Disiz, en quête de démons
Interview

Disiz, en quête de démons

S’il donne toujours le sentiment de filer entre les doigts du rap français, Disiz continue encore d’intriguer au travers de sa discographie. Un constat d’autant plus flagrant sur Disizilla, douzième album colérique et sensible, où les souvenirs remontent à la face de son auteur, et qu’il nous raconte sans détours.

Photographie : Brice Bossavie

Abcdrduson : Tu as dit que Disizilla était né d’un excès de colère. C’est à dire ?

D : J’ai toujours contenu des choses dans ma vie et j’ai toujours fait attention à ne pas les faire ressortir pour différentes raisons. La spiritualité et la religion sont venues et m’ont beaucoup aidé mais j’avais toujours eu une sorte d’incompréhension, de colère, au fond de moi depuis l’âge de quatorze ans, que je gardais. J’ai aussi passé tout le début de ma carrière à contenir tout ça parce que je trouvais trop cliché d’être un rappeur et de céder à la facilité de dire que tu ken des meufs ou que tu fumes de la weed. Or, il se trouve que récemment une suite d’événements dans ma vie ont fait que je les ai relâchés. Ma mère a eu un cancer notamment, ça m’a beaucoup affecté, et j’ai aussi eu plein de problèmes qui sont arrivés au même moment et que je ne pouvais plus contenir. Je suis allé en studio au mois de décembre et je n’étais pas dans la même démarche que d’habitude : il n’y avait pas de calculs, rien, je ne réfléchissais plus. Mon cerveau était déconnecté et je n’en pouvais plus de réfléchir. Il fallait que ça sorte, tout simplement. Je me rappelle très bien du moment où j’ai voulu commencer ce disque. J’étais chez moi et j’ai eu un sentiment de colère de fou. J’ai appelé mon associé et je lui ai dit « ça va pas, je vais tout niquer ». Il m’a dit d’aller en studio, pour tout lâcher. Le premier titre que j’ai fait c’était « Disizilla » et c’est comme ça que toutes les thématiques de l’album me sont venues. La radiation, le monstre…

A : Tu avais envie d’écrire, de faire de la musique, et rien d’autre ?

D : Exactement. Je pense qu’il y a eu notamment un effet de rebond par rapport à Pacifique. C’est un disque que j’ai énormément travaillé et que je voyais comme la version réussie et assumée de Peter Punk dans l’intention. Peter Punk était un disque trop maladroit à mon sens : je fuyais le rap mais je n’assumais pas totalement, j’étais pétri de peur. Sur Pacifique, j’étais pétri d’ambitions et je n’avais plus peur. J’avais envie de chanter, je chantais, même si c’était faux. Mon émotion était juste et c’était ce qui m’importait le plus. Et puis je ne chantais pas si faux que ça d’ailleurs. [sourire]

A : Tu es sorti lessivé de Pacifique ?

D: Complètement. Je ne voulais pas en parler, mais Pacifique a finalement été un disque très douloureux dans ma vie personnelle et surtout professionnelle. Il y a eu beaucoup de barrières, et le résultat de Pacifique m’a énormément frustré. J’ai vraiment voulu faire un disque populaire dans le bon sens du terme : je voulais vraiment toucher les gens, peu importe qu’ils aiment le rap ou pas. Je ne me suis pas dit que j’allais faire des tubes pour la radio, mais j’avais sincèrement envie de toucher le plus de gens possible. Je suis un rappeur et je ne vais pas l’effacer, mais j’avais envie d’explorer d’autres inspirations, tout en dosant, et ça a été très dur à faire comprendre. J’ai voulu mélanger des univers, c’était compliqué. J’ai demandé des collaborations c’était compliqué. La personne qui m’a signé chez Polydor pour Pacifique était à fond dans le truc, sauf que deux semaines après elle s’est faite virer… J’étais dans un schéma où je devais constamment batailler, et ça m’a éreinté psychologiquement. Je suis allé trop loin et je n’étais pas en capacité de peaufiner à nouveau comme ça sur Disizilla. En vérité, j’ai réalisé que je courais après quelque chose d’inatteignable : je voulais recoller avec un succès populaire tout en donnant vraiment quelque chose d’hyper pointilleux, alors que j’ai vu à côté des rappeurs qui se prenaient moins la tête et arrivaient à toucher les gens.

« On m’a toujours dit que je me prenais trop la tête. Cette fois-ci je me suis conditionné à ne pas réfléchir. »

A : Ton dernier album s’appelait Pacifique. Aujourd’hui tu nommes ton disque Disizilla. On sait que dans l’histoire de Godzilla, le monstre se réveille après avoir été sujet à des radiations dans l’Océan Pacifique. On fait dans le complotisme, ou tout est lié ?

D: [Rires] Je suis un Illuminati. Non c’est vrai, il y a un lien. J’avais envie de dire aux gens que je leur avais montré un océan calme, et que je ne pouvais plus retenir la colère que j’avais. Ce qui m’intéressait particulièrement avec cette image, c’est que dans l’inconscient collectif, Godzilla est un monstre qui se réveille et qui casse tout. Point barre. Sauf que dans l’histoire ce n’est pas ça : Godzilla c’est un monstre qui se réveille, l’humanité a peur qu’il casse tout, et en fait il se retrouve à affronter un autre monstre beaucoup plus fort que lui. Cette idée de combats qui nous dépassent, c’est quelque chose qui me plaît. Et c’est pareil pour moi : aux yeux du public j’ai peut-être l’air d’être en mode Disiz fâché, mais en fait, dans le fond, j’ai envie d’exprimer le fait qu’il y a des combats intérieurs qui me dépassent. Le disque parle de la monstruosité, de la paternité, de l’inadaptation à la société, du côté mutant, tous ces tiraillements qui posent des tonnes de questions, et dont on n’a pas toutes les réponses.

A : Est-ce que tu ne parles pas aussi d’accepter sa laideur parfois ? Tu dis des choses qui ne sont pas forcément valorisantes pour toi sur ce disque…

D : Complètement, et pour une simple raison : parce que c’est libérateur. Je pense qu’on est beaucoup plus fort quand on montre ses failles que quand on les cache. Il y a des gens qui ne montrent que leurs failles, mais c’est un peu superficiel. À l’inverse, d’autres essayent de se montrer sous leur meilleur jour, de la même manière que moi j’ai voulu à certains moments de ma carrière ne montrer que ce que je considérais comme mes bons côtés. Mais je pense que l’authenticité, c’est à dire assumer qu’on peut être bon et mauvais, c’est beaucoup plus vrai. Et c’est ça que je cherche.

A : Les défauts peuvent aussi mettre en valeur les qualités des gens ?

D : C’est un effet de nuance, et de contraste. Et c’est ce que j’aime chez les artistes. Dans le rap on joue parfois trop sur certains codes parce que l’on sait que ça va toucher une cible. Quand tu fais la caillera, tu sais que tu parles à la rue, mais aussi que tu vas fasciner le petit bourgeois… Mais c’est un jeu en fait. Alors que quand tu prends Prince, Marvin Gaye, Nina Simone, il n’y a pas de rôle. Ce sont des artistes qui se montrent tels qu’ils sont, avec leurs failles. Alors pourquoi moi, en tant que mec de cité, en tant que rappeur, je devrais me demander ce que je vais montrer de moi-même par rapport à l’image qu’on peut avoir de moi ? Je n’ai pas à me dévaluer parce que je fais du rap ou que je viens d’un quartier. Je suis un artiste et je vais me montrer tel que je suis, en rêvant des plus grands comme Prince. Et je n’ai pas à m’excuser d’avoir ce bagage social là. J’ai toujours eu ça en moi depuis le début, mais je ne l’assumais pas vraiment. Depuis Pacifique, j’ai eu un déblocage.

A : La force de Disizilla, c’est justement que l’on sent que tu t’amuses plus sur ce disque. Il y a des choses plus instinctives comme « Hendek ».

D : Pendant longtemps, mon entourage m’a toujours dit sans cesse que je me prenais trop la tête. La vérité, c’est que des morceaux très rap comme ça, avec les années, c’est devenu très facile pour moi. Depuis que j’ai douze ans je rappe, j’écris des seize mesures, ce genre de morceau ça me prend dix minutes à écrire, cinq minutes à enregistrer. Et dans ma tête, vu que c’est facile j’étais dans un mécanisme où je me disais que ce n’était forcément pas bien. Cette fois-ci je me suis conditionné à ne pas réfléchir. La chose qui a fait que Disizilla est sorti en septembre et pas en février c’est que je voulais avoir Niska sur le disque, et il n’était disponible qu’à ce moment-là. Je le voulais vraiment sur mon album. Je revenais avec un disque qui rappelait l’énergie que j’avais après Poisson Rouge et Niska est la nouvelle star d’Evry, je trouvais ça fort d’avoir ce mec-là. J’aime beaucoup le morceau qu’on a fait ensemble. Je pense d’ailleurs que c’est le feat préféré de ma carrière. En dehors de ceux avec Damso qui ne sont pas sortis. Mais je ne peux pas en parler. [Sourire]

A : Si on est mauvaise langue, on peut aussi penser que tu as fait appel à Sofiane et Niska pour des intérêts commerciaux…

D : Je peux le comprendre. Quand tu fais des featurings avec des gens dans la lumière ça te met aussi en valeur. Mais j’ai trop d’orgueil ou d’ego pour que l’on pense que j’ai uniquement fait ça sous cet angle. Si j’avais juste dit à Niska « Je viens d’Evry, toi aussi, viens sur mon album » il ne m’aurait jamais répondu. Par contre quand je lui ai dit qu’artistiquement, ça avait du sens que l’ancienne figure de la ville croise la nouvelle sur un album où je fais un retour à une certaine forme de violence dans ma musique, ça l’a intéressé. J’ai invoqué des raisons artistiques, et c’est bien ça qui m’a motivé à l’avoir sur mon album en premier lieu. Pour Sofiane, l’élément déclencheur a été une interview où il m’a cité, et ça m’a touché. Je ne suis pas souvent cité alors que je vois des gens qui s’inspirent de moi. Ne vous foutez pas de ma gueule. [Sourire] Je n’ai même pas besoin qu’on me rassure ou qu’on me le dise, je sais que j’ai influencé plein de gens. Mais il y a des références que tu peux dire et d’autres non. Souvent on cite Booba parce que c’est un incontournable qui a niqué le rap français. C’est facile de le citer. Moi, vu que je suis un touche-à-tout, que j’ai fait Peter Punk, c’est plus délicat. Mais des gens comme Damso ou Fianso sont au-dessus de ça. Et ça m’a touché. C’est moi qui ai demandé un featuring à Sofiane et sa réponse a été : « J’attendais ce message depuis quinze ans ». Tu te rends compte comment c’est touchant quand quelqu’un te dit ça ? Les gens qui viennent sur mon disque ce sont des gens que j’aime.

« Disizilla n’est pas une crise d’adolescence, j’ai été adulte très tôt malgré moi. Mais il fallait que ça sorte. »

A : L’image du nucléaire et des radiations revient énormément sur ton disque, de manière négative. C’est intéressant, parce qu’il y a quelques années tu avais utilisé exactement la même image sur tout un morceau, « Fukushima », où à l’inverse elles étaient positives…

D : Ah vous êtes vraiment trop fort l’Abcdr ! [Rires] C’est exactement ça. Je parle toujours des mêmes sujets dans ma musique et Extra-Lucide était un album assez positif, lumineux. À l’époque j’étais dans une période assez optimiste, sauf que je me suis fait rattraper par tout ça. Beaucoup de choses se sont effondrées dans ma vie personnelle et je fais le constat que mes « radiations » d’enfants, des choses qui m’ont marqué à vie, étaient tellement fortes qu’elles ont pris le dessus. Mais c’est vrai qu’il y a un vrai parallèle entre ce morceau et Disizilla. J’y ai pensé et je me suis même dit que je n’étais pas cohérent au début. C’est intéressant qu’on en parle parce que ça rejoint ce que je te disais tout à l’heure : je réfléchissais beaucoup et je me suis même dit que je n’allais pas appeler mon disque Disizilla à cause de ça. Et finalement j’ai décidé de m’en battre les reins. Oui il y a une contradiction, mais c’est aussi réel. Au moment où je fais « Fukushima » je suis dans cette idée de transformer ce qui est négatif dans ma vie en quelque chose de positif. Récemment, j’ai été dans l’échec et je n’ai pas réussi à faire ce que je souhaitais. Et c’est ce que je raconte dans « Ulysse » : je suis parti affronter les monstres et je me suis perdu en chemin. Il y a même beaucoup de sens dans ce morceau-là. Quand je dis à ma fille que je suis parti affronter les monstres, c’est dans le sens où j’ai grandi avec ma mère toute seule, dépressive, que je n’avais pas d’exemple de famille, et que j’ai voulu conjurer le sort. Toute cette détresse et cette colère que j’avais depuis tout petit, je l’ai ressortie maintenant. Ce n’est pas une crise d’adolescence, j’ai été adulte très tôt malgré moi. Mais il fallait que ça sorte.

A : Disizilla est d’ailleurs un de tes albums où tu parles le plus de toi sans filtres. Cette mise à nue, elle n’est pas compliquée vis-à-vis de ton entourage ?

D : Ma famille écoute ce que je fais bien sûr. Mais je parle de moi, sans livrer les secrets des autres. Le seul endroit où c’est compliqué, et c’est la première fois que je le fais autant, c’est pour ma mère. J’ai toujours fait attention à ça : avant je n’osais pas dire que je n’étais pas bien, sinon ma mère allait s’inquiéter. Je n’osais pas dire que j’ai eu une enfance compliquée parce que je ne voulais pas qu’elle se dise « J’ai raté quelque chose ». C’était très compliqué. Du coup le morceau « Terre Promise » qui parle d’elle je ne lui ai même pas fait écouter en fait. D’habitude je fais écouter mes albums à l’avance à des proches, mais sur celui-là je ne l’ai même pas fait. Donc je ne sais pas trop comment elle va réagir, mais je trouve que c’est un morceau qui est vraiment à part. Il y a peu de morceaux où j’arrive à être spectateur de moi-même, et à me sentir extrêmement fier, et avec celui-ci c’est clairement le cas. Je sais qu’on a fait quelque chose de beau. Mais si je ne me livrais pas, je ne ferais pas de rap. Je ferais autre chose, et j’aurais l’impression d’aller au boulot. Je ne serais pas heureux dans ma vie quoi.

A : On dit souvent de toi que tu es un artiste qui se cherche constamment, c’est parfois même présenté comme quelque chose de négatif. Comment tu le prends ?

D : C’est même très souvent mal vu. En fait je ne me cherche pas, je me challenge : dans ma musique, je me lance constamment des défis à moi-même. Je ne fais que des all-in tout le temps. Des fois ça marche, des fois ça ne marche pas. Et ça concerne aussi ma vie en fait. J’ai passé mon bac à trente ans, j’ai écrit un livre pour me prouver que je pouvais le faire, maintenant je veux faire un film… Je sais très bien qui je suis, mais j’aime bien me remettre en question. Sur Disizilla, le challenge pour moi c’était de livrer quelque chose en réfléchissant le moins possible. Je crois avoir réussi.

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