Pedro Winter : « J’ai toujours été attiré par le rap instrumental »
On dit que les chats ont sept vies. Alors Pedro Winter doit être un chat. Retour sur son histoire et toutes ses vies avant la célébration des dix ans de son label Ed Banger. Avec notamment une pluie d’anecdotes autour de Pharrell, DJ Mehdi, Timbaland, les Daft Punk et DJ Premier.
Un an après un échange infusé hip-hop avec les maestros de la musique électronique Justice, notre chemin recroise celui d’Ed Banger. Cette fois on retrouve Pedro Winter, fondateur et patron d’un label un peu mystique et fournisseur officiel de fantasmes. Nous sommes dans le dix-huitième arrondissement parisien, dans les locaux sans prétention d’un label sur le point de souffler ses dix bougies. Un stagiaire, des vinyles de choix et quelques affiches stylées servent de décor. Tranquillement posé derrière son petit ordinateur portable, Pedro semble débordé d’idées et d’envies. Et surtout enthousiaste à l’idée de parler d’un genre qui le suit depuis toujours.
Abcdr Du Son : Commençons très simplement. À quel moment as-tu découvert le rap ?
Pedro Winter : C’était en 1989. Mon père habitait au Canada avec mon grand frère et du coup j’allais régulièrement là-bas. Lors d’un voyage à Québec, j’ai acheté ma première cassette de Run-D.M.C. J’avais quatorze ans, l’âge où tu commences à faire tes premiers choix. J’ai ramené cette cassette avec un poster de Run-D.M.C. Je l’ai mis dans ma chambre… Enfin, je dis ma chambre, j’étais en pension et on était 120 dans le dortoir. Run-D.M.C c’est ma porte d’entrée dans le rap. Je me souviens du morceau avec Aerosmith, je l’avais vu dans l’émission Head Banger Ball. C’est ce titre qui m’a amené vers le rap. C’est ma fondation, ce qui m’a fait comprendre pourquoi j’allais autant aimer le rap et le heavy metal.
A : C’est un choc auditif avant tout ?
P : Oui, c’est entièrement lié à la musique, plus qu’aux paroles. Je ne maitrisais pas du tout l’anglais à l’époque. Je ne me sentais pas non plus dans une forme de rébellion, je n’avais même pas compris que le rap était dans la démonstration et la revendication. C’est le son de la 808 qui m’a marqué. Je te dis ça aujourd’hui, j’ai eu le temps de faire une analyse depuis. Sur le coup, tu ne comprends pas tout, tu te prends le morceau dans la gueule. Mais c’est la production de Rick Rubin qui m’a plu, ce son répétitif et digital. J’ai aimé cette sonorité, ce côté robotique, avec de temps en temps ces riffs de guitare. C’est comme ça que je suis rentré dans le rap et plus largement dans la musique instrumentale.
Je me souviens avoir acheté, peu après, un t-shirt de Mode 2 chez Ticaret. C’était un t-shirt « Faut pas jouer avec moi », avec les personnages de Mode 2. J’ai aussi des photos de moi à douze ans, époque H.I.P. H.O.P. où je breake avec un gant blanc comme Michael Jackson. Mais à cette époque, je n’assimilais pas la culture, c’était du mimétisme enfantin. En aucun cas, je ne revendiquais une appartenance au rap. D’ailleurs, mon clan c’était le skate. Run-D.M.C. ce sont des souvenirs mais à côté de ça, j’avais une cassette de Pink Floyd, The Wall. L’esthétique rap m’est venue bien plus tard. En étant parisien, c’est sûr que j’ai vu Boxer et Bando partout sur les colonnes de gaz des immeubles [NDLR : Boxer et Bando sont deux figures du graffiti à Paris dans les années 80 et le début des années 90]. Tu te demandes « mais qui sont ces mecs ? » J’avais plein de copains tagueurs, mais moi je n’ai jamais été dans ce délire. J’étais dans le skate. Le fameux terrain vague de la Chapelle, j’étais trop petit. En grandissant, tu fais le lien avec tout ce que tu as vu, sans forcément le comprendre.
A : Qu’est-ce qui passe par la suite ?
P : Ma chance, et vraiment je pense que c’est une chance, c’est d’avoir un tympan très large. Je ne me suis jamais jeté corps et âme dans un seul genre. Je vais te dire un truc qui va te faire sauter de ton siège : quand tout le monde ne jurait que par 36 Chambers de Wu-Tang, moi je suis passé complètement à côté. Je ne suis pas du tout rentré dedans. Au moment de la sortie, j’étais dans Nirvana, Dinosaur Jr., Pearl Jam. Je commençais aussi à me dévergonder dans les raves, la musique électronique en me demandant ce que c’était que ce monde parallèle. Puffy, Biggie, Gang Starr, je me les suis bien pris par contre.
A : Ces aller-retours entre la France et le Canada ont contribué à développer ta culture musicale ?
P : Oui, quand j’allais chez mon père MTV était une institution. J’ai été abreuvé par cette culture, par les émissions, les clips qui passaient. En étant en Amérique du Nord, tu avais l’impression d’avoir un an d’avance sur la France. Tous les mecs qui ont aimé le rap étaient comme ça aussi. Après il y a eu le skate qui était très punk rock/musique d’excités, mais au milieu des années 90, les skateurs se sont improvisés un peu rappeurs et vice-versa. Je me souviens que mes potes étaient tous dans Wu-Tang alors que moi, j’étais plutôt dans le côté violent de Slayer. J’ai encore mes magazines de skate de l’époque et quand je les relis, je vois que c’est une époque où ça commence à suinter le rap. Notamment avec toutes les marques de New York, comme Supreme, qui ont insufflé un courant de street culture. Un truc qui n’était pas du tout dans le skate à la fin des années 90. C’est petit à petit que le skate a unifié toute cette culture street.
« Ma chance c’est d’avoir un tympan très large. Je ne me suis jamais jeté corps et âme dans un seul genre. »
A : C’est à ce moment-là que tu commences à mixer ?
P : Oui et c’est un nouveau tournant pour moi. Je commence à acheter mes premiers disques à Bastille et à mixer en 1995. J’achète beaucoup de techno, de la house. Je tombe amoureux d’un duo qui s’appelle Masters at Work : Kenny Dope et Louie Vega. Ils sont issus chacun de deux cultures différentes. Kenny Dope vient de Brooklyn, c’est avant tout un DJ de rap. Louie Vega est portoricain d’origine, il est aussi de New York mais du Bronx. Je découvre à cette époque la house new-yorkaise et je ne jure que par eux. D’ailleurs, dans toute ma collection de disques, c’est la partie la plus complète. Tu vois la partie là-haut ? [Il montre une grande étagère où les vinyles sont alignés, les uns à côté des autres] C’est uniquement du Kenny Dope et Louie Vega. C’est grâce à eux que j’ai découvert Roy Ayers, George Benson. C’est un vrai point de transition pour moi, vers le funk, la soul. Et aussi ce qui m’a permis de comprendre que DJ Premier avait samplé tel morceau. J’ai toujours été attiré par le rap instrumental et c’est là que j’ai commencé à acheter de plus en plus de disques. Je voulais avoir les instrus des morceaux que j’aimais, ceux de Premier, Alchemist, Jay Dee et compagnie.
J’adore la répétition, les belles boucles je pourrais les écouter pendant des heures. Ma ferveur pour Jay Dee vient aussi de là, de sa capacité à faire des boucles qui groovaient différemment. Ce qui est délicat à retracer, c’est qu’en parallèle je continuais à acheter les albums de Dinosaur Jr. et Rage Against The Machine. J’allais chez Twelve Inch, puis Limited pour acheter du Carl Craig, de la techno dure et froide et faire deux mètres pour aller acheter le dernier Neptunes ou Timbaland. Du coup, j’étais un peu l’ovni là-bas.
A : A l’époque, c’était loin d’être d’une évidence cet éclectisme. Aujourd’hui, ça semble beaucoup plus normal…
P : Bien sûr, mais la réponse on l’a devant nous : avec cet objet magique que Steve Jobs a inventé. C’est aussi une question d’outil. Mehdi me disait souvent ça : « on s’adapte à l’outil qu’on a. » Tu ne fais pas la même musique quand tu as une MPC et quand tu utilises un petit ordinateur portable. Ce n’est pas du tout le même groove. Notre objet chéri, l’iPhone, nous a amené à écouter la musique différemment. Notamment avec cette touche aléatoire qui te fait passer brutalement de Gang Starr à Rage Against the Machine. La chance que j’ai eu, c’est qu’avant d’avoir cet objet, cette diversité c’était ma vie. J’ai aussi un grand frère qui a quatre ans de plus que moi et qui m’a ouvert les oreilles. Dans mes soirées, je pouvais très bien jouer de la house et faire un clin d’œil en mettant un disque de rap, ça ne me choquait pas. J’entendais parfois dire que Mehdi et moi, on osait jouer des trucs différents, mais franchement, je n’avais pas l’impression d’être un super-héros. J’ai toujours eu ça en moi. Ma street culture, c’est le skate. Quand tu fais du skate, tu peux te retrouver avec un fils de concierge comme avec un fils de ministre, tout ça autour d’un même outil. Ce n’était pas la même culture de la rue que celle du rap mais c’était une bonne école de vie. En analysant tout ça, avec le recul, je pense que ça m’a forgé. C’est ce qui a fait que j’écoute les gens et que je les respecte.
A : Dans quelle mesure le genre musical rap a eu une influence sur ton approche en tant que DJ et producteur ?
P : J’ai aimé le rap avant de découvrir la musique électronique. D’ailleurs…. [Il s’arrête] Mais putain attends, j’allais oublier : BVSMP « I need you ». C’est LA date. [Il commence à fredonner le morceau.] C’était ça, avec la boîte à rythmes.
A : Pour revenir à ton travail de producteur et ton goût pour le rap, tu as eu plusieurs opportunités de mettre un pied dans le rap. Tu as notamment remixé le morceau « Marche ou Crève » de Booba : tu peux nous rappeler le contexte de cette rencontre ?
P : La connexion avec Booba avait été faite par Nike. Ils cherchaient des ambassadeurs pour les vingt-cinq ans de la Air Force One. Nike US avait demandé à chaque pays de définir deux ou trois ambassadeurs. Ils m’ont choisi avec Booba pour la France. Quand j’ai eu le coup de téléphone, je ne te cacherai pas que j’ai été surpris et flatté. J’ai toujours eu des Air Force One.
Avec Booba, on avait un pote en commun : Armen, qui a fait des clips et des photos pour lui. Quand Nike nous a demandé de créer une dynamique entre nous deux, on a fait cette séance photo avec ce clin d’œil à Basquiat et Warhol. Cette image des boxeurs où moi je suis Warhol et lui Basquiat. Je me suis retrouvé nez à nez avec Booba qui est une masse assez impressionnante, mais ça c’est super bien passé. De fil en aiguille, Nike nous a poussés à aller un peu plus loin. Du coup, pour le fun, j’ai pris un a cappella de Booba et j’ai fait ce remix. Ça s’est passé très simplement et naturellement.
C’est comme la rencontre avec JoeyStarr quelques années plus tard. Il est venu faire le MC aux Nuits Sonores avec moi. Les Nuits Sonores c’est un festival électro de puriste à Lyon, qui existe depuis plus d’une dizaine d’années. Sur le line-up, tu retrouves DJ Mehdi, Gesafelstein, Joey Starr, Elvis 90 et moi j’ai fait un set très dub-step. Joey est venu me voir en me disant : « mais c’est quoi cette musique ? Ça fait dix ans que je n’ai pas été bousculé pas un style musical comme ça. » Ces rencontres Booba-Joey Starr m’ont fasciné, ce sont deux emblèmes du rap français.
A : Tu étais beaucoup plus auditeur de JoeyStarr que de Booba à l’époque où tu l’as rencontré pour la première fois ?
P : [enthousiaste] Ah oui ! Je suis très parigot moi. Ne passons pas par quatre chemins : IAM, je n’ai jamais accroché. J’étais un pro-NTM. J’ai le CD deux titres du « Monde de demain ». Je me souviens l’avoir acheté dans le même Prisunic que celui où j’avais trouvé mon disque de BVSMP. Ce CD, c’est une pièce de collection pour moi. L’école du micro d’argent c’était vraiment balaise, il faut reconnaître. Sinon le premier album d’Oxmo était magnifique. Le premier Disiz aussi. Bon, évidemment 113 et avant même de connaître Mehdi. J’avais entendu « Truc de fou » et j’avais trippé grave alors que c’était bien caillera.
Je ne veux surtout pas être mal interprété mais quand je dis que les propos, la violence et les revendications qui vont avec ne me parlent pas, c’est tout sauf un jugement. C’est plutôt une analyse avec du recul. Je ne me sentais pas directement concerné mais l’énergie que ça dégageait m’attirait. J’ai rencontré DJ Mehdi en 1998, il était en train d’enregistrer avec le 113, au moment du deuxième album. Je suis passé quelques fois les voir en studio et j’ai rencontré toute la clique. C’était assez drôle, c’est vrai qu’ils me charriaient un peu. « Mais c’est qui ton mec avec les cheveux longs ? C’est qui le « weirdo » qui commence à sortir Mehdi en boîte de nuit ? »
A : Comment tu as vécu ce décalage entre ces deux univers ?
P : Je me suis retrouvé à l’Elysée-Montmartre, au concert d’Ideal J, c’était encore un peu ghetto. Avec Mehdi, on avait une grande blague entre nous, on parlait d’adaptation. On le disait en espagnol à chaque fois : « adaptación. » J’ai une certaine capacité à me mêler à différents environnements, un peu comme un caméléon, mais sans me travestir. L’énergie de ce concert, c’était de la folie. En plus, c’était la première fois que je voyais Mehdi sur scène. Et quand tu écoutais les instrus de Le combat continue, tu ne pouvais que pleurer. Il y avait une espèce de fascination, en sachant aussi que j’étais un peu plus grand en 1998. Je n’étais pas encore pleinement adulte mais j’étais moins impressionnable, j’avais pris du recul. J’étais aussi DJ depuis trois ans et j’avais commencé à bosser avec les Daft Punk. Du coup, on avait commencé à rencontrer des gens et goûter à pas mal de choses.
A : Quand on s’est vus la dernière fois, juste après l’interview de Justice, tu nous avais parlé d’Al-K Pote.
P : En fait pendant la tournée de Justice, D.V.N.O était à donf’ dans Al K-Pote. Je sais qu’ils sont connectés depuis. Je crois qu’il va faire des sons pour lui d’ailleurs. Il n’arrêtait pas de nous jouer des morceaux d’Al K-Pote et nous on hallucinait. Honnêtement, on me le faisait écouter plus qu’autre chose. Je t’avouerai que je suis un peu perplexe quant à la santé du rap français, la dernière génération ne m’a pas convaincue.
« En fait Booba c’est Ken le survivant. C’est lui le dernier survivant. »
A : Est-ce que tu aurais envie de collaborer aujourd’hui avec des rappeurs français ?
P : Parmi la dernière génération, non, vraiment personne. Sans constamment regarder dans le rétroviseur, ce n’est pas le but du jeu mais parmi les gens talentueux que j’estime, il y aurait Oxmo. Ou Disiz. J’ai écouté ses derniers trucs à Disiz, j’ai été déçu. Son premier album était mortel, je trouve son personnage intéressant. Mais Oxmo c’est vraiment le mec avec qui j’aimerais bosser. Attends, il y avait un morceau terrible, un truc épuré…. [NDLR : Il s’arrête, recherche sur son ordinateur le titre en question] « Masterciel », c’est le dernier truc qui m’a mis une barre. Booba sinon, ça reste bien foutu, il gère son image à merveille. C’est lui le dernier survivant. En fait Booba c’est Ken le survivant. Un morceau comme « Couleur ébène » [NDLR : produit par DJ Mehdi sur Ouest Side] fait aussi que j’ai de l’estime pour Booba. Il a eu le courage de partir vers quelque chose de différent. Ça prouve aussi qu’il est un peu plus malin que les autres.
Évidemment, j’ai un attachement particulier pour le 113, au travers de ce lien avec Mehdi. Nos chemins se sont croisés, on a partagé quelques petits trucs avec le reste du groupe. On a aussi vécu des moments plus durs qui ont contribué à nous souder d’avantage. Depuis que Mehdi avait baissé les bras par rapport au rap, parce que c’est ça… [Il s’arrête] Je te dis ça, très régulièrement je poussais Mehdi à refaire des beats. Il avait sorti un remix du morceau que j’avais fait avec Murs : « To protect and entertain. » Ce titre, c’était un hommage à la scène club de Los Angeles. Je lui avais demandé d’écrire un texte sur un gars, un ghetto kid, que son pote raveur emmenait en boîte pour la première fois. Le remix de Mehdi, qu’on a appelé « DJ Mehdi rap mix », c’était un vrai truc de fou.
A : Mehdi avait aussi proposé des beats pour Watch the Throne…
P : Je vais désacraliser tout de suite le truc : pour Watch the Throne, le nombre de beats qu’ils peuvent recevoir, ça se compte en milliers. En plus de ça, ils te rencontrent dans la rue, ils savent que t’es un beatmaker, ils te demandent des beats. Là où on a eu de la chance, c’est qu’on a eu des accès directs pour vraiment faire écouter des beats à Kanye. Après, j’adore les voir en concerts où à la TV, mais bon… Ils sont dans un tout autre monde, dans une autre culture. Ils sont sur une autre planète, avec toute une cour de yes men. J’ai été ravi de les rencontrer, j’achète leurs disques mais je suis aussi content de ne pas les voir plus souvent que ça. Comme Timbaland, dont je suis fan, mais quand je l’ai rencontré, j’ai compris que c’était un gros tocard. Kanye, Pharrell, Premier c’est autre chose. Pharrell, avec Premier, ce sont les deux gros producteurs avec qui j’ai une vraie relation. Pharrell m’a appelé pour le décès de Mehdi par exemple. En même temps, je le connais depuis plus longtemps.
A : Il a été question d’un projet-hommage à DJ Mehdi. Qu’en est-il aujourd’hui ?
P : Manu Key est en train de bosser sur un documentaire : Magic. C’est la personne la plus légitime et la mieux placée pour mener à bien ce projet. Je sais qu’ils ont bien avancé sur le côté rap du projet. Je dis ça, je n’ai pas du tout envie de séparer la partie rap de la partie électro, Mehdi ne faisant qu’un. On est un peu plus lent de notre côté mais ça avance. Avec Manu, on était un peu les pères de Mehdi, dans le sens où Manu l’a pris sous son bras pour le rap et moi j’ai fait la même chose pour l’électro. Rien n’est pressé, on n’a pas fixé une date. Le projet va se faire mais chacun est libre de témoigner à sa façon. Ce décès n’appartient à personne, chacun le vit à sa façon.
A : Comme tu le disais tout à l’heure, tu as accompagné Mehdi pendant quelques années vers de nouveaux horizons.
P : Notre relation était complètement unique, d’où le poids et la lourdeur de sa disparition. Avoir accompagné Mehdi dans une partie de sa carrière, dans la réalisation de son œuvre, ça m’a rendu fort. Ed Banger, c’était aussi son label. Quand il est mort, je me suis demandé ce qu’on allait faire. Il a fallu trouver l’énergie pour rebondir. La relation avec Mehdi était particulière également dans le sens où l’on était les deux jambes du label. Il m’a fallu un an pour apprendre à marcher avec une jambe. Pour reprendre cette image, tu croises des gens dans la rue qui vivent très bien avec une seule jambe. Les dix ans sont une forme de consécration. En ayant atteint ce stade, j’ai l’impression d’obtenir ma prothèse. Je vais marcher avec une prothèse pour la onzième année. Je ne tire que des choses positives de cette expérience. On s’est tous les deux poussés, abreuvés d’informations. Tristement, le dernier disque qu’il a fait, on l’a fait ensemble. Il me manque terriblement. Mehdi, c’était aussi la mémoire du label. Il est parti avec une partie de cette mémoire. S’il y a une personne qui devait faire le hors-série Tsugi sur les dix ans d’Ed Banger, c’était lui. Je sais qu’il aurait aimé le faire.
On avait de temps en temps des questions politiques autour d’Ed Banger, dans le sens « est-ce qu’Ed Banger est politique ? » La caricature qu’on faisait de nous, où tout est rose, tout est fun, je veux bien, c’est ce qu’on montrait. Regardez ce qu’on s’est mangés : la plus grosse des difficultés, perdre un poumon. Mais on est toujours là, avec le sourire, parce que dans la vie il faut avancer. Notre démarche artistique et notre association avec Mehdi parlait d’elle-même. Fallait-il vraiment qu’on mette des mots sur notre envie de mélanger les genres et les gens ? Je ne me sens pas spécialement dans la revendication, maintenant c’est ce que je fais au jour le jour. Réunir dans nos boîtes des rappeurs, des raveurs, des petites meufs et des mecs qui écoutent Supertramp, tout ça, c’était notre force. On était tous les deux les porte-drapeaux. Aujourd’hui, je me retrouve un peu plus seul. Même si j’ai les épaules solides avec les années, ça m’a laissé un très grand vide.
« Je suis un enfant de Daft Punk. J’ai grandi avec eux, travaillé douze ans avec eux. »
A : Tu te rappelles de la première fois où tu as entendu « On to the next one » avec son sample de Justice ?
P : Je peux te dire la vérité : j’ai trouvé ça tout naze. Je reçois un mail pour me prévenir, j’appelle direct les garçons. J’avais déjà connu ce sentiment quand Daft Punk avait été samplé pour « Stronger ». Je suis dans le même état d’excitation, en plus c’est Swizz Beatz, qui est un producteur que j’adore. Je ne le mettrais pas dans mon top 5 des meilleurs producteurs mais quand même. Je suis moins fasciné par ses derniers trucs mais j’adorais la grande époque Ruff Riderz. Aujourd’hui, je le kiffe ce morceau mais ça n’a pas du tout été immédiat. Petite anecdote d’ailleurs : c’est Pharrell qui a dit à Swizz Beatz de sampler Justice. Bon, après, c’est mortel, v’la le casting quand même : il y a Swizz Beatz mais surtout Jay-Z dessus. Je t’avouerais qu’on n’était pas peu fiers. Mehdi était fou quand il a appris ça. Je nous estime très chanceux d’arriver dans les petits papiers comme ça. Ce qui est drôle, c’est qu’en face de toi les mecs ne calculent pas. Pour eux, la France, l’Espagne et la Pologne ne font qu’un.
La première fois qu’on a rencontré Kanye, quand on lui a dit que notre clip avait coûté 15 000 euros, il nous a demandé ce que c’était les euros. Mais c’était pour de vrai. Timbaland, quand il arrive à Paris, le premier truc qu’il fait c’est acheter un manteau de fourrure. Il va acheter le manteau le plus moche de la terre. Même si ce sont des personnalités très différentes, j’en reviens toujours à Pharrell et Premier qui sont tranquilles et curieux. Tu demandes à Pharrell qui est le meilleur, il va toujours te dire que c’est Premier. Il va aussi citer Jay Dee. J’ai toujours trouvé les Neptunes incroyablement forts dans l’efficacité ghetto. Je me souviens de ce qu’ils avaient fait pour Noreaga… et à côté de ça, les mecs te faisaient Britney Spears.
A : Tu évoquais brièvement Kanye et « Stronger » qui reprend « Harder, Better, Faster, Stronger » des Daft Punk…
P : Oui, pour rendre à César ce qui lui appartient, c’est A-Trak qui a dit à Kanye de sampler les Daft Punk. Kanye, c’est une éponge. Il arrive à bien s’entourer, à prendre les bonnes informations. L’anecdote sur ce morceau, c’est qu’il y a eu 42 mixes. A-Trak nous avait raconté ça. Kanye avait fait mixer le morceau par douze personnes. Pour aller encore plus loin dans les histoires de samples qui m’ont touché, il y a eu « I love you so » de Cassius. Il a quand même fini sur Watch the Throne. Là aussi, Mehdi était hystérique quand il a appris le truc. On était au studio de Zdar, à Motorbass [NDLR : Philippe Zdar, moitié du duo Cassius] avec Kanye, et il écoutait le truc à fond les ballons. Au final, il a refait faire le mix par un autre gars à New York.
Je me sens extrêmement chanceux d’avoir pu faire ces rencontres, de voir comment ils bossaient. J’ai rencontré Pharrell en studio quand il faisait « I’m a slave 4 U. » J’ai une autre anecdote incroyable à partager, j’étais avec Mehdi d’ailleurs ce jour-là. C’était dans un studio super connu sur Times Square avec une grande porte dorée. On pousse la porte, on tombe sur Pharrell qui est au piano. On commence à discuter, on le cherchait pour qu’il remixe « Harder, Better, Faster, Stronger ». Ce qu’il a fait plus tard, avec Jay Dee. Je lui fais écouter le morceau des Daft, il tombe par terre, il faut dire que la prod’ des Daft défonce. Et là, il nous dit : « attendez les gars, on va dans le studio d’à côté voir un pote. » Dans le studio d’à côté, c’était Timbaland. Avec Mehdi, on est comme des dingues : Pharrell et maintenant Timbo. Timbaland nous fait alors écouter un morceau de Ms. Jade : « Dream ». Ms. Jade, c’était la première signature du label de Timbaland, Beat Club. Et ce beat pour moi, c’est le point culminant de la carrière de Timbaland. Le mec nous défonce les oreilles, ça nous a fait notre journée. On passe la journée en studio et j’arrive à convaincre Pharrell de remixer « Harder, Better, Faster, Stronger ».
Entre-temps, il y a eu autre chose. On va faire un petit blind-test. [Il joue un morceau…. « Raise it up » de Slum Village, produit par Jay Dee. Avant d’en jouer un autre beaucoup plus électro.] Le second morceau, c’est « Extra Dry » de Thomas de Daft Punk. Thomas avait fait ce morceau de tech’ super ghetto, inspiré Chicago, et Jay Dee le sample sans le savoir. Tout ça revient à mes oreilles et là tout le monde me dit : « allez-y, envoyez les avocats ! » Je calme tout le monde et j’écris à Barack Records, le label de Slum Village à l’époque. Je leur dis tout de suite que je suis fan et que je le prends plus comme hommage donc on oublie les avocats. Vous avez sorti le morceau sans notre autorisation mais le seul truc que je vous demande, c’est un remix de Jay Dee. Et Jay Dee nous fait un beau cadeau, ce remix du « Aerodynamic » de Daft Punk. On sort alors « Harder, Better, Faster, Stronger » avec un remix un peu club et moi je me fais un petit plaisir, avec une version hip-hop. Sur le disque, tu avais un petit sticker « Neptunes & Jay Dee ». Je t’avouerai que c’était une petite fierté d’avoir sorti ça. J’avais réussi à établir un pont avec les producteurs que je vénérais. À cette occasion, Mode 2 nous fait un picture-disc avec Slum Village et Daft Punk en mode combat : un disque trop beau qu’on a fait à mille exemplaires. Avant même que Kanye ne sample « Harder, Better, Faster, Stronger », Thomas et Guy-Man’ ont toujours été fans de rap.
A : Ed Banger va souffler ses dix bougies début mars, cette continuité est une forme d’accomplissement en soit.
P : Je fais souvent la blague mais c’est vrai : c’est comme pour les années chien. Dix ans en années label, ça donne quoi en années humaines ? [rires] J’ai hâte d’y arriver, c’est un beau challenge. Je ne suis pas du tout carriériste dans l’âme. Je fonctionne au jour le jour, je n’ai aucun business plan alors qu’on nous taxe de rois du business. C’est une erreur. J’en retire une vraie fierté mais j’ai bien les pieds sur terre. Je me rends évidemment compte que le succès de Justice a permis de sortir d’autres disques que je peux entièrement autoproduire. L’album de DSL que je vais sortir, je sais qu’on va en vendre 500. Après, je rêverais que Laurent Bouneau s’excite et se décide à jouer autre chose que Sexion d’Assaut mais je n’y crois pas.
Le petit bonheur que je peux en retirer, c’est ma liberté. C’est un grand mot mais vous venez ici dans mon bureau du dix-huitième, ça fait douze ans que je suis là. Le succès ou le non-succès ne me feront pas bouger d’ici. Je suis bien ici, avec ma petite équipe. Parfois, tu as des fans à la porte et ils hallucinent de tomber sur moi. J’aime ce côté artisanal. Organiser un mastering, faire un devis de clip, ça m’excite toujours, pourtant je fais ça depuis 1996. Après, tu as des trucs qui me font moins marrer, comme la comptabilité, mais j’ai toujours une joie de faire. Avec dix ans de label et douze ans de Daft Punk, je ne suis toujours pas blasé ou essoufflé.
A : Quand on regarde tous les groupes qui sont passés par Ed Banger, il y a un trait assez marquant : la continuité. On sent un côté très familial dans le label.
P : Oui, ce côté familial, je pense qu’il vient de la culture du skate, du crew. On voyageait constamment ensemble avec Mehdi. Le côté DJ solitaire, tu te fais chier comme un rat mort. Je l’ai fait quelques fois après le décès de Mehdi, j’ai très vite arrêté. Même si je suis la face visible du label, j’englobe toujours tout le monde. Je suis là grâce à Justice, Mehdi, Daft Punk. Ça ne m’intéresserait pas de le vivre seul comme monsieur Burns des Simpson. [Rires] Dans les Simpson, je suis plus Otto, le chauffeur du bus.
A : Tu te vois un peu comme un fédérateur de différentes personnalités ?
P : Ce qui m’intéresse, c’est le trait d’union. En sachant que dire ça, ça peut faire très Michael Jackson, on se donne tous la main. J’ai 37 ans, je sais bien que le monde n’est pas tout rose. Je préfère réunir en sachant que la force du label c’est sa différence. Quand on me parle d’un son Ed Banger, je me marre. Tu écoutes Mehdi, Flash, Sebastian, DSL, Krazy Baldhead ou ce que je fais : ce n’est pas du tout uniforme. Et c’est là notre force. Nos caractères, nos personnalités, nos histoires, c’est la potion magique qui fait qu’on va célébrer demain nos dix ans. En dix ans, tu as deux artistes qui ont quitté le label : Vicarious Bliss et Uffie.
A : Le succès du label, associé à son image « hype », a généré son lot de détracteurs. C’est un phénomène que tu gères comment ?
P : C’est un phénomène que tu ne gères pas. En 1995, je faisais des soirées qui s’appelaient Hype. À l’époque, on devait être sept à savoir ce que ça voulait dire. J’avais ramené le terme d’Angleterre après avoir vu ça à Londres. Aujourd’hui, il faut prendre ce terme avec des pincettes. Moi, ce n’est pas le côté branché qui m’intéresse, c’est la curiosité. Est-ce qu’aimer Mykki Blanco c’est branché ? Je ne sais pas. En tout cas moi un travesti qui rappe comme Lil Wayne j’aime bien. Ce n’est pas une posture, je suis comme ça. On a de la chance, les détracteurs changent souvent d’avis après nous avoir rencontrés. On est des gens normaux, avec nos défauts, on ne pète pas plus haut que notre cul. Les gens qui disent qu’on fait toujours la même chose, je me dis qu’ils n’ont pas écouté nos disques. Après, ne pas aimer nos disques, c’est autre chose. Je serais le plus gros des cons si je pensais que tout ce qu’on fait est génial. Même si tous les disques qu’on sort, j’ai envie d’y croire.
Après, je ne suis pas du tout contre le côté mystique et fantasmé des choses. Que les gens se disent « ils sont tout le temps en tournée, ils prennent un million, ils doivent baiser des meufs tout le temps », c’est assez drôle. Je suis assez attaché à l’image des choses. Être un label sans aucune saveur, ça ne m’intéresse pas.
On n’en a pas encore parlé mais les Beastie Boys, c’est la pierre angulaire de ma culture. Mais qui d’autre qu’eux gèrent mieux son image, sa publication, sa communication, son merchandising, ses prises de position ? C’est un modèle pour moi. Je suis sur les traces de ces gens-là : Rick Rubin, Spike Jonze, les Beastie, Mo’ Wax.
A : Tu viens de citer Rick Rubin, on imagine que c’est une autre source d’inspiration très forte.
P : Qui d’autre que ce grand mec barbu d’un mètre quatre-vingt-quinze ? Le mec était avec LL Cool J, le lendemain avec Slayer et le surlendemain avec les Beastie ou Johnny Cash. Rick Rubin, pour moi, c’est Jésus. On a eu la chance de le rencontrer. Il nous a même fait un remix, c’est une vraie chance. Et je parle de chance parce que si tu restes comme tu es, tu peux accéder petit à petit à des choses qui te paraissent irréelles. Comme So Me qui se retrouve à faire le clip de Kanye. On en parle souvent entre nous mais regarde où la techno a pu nous amener ? Mon amour de cette musique m’amène à jouer à Sidney devant 5 000 personnes, à rencontrer Kanye.
A : Ed Banger est devenu une marque française reconnue à l’étranger. Est-ce que Paris joue un rôle dans la composition de la musique ?
P : Oui, et pour illustrer ça, j’ai envie de faire le même parallèle qu’avec Timbaland, Pharrell, Missy et Virginia Beach. Tout le monde se demandait pourquoi d’un seul coup tous ces gens sortaient de Virginia Beach ? Qu’est-ce qu’il y avait dans l’eau de Virginia Beach ? Je vais être très chauvin, mais j’ai toujours eu l’impression que culturellement et musicalement la France était au centre du monde. On prenait l’influence américaine, le côté punk et rock anglais, le côté dictatorial allemand, on digérait tout ça et on le recrachait à notre façon. C’est dans ce sens que je considère qu’on est à une super place géographique qui nous permet d’avoir une liberté incroyable, d’où le génie de Daft Punk, Cassius, Justice. Après, en effet, en termes de musiques qui rebondissent à l’étranger, on a été plutôt bien servi.
A : Au-delà de la production musicale, tu as développé d’autres activités annexes autour du label. Comment tu vois cette diversification ?
P : Ed Banger, c’est avant tout un label de musique. Après, en 2013, si tu ne regardes que l’aspect production musicale, tu n’as plus aucun label qui est rentable. On en revient aux Beastie Boys. J’ai vu ces mecs faire des magazines, des t-shirts, j’ai aussi vu James Lavelle faire des jouets au Japon : je me suis dit que j’allais faire la même chose. C’est ça qui m’a intéressé, en le faisant à ma façon. Quand je fais des t-shirts, des jouets, c’est aussi ce qui nous permet de voyager, de produire des disques. On a voulu se diversifier très vite. Tu vois, j’ai une collection de t-shirts de dingue, c’est ma culture. Le jour où j’ai eu un plan pour acheter des t-shirts en Allemagne et les imprimer à Paris, avec So Me on a décidé de se faire nos propres t-shirts. On les vend et plus tard, on va à Sidney et on voit aux premiers rangs des mecs avec nos t-shirts.
A : Quand tu vois ça, tu réalises le chemin parcouru ?
P : Je prête attention à tout ça. Tu peux être certain que le mec qui a mon t-shirt devant, je vais aller lui en taper cinq. Ce n’est pas un invisible pour moi. Je suis bien conscient de tout ça et le jour où je ne m’en rendrai plus compte, je serai un vieux con. On a réussi à créer une espèce d’univers où les gens nous font confiance et s’attachent à nous. Avec cet anniversaire des dix ans, je vois passer pas mal de messages de gens qui disent avoir grandi avec nous. Certains sont passés à autre chose, mais ça fait partie de leur vie.
Certains labels ont trois à quatre années d’existence et ils ont déjà sorti 400 disques. Nous, on a sorti 70 maxis. Tiens, le dernier qu’on vient de sortir, c’est notre soixante-neuvième référence [NDLR : Interview réalisée à la fin janvier 2013. Il tend le maxi de Riton : Lost my mind.] Ça fait moins de sept maxis par an.
A : Le mystère autour du prochain album des Daft Punk – No End – est savamment entretenu. C’est encore une source d’inspiration pour toi ?
P : Ce sont les meilleurs pour ça. Moi, je suis un enfant de Daft Punk. J’ai grandi avec eux, travaillé douze ans avec eux. Je le dis sans aucun problème : je leur dois beaucoup, j’ai pu créer Ed Banger grâce à eux. L’école Daft Punk aura été la meilleure du monde. J’ai arrêté la fac à vingt ans. Ils réussissent à entretenir le mystère et heureusement qu’ils sont là pour faire un peu rêver et tirer le truc vers le haut.
A : Daft Punk vient de signer chez Columbia, label dont le co-président est Rick Rubin.
P : Non, ils ont été signés par un D.A. anglais. Et tu sais, Rick Rubin n’est jamais sur place, il n’a même pas de bureau chez Columbia. Quand ils étaient venus le chercher, il avait donné son accord mais il avait dit d’emblée qu’il ne se déplacerait pas. Je sais qu’il est sensible, et depuis longtemps, aux Daft Punk. Après, je ne sais pas si la rencontre a eu lieu. Je pense que oui.
A : So Me fait partie des figures clefs qui t’entourent. Quelle relation est-ce que vous avez aujourd’hui ?
P : Je l’ai rencontré en 2001 pendant une soirée de JR Ewing. D’ailleurs, je suis archi-fan des mixtapes rap underground new-yorkais de JR Ewing. So Me vient de Meaux comme Pone qui mixait à la soirée de JR. On passe une soirée, on se rencontre et il a un bouquin sous la main avec ses illustrations. Moi à ce moment-là j’ai besoin d’un mec pour faire un site Internet, du coup on bosse ensemble. Ensuite, j’ai besoin de créer un logo pour la création du label et on ne s’est plus jamais quittés. J’aime à dire que je suis les oreilles du label et lui les yeux ou les mains. Il a créé de toute pièce la charte graphique du label, son ambiance, son odeur. Ensemble, on a créé une espèce de binôme musique et image, à la façon de Peter Saville et Tony Wilson avec Factory Records.
So Me, j’aimais ses trucs faits à la main. Il est issu du graffiti, c’est un MB, un voyou qui a sali Paris quand moi je faisais du skate. Cette énergie m’a toujours intriguée. Il avait aussi une touche pop qui a amené le label un peu ailleurs. Son talent c’est aussi de créer des univers différents. Tu prends la pochette de Lucky Boy de Mehdi, il est en teddy dans une ville hybride, entre Paris et New York, graffiti mais pas uniquement. À côté de ça, l’imagerie qu’il a créé pour Justice est inspirée du heavy metal avec un côté disco. Il a une culture musicale énorme, je me souviens qu’il pouvait en parler pendant des heures avec Mehdi et te parler de Supertramp, des Beatles, Todd Ronning ou de Public Enemy.
A : Comment est-ce que vous vous êtes adaptés à la transformation de la consommation de la musique ? Avec notamment la disparition progressive du CD et le développement du digital.
P : Le seul truc qui m’intéresse aujourd’hui, c’est l’objet. Après j’ai conscience que le vinyle que j’ai là, tu as douze personnes qui vont vouloir l’acheter et les magasins pour les vendre n’existent quasiment plus. Je vais être très honnête, moi-même, je ne mixe quasiment plus au vinyle. Je reste attaché à l’objet, ça a de la gueule quand même. Quand je vois dans mes relevés de royautés que j’ai vendu trois mille MP3 et douze CD à la Fnac, je pourrais me dire : « à quoi bon faire ces CDs ? » Après, je suis fétichiste comme mec. Un mec comme Brodinksi, qui est un copain, affilié à Ed Banger, il n’a jamais acheté un seul vinyle. Il est passionné de techno pourtant.
Quand je me suis intéressé à la musique électronique, j’ai regardé comment elle était faite. Du coup, je me suis procuré un sampler, une platine MK2, des vinyles. Ce sont les fondations de notre culture, j’incite tous les gens qui s’y intéressent à utiliser tout ça. Après, aujourd’hui, tu as mieux que tout ça directement dans ton ordinateur. J’ai encore ma MPC dans mon studio, même si enregistrer dans une disquette c’est plus compliqué. Surtout quand tu peux faire ça en quatre clics sur ton ordinateur. Après, je ne me sens pas du tout en décalage avec les kids d’aujourd’hui.
A : Beaucoup de musiciens électro témoignent d’un amour profond pour le rap (Brodinski) et certains ont un son qui serait parfait pour du rap (Kavinsky). Pourtant, les collaborations sont au final assez rares. À ton avis, pour quelle raison ?
P : Tu as Havoc sur l’album de Kavinski d’ailleurs. Le morceau, c’est une espèce de ballade à la « I need love » de LL Cool J. Pourquoi il y a si peu de collaborations entre les deux genres ? David Guetta. Il a travesti et vampirisé le truc. J’ai très peu d’espoirs quant à de très belles collaborations. Ghosftace qui fait un morceau avec Cassius, il est arrivé au studio, il les a pris pour des petits assistants. Il y a une espèce de mépris, de décalage qui fausse les rapports. Je vais prendre un cas très concret qui m’arrive en ce moment : Action Bronson. Je lui ai demandé un couplet pour un projet qu’on prépare avec Mr. Flash. On a tout bien fait, le beat défonce… et son couplet il a dû le faire en se lavant des dents. Pareil, Mykki Blanco qui m’envoie un truc, c’est pas ouf’ du tout, alors que je suis fan.
Pour clore la parenthèse sur David Guetta, qui est un mec que je connais depuis longtemps et que j’aime plutôt bien, artistiquement, je ne peux pas le défendre. Ça fait quatre ans qu’il sert exactement la même chose. Surtout qu’il vient de là, il adore le rap. Il était là avant nous, c’était le DJ de Sidney quand même. Une fois que t’es sur l’autoroute du succès, tu n’as plus vraiment le choix. J’ai croisé son chemin il y a quelques temps, il est dans un autre monde. J’avais mon billet d’avion, il m’a dit de venir, de monter dans son jet privé. Je n’avais jamais pris de jet de ma vie. Il est dans un autre monde. Si ça m’arrivait, peut-être que je pèterais les plombs aussi. C’est aussi pour ça que je ne lui jette pas la pierre, quand tu as Dre ou Rihanna qui t’appellent… c’est vrai tout ça, tout le monde l’appelle. Ce que je lui reproche, c’est qu’à un moment il faut aussi avoir un peu de couilles et soit refuser, soit proposer autre chose.
Mais honnêtement, c’est plus à Pharrell et Timbaland que j’en veux. Comment est-ce qu’ils ont pu laisser la place à Guetta ? Heureusement qu’il y a encore Premier. Le mec est toujours là, fidèle au poste, ghetto. En plus, c’est un mec mortel. Il a fait un remix pour Sebastian, je me souviens qu’il m’avait envoyé un truc, j’ai dû d’abord lui dire non. Et il m’a fait une nouvelle proposition, sans problème, le gars super professionnel. On l’a fait venir à Paris, on a passé une soirée mortelle. Il a commencé à faire un set un peu VIP Room, je suis allé le voir pour lui dire de jouer ce qu’il voulait. Il a fait un set peu-ra de fou, je ne connaissais rien et il a fait tous les refrains. J’ai un grand souvenir de cette soirée.
A : On ne compte plus les rappeurs cainris qui sont venus faire un bout de clip à Paris, sous la Tour Eiffel. Tu portes quel regard là-dessus ?
P : Je n’ai pas forcément fait gaffe à ça. C’est probablement une histoire de mode. Comme A$AP qui s’est lancé dans un concours avec Theophilus London, Kanye et Pharrell : qui va s’habiller le plus n’importe comment possible. Et qui va sucer la bite de Karl Lagerfeld. Les mecs s’inventent des vies à base de « Karl Lagerfeld m’inspire. » Attendez, il ne vaut rien artistiquement ce mec, et ça depuis des années. Heureusement qu’il y a des mecs comme Action Bronson ou Mykki Blanco. Mykki Blanco c’est un phénomène : dep’, tout fin, même flow que Lil Wayne, travesti. Il ne parle que de gue-dro et veut absolument qu’on parle de lui en elle. Il va tous les niquer.
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