JP Manova, l’éloge de la (fausse) lenteur
Interview

JP Manova, l’éloge de la (fausse) lenteur

Dix-sept ans. C’est le temps qui aura séparé la toute première apparition de JP Manova sur un morceau de rap de 19h07, son tout premier album au titre ponctuel. Rencontre avec un artiste qui a fait de la patience une alliée.

et Photos : Philippe Dinh avec Photoctet

Quelques jours avant de publier cet entretien, lors d’une rencontre pour un dernier rebouclage et quelques photos, JP Manova m’a dit : « j’ai choisi mon média, et mon média m’a choisi. » Cela m’a ramené presque un an en arrière et à un mail adressé à l’ensemble de la rédaction. Ce message disait en substance : Mon nom est JP Manova. Je suis auteur compositeur interprète, j’ai fait quelques apparitions avec des artistes comme Doc Gyneco, Ärsenik, La Rumeur, Flynt et Rocé dont j’ai également mixé le dernier album… J’ai un album en cours de finition ainsi que des clips en préparation . J’aimerai savoir si il est possible de m’entretenir avec vous dans le cadre de mon plan promo.

En lisant ça, j’ai fait quelques bonds. Une méfiance ancrée au plus profond de moi du mot « promo » faisait face à ma capacité à réciter par cœur le couplet de JP sur le morceau « 1 Pour la Plume Version Équipe » (issu du premier album de Flynt, sorti en 2007). J’avais à faire à deux choses antinomiques. D’un côté l’expression « plan promo » qui est depuis l’invention des mass-media le plus gros flagrant délit de l’industrie musicale. De l’autre côté, l’impression d’avoir affaire à l’un des « secrets les mieux gardés du rap français » comme nous l’avons décrété dans notre article « JP Manova : Sortir de l’ombre », publié en décembre 2014. C’était un peu comme avoir diable et ange en train de se disputer la conscience perchés sur chaque épaule.

Finalement, trois mois après que nous ayons reçu cet email, j’ai relancé et rencontré JP Manova en août 2014. Pour un journaliste, c’est long trois mois. Pour un rappeur qui a attendu dix-sept ans pour se lancer réellement, j’ai eu tendance à penser que c’était peu. Je ne m’étais pas trompé. Mais j’avais clairement sous-estimé le poids de ces années dans l’ombre. On attend pas dix-sept ans pour se lancer sans plan, même quand on « pense au plan B avant de penser au plan A » comme nous l’avait dit Rocé.

Pendant sept mois, nous avons échangé à de nombreuses reprises avec JP. Sept mois, c’est presque le temps d’une grossesse. C’est ironique car 19h07, l’album de JP, n’a rien d’un prématuré. Mais ça m’a aussi laissé le temps de comprendre qu’en répondant à ce mail, j’avais signé ma participation au plan. Aujourd’hui encore, j’admire ce tour de force. J’ai été pris dans l’engrenage. Attention, que personne ne s’y trompe, je l’ai été avec plaisir, même si je dois reconnaître que j’ai été parfois agacé, car jamais en tant que journaliste je n’ai connu d’entretiens avec une telle frustration du off. Il n’en reste pas moins que la personne que j’interviewais est devenue un ami. C’est un peu comme dans Donnie Brasco, sauf qu’aujourd’hui, je ne sais pas encore qui de lui ou de moi est Lefty. Comme dans Donnie Brasco, je sais par contre que l’on est parfois dépassé par les aventures dans lesquelles on s’embarque. C’est aussi pour ça que nous avons réalisé cette photo, qui détourne la pochette de son album, où finalement c’est moi qui court pour prendre le train en marche. Car comme le dit le désormais JP Manova : « J’ai choisi mon heure. »  Et moi, j’ai dû reconnaître que c’était bien le désormais ex-« secret le mieux gardé du rap français » qui avait imposé son rythme et contredit une époque où tout va désormais très vite. Voilà pourquoi j’ai choisi d’appeler cet entretien L’éloge de la (fausse) lenteur.


A : JP, nous t’avons qualifié de « secret le mieux gardé du rap français ». Alors reprenons les choses depuis le début : quels ont été tes premiers contacts avec le rap ?

JP Manova : Mes premiers souvenirs datent du collège, mais je ne pourrais pas te citer un déclic en particulier. On se réunissait après la classe, on écoutait des trucs comme Rap Attitude. Cette compile, ça a vraiment été un de mes premiers kifs ! Assassin et sa « Formule Secrète », NTM, Saï Saï…

A : Où vivais-tu à l’époque ?

JP : En 1991, ma famille a eu quelques problèmes de logement et on s’était installés chez une cousine, à Bagneux. Avant, on habitait dans Paris, rue Oberkampf. A cette époque-là, j’écoutais aussi bien Prince que les Rita Mitsouko. Mais en banlieue sud, on voyait que c’était très actif. Arriver comme ça en banlieue, voir mes cousins qui écoutaient les cassettes de EJM, Minister Amer. Et puis c’était l’année de « Bouge de là » et l’onde du rap a commencé à se répandre… Un autre truc qu’on ne dit pas souvent, c’est que les banlieues ont eu le câble très tôt, sûrement avant Paris. Donc on a eu Yo! MTV Raps avant Paris ! Après l’école, on se réunissait pour regarder ça, on enregistrait les clips, c’était une sorte de rituel. A l’époque, nous n’avions pas réellement de modèles de société, de représentation dans le PAF. Et en matière de rap, on n’avait rien de préparé ni de préchauffé. Ce n’était pas encore sous contrôle et on prenait tout en pleine face !

A : Il y a très peu de ressources à ton sujet sur internet. Dans l’une des rares interviews de toi que j’ai pu trouver [sur le site Faces Cachées, NDLR], tu parles de ta découverte de la musique en deux temps. D’abord très jeune via une guitare que t’a offert ton père. Ensuite en évoquant Moda & Dan, en disant que tu kiffais mais qu’en même temps, ça ne t’éblouissait pas, que tu sentais que tu pouvais le faire. Quand est venue l’envie de faire de la musique ? Et pourquoi le rap et pas la guitare par exemple ?

JP : Je suis le fils d’un musicien, que je n’ai pas vraiment connu. J’ai été élevé par ma mère tout comme mes sept frères et sœurs… La réalité, c’est simplement que dans l’éducation que j’ai reçue, on a tout fait pour me dégoûter de l’idée de vivre de la musique, et même d’en faire. Mais quand on dit à un gamin : surtout n’ouvre pas la porte qui est là-bas, on sait très bien ce qu’il se passe dès qu’il est tout seul. Et puis, je ne sais pas s’il y a des gens qui entendent des trucs dans leur tête et d’autres pas, mais moi j’ai toujours entendu de la musique, j’ai toujours pensé à ça. Petit, ça faisait déjà partie de mon univers. À l’âge de onze ans, je faisais pas mal de conneries. Pour me canaliser, ma mère m’a inscrit à la chorale. C’était censé me canaliser mais en fait c’est là où j’ai fait le plus de conneries puisqu’on était qu’entre gamins que les parents cherchent à canaliser. [rires] Mais en plus des conneries, ça m’a appris à entendre les harmonies, à lire des portées, etc.

A : Cette éducation musicale a-t-elle joué dans ta façon d’écouter du rap ?

JP : Je pense, consciemment ou inconsciemment. Je n’étais pas toujours en train de me rappeler de mes acquis, mais comme je l’ai intégrée dans mon fonctionnement, bien sûr que ça a dû m’influencer.

A : Tu as d’abord parlé de groupes de rap français lorsque l’on évoquait tes premiers contacts avec le rap. Vu l’éducation musicale que l’on vient d’aborder, on pourrait croire que c’est le rap américain qui t’aurait plus parlé.

JP : Dans mes souvenirs, je ne peux pas te dire que c’est la musique et seulement la musique qui m’a scotché. Le rap, ça a d’abord été une identité forte. « Ah enfin, quelque chose qui nous porte ! » Ça dépassait le rapport simple à la musique. Il y avait l’état d’esprit, la contre-culture dans laquelle on est en toute sincérité quand on est adolescent. L’analyse musicale est venue beaucoup plus tard. C’était d’abord un modèle qu’on avait envie de suivre. Ça défaisait la culture musicale française dominante. Pour nous, le rap c’était une bête fauve et sauvage qui arrivait dans la bergerie. Les médias la regardaient bizarrement, mais nous on a kiffé la bête. On faisait partie d’un mouvement et ça canalisait des gens qui avaient des valeurs, mais aussi des cicatrices en commun. Ça nous parlait aussi de ça ! C’était de la psychothérapie de masse en fait ! [rires] Moi ça me parlait au même titre que des choses comme Brel ou Barbara que j’ai découverts à force de déménagements. On avait pas mal de problèmes de logement à l’époque, et quand tu bouges régulièrement, tu arrives à des endroits où tu ne connais personne. Ça te laisse le temps de te faire une culture et de tomber amoureux de Barbara par exemple. Au même titre, le rap m’a parlé car il dit les choses sans élitisme, mais avec sincérité. J’ai toujours été sensible à cette sincérité, cette capacité à interpeller l’esprit de quelqu’un avec quelques mots bien choisis.

A : Quand commences-tu à rapper ?

JP : Je crois que j’ai commencé à rapper en Guadeloupe. J’étais parti avec ma mère, c’était en 1994 ou quelque chose comme ça. J’avais un poste à K7 là-bas. Dans le rap que j’entendais, je ressentais une certaine mise en scène de la misère que développaient certains rappeurs. Je n’y adhérais pas. Je crois que n’importe quelle personne qui a vraiment vécu la misère se garde bien de faire du misérabilisme. Elle n’en a aucune envie. Et j’avais l’impression d’entendre des jérémiades, ça me faisait vite chier. J’ai donc écrit et rappé en réaction, par émulation.

A : Avant cet entretien, j’ai été amené à parler de toi avec plusieurs MCs dont Ekoué et Solaar, avec lesquels tu as traîné très tôt. A un moment, alors que tu commences à peine à rapper, quelle a été la frontière entre l’amitié et l’influence musicale avec deux personnes comme Ekoué et MC Solaar ?

JP : Ekoué, c’est avant tout un ami avec lesquels j’ai eu des centaines de discussions qui m’ont parfois beaucoup apporté. C’est quelqu’un avec qui on peut avoir une amitié rare, de celles qui ne s’effritent pas avec le temps. On pourrait ne pas se voir pendant un an, quand on se retrouve c’est la même !! Solaar, c’est pour moi comme un grand frère. Je crois que je ne penserai pas de la même façon si je l’avais pas connu. C’est quelqu’un de très à part, qui a l’air d’avoir une intelligence venue d’ailleurs. Il dit les choses sans les dire et on les comprend si on peut… Ce sont deux personnalités très fortes. Ils ont beau paraître aux antipodes mais ils ont, à des niveaux différents, marqué le rap de leur empreinte. L’un incarne un modèle de réussite exemplaire dans un spectre musical dominé que par des visages blancs. L’autre incarne une intelligence dans le positionnement et dans la façon de manifester sa présence. Spiritualité, sens littéraire, finesse… ce sont des qualités qu’on ne prête jamais à une certaine jeunesse qu’on préfère stigmatiser.

MC Jean Gab’1, J.P. et Pitchou - « Janis »

A : A l’époque, tu connais le rap, mais lui ne te connaît pas. Et d’un coup, tu arrives et pas n’importe où : sur deux morceaux des Liaisons Dangereuses de Gynéco, en 1998. Comment te retrouves-tu sur ce projet ?

JP : A l’époque, j’habitais Barbès mais j’avais pas de chaînes au pied. Je traînais à Marx Dormoy. J’allais au bahut à Clignancourt. Des fois, à Marx Dormoy, on croisait Gynéco devant le Mc Do’. On faisait des petits freestyles. Il a dû tilter sur un freestyle que j’ai fait et il m’a proposé de rencontrer son manager de l’époque, Chico (ph). On m’a proposé de venir au studio pour essayer d’enregistrer un titre. C’était chez les Rita Mitsouko. On était très bien reçus. J’ai un excellent souvenir de Catherine Ringer. Gynéco passait beaucoup de temps là-bas. C’était très dur de passer une journée avec Gynéco. Tu voyais tout de suite un mec qui passait une journée avec Gynéco : à la fin de la journée il parlait comme lui ! 

Cet enregistrement, c’est un putain de souvenir ! Charles [MC Jean Gab’1, en featuring sur l’un des morceaux avec JP Manova, NDLR] qui arrive sans avoir rien vraiment écrit. On se parle, il commence à rapper et là il nous sort son fameux « écoute ce refrain, MC Jean Gab’1 n’est pas une putain. » On a écrit le reste de son couplet ensemble en cinq minutes.

A : As-tu lu le bouquin de Gab’1 ?

JP : Non.

A : Donc tu ne sais pas ce que Jean Gab’1 a raconté sur ces enregistrements ?

JP : Non, il a dit quoi ?

A : Qu’il était venu en pensant kidnapper Ringer et Chichin.

JP : [songeur] Ah bon ? OK ! [rires]

A : [rires] Tu ne veux pas en parler.

JP : Écoute. MC Jean Gab1 est la fois un mec qui a une vrai histoire à raconter et en même temps c’est un entertainer. On ne saura jamais tout ce qu’il a pu faire ou penser. Je ne vois pas ce que je pourrai dire la dessus.

A : Sur Liaisons Dangereuses, tu fais aussi le titre dans « Ma Ruche », avec Lino et Calbo, et qui est aussi une grosse référence à « Dans ma Rue ».

JP : Sur Liaisons Dangereuses, il y a quasiment tout le rap parisien connu de l’époque qui a enregistré, et même des mecs de Marseille , des Antilles. Mc Janik était là par exemple. Alors quand je me suis retrouvé là-dedans ça m’a paru bizarre. Et malgré le souvenir de ces moments, je n’étais déjà pas très satisfait de ma prestation à l’époque.

A : Comment ça ?

JP : J’avais déjà un truc différent, mais je n’avais pas encore trouvé mon style. Je me cherchais encore. C’était aussi ma première expérience de studio. Quand j’enregistre « Janis » c’est la première fois que je pose dans un micro. C’était pareil pour MC Jean Gab’1 d’ailleurs.

« Quand j’enregistre « Janis » sur les Liaisons Dangereuses, c’est la première fois de ma vie que je rappe devant un micro. »

A : Je t’ai lu dire que tu estimais avoir trouvé ton style au moment du morceau « 1 Pour la Plume Version Équipe » [sur J’éclaire ma ville, album de Flynt sorti en 2007, NDLR].

JP : Flynt m’a invité sur son album à une époque ou ça ne se bousculait pas devant ma porte. Et c’est vrai que les morceaux que j’ai faits avant « 1 Pour la Plume », je les regarde avec un petit sourire mais sans conviction. « 1 Pour la Plume », c’est différent. Mais que ce soit avant ou après « 1 pour la Plume », j’ai travaillé ma formule. J’ai eu de la chance en fait : j’habitais à Barbès et les mecs de FFF [groupe français dont l’acronyme veut dire Fédération Française de Funk, gros succès des années 90, NDLR] ont installé leur studio juste à côté de chez moi. C’était le Studio Salam Alaykoum. J’habitais rue de Laghouat, la rue de Ahmed Korchi, de Mourad de la Scred. Et j’avais déjà capté Marco Prince [chanteur et leader de FFF, NDLR] qui habitait sur le haut du boulevard Barbès. J’ai 19 ans, j’ai un studio qui s’installe à côté de chez moi, je sais qui le tient, je fais de la musique. Je me suis mis à aller squatter, et j’ai fini par y bosser. [rires]

Flynt ft. Ekoué, Mokless, JP Mapaula, Aki - « 1 pour la plume version équipe »

A : En tant qu’ingénieur du son ?

JP : Non mais j’ai appris là-bas. J’ai vu ce qu’étaient les machines, la régie, comment on fait fonctionner un studio, Pro Tools. Ça m’intéressait vraiment.

A : Qui enregistrait là-bas ?

JP : Au départ c’était seulement pour FFF. Ils avaient fait un gros deal label avec Virgin qui leur avait fait une putain d’avance. Ils se sont faits un gros kif. C’étaient vraiment de beaux studios, sur 300m² au sein de Barbès. Je m’entendais bien avec un des boss, Stéphane Bénhamou. À un moment donné, j’ai eu les clefs. Ils me faisaient confiance, je respectais leur confiance.

A : Du coup le studio est devenu ouvert au quartier ?

JP : Ouvert à moi, donc ouvert au quartier oui. [rires] Non je n’ai pas enregistré beaucoup de monde dedans, la nuit parfois. Mokless’ et Haroun sont passés quelques fois. Tepa, Ekoué, Sheryo aussi.On a dû enregistrer au moins quatre titres jamais sortis avec Rocé. Flynt y a enregistré des voix, notamment pour Comme sur un playground. Seth Gueko, qui à l’époque est une des dix personnes à m’avoir reconnu dans la rue, est passé également. Il a enregistré des morceaux là-bas avant même de sortir Barillet Plein dont j’ai enregistré certains couplets. Il venait avec Yonea, bien sûr, qui était du quartier. J’ai appris à faire le boulot là-bas.

A : Tu enregistres encore des gens aujourd’hui. Est-ce qu’à ce moment-là, dans ce studio, à une période où tu as sorti très peu de morceaux, ça a occulté tes velléités de rappeur ? T’es-tu senti devenir plus un ingé-son qu’un rappeur ? Récemment encore, tu as enregistré le dernier album de Rocé par exemple.

JP : Je n’ai jamais perdu de vue le fait de rapper. Quand tu as un studio, tu vois des artistes défiler. Tu vois leur façon de se projeter. Chacun me racontait que c’était lui qui avait compris la bonne façon de faire la musique, souvent pour des raisons opposées et très différentes de l’un à l’autre. Ça m’a aidé à repenser la façon dont j’abordais le rap. Ça m’a peut-être poussé à continuer à avancer dans le secret, en faisant écouter mes sons à personne, ou presque. Quand j’étais jeune, j’avais entendu dire que Verlaine avait mis douze ans pour trouver son style. Et je me disais : putain, on peut mettre aussi longtemps ? Et en même temps c’est quoi douze ans ? S’épanouir pleinement dedans et durer, c’est ça le but.

A : Durant toute cette période tu continues de travailler ton rap donc.

JP : Oui, bien sûr. J’écris, je travaille, je m’enregistre, mais je n’en parle pas. Je suis en recherche. Il y a des sons de l’époque que je n’ai jamais fait écouter.

A : As-tu des satisfactions ou est-ce vraiment difficile, pénible ?

JP : Des satisfactions, je ne sais pas. Mais je commence à approcher de quelque chose qui me parle. Je suis aussi influencé par mes lectures. Comme je te l’ai expliqué, c’est une période où je déménage beaucoup. Socialement, j’ai plus passé de temps dans des bibliothèques ou chez des copines à bouqiner [rires]. Je suis influencé par Debord que je lis à vingt ans et qui critique la société du spectacle [CF le témoignage de MC Solaar dans l’article JP Manova : Sortir de l’ombre, NDLR]. Du coup j’ai un regard assez détaché. Je ne suis plus du tout dans la fascination de la posture du rappeur délivreur de message, ni dans la fantasmagorie de l’accès à la postérité.

A : Après Liaisons Dangereuses, et jusqu’à l’album de Flynt, peut-on parler d’une espèce de traversée du désert ?

JP : Après Liaisons Dangereuses je rencontre Tefa en 1999. On est tout les deux des jeunots et je vois qu’il a déjà un coup d’avance sur les autres dans sa façon de voir les choses. On devient potes. Il avait déjà des velléités d’être producteur, il avait déjà fait 2 Bal 2 Neg’ par exemple. On essaie d’enregistrer des trucs avec ses plans, à côté on traîne ensemble, ça dure bien 2 ans.  Et à un moment donné, le studio Salam Alaykoum qui s’installe à côté de chez moi. Je décide de me fixer là-bas.

A : Pourquoi ne pas avoir continué avec Tefa ? 

JP : Parce qu’artistiquement je cherche encore ma formule. Et je pense que je n’étais pas la bonne personne pour le style de vision que peut avoir quelqu’un comme Tefa sur un projet comme le mien. De mon côté je ne suis pas sûr d’être en phase et j’avais le studio pour faire mes classes. Peu de temps après, Tefa produisait Gomes et Tavares !

A : Cela fait plusieurs fois que tu utilises l’expression « je cherche ma formule ». Que mets-tu derrière-ça ? La production ? Le flow ? L’écriture ? L’image ? Car paradoxalement à ce que tu dis, les prémices de ton style à savoir le côté chanté, l’aspect un peu détaché « je me place à côté » dans les paroles, on le sentait déjà dès Liaisons Dangereuses. Moins abouties et maîtrisées évidemment, mais les fondations du rappeur que tu es aujourd’hui, on se dit que tu les avais déjà à l’époque.

JP : Ma formule, c’est de m’affranchir de l’aspect performance. Je veux sentir que je n’ai pas forcé. Je veux que ma musique soit spontanée, qu’elle dégage une facilité dans l’exécution. Récemment, je parlais avec un jeune rappeur qui me demandait quel conseil je pourrais lui donner. Je lui ai répondu : écoute-toi parler pour rapper comme tu parles. Pour ma part, comme j’ai travaillé seul, j’ai dû laisser tomber l’analyse et m’en remettre à mon ressenti. Je ne me confrontais jamais à un public. Je donnais seulement quelques morceaux à quelques personnes, et généralement à des proches, du coup forcément bienveillants. Je découvre aujourd’hui l’exposition. L’analyse, celle que tu peux réaliser en t’appuyant sur les retours des gens, je ne peux la faire qu’aujourd’hui. Avant je n’avais pas créé les circonstances pour qu’on me la délivre.

A : Cette période où tu es en recherche, où tu ne fais écouter à personne, c’est douloureux ? Il y a une solitude ? As-tu eu des regrets ?

JP : J’ai tiré une leçon de voir pas mal de groupes se succéder dans les studios dans lesquels je travaillais ou dans le panorama artistique français. Chacun de ces groupes avait des certitudes sur ce qu’il projetait au public et était persuadé que ça durerait longtemps. Si on avait expliqué à ces artistes qu’ils n’étaient là que pour trois mois, pour une saison ou deux, ils ne l’auraient pas cru car ils avaient le vent en poupe ou des rêves qui se transformaient en certitudes. C’est assez traumatisant pour une personne en attente de s’imaginer être arrivé quelque part alors qu’en fait non. J’ai préféré ne pas vivre de rêve et commencer par en chier, par travailler, par la « vraie vie », tout en n’ignorant pas que j’avais autant de possibilités que des artistes qui se lançaient. Pour te résumer, j’ai décidé de penser que ça pouvait prendre plus de temps.

A : D’un côté, tu es prêt, comme tu l’as déjà dit, tu as « pensé au plan B avant de penser au plat A. » Mais est-ce que toute ce temps que tu as pris ne te met pas un peu plus de pression aussi ?

JP : Je ne suis pas du tout persuadé que ce que je prépare ne sera pas un échec commercial. Et je devrai faire avec ! Mais je suis aussi prêt à encaisser un succès. [rire] Si ça se soldait par un échec, je ne m’en foutrais pas, mais je m’en remettrais et j’ai des alternatives. Le temps m’a permis aussi de me donner les moyens de faire les choses bien. Je sais que ce n’est pas un parcours conventionnel. Mais je ne suis pas une personne conventionnelle, j’ai des amis qui ne le sont pas non plus. [sourire]

A : On a parlé de Barbès et du 18ème arrondissement plus tôt dans l’interview. Tu apparais sur la compilation Explicit 18 qui a une démarche claire. L’arrondissement est l’un des symboles du rap français, et plus précisément d’un certain rap. Tu n’as jamais voulu t’appuyer sur toutes les identités qui composent l’arrondissement pour te lancer, pour définir ton rap ? Finalement, même tes débuts sur Liaisons Dangereuses, c’est sur un disque d’un rappeur du 18ème !

JP : Le 18ème est un quartier réellement à part qui ne peut que générer des individualités artistiques à part. C’est un quartier prolétaire et étudiant, une culture de la plume de rue qui est évidente. Il y a un côté littérature urbaine que tu ne retrouves pas ailleurs que dans le 18ème. Est-ce que ça m’a façonné ? Je ne pense pas.

A : T’es tu reconnu là-dedans ?

JP : Pas spécialement. Je ne me sens pas totalement étranger mais je ne le revendique pas. Par contre je reconnais cette identité de la plume du 18ème. Mais le 18ème, c’est autant les troquets qu’une annexe de la Sorbonne, c’est le quartier de Mesrine, c’est le quartier du parler, c’est étudiant, c’est prolo, c’est les échanges… C’est les philosophes urbains. Ce ne sont pas des mecs de banlieue les gars du 18ème, mais c’est un peu une antichambre, c’est le début du parler brut, de la syntaxe populaire qui reste un tant soit peu littéraire. Je le voyais déjà, j’ai eu la chance d’arriver là-dedans, on a fait des belles de sessions au studio de la rue Stephenson !

« Pas mal de rappeurs se plaignent que le rap a été victime d’un formatage. Mais cela n’aurait pas été possible si des rappeurs n’avaient pas eux même décidé de se formater. »

A : Nous avons parlé de rap, d’ingé-son, mais tu écris également pour d’autres artistes.

JP : Oui mais pas toujours pour les mêmes raisons, c’est au cas par cas.

A : Pour qui ?

JP : Pas la peine d’en parler. Ah, si Taïro, c’est un pote et ça tu peux le dire que j’ai écrit pour lui.

A : Pourquoi citer Taïro et pas les autres ?

JP : Je ne veux pas envoyer des signaux dans des directions trop différentes. C’est un peu comme si un acteur de théâtre classique arrondissait ses fins de mois en doublant des films pornos. Il ne va pas te dire le nom des films ! [rires]

A : C’est rentable ?

JP : Pas encore. À mon niveau ça peut l’être… [hésitant] Je ne veux pas parler de ça, les questions d’argent ça fausse tout.

A : Alors techniquement, comment ça se passe ?

JP : Des producteurs ou des artistes me contactent et on voit. Généralement, les gens ne supposent pas toutes les directions où il est possible d’aller. Ils restent figés sur les mêmes thématiques en n’imaginant pas qu’il y en a tant d’autres possibles. J’essaie d’emmener ailleurs. J’écris en général devant l’interprète et il valide. Ça va très vite !

A : Y prends-tu du plaisir, aussi bien à le faire qu’à entendre un texte que tu as écrit ?

JP : Ça dépend du morceau, mais en général ce n’est pas de l’ordre du plaisir. C’est de l’ordre de l’application que tu mets au travail. C’est un travail. Dans cette situation de ghostwriting, je me sens plus comme un outil que comme un créateur. Et si je ne le fais pas ce sera fait par quelqu’un d’autre. Est-ce que je vais sacraliser un projet qui n’est pas le mien ? Déjà que je ne sacralise pas mes projets !

A : Quelques exemples viennent en tête. C’est par exemple connu que Sako a écrit pour Julie Zenatti. Ou même pour taper beaucoup plus large, c’est connu que Jean-Jacques Goldman a écrit pour la moitié de la chanson et variétés françaises. Il n’a pas perdu ses fans pour autant. Au pire ses fans s’en tapent ou ignorent même le fait, au mieux ils trouvent que ça démontre tout son talent justement. [l’interview date de novembre 2014, avant la « polémique » concernant le dernier titre des Enfoirés et écrit par Jean-Jacques Goldman, NDLR]

JP : Goldman part d’un tout autre patrimoine. C’est la variété, la tolérance. Ce n’est pas la même chose. Dans ce genre de style, il n’y a pas de posture. Il y a beaucoup moins de frein pour passer d’un style à un autre. Si Goldman sortait un morceau de rap, beaucoup de ses fans crierait au génie, diraient même qu’il a fait mieux que du rap… Alors que si un rappeur faisait du Goldman, ses fans dirait qu’il a vendu son âme… Mais ça ne l’empêcherai pas d’ailleurs de passer à la radio. [rires] On n’est pas aux US ou les changements de styles sont beaucoup plus admis.

A : Tu as l’impression que c’est très différent aux USA ?

JP : Oui. L’entertainement est assumé et les vraies questions identitaires ne sont pas posées uniquement par les rappeurs. Le public ne les attend pas là-dessus d’ailleurs. Il y a des gens dans le débat public qui parlent et posent les questions de fond. Même des journalistes sportifs ne s’interdisent pas d’évoquer des questions sociétales, raciales, tant que c’est dans l’actualité. Aux USA, on n’attend pas des rappeurs qu’ils déballent la vérité dans leurs textes pour nous éclairer. Et quand Jay Z fait un album entier avec Linkin’ Park ou que Method Man à sa grande époque faisait un duo avec Texas, on pouvait leur reprocher ce qu’on veut artistiquement, mais pas sur le plan identitaire. Car ils savaient rester totalement ce qu’il étaient, ils faisaient sans se travestir pour l’occasion ce qu’ils avaient toujours fait.

A : Là tu viens d’évoquer la question identitaire. Or il y a trois thèmes qui reviennent régulièrement dans ton disque : la posture dans la musique, dans le rap. Le quotidien, le travail. Et enfin, cette question identitaire ou, pour reprendre tes mots prononcés en préparant cet entretien, « l’impression que tu fais par rapport à ta couleur de peau ». Concernant celui-ci, il y a une phrase qui m’a marqué, c’est sur le morceau « Libre », où tu dis « les Blancs qui pensent que les Noirs ne sont bons qu’à danser, et les Noirs qui dansent pour que les Blancs puissent le penser. »

JP : J’aurais pu remplacer « danser » par « rapper ». Ça marche aussi.

A : Dans la phrase que j’ai citée, il y a aussi un rapport dominant/dominé, mais aussi de duplicité quelque part, donc de la faire à l’envers.

JP : Évidemment que ça ne pourrait pas se faire sans la complicité des gens qui sont au cœur de la production, qui font fantasmer les choses et qui entretiennent ces fantasmes. Pas mal de rappeurs se plaignent que le rap ait été victime d’un formatage, mais cela n’aurait pas été possible si des rappeurs n’avaient pas eux même décidé de se formater. J’ai dit tout à l’heure que le rap était arrivé comme un fauve, dans le décor musical français et il a été question pour bon nombre de l’apprivoiser, de le rendre docile. Ça nous renvoie à des questions sensiblement colonialistes d’où le fait de faire le parallèle avec les couleurs de peau. Mais c’est en parlant de la couleur de peau que tu interpelles finalement tout le monde.

A : Il y a également cette phase au début de libre, où tu dis « j’ai des potes feujs qui pensent que le monde ne les aime pas, des potes chinois qui pensent que le monde ne les aime pas et des potes renois qui pensent que le monde les aimera ».

JP : Au début je ‘avais j’écris également « que le monde ne les aime pas » pour les renois. Puis en réfléchissant je me suis dit : « Non : Les aimera ! » [rires]

A : Et pourquoi « les aimera » ?

JP : À chacun de voir ce qu’il y veut ! C’est un sujet assez sensible qui ouvre à beaucoup trop d’interprétation possible pour en définir une comme étant la bonne. Ce que je peux te dire, c’est qu’ici, les renois sont ceux qui font le plus flasher quand il viennent des States mais qui font le moins flasher quand ils viennent d’Afrique.

A : Dans « Trashhh », Despo Rutti dit : « des fois j’aimerais être rebeu juste pour faire plus peur que pitié ».

JP : Je vois ce qu’il veut dire même si je n’aurai jamais écrit ça. Je pense qu’il y a pas mal de rebeus qui en ont marre d’être associé à la peur et pas mal de renois qui œuvrent pour inspirer tout sauf de la pitié.Après si on remet ce que dis Despo dans son contexte, c’est compréhensible.

« Il y a des questions de société où comme la place est laissée vide, on donne parfois beaucoup d’échos aux propos des rappeurs. »

A : À l’image de cette discussion ou même d’un titre comme celui consacré à Thomas Sankara, souhaites-tu que ton rap soit un vecteur, un intermédiaire, entre une pensée politique/une histoire et l’auditeur ?

JP : Non, c’est une trop grande responsabilité donnée aux rappeurs. Il y a certaines questions qui méritent d’avoir eu assez d’informations pour en parler correctement. Je ne dis pas que tout le rap est concerné, il y a des MCs qui me semblent très bien informés, mais ce n’est pas la majorité. Mais comme la place est vide on donne parfois beaucoup d’échos aux propos des rappeurs. Mais en vérité, les gens qui posent des questions de fond sur le malaise identitaire de la jeunesse ou le sentiment de néocolonialisme ne passent pas à la télé aux heures de grande écoute. Alors que ceux qui confortent le malaise, la division entre les peuples et la grandeur coloniale sont invités en prime-time et vendent des millions de bouquins qui ressassent leurs thèses..

A : Dans la lignée sur le distinguo que tu faisais avec les USA, la première fois qu’on s’est rencontrés avec le dictaphone qui tournait, nous avons pas mal parlé du rap comme format artistique, notamment en off. Tu l’as souvent ramené à cette idée de format artistique, à une forme d’expression, un peu comme pour dégonfler son importance dans son interprétation publique, dans la parole publique.

JP : Non, pas pour dégonfler l’importance qu’on peut lui donner. C’est pour relativiser la portée des propos. Il faut faire attention à qui on est en train de parler. Tu prends la parole. La radio ou les médias peuvent commencer à te relayer. Si jamais ça arrive, tu peux devenir un leader d’opinion. Mais si tu deviens un leader d’opinion sur des sujets que tu n’as jamais vraiment approfondis, il ne faut pas non plus que ce que tu dis soit interprété comme les propos d’un mec qui aurait fait dix ans de recherche sur le même sujet. Ce que je veux te dire, c’est que tout le monde a le droit d’avoir une opinion, de parler de tout, de ce qu’il veut. Mais le rap, c’est d’abord un format artistique avant d’être une thèse et il doit aussi être replacé sur cette échelle. Dans le cadre du rap, on donne souvent notre opinion sans avoir forcément approfondi les sujets, on reste plus dans le ressenti, l’artistique. Jusque là, rien de critiquable. Mais en face, attention à ne pas donner n’importe quelle portée à ces propos ou les sortir de leur contexte, c’est à dire celui d’une personne qui artistiquement se positionne et s’exprime.

JP Manova - « Is Everything Right?? »

A : Pour prolonger, « Is Everything Right » a été repris par France Culture comme un titre qui « voyait la République » d’une certaine manière. Le clip est en plus très fort en terme de symboles. Comment tu composes avec ça ? As-tu un moment que le propos t’échappe ?

JP : Je ne peux pas intervenir sur ce que les gens ressentent ou interprètent de mes morceaux. Tu ouvres un espace en rendant un morceau public. Tu ne peux pas rattraper les gens au vol. Et ce qu’a dit France Culture ou d’autres, ça ne m’a pas gêné. J’ai même trouvé certaines présentations très justes, d’autres choses qui étaient flatteurs. Ça met les choses en perspective. Et France Culture parle aussi à ses auditeurs, c’est leur façon de parler à leurs auditeurs de mon travail et ça ne le dénature pas.

A : Pour en venir au thème du travail… Le clip de « Pas d’bol » est dans la mise en situation la plus totale. Tu y présentes six ou sept boulots, que tu as tous pratiqués. C’était important pour toi d’illustrer autant ce sujet dans le clip ?

JP : L’idée c’est de faire le contre-pied à l’image du clip de rap consumériste, de montrer l’aspect sous lequel un rappeur peut avoir une vie parfaitement normale. Sans fantasmagorie, grosses bagnoles, bijoux et tout le reste. Il y a un parallèle à faire entre le monde du travail et le monde du rap qui se pose comme une alternative. Pourtant chacun de ses mondes à ses clichés.

A : Quand j’avais posé quelques questions à Rocé à propos de toi, il avait repris ta phrase « on pense d’abord au plan B avant de penser au plan A. » Il ajoutait qu’on croisait pas mal de rappeurs sur les missions d’intérim.

JP : On en croise quelques uns. Mais j’ai surtout croisé Rocé. [rires] On s’est échangé des plans tafs. C’est le côté assez pernicieux de vouloir rentrer dans le décor alors que t’es vraiment dans l’envers. T’es celui qui tond la pelouse et tu vois des mecs que tu connais qui tournent un film ou un clip sur la pelouse que tu viens de tondre. Même la « vraie vie » t’impose sa part de mise en scène, te donne un rôle.

A : En croisant d’autres rappeurs, tu n’as jamais eu la frustration de te dire : « ce mec, je pourrais ou devrais être à sa place » ?

JP :. Je n’ai jamais été dupe de mon anonymat et des raisons de mon anonymat, autant que je n’ai pas été dupe de la célébrité et de la raison de la célébrité de certains. Mon anonymat je l’ai entretenu. J’ai même refusé des propositions.

A : Quelles propositions ?

JP : Ce n’est pas la peine d’en parler.

A : Quel genre de proposition ?

JP : Des signatures, des approches de labels. C’était plus à une certaine époque que ces dernières années.

A : Pourquoi as-tu refusé ces propositions ?

JP : Parce que je ne le sentais pas, et puis parce que je n’étais pas spécialement prêt.

A : C’est rare tout de même !

JP : J’espère que c’est parce que je suis rare que vous êtes là ! [rires]

« J’espère que c’est parce que je suis rare que vous êtes là !  »

A : Tu prépares la sortie d’un EP. Tu cherches à le distribuer en physique. Pourquoi cette volonté ?

JP : En ce moment, j’apprends beaucoup de choses à ce niveau. J’ai envie d’avoir un support physique, ne serait-ce que pour en donner aux gens et en avoir durant les concerts. J’ai vraiment envie de me produire en live. Quand tu fais de la musique, c’est lorsque tu es sur scène que ta musique prend le plus de sens. J’ai passé ma vie en studio. Au studio Salam Alaykoum d’abord, et quand ça s’est arrêté, j’ai crée mon propre studio chez moi. Beaucoup de rappeurs y sont venus. Pas que des rappeurs d’ailleurs. J’ai passé une grande partie de ma jeunesse dans la confection de la musique. Et une chose que j’ignore, c’est l’effet que peut produire ma musique et quel pourrait être mon public. J’ai commencé à le découvrir il y environ un an en créant une page Facebook et en recevant des messages de sympathie. Rien que ça, ça a été un cap de passé.

A : Le disque physique, il n’existe donc que dans cette optique du live ? C’est un tremplin ?

JP : Pas seulement. J’ai aussi envie de donner un objet, dans la main. Je suis aussi d’une génération qui a connu ça. Je sais qu’on est à l’ère du téléchargement, que c’est fini les lecteurs CD sur les PC portables ou même quand tu achètes une voiture. Mais la culture de l’objet, je crois que ce n’est pas une culture qui va mourir. Elle change, disparaît et revient. Elle est variable selon l’évolution technologique, mais elle reste. C’est cyclique.

A : Tu dis « avoir passé une grande partie de ta jeunesse en studio. » Justement, toi qui a beaucoup enregistré et mixé, as-tu des modèles en la matière ?

JP : Au début j’en ai eu. Au fur et à mesure j’ai décidé de faire confiance à mon oreille. C’est un peu comme quand tu t’habilles, il y a une question de feeling. Tu ne cherches pas à t’habiller comme le gars en face de toi. Mais si tu veux une référence, par exemple, les albums d’OutKast en terme de mixage, tu ne peux pas tester.

A : Durant la finalisation du disque, tu as mixé tes morceaux. Est-ce qu’en tant qu’ingé-son, ça a changé ta façon de travailler, ou même ton rapport à ce travail, à tes compétences ?

JP M : J’ai eu l’impression de vivre des cours accélérés. A partir du moment où j’ai trouvé un distributeur en la personne de Modulor, on m’a mis des échéances. On m’a dit : « nous attendons vos morceaux pour tel jour afin de les envoyer au pressage. » J’ai réécouté mes morceaux, je pensais qu’ils étaient finis, et je me suis rendu compte qu’en fait non, ils n’étaient pas finis ! En tant qu’ingé-son, j’ai réalisé que j’avais besoin de les retravailler. Je savais que je n’avais pas la même logistique que les gros studios dans lesquels la concurrence peut travailler. J’avais fait ça de manière artisanale, avec mon matériel. Et j’ai réalisé que si je voulais être concurrentiel, il fallait que je revoie mes mixages, et donc que j’upgrade mes compétences. Vraiment. Et ça a été très très sportif.

A : On a peu parlé de rap américain. Tu as eu des références américaines ? Ça m’a surpris quand je t’ai lu dire que tu étais très client de Sticky Fingaz.

JP : Y en a eu plein d’autres ! Lord Finess par exemple. Quand j’ai entendu Busta Rhymes pour la première fois, c’était mortel. Idem quand j’ai entendu « Last Dayz » d’Onyx pour la première fois : c’était fou ! En plus j’étais dans une période où je n’étais pas très clair. Un groupe comme Brand Nubian, ce sont des références, à tous les niveaux. Grand Puba, c’est un putain de MC qui a influencé trop de monde. Moi en tous cas il m’a influencé.

A : Tu as des expériences dans ton entourage artistique qui t’ont refroidies, qui sont des contre modèles ?

JP : Oui, combien de fois ! Même quand j’écris pour des gens, certains me disent : « je veux montrer aux gens qui je suis. » Mais non, t’es rentré en étant une machine commerciale, une rentabilité artistique, t’es arrivé en calquant un modèle et sans prendre de risques, en faisant des trucs commerciaux, tu as des sortes de bookmakers artistiques autour de toi… Tu es dans un système, tu ne peux pas faire ce que tu veux. Par contre, écrire pour des gens, j’espère que ça peut m’assurer un rempart pour préserver ma propre musique.

A : Tu as des parties un peu chantées dans ton flow. Tout à l’heure tu as abordé l’aspect chorale. As-tu continué de le travailler en dehors des chorales ? Et comment cela influence ton écriture ?

JP : J’ai su chanter avant de savoir rapper. Ce n’est pas ce que je mets en avant, mais je ne le renie pas non plus dans mon rap même si je n’y utilise pas toutes mes capacités de chant. Je ne mélange pas trop les trucs. Et puis est-ce que mon projet paraît cohérent ? Oui. Ça me va. Je ne m’interdirai pas de mettre de plus en plus de chant dans ma musique. Mais ça viendra comme ça viendra

A : Ce côté chanté, ou pour l’instant plutôt chantonné, ça fait partie de ce qu’on entend tout de suite quand on t’écoute. C’est un vrai marqueur. As-tu des influences en la matière ? Des artistes qui t’ont poussé à aller vers ça ?

JP : Nate Dog a clairement été un modèle du genre.Il y a eu aussi ce grand malade de DV Alias Khrist qui est peut être un des mecs les plus sous-estimés du genre … Pharoahe Monch aussi, qui a une magnifique osmose de rap/chant. J’espère pouvoir proposer plus de choses comme ça à l’avenir. Maintenant, je ne vais pas réviser ma formule toutes les cinq minutes. J’ai des choses prêtes que je veux sortir. Avoir fait de la chorale, ça m’a aidé. J’ai mis ça un peu de côté en me disant que je savais le faire, mais j’ai oublié que ça s’entretient. Et puis la musicalité ne se résume pas qu’à ça. Il y a des rappeurs qui ne chantent ou ne chantonnent pas, ça n’enlève pourtant rien à leur musicalité. De mon côté, je ne m’enlève pas la possibilité de faire à l’avenir un morceau totalement chanté. Ou rappé ! [rires]

A : Il y a des rappeurs français qui t’ont aussi influencé ?

JP : Il y en a quelques uns que l’on peut d’ailleurs voir dans mon premier clip. [le clip de Longueur d’Ondes, NDLR] Il y en a plein d’autres que je trouve très fort comme par exemple Sameer Ahmad ou encore Al de Matière Première, Vîrus, Casey… Je n’écoute pas les rappeurs d’une seule école , je ne m’enferme pas dans un style particulier. C’est juste une question de musique et de textes Si ça m’interpelle ! J’aime bien aussi ce que font des mecs comme Deen Burbigo ou A2H.

A : Et la trap ? Kaaris, par exemple, ça te parle ?

JP : Non, mais je comprends que des gens adhèrent. J’ai eu ma période ou j’allais souvent aux states et ce style de rappeurs n’inventent rien qui n’existe déjà en mieux à sept heures de vol de Roissy. Apres, ils répondent aussi à une demande d’une certaine jeunesse de leur époque. En fait ce n’est pas à moi de les critiquer ou de les encenser. Et puis tant qu’un renoi ne pointe pas à Pôle Emploi ,je suis content pour lui ! [rires]

A : La première fois que nous nous sommes vus, tu m’as parlé au moins trois fois de Michel Drucker. Tu en parles aussi dans l’un de tes morceaux en disant qu’il est « plus hardcore que tous les rappeurs du terter. »

JP : [rires] C’est une façon de dire que tout ceci n’est pas si sérieux que ça. Quant à Michel Drucker, il illustre le spectacle de cette époque : longue vie et longue carrière à ceux qui paraissent le plus lisse. Et pourtant, il est dans un milieu où tu ne peux pas survivre en étant innocent. [sourire] Il y a forcément quelques cadavres dans le placard, je ne vois pas comment tu peux durer aussi longtemps dans un tel milieu sans cela.

A : Tu as commencé à diffuser ta musique, tu commences à faire quelques dates. Sans parler seulement de ces six MCs présents dans le clip de « Longueur d’ondes » [MC Solaar, Ekoué, Flynt, Daddy Lord C, Deen Burbigo et Rocé, NDLR], comment vois-tu le regard que le milieu du rap français porte sur toi ?

JP : Je commence à sortir de chez moi, donc je le découvre et je suis assez surpris. Pas surpris qu’ils me respectent parce que je pense être quelqu’un de respectable. Mais simplement surpris qu’ils me connaissent, qu’ils me parlent de mes morceaux. Je suis conscient que tout ceci reste à un niveau… On est sorti de la confidentialité, mais on est pas das le milieu mainstream non plus. Les passages radio chez Nova ou les articles chez Rue89, ce n’était pas supposable pour moi. Du moins pas si vite. Surtout que la musique que je fais ne correspond pas forcément aux canons de toutes les radios et de tout ce qu’on entend dans le rap. J’ai essayé de marquer une différence, et voir qu’elle a été comprise et même relayée, c’est important. C’est porteur d’espoir, de choses positives pour l’avenir.

A : Comment définirais-tu cette « différence » qu’il y a dans ta musique ?

JP : Je n’ai pas vraiment de schéma. Tu m’as fait remarquer que j’utilisais souvent l’expression « je cherche ma formule. » Je pense que la formule que j’aie m’est inédite. Je ne crois pas qu’on puisse dire que ce que je fais ressemble à quelqu’un d’autre. Si je devais mettre un mot sur ma musique ? Je te dirais « libre » ? Ou du moins qui aspire à être libre. J’ai fait la couverture de ma pochette, j’essaie de prendre le train et en même temps je suis déjà dedans. J’aurais pu faire une troisième photo où je suis déjà dedans en train de le conduire !

A : On s’est vus pas mal de fois depuis septembre 2014, notamment deux fois pour faire cet entretien avec le dictaphone qui tourne. La première fois c’était en novembre 2014. La seconde c’est à quelques jours de la sortie de ton album, en cette fin mars 2015. Toi qui a relu a posteriori la première partie de l’interview, est-ce que tu ressens un état d’esprit différent chez toi ?

JP : [catégorique] Non. J’ai toujours mesuré mes propos et utilisé avec parcimonie mon image et la diffusion de mon image. Ça n’a pas changé. Je mesure mes propos. Je prends le temps de réfléchir.

A : Tu as publié tous tes clips à 19h07. Tu communiques sur les faits marquants à 19h07. Tu appelles ton album 19h07. Qu’est-ce qui se cache derrière cette horaire ?

JP M : On me parle souvent du temps que j’ai pris. On me parle souvent du côté générationnel du rap, du rap qui correspondrait à tel ou tel âge. Mais 19h07, c’est avant tout une façon de dire que j’ai choisi mon heure.

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