommes d’argent pour acheter des voitures et des maisons, mais les mecs ne pouvaient pas assumer financièrement. Il contrôlait tout. L’argent des concerts, par exemple : il n’y avait pas de concerts Master P ou Fiend, seulement des concerts No Limit. Il fallait donc booker l’ensemble du label. Master P récupérait l’argent, et ensuite il décidait de sa répartition. Comme il était la plus grosse star du label, il avait toujours la plus grosse part du gâteau. Un Fiend pouvait avoir le hit du moment, c’est Master P qui encaissait le plus gros chèque. Les artistes n’ont jamais eu l’opportunité d’être autonomes. Les Beats by the Pound n’ont jamais pu travailler avec des artistes extérieurs au label. Quand ils ont finalement pu, ils ont bossé avec Mariah Carey et Master P a pris l’argent. No Limit n’a donc vraiment duré que quatre ans. Ensuite, les artistes en ont eu marre et ils sont partis les uns après les autres. D’ailleurs, quelques années plus tard, les Beats by the Pounds ont fini par faire un procès à Master P, et on leur a donné 50% de l’entreprise en échange de leur immense contribution. Mais à ce moment là, malheureusement, Master P avait déjà du remettre les clés de No Limit à Priority/EMI.

A : Vous êtes toujours en contact avec les artistes de l’époque No Limit ?

W : Oui, j’ai parlé avec Mia X hier sur Twitter. Je suis toujours proche de KLC des Beats by the Pounds. Je suis également proche de C-Murder, qui purge une peine de prison à vie. Je lui ai parlé il y a un mois de ça à propos d’un livre qu’il est entrain de terminer. Je lui écris souvent, je lui envoie des livres. J’aime beaucoup C-Murder, c’est un homme bien et l’un des mes artistes préférés parmi ceux avec qui j’ai travaillé. Ça m’a dégouté de voir ce qui est arrivé aux artistes No Limit. Moi qui gérait une organisation censée assurer que les artistes ne se fassent pas avoir, j’ai été très frustrée de réaliser des contrats pour des gens qui arnaquaient leurs artistes. Tu peux imaginer le paradoxe dans mon esprit : aider des gens à devenir millionnaires pour finalement voir l’avarice prendre le contrôle. C’est ce qui s’est passé avec No Limit, avec le label de Twista Creator’s Way et avec Cash Money.

A: Comment s’est passé le deal de Twista?

W: C’était excitant car je ne faisais pas partie d’une équipe. Il n’y avait que moi et l’avocat, Andy Tavel. Faire partie d’une équipe, c’est merveilleux mais c’est aussi frustrant : quand tu dis « Il faut qu’on ait la propriété des masters » et que tout le monde te prend pour une cinglée, tu finis par t’embrouiller avec ta propre équipe pour une décision dont tu sais qu’elle est la bonne. Quand je négociais en solo, je n’avais qu’une seule personne à convaincre et c’était l’avocat. Lui ne se marrait pas. Il m’avait déjà vu le faire, il savait de quoi j’étais capable. Le contrat de Twista était une joint venture à 50/50. Nous n’avons pas demandé d’avance car nous n’avions pas besoin d’argent. A quoi bon avoir des dettes artificielles ? Twista a fait fort, il a vendu 300 000 albums, c’était beaucoup à l’époque. Mais ce deal m’a appris que même si tu n’as pas besoin d’une avance, tu dois quand même faire en sorte d’en inclure une dans le contrat. Si la maison de disques ne risque aucune perte, au bout d’un moment elle va te laisser tomber. En revanche, elle travaillera plus dur si elle doit récupérer son argent. Après ça, je suis allé aider Eminem. Cette fois-ci, j’étais à nouveau dans une équipe, comme pour Master P.

A : Quelle est votre histoire avec Eminem ?

W : Je l’ai démarché auprès des maisons de disque pendant neuf mois. C’était impossible de lui faire décrocher un contrat. Personne ne voulait d’un rappeur blanc. Non seulement la plupart des rappeurs blancs qui l’avaient précédé n’avaient pas eu un grand succès, mais en plus ils étaient tournés en ridicule par tout le monde. C’était une période de frustration, je voyais que les lyricistes avaient du mal à signer. J’ai donc lancé un événement appelé les Rap Olympics, c’était des battles de MC’s. Eminem faisait partie de mon équipe avec Kwest Tha Madd Lad, un type originaire de Chicago appelé Juice et Thirstin Howl III. Nous avons gagné la compétition – c’était donc un peu incestueux vu qu’il s’agissait aussi de mon événement ! L’une des récompenses était une participation à l’émission de radio de Sway and Tech, le Wake Up Show. D’après ce qu’Eminem m’a raconté à l’époque, Dr Dre l’a entendu freestyler à la radio et il est venu le voir à la station. Il l’a ensuite emmené dans une chambre d’hôtel et lui a dit « Voilà des instrus, maintenant écris. » Il était tellement impressionné par ce qu’il avait entendu qu’il l’a signé immédiatement. Le reste, comme on dit, appartient à l’Histoire [Rires].

A : La préparation du contrat s’est bien passée ?

W : L’une des frustrations du deal d’Eminem, c’est que j’étais à nouveau intégrée à une équipe. Une chose sur laquelle j’insistais et dont personne n’a voulu, c’était de mettre une clause dans son contrat qui lui assurerait de posséder la moitié de ses masters si jamais il faisait disque d’or. Mais il y avait trop d’interlocuteurs à combattre et ça ne s’est fait pas. C’était une grosse frustration pour moi car je savais qu’il serait au moins disque d’or – et je crois qu’au final, il a été vingt fois platine ! On m’a dit que c’était impossible car il avait une société de production qui bloquait – je crois qu’ils s’appelaient les Bass Brothers – et comme la société de production doit posséder la moitié de tout, bla bla bla…

A : Aujourd’hui il est évident qu’Eminem est une superstar, mais à l’époque…

W : C’était évident aussi. Je l’ai rencontré devant l’Atheneum Hotel à Detroit. J’étais accompagné d’un rappeur de Chicago qui s’appelle Rhymefest. Il rappait dans un cercle avec Eminem. C’est lui qui m’a donné sa démo. Moi, j’avais la dalle. Je venais de parler pendant un séminaire, j’avais fait cinq heures de route en voiture le matin même, j’étais courbaturée de partout, je voulais juste aller manger un morceau. On est entrés dans la voiture et j’ai jeté la démo d’Eminem au pied du siège passager. Rhymefest m’a regardée et m’a dit « Alors ça c’est vraiment nul ! Tu es blanche, tu sais combien c’est dur. Écoute au moins sa démo, ce gosse est trop fort. » Je lui ai répondu « Oui, il est trop fort, j’ai entendu, mais c’est un rappeur blanc et aucun rappeur blanc ne peut réussir. On n’en est pas encore là. » Fest était dégoûté. Pour l’apaiser, j’ai introduit la cassette d’Eminem dans l’autoradio. A la moitié du premier morceau, j’ai compris qu’il était une superstar en puissance. Il était tellement spécial… J’ai fait demi-tour sur l’autoroute, je suis allé à la rencontre d’Eminem et j’ai commencé à tout lui dire : « Voilà comment marchent les éditions, voilà comment marche l’industrie du disque… » [Rires] Ensuite, on est resté en contact. Quand je suis revenue à New York, Paul Rosenberg, qui était alors stagiaire dans un cabinat d’avocat, m’a contactée pour me dire qu’il était le manager d’Eminem. Il m’a demandé de l’aide. Paul était un type très gentil. Le genre de mec qui envoie des cartes de remerciements. Quand venait le temps pour Eminem de distribuer les disques d’or, j’étais toujours la première personne à en recevoir un exemplaire.

A : Vous êtes toujours en contact avec Eminem aujourd’hui ?

W : Non, plus du tout. Une fois que mon boulot est fait, je ne suis pas du genre à garder contact avec les artistes. Ce n’est pas de la froideur, c’est juste que je ne suis pas très sociable. Je suis au téléphone vingt heures par jour pour mon travail. La dernière chose que j’ai envie de faire à 3 heures du mat’, c’est de passer un coup de fil à Eminem pour prendre des nouvelles. Je sais que c’est nul mais je ne suis pas ce genre de personne. Quand tu es une accro du travail, parfois tu ignores les plaisirs sociaux. Et moi, je les ai carrément ignorés. Je ne suis pas là pour me faire des amis. Je suis là pour changer le statu quo. Et je l’ai fait.

A : Eminem représente un peu le scenario idéal en termes de succès. Quel regard portez-vous sur son parcours ? Vous pensez qu’il est un homme heureux aujourd’hui ?

W : Je ne suis pas proche de lui, donc je ne peux pas dire s’il est heureux ou pas. Ce que je peux dire, c’est qu’après la sortie de son premier album, je l’ai vu au Lyricist Lounge. Je venais de négocier le contrat de Cash Money, donc j’étais très populaire dans la communauté musicale de New York [Rires]. Tout le monde croyait qu’avec moi, ils pourraient avoir un deal à la Cash Money. J’avais plein de gens autour de moi, Eminem aussi. Juste avant qu’il monte sur scène, je l’ai pris dans mes bras et je lui ai demandé « Est-ce que ça correspond à tout ce que tu imaginais ? » Il a rigolé et m’a répondu « Ça ne ressemble en RIEN à ce que j’imaginais. J’arrêterai après mon deuxième album. » Je ne lui ai plus jamais parlé depuis. Il n’y a pas d’embrouille, juste que nous sommes dans des mondes très différents. J’étais très proche de Proof qui m’appelait régulièrement et on communiquait par son intermédiaire. Pour moi, il était évident qu’après chaque tournée, Eminem allait en cure de désintoxication. De l’extérieur, ça m’a frappé, il avait clairement un problème avec son cycle de sommeil. Mon hypothèse – et je le répète, je ne suis pas dans son camp – c’est qu’il utilisait des stimulants artificiels, à la fois pour rester éveillé et pour dormir. C’est quelque chose de très addictif. D’ailleurs, il y a énormément d’artistes qui font ça quand ils sont en tournée. A leur retour, ils s’envoient en cure à cause de ce qu’ils se sont infligés pendant les 45 ou 60 jours de tournée. C’est un rythme éreintant. Je me rappelle avoir demandé à Proof « Pourquoi Eminem n’arrête pas ses putains de tournée ? C’est bon, il a assez d’argent ! » Eminem devait arrêter d’abuser son corps comme ça, c’est impossible pour lui de vivre heureux de cette façon. Proof m’a pris dans ses bras et m’a dit « J‘arrête pas de lui dire ça à longueur de journée. Il croit qu’il doit continuer à tourner pour que tout le monde puisse manger grâce à lui. » Je lui ai répondu « Ce n’est pas sa responsabilité. Va lui dire de faire autre chose pour faire de l’argent, d’aller faire un film, mais normalement il a déjà assez. Va dire aux branleurs qui l’entourent d’aller se trouver un job ! Le métier d’Eminem n’est pas de nourrir la Terre entière !« 

« Je ne pense pas que les frères Williams soient de bons êtres humains. Ceci dit, ils sont de grands businessmen. »

A : Comment s’est passé le contrat avec Cash Money ?

W : Ce fut mon plus gros contrat, et celui pour lequel je suis la plus connue. Ce n’était pas mon meilleur deal, mais ça a été le plus populaire. Il y avait tellement d’argent en jeu, les gens ont eu tendance à croire qu’argent égal réussite. Pas moi [Rires]. Pour moi, réussite égal opportunités. On a beaucoup parlé de moi dans la presse. Des magazines ont dit que c’était « le meilleur contrat de l’histoire de la black music. » J’étais honorée. Je ne pensais pas que le deal serait aussi énorme.

A : Comment les avez-vous rencontrés ?

W : Quand j’ai rencontré l’équipe Cash Money, ils venaient de sortir 31 disques en six ans, ce qui est beaucoup pour un label indépendant. En les rencontrant, j’ai su qu’ils étaient spéciaux. C’était dingue que personne ne les aient encore signés. J’ai eu du mal à les trouver. Pendant le week-end du Mémorial, en 1997, je suis allée à la Nouvelle Orléans. J’ai traversé les quartiers pour trouver leur trace – pas la meilleure chose à faire pour une petite blanche comme moi. Impossible de les trouver. Je suis rentrée en août, juste avant mon anniversaire. Mon téléphone a sonné. C’était un promoteur de Houston appelé Lump. Il m’a dit « Wendy, c’est pas toi qui cherchais les Cash Money ? Je travaille avec les deux frères qui gèrent le label, tu veux leur parler ? » Je lui ai répondu « Tu plaisantes ? Bien sûr que je veux leur parler, passe-les moi ! » Brian et Ronald ont donc décrit leur vision. Ils m’ont dit qu’ils m’avaient choisie car j’avais négocié le contrat de Master P et c’était leur concurrent. La seule instruction qu’ils m’ont donnée, c’était qu’ils voulaient un meilleur contrat que lui, et ils savaient que c’était dans mes cordes. Trois ou quatre années étaient passées, le rap était plus populaire, donc c’était facile. Le plus que Cash Money avait vendu, c’était 25 000 disques. Le moins, 5000. La première chose que j’ai faite a été d’élargir leur marché. Ils vendaient des disques principalement en Louisiane et au Texas. Comme j’avais bossé avec Do Or Die et Twista, toutes mes relations étaient dans le Midwest et le Sud. C’était facile pour moi de placer B.G. et les Big Tymers dans mon réseau.

A : Ça veut dire qu’avant d’aller démarcher les majors, vous construisiez d’abord autour du label ?

W : Oui, je devais faire monter les enchères. Cash Money produisait beaucoup mais ils n’étaient pas bons pour travailler leurs sorties assez longtemps. Ils avaient vu Master P sortir un album toutes les six semaines. Ils voulaient en faire autant mais c’était impossible sans une machine derrière eux. En six semaines, tu vends peu et tu te retrouves sur ta sortie suivante avant même d’avoir atteint le point de basculement sur la première. J’ai donc mis à l’œuvre mon savoir en matière de vente. Depuis Twista, je connaissais la formule côté marketing, eux se chargeaient d’apporter la bonne musique. C’était un boulevard. En parallèle, je démarchais les maisons des disques. J’avais la pression, presque un pistolet sur la tempe. Il fallait que j’assure, car tous les labels avaient les yeux sur nous. Dans ces moments-là, tu n’as aucune excuse. Tu ne peux pas dire « Je n’ai pas pu rentrer sur ce marché parce que ceci, on n’a pas pu faire cette tournée parce que cela… » Les labels n’en ont rien à secouer ! Nous n’avions pas d’autre choix que d’exceller. D’ailleurs, je suis entrain de faire la même chose actuellement avec Rock City [Rires].

Si le contrat Cash Money a été aussi énorme, c’est parce que les mecs m’ont laissée dire non aux labels pendant neuf mois. On était intéressés, certes, mais pas par un contrat à la con. En août 1997, la première offre qu’on nous a faite venait de Penalty Records via Tommy Boy. Il s’agissait d’une offre à 75 000 dollars, pour Juvenile uniquement. En mars 1998, les mecs ont signé un contrat leur donnant une avance de deux millions de dollars sur trois ans, avec un partage à 80/20. Voilà la différence qu’on obtient en neuf mois et un succès établi.

A : Que pouvez-vous dire au sujet de Brian et Ronald Williams? Ce sont deux personnages mystérieux…

W : Je n’ai pas beaucoup de bonnes choses à dire à leur sujet. Après avoir négocié leur contrat, ils ne m’ont pas payé, j’ai du leur faire un procès. Donc je n’aurai pas de grandes histoires pleines d’humanité sur eux, car je ne pense pas qu’ils soient de bons êtres humains. Ceci dit, ils sont de grands businessmen. Surtout Brian, qui a ce truc pour sentir ce que veut la rue. Il a autour de lui des gens qui sont proches de la rue. C’est un peu le Puffy sudiste. Je pense que sa défaite vient du fait qu’il a trop voulu être une star, ça l’a éloigné de ses incroyables tactiques marketing. Quant à Ronald, c’est un génie. Il est vraiment très intelligent. Il est calme, en retrait, mais il a un esprit très business.

A : Est-ce que Cash Money a vraiment décliné ? Aujourd’hui, ils restent quand même une force dans l’industrie du disque…

W : C’est Young Money qui est une force à l’heure actuelle. Ils ont été très malins. Quand je démarchais pour eux, Master P venait de tenter une carrière dans le basket et No Limit paraissait affaibli. On disait qu’ils étaient finis. Les artistes était frustrés, et même C-Murder voulait quitter le label. Quand ton propre frère veut se barrer, c’est que la fin est proche. Donc quand j’allais voir les labels, mon argument était de dire « Voilà ceux qui vont prendre la place de No Limit. Ils vont occuper un terrain qui sera grand ouvert d’une minute à l’autre. Cash Money, c’est LE truc du moment. Ils vont cartonner. » Je pense que de leur côté, Baby et Slim ont réalisé qu’ils n’avaient vraiment que trois à six ans pour vraiment exploser dans le Sud. Il fallait qu’ils trouvent un moyen d’évoluer tout en restant à la mode. C’est ce qu’ils ont fait en lançant Young Money pour occuper le créneau de Cash Money. C’était brillant.

A : Le parcours de Lil Wayne vous a-t-il surprise ?

W : Non. Lil Wayne a toujours été mon préféré. Tu peux retrouver des vieilles interviews où je le disais déjà, ce n’est pas de la mémoire sélective [Rires]. Je savais qu’il pourrait casser cette barrière new-yorkaise – New York a tendance à détester tout ce qui n’est pas New York. Wayne pouvait tenir tête aux rappeurs les plus lyricaux. B.G., lui, racontait de bonnes histoires. Chopper City in the Ghetto est probablement son meilleur album. Mais quelqu’un qui vivait à New York ou en Iowa ne pouvait pas s’y reconnaître. La différence de Wayne, c’est qu’il est arrivé dans le label à 13 ans, donc il a grandi dans l’industrie du disque. Il n’a pas vraiment grandi dans la rue comme les autres. Ses histoires étaient donc plus universelles. Moi, j’ai toujours senti le potentiel de Lil Wayne. L’artiste préféré de Baby, c’était B.G. Il n’en avait que pour lui. J’adore B.G., il est toujours mon ami aujourd’hui. C’était un talent incroyable. Brian le chouchoutait comme un père chouchouterait son fils.

A : De votre point de vue, l’imagerie No Limit / Cash Money était proche de la réalité ?

W : Non. L’imagerie, c’était ce que voulaient les fans. Pour moi, c’est la base du business : tu ne livres pas ce que tu veux, tu ne livres pas ce que tu penses que les fans veulent, tu livres ce que tu sais que les fans veulent. Si le public veut des pochettes avec des diamants et des grosses fesses, tu leur donnes. Là où ça devient problématique, c’est quand une personne plus intelligente vient dire « Attendez un peu, on présente des images qui ne sont pas positives, ce sont des images qui nuisent à l’image des Noirs. C’est ce qu’ils veulent mais ça ne les aide pas. » Libre à chacun de gérer ça comme il le peut. Certains ne peuvent pas le gérer et s’en détournent, d’autres n’ont aucun problème avec ça et d’autres encore sont comme moi : ça ne les satisfait pas mais ça ne les dégoûte pas non plus.

A : Vous avez déjà été découragée de travailler dans ce milieu ?

W : Bien sûr, tous les jours. Je suis découragée chaque putain de journée de ma vie. Mais je persiste car ma mission est plus forte que mes humeurs. Ma mission est de changer cette industrie pour le mieux, afin que les artistes obtiennent une distribution de la richesse plus juste et plus équitable. C’est ça qui me fait aller de l’avant. Quand j’ai fait le deal Cash Money et qu’ils ont refusé de me payer, ça m’a vraiment niquée financièrement. Jusque là, je payais mes loyers à crédit sur ma carte bancaire. Je ne pouvais faire des concerts comme eux, ni vendre des disques. Pendant les neufs mois où j’ai travaillé pour eux, je n’ai pas gagné d’argent. En mars 1998, quand le contrat a été finalisé, qu’ils ont signé les papiers, livré les masters et qu’ils ont dit « On ne va pas payer Wendy« , j’étais baisée ! Je n’avais ni boulot, ni revenus. Je suis retournée à Chicago pour faire un peu d’argent en bossant avec des artistes, mais j’ai été virée de mon domicile. J’ai perdu tout ce que j’avais en bossant avec Cash Money. Je n’ai pas la moindre image de moi enfant. On a mis toutes mes affaires devant la porte à Brooklyn. Ce n’est pas difficile d’imaginer ce qu’il s’est passé : quand je suis rentrée chez moi, tout avait disparu! [Rires]

A : Comment avez-vous fait pour rebondir ?

W : Il fallait que je rebondisse. Mon objectif était plus grand. Pour moi, la gloire de tout ça, c’est quand je me pose sur mon sofa, comme hier, que je vais sur Internet et que je lis un article de blog sur Odd Future. Ils ont un buzz énorme. Ils ont le même buzz qu’avait Cash Money à la fin des années 90. Je sais que tous les labels voulaient les signer. Hier, j’ai lu qu’ils ont signé un deal hybride où Sony allait investir sur eux, mais c’est un deal de distribution via Red. C’est exactement ce que j’ai prêché pendant vingt ans. Quand j’ai lu ça, j’ai pris quelques minutes de recul car j’ai réalisé que j’avais enfin obtenu ce que je voulais. J’ai vu un groupe signer un contrat intelligent et je n’ai pas eu besoin d’y contribuer.

A : C’est le seul contrat intelligent ? Il y a eu beaucoup de contrats signés récemment, de Jay Electronica à Drake, à Wiz Khalifa…

W : De mon point de vue, ce ne sont pas de bons contrats. Ces artistes laissent encore échapper leur vie et une grosse part de leur argent en une signature. Je vais prendre Wiz Khalifa en exemple : il y a une boîte de production impliquée, donc il y a un intermédiaire qui récupère une grosse part du gâteau. Ensuite, il a signé un contrat « 360 », c’est-à-dire qu’ils se gavent sur l’ensemble de ses sources de revenus. Non, je ne suis pas fière de Wiz Khalifa. En tant qu’artiste ? Bien sûr que oui, c’est un grand artiste. En tant que contrat ? Non. Il fait partie du problème. Il est exactement le problème. Il a voulu signer avec le plus offrant. Je ne méprise pas l’apport de ses producteurs. Ces gens ont apporté une contribution et ils vont être très bien récompensés. Mais c’est tout le problème de cette industrie : les investisseurs pensent que l’argent a plus de valeur que le talent. J’emmerde ça.

« Je savais que Tupac finirait par partir en guerre, peu importe contre qui. »

A : Hier, vous avez déclaré sur Twitter : « L’industrie du disque est une fosse à fric cruelle, un long couloir de plastique où les voleurs et les maquereaux sont en liberté, pendant que les hommes bons meurent comme des chiens… Et il y a aussi un aspect négatif. » C’est aussi horrible que ça ?

W : Cette citation est un hommage à Hunter S. Thompson. Je n’ai pas précisé qu’il en était l’auteur hier car j’étais fatiguée au moment de poster [Rires]. Mais ça résume exactement ce que je pense de l’industrie du disque. C’est un horrible nid de serpents, mais je ne me verrais pas faire autre chose. C’est un tel bonheur et telle une malédiction à la fois ! Souvent, tu réalises ce qu’est vraiment la vie que tu mènes quand tu essaies d’expliquer ce que tu fais à tes parents. L’autre jour, j’ai essayé d’expliquer mon travail à ma mère, car elle n’y comprend rien [Rires] Elle essayait d’expliquer le métier de Wendy à une amie, j’étais assise près d’elle et c’était marrant de l’écouter : « Alors, Wendy négocie des contrats mais pas vraiment, il lui faut une marge de manœuvre et les contrats doivent être spéciaux, et elle ne fait pas seulement ça pour l’argent. » En l’écoutant, j’ai réalisé que ça n’avait vraiment pas de sens. Alors j’ai dit « Voilà ce que je fais en vérité : vous vous rappelez ces jouets, quand vous étiez petites, ces clowns qu’on frappait mais qui se redressaient toujours ? Et bien c’est mon métier ! » [Rires] Travailler dans l’industrie du disque, c’est comme être marié à quelqu’un qui ne t’aime pas en retour. Tout est tellement négatif que quand il y a une minuscule étincelle de positif, c’est le bonheur. C’est ce qui m’attire vraiment dans ce milieu. Tu te bats, encore et encore, et quand finalement tu décroches une petite victoire, c’est tellement bon que c’en est un million de fois meilleur que si tout s’était passé à merveille à chaque fois.

A : Comment se fait-il que l’argent vous intéresse aussi peu, alors que vous travaillez dans un milieu où l’argent est omniprésent ?

W : Quand j’ai quitté l’université, j’ai travaillé pour un magazine très célèbre, et j’ai gagné beaucoup d’argent très vite. Et ça ne m’a pas rendue heureuse. L’argent a fait ressortir des comportements dégueulasses chez les autres. Des gens m’approchaient pour ce qu’ils pouvaient obtenir de moi, pas pour ce que j’étais. Des rageux qui me connaissaient à peine m’insultaient car j’avais de l’argent et pas eux. Ça m’a beaucoup attristée car je suis d’un naturel généreux et je n’ai jamais été attachée à mon argent. Ça m’a forcé à devenir plus solitaire que je ne l’étais. Puisque l’argent rendait les gens médiocres à mon égard, j’ai décidé que je n’en voulais pas. Il y a des choses plus importantes que l’argent dans la vie. Heureusement que j’ai réalisé ça à l’âge de 30 ans. Attention, je ne dis pas que je veux être fauchée et crever la dalle. J’ai un bon train de vie, j’habite à Atlanta, près d’un lac. J’ai une maison de cinq chambres où je vis seule. Je ne suis pas dans le besoin mais mon objectif n’est pas d’amasser une richesse considérable. Et je ne vais surtout pas profiter d’un autre être humain pour financer mon mode de vie. Hors de question !

A : Que faites-vous aujourd’hui ?

W : Je monte des labels pour des artistes et je leur apprends comment sortir des disques. Je suis très pro-indépendants. Vers 2006, quand les deals 360 sont devenus la norme dans l’industrie du disque, j’ai arrêté de négocier avec les majors. Je ne crois pas en ces deals et je ne mettrai jamais un artiste dans un deal auquel je ne crois pas. Je me suis rendue compte qu’il était devenu plus facile de trouver des investisseurs que des contrats. J’ai déménagé à Atlanta en juillet 2006. La première chose que j’ai fait, c’est me rendre dans les bureaux de Young Jeezy pour les aider à sortir le groupe USDA. Je suis devenue très impliquée dans la communauté à Atlanta. Mon objectif, aujourd’hui, est d’aider les artistes à rester indépendants pour qu’ils puissent se tailler la part du lion. Je préfère voir un artiste gagner 8 dollars par CD en indépendant plutôt qu’il soit une superstar et ne gagne que 15 centimes par album en major.

A : C’est encore possible de faire carrière dans le rap ?

W : Absolument. Je prends en exemple ces artistes qui gagnent leur vie en indépendant, comme Odd Future et Techn9ne. Entre ses albums, ses tournées et son merchandising, TechN9ne est multimillionnaire, Il est très talentueux et il a un excellent sens des affaires. Il a compris très tôt que les majors n’étaient pas la bonne option, il a cru en son mouvement et l’a construit fan après fan. Avec les changements technologiques et la baisse des coûts, tu peux enregistrer un disque chez toi, l’uploader sur net et trouver des gens pour faire le visuel en un temps record. Ensuite tu peux faire ta promotion et construire un lien avec les fans en direct. Dans le monde d’aujourd’hui, la seule utilité d’une major, c’est d’apporter un savoir-faire – que je fournis – ou de l’argent – qu’un investisseur peut apporter. Ça ne veut pas dire que tout le monde a les qualités requises. Derrière chaque Jay-Z, il y a un Damon Dash. Est-ce que Jay-Z aurait pu devenir Jay-Z sans lui ? Absolument pas.

A : Jay-Z, justement, est à l’heure actuelle l’incarnation du succès hip-hop. Quel regard portez-vous sur lui ?

W : Je ne le considère pas comme l’incarnation du succès. Je le vois comme un artiste qui a eu l’opportunité de devenir indépendant et qui a décidé de ne pas le faire. Je ne dis pas qu’il a eu tort, il est simplement différent. Quand il est arrivé dans l’industrie, il a eu deux choix : prendre la voie de l’indépendance, qui n’avait pas de modèle établi à New York, ou prendre le chemin des labels. C’est ce que j’appelle la route des avances : on te donne de l’argent en amont, tu sors un album, et quand il te faut plus d’argent, tu viens négocier une nouvelle avance. C’est ça qui te fait vivre. Tout se joue sur la somme que tu décroches au départ. Il y a deux aspects à ce problème. Le premier est l’avarice : pour beaucoup de gens, c’est toujours plus facile de récupérer beaucoup d’argent d’un coup. Et puis la plupart des prestataires dans ce business veulent que l’artiste soit payé en amont, comme ça ils peuvent prendre un pourcentage. Si un avocat prend 5% sur le contrat de Jay-Z, mieux vaut qu’il fasse un contrat « advance » plutôt que l’inverse. Quand Reasonable Doubt est sorti chez Priority, Jay-Z s’est retrouvé à une intersection : devenir indépendant et faire 10 dollars par CD, ou signer chez un label comme Def Jam pour prendre un pourcentage en amont sur les ventes. Il a choisi la deuxième option – encore une fois, ce n’est ni un mal, ni un bien, c’est juste son choix. Ma perception des success stories dans le rap, elles concernent les gens qui ont pris l’autre voie. Pour moi, le succès se mesure par la propriété. Quand tu possèdes tes masters, ça veut dire que tes arrières arrières petits enfants les posséderont aussi. Pas Def Jam. Au final, les entreprises finissent toujours par faire faillite. Regarde la Motown. Ce n’est plus qu’un nom sur une porte.

A : Comment avez-vous rencontré 2Pac ?

W : Je l’ai rencontré quand il est allé en prison. Quand il était à New York, on racontait qu’il était tombé dans un piège aux Quad Studios [le 30 novembre 1994, 2Pac s’était fait tirer dessus aux Quad Studios, la veille du verdict de son procès pour agression sexuelle, NDLR]. Il racontait à la presse qu’on avait essayé de le tuer. Ça m’a rendue un peu nerveuse car j’en ai déduit qu’il était venu à New York seul, sans soutien dans la rue. J’avais et j’ai toujours des liens très forts avec la Nation Of Islam. Deux jours avant le jugement de Tupac, j’ai appelé Brother Arthur, l’un de mes amis qui était dans les Fruits of Islam. Je lui ai demandé s’ils pouvaient assurer sa sécurité avant qu’il retourne en Californie ou en prison. Tupac ne s’est jamais senti en sécurité mais il ne se sentait en sécurité nulle part, et les Fruits Of Islam l’ont très bien protégé. Je n’ai dit à personne que j’avais arrangé ça. C’était juste entre moi et le type des FOI.

Deux mois plus tard, j’ai reçu une lettre écrite par Tupac depuis sa prison, le Clinton Correctional Facility, au nord de New York. Il me remerciait pour ce que j’avais fait pour lui. J’étais surprise qu’il puisse être au courant. Il ne me connaissait pas, il ne savait même pas que je travaillais dans l’industrie musicale. Sur sa carte de remerciements, il a écrit « C’est beau qu’une personne respecte ma musique au point de faire une chose aussi gentille. » Mais en vérité, pour moi, ça n’avait rien à voir avec la musique. Il s’agissait juste d’aider cet homme qui s’était retrouvé tel un poisson hors de l’eau. Je lui ai donc répondu, et pas très gentiment. « Tu l’as bien cherché« , lui ai-je écrit. « A chaque fois que je te vois dans un club, tu es bruyant, tu es agressif… Tu es une honte pour le rap ! Tu tires sur des flics qui ne sont pas en service, tu te retrouves au tribunal toutes les 15 minutes et tu n’as probablement plus d’argent car tu dépenses tout en frais d’avocat. » C’était un courrier très dur, j’étais en colère. Quand il l’a lu, ça a du le retourner, mais il m’a renvoyé la plus gentille des réponses [Rires]. « Tu as raison, je n’ai plus d’argent, je suis vraiment dans la merde. Je n’avais pas de casier avant mon premier album et me voilà en prison, à purger une peine pour un crime que je n’ai pas commis, et je ne sais pas quoi faire pour en sortir. » Cette humilité m’a fait de la peine pour lui, et nous sommes devenus amis. On a correspondu par lettres, beaucoup. Quand il m’a annoncé son intention de signer chez Death Row, j’ai compris pourquoi. J’y étais opposée, mais j’ai compris qu’il se sentait en sécurité avec Suge Knight. Je lui ai donc précisé des points-clés à exiger dans le contrat. Je suis allé le voir, nous avons passé une journée à évoquer tous les petits « panneaux stop » à inclure dans le contrat pour lui éviter de se faire avoir. Un mois plus tôt, quand j’ai vu Suge provoquer Puffy aux Source Awards, j’ai compris qu’il envoyait un message à Tupac : « Regarde ! Tu peux signer chez nous, on te soutient. » C’est probablement le coup d’échec le plus brillant que j’ai jamais vu dans cette industrie. Il paraît que ce soir-là fût le soir où Tupac a décidé de signer avec Death Row Records.

A : Ce coup d’échec aura été un bien mauvais coup pour Tupac, au final…

W : Oui, ça se révèlera une bien mauvaise décision. Mais ça s’est terminé comme beaucoup d’entre nous craignait que ça se termine.

A : Vous avez vu venir sa mort ?

W : Pas de cette manière là, mais oui. Je savais qu’il finirait par partir en guerre, peu importe contre qui, la côte est ou les gangs. Quand tu vis par l’épée, tu meurs par l’épée. Tupac a vécu sa « Thug Life ». Il est mort comme il a vécu. Et il le savait – dans tout ce que je te raconte ici, il n’y a rien que je n’aie évoqué avec lui.

A : Ce qui me frappe dans votre biographie, c’est que vous évoquez des gens comme Tupac, C-Murder… Ça doit être dur pour vous de côtoyer des jeunes artistes talentueux qui finissent en prison ou morts. Comment vous le vivez ?

W : C’est très dur. J’ai une attraction naturelle pour les gangsters et je ne peux pas expliquer pourquoi. J’ai grandi à Philadelphie où la mafia italienne est très implantée. Petite, les histoires sur eux me fascinaient. J’adore des séries comme The Wire, American Gangsters ou Les Sopranos. Je ne peux pas l’expliquer d’une manière rationnelle. Par exemple, je suis vraiment calée sur les problèmes carcéraux. Chaque mois, j’écris et j’envoie des livres à 38 personnes qui sont incarcérées. Toutes sauf deux viennent de l’industrie musicale. Ils sont de mon monde mais quand même, ce n’est quand même pas commun d’avoir 38 amis en prison ! Pourtant je ne suis pas attirée par la violence, je suis même anti-violence. Je n’aime pas la confrontation. Donc ce n’est pas la négativité des gangsters qui m’attire, c’est cette passion et cette volonté d’être prêt à tout pour survivre. Peut-être que si je fais vingt ans de thérapie, j’en comprendrai l’origine mais là, tout de suite, je n’en sais rien.

A : Ça peut se comprendre. Moi-même, en temps que fan de gangsta rap et The Wire, j’ai parfois du mal à me l’expliquer aussi ! 

W : C’est bizarre hein ? Je vais te dire à quel moment j’ai réalisé comme c’était bizarre : tu connais Big Meech, de la Black Mafia Family ? Quand il était libre, je l’évitais comme la peste. S’il entrait dans un club, je sortais. Quand il venait à Memphis – j’habitais là-bas à sa grande époque – je quittais la ville [Rires]. Je fuyais cet homme car je savais que tôt ou tard, un membre de son équipe allait m’approcher pour que je m’occupe du contrat de Jeezy, qui était un artiste B.M.F. Moi, je ne voulais pas être près d’eux. Ils étaient trop clinquants, trop bruyants. Où qu’ils aillent, ils étaient si nombreux qu’il y avait toujours des embrouilles, des bagarres, des coups de feu… Beaucoup trop d’emmerdes. Et puis Meech a été condamné à 30 ans de prison et j’ai trouvé cette peine disproportionnée au regard des preuves et de son implication. Je ne dis pas qu’il est non-coupable. Je ne fais pas un jugement de valeur pour établir si Meech est un homme bon ou mauvais. Je fais le jugement d’un système qui le condamne à 30 ans de prison pendant qu’un violeur d’enfant sort au bout de deux ans et demi. Mon problème est là. J’ai commencé à lui écrire et nous sommes devenus très proches. Il est probablement la personne de qui je suis le plus proche en ce moment dans ma vie. Quand tu parles avec quelqu’un sans être parasité par l’extérieur, tu peux vraiment dire ce que tu ressens. Ce n’est pas comme si tu étais assis au bar à causer pendant qu’un cul se trémousse devant ton visage. Là, quand tu discutes, tu discutes vraiment. Quand je vais le voir, je peux passer six heures avec lui sans voir le temps passer.

A : Vous ressentez quoi quand vous entendez son nom à la radio, dans le morceau « B.M.F. » de Rick Ross ?

W : J’ai détesté ce morceau. Lui l’a adoré. Il a adoré le fait que quelqu’un se souvienne de lui et cite son nom. C’est important pour lui. Moi, je suis à l’opposé. Je considère que les vrais mauvais garçons ne font pas de vague. Ça ne me faisait pas trop kiffer que Rick Ross, un ancien gardien de prison, utilise notre John Gotti à nous pour faire décoller sa carrière. Mais j’étais encore plus énervée qu’il utilise le nom de Larry Hoover. Larry Hoover n’a jamais été le genre à « claquer des thunes vite fait ». Il est une icône à Chicago, et il est incarcéré dans l’un de nos Supermaxes [nom donné aux prisons de haute sécurité aux Etats-Unis, NDLR]. Voilà un homme qui a lancé un programme permettant aux gamins pauvres d’avoir un petit déjeuner avant d’aller à l’école. Ça, c’est Larry Hoover. Si tu veux faire un morceau sur lui, c’est ça que tu dois raconter. Ne dis pas qu’il faisait sauter le champagne en club, car il n’était pas ce type là. C’était un leader, pas un fêtard. Il ne vient pas d’une époque d’excès comme Meech. Ça m’a mise en colère que Rick Ross invente une image de Larry Hoover aussi opposée à ce qu’il représentait vraiment. Mais Meech adore le morceau, alors ça me va. Ça l’a rendu heureux, et ça faisait bien longtemps que je ne l’avais pas vu heureux.

A : Quelle est la photo sur votre compte Twitter en ce moment ?

W : C’est Rick Ross et la maman de Big Meech, sur scène à Détroit.

A : Pourquoi cette image ?

W : La vraie raison, c’est que je suis entrain de négocier quelque chose pour Meech, et cette image me permet de m’en rappeler chaque jour. L’une des difficultés à travailler avec une personne emprisonnée, c’est que tu ne la vois pas. On ne te rappelle pas en permanence ce que tu es censée faire pour elle. Comme je fais quinze trucs à la fois, j’ai tendance à mettre ses trucs de côté. L’avoir en avatar Twitter, ça me rappelle de faire ce que je suis censée faire. Comme un post-it. C’est aussi simple que ça [Rires].

A : Cette chose que vous négociez pour lui, c’est une chose que vous pouvez évoquer dans cette interview ?

W : Non, je suis désolée.

A : OK. Quelle est la personne qui vous a le plus impressionnée dans le monde du disque ?

W : Tupac. Il était plusieurs personnalités en une seule personne. Le plus frappant chez Tupac, c’est qu’il était ce que nous sommes tous. J’ai différentes facettes. J’aime les gangsters mais je déteste la violence. Nous avons tous en nous des contradictions qui n’ont aucun sens mais qui sont là, c’est tout. Tupac, lui, montrait toutes ses contradictions. Il vivait sa vie très bruyamment, très publiquement. D’un côté, il avait des chansons comme « Brenda’s got a Baby » et « Dear Mama ». De l’autre côté, c’était « Hit em up ». Il y avait donc, comme chez nous tous, ce paradoxe vivant à l’intérieur d’un homme. La seule différence, c’est que moi je ne suis pas célèbre. Tu ne verras jamais les opposés qui existent en moi. Ce sont des choses qu’on ne voit pas habituellement. A propos, le 2Pac qu’on voyait dans les médias, c’était exactement le vrai 2Pac. Il ne faisait pas le spectacle. Il était ce qu’on le voyait être.

A : Si vous deviez retenir un seul souvenir de votre parcours, quel serait-il ?

W : Juste un ? Alors je pense que ce serait quand David Banner vivait avec moi à New York. En 1999/2000, j’ai vécu dans un loft avec quatre DJ’s qui faisaient de la house. C’était un loft géant où nous avions chacun une petite chambre. Comme tu le sais déjà, je ne suis pas très sociable. Je passais du temps dans ma chambre. Elle était petite, probablement quatre mètres sur cinq. Pourtant David a dormi sur mon sofa pendant six mois. Et pendant ces six mois, Ras Kass a dormi par terre pendant un mois. Il y a donc eu une période où j’avais David Banner et Ras Kass qui vivaient dans ma petite chambre, dans un loft rempli de DJ’s à New York. Même si j’étais un peu crispée sur le moment, j’ai réalisé la valeur que ça avait. En dehors du fait que ça nous a beaucoup rapprochés, ça m’a prouvé que j’étais prête à tenir ma parole. Il y a beaucoup de gens qui disent qu’ils sont prêts à tout pour le hip-hop, mais ils ne mettent jamais leurs paroles à l’épreuve. Ils n’ont pas à abandonner des relations, des emplois, des modes de vie, des maisons, des biens pour le hip-hop. Moi, j’ai été mise à l’épreuve de toutes les manières imaginables. Et ce test-là était énorme pour moi car je devais sacrifier mon espace personnel. Je n’y étais pas obligée, mais j’ai choisi de le faire car Banner était sans domicile et il voulait faire son trou dans la communauté hip-hop. C’était un vrai défi pour lui car il ne faisait pas du rap à la new yorkaise. Il a donc noué contact avec des gens comme Noreaga, RZA, Dead Prez et Talib Kweli. Des gens avec qui ça ne collait pas forcément, à première vue. J’ai vu à quel point la vie à New York à fait changer son état d’esprit, mais c’était aussi le test ultime pour moi. Mon temps et mon espace personnel sont les deux choses auxquelles j’attache le plus d’importance. Et j’ai été prête à les sacrifier pour le rap.

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3 commentaires

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  • Samuel,

    Putain c ext beau surtout que vous citez jay électronica qui est le meilleur rappeur a n avoir jamais sorti un album

  • Leo,

    Passionnante interview. Vraiment fascinant de lire comment elle lie les différentes période du rap au travers de son expérience. Et de lire comment elle raconte des parcours qui commencent avec rien et qui se terminent avec des millions, ou alors avec rien de nouveau, voire de la prison…

    Meilleur truc que j’ai lu sur votre site;

  • G'up,

    ITW super intéressante, bien mener, bien construite, Good job. Son investissement est vraiment intense et honorable. Alors quant les mecs comme birdman parle de self made, sa parait beaucoup moins crédible « Sans Damon Dash ya pas de Jay Z ». Ce genre de rappeur ce pavane avec leurs millions alors qu’il payent pas leurs dettes. Master p qui arnaque ses propres frères. Quant plus d’homme auront des valeurs et les respecterons le monde sera meilleur.