Busdriver et le rap californien
Blind Test

Busdriver et le rap californien

D’Ice Cube à Odd Future, du Project Blowed au mouvement hyphy, le MC de Los Angeles commente notre sélection de morceaux emblématiques ou méconnus du rap californien.

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Membre éminent du Project Blowed, le centre de formation souterrain de la fine fleur du rap californien, Busdriver est un enfant du hip-hop. Littéralement : son père, Ralph Farquhar, fut scénariste du film Krush Groove et le fiston peut se targuer de rapper depuis l’âge de 9 ans. Célébré en France pour sa dextérité vocale et son goût de l’expérimentation, l’auteur de Temporary Forever était de passage à Paris le 19 mars dernier, dans le cadre d’un concert commun avec l’ex-Puppetmastaz Blake Worrell. Quelques heures avant de monter sur la scène de la Machine du Moulin Rouge, nous avons mis Busdriver à l’épreuve en lui présentant onze morceaux du rap californien, classiques ou méconnus, d’hier et d’aujourd’hui. De bonne grâce, le MC s’est prêté au jeu avec sérieux et précision. Un exercice qui a révélé sa passion intacte pour toutes les formes du hip-hop, au delà des époques et des étiquettes.

Ellay Khule « Telecommunications » (2002)

Busdriver : « Pour moi, « Telecommunications » n’est pas un morceau comme un autre, c’est d’abord le morceau d’un bon ami à moi. Ça me rappelle quand j’avais 16 ans. J’allais dans le home studio où Ellay Khule enregistrait, à South Central. A l’époque, j’ai pu y aller quelques fois et c’était vraiment un truc énorme pour moi. J’étais vraiment flatté qu’il m’appelle pour que je vienne bosser avec lui et le Hip-Hop Kclan. Ce morceau me rappelle complètement toute cette époque de la renaissance de Los Angeles vers la moitié/fin des années 90. »

Tone Loc « Wild Thing » (1988)

Busdriver : « Tone Loc était un gros bras de Los Angeles. Sa signature, c’était cette grosse voix traînante. Ses réflexions sur le quotidien et son attitude de mec lambda le rendaient vraiment attachant. « Wild Thing » aura été le sommet de son succès. C’était son tube. J’aimais beaucoup le clip, c’est la première chose qui me revient à l’esprit quand je pense au morceau. Un clip très classique, centré sur la performance : du noir et blanc, et beaucoup de plans-clés sur ses mouvements. Ce clip fait bien comprendre l’importance du charisme et du style personnel chez un MC. Tone Loc en avait à la pelle. »

Haiku d’Etat « Los Dangerous » (1997)

Busdriver : « Voilà d’autres amis à moi : Myka Nine, Acelayone et Abstract Rude. Haiku d’Etat était un groupe annexe à Freestyle Fellowship. Je me souviens la première fois que j’ai entendu ce morceau. J’avais une cassette avec toutes les sessions Haiku d’Etat de la fin des années 90. Tout le projet était entouré de mystère. Je me rappelle, j’étais super excité à l’idée d’écouter ça, je savais que ça allait être phénoménal. Avec cette chanson, « Los Dangerous », je trouve qu’ils ont pris une direction vraiment unique. Ils ont pris le beat de « Deep Cover », et ils en ont fait une vraie réinterprétation, au sens traditionnel, notamment avec la partie toastée. J’ai trouvé ça hautement conceptuel et très bizarre à la fois. Il y avait une approche vraiment particulière des voix, des mélodies et de la narration. J’ai toujours été fier de ce morceau. Il reste intemporel. Il n’y a pas beaucoup de morceaux d’Haiku d’Etat qui ont résisté au poids des années mais ce titre-là, pour moi, il sort du lot. C’est une masse de choix étranges qui se sont révélés judicieux. »

Snoop Dogg « Lay Low » (2000)

Busdriver : « Quand j’étais plus jeune, j’écoutais principalement du Snoop et du Dogg Pound. Mais je suis passé à côté de Tha Last Meal. C’est du Snoop d’après, et à cette époque-là je ne suivais plus ce qu’il faisait. Mais sur les trois premiers albums, j’étais à fond. Je suis aussi un grand fan de Nate Dogg. Il était vraiment unique dans le sens où, quand il touchait un morceau, il se l’appropriait immédiatement. Je suis passé à côté de « Lay Low », mais tout ce qu’a pu faire Tha Dogg Pound dans leurs premières années résonnait énormément en moi. Moi et mes compadre, on a passé bien du temps à décortiquer et analyser leurs sons. »

Turf Talk « Bring the Base Back » (2007)

Busdriver : « Rick Rock est dingue. Il est vraiment très doué, mais je ne me suis jamais penché sur Turf Talk. J’ai du entendre quelques titres comme ça, à la radio. Le mouvement hyphy demeure un mystère pour moi. Je n’ai rien à voir avec ce mouvement, et je ne connais personne qui s’y intéresse sincèrement. Vraiment personne. »

Abcdr Du Son : Il faut vivre dans la Bay Area pour vraiment apprécier ?

B : « Je le pense, oui – mais je sais que ce n’est pas la vérité. Pas besoin de venir de la Bay pour apprécier le hyphy, en revanche, il faut venir de là-bas pour vraiment comprendre ce dont il s’agit. Je suis fan d’E-40 depuis que j’ai 13 ans. Quand il s’est plongé dans le hyphy, il s’est approprié une scène complètement différente. C’était fantastique de sa part, mais le fait de bien connaître ce qu’il faisait avant, ça ne m’a pas préparé du tout. Il a fallu que je me rattrape que je m’immerge dans ce son pendant quelques heures, juste pour comprendre le truc. Ha, ce mystérieux mouvement hyphy… »

Ice Cube « How to survive in South Central » (1991)

Busdriver : « Boyz N the Hood est la fondation de beaucoup de choses. C’est un peu la genèse de la marchandisation de la vie de rue. Enfin, ce n’est pas vraiment le point de départ, ça c’est plutôt NWA. Mais Boyz N the Hood a légitimité tout ça. Ice Cube était alors au sommet. Pour moi, il était l’un des plus grands artistes hip-hop, pas seulement parce qu’il savait bien rapper, mais parce que la production de ses disques était terriblement robuste et complète. Il n’y a plus vraiment de morceaux qui sont produits d’une telle manière aujourd’hui, de près ou de loin, avec autant de changements, d’interludes, de dynamique et d’éléments qui vont et viennent. En plus, ce n’était pas une production pop, tout était ancré dans le hip-hop : des samples, de la dissonance, beaucoup de rythmes bizarres et de modulations accidentelles. Je ne suis pas un apôtre du revival old school, mais cette manière de faire me manque, c’était des morceaux extrêmement bien conçus. Des gens comme le Bomb Squad ont vraiment sorti de grands disques. Quand je pense à Ice Cube, je me rappelle qu’on s’inclinait tous devant lui, et je me rappelle de l’excitation autour du film. »

Tyler, The Creator « Yonkers » (2011)

Busdriver : « Le clip de ce morceau est phénoménal. Pour moi, Odd Future Wolf Gang est l’amalgame de plusieurs groupes de Los Angeles : tu prends Customer Service, tu prends Subtitle, tu y ajoutes une bonne dose d’intelligence web et pas mal de culture skate, alors tu obtiens Odd Future. Tyler, The Creator est clairement un businessman très brillant dans la façon dont il a organisé son groupe et leurs projets. Et puis c’est un faiseur de musique très créatif. Il a crée une esthétique complète. Ses morceaux sont meilleurs que la somme des éléments qui les composent : niveau rap, ça va pas forcément être dingue, le beat sera étrange, l’effet sur le refrain sera imparfait, mais si tu mets tout ensemble ça crée un univers à part entière. La seule chose que je crains, c’est qu’avec tout la hype qu’il y a autour d’eux maintenant, ils risquent de ne plus être pris au sérieux l’année prochaine. Le buzz est beaucoup trop exagéré, parce qu’ils ne sont pas si bons que ça. Je ne dis pas qu’ils sont nuls, car je pense vraiment qu’ils sont très doués, mais pas à ce point. Et puis, en vrai, tu sais ce qui m’embête ? Je n’aime pas trop tous ces trucs autour du viol. Je comprends le truc, mais c’est un peu trop poisseux pour moi. Ça doit être parce que je n’aime pas blesser ni exploiter l’autre. J’espère qu’ils ne vont pas se brûler les ailes trop vite.

3 Melancholy Gipsys - « Sunsprayed » (1996)

Busdriver : « Ellay Khule s’était embrouillé avec un groupe appelé Log Cabin, qui est le collectif dont 3 Melancholy Gipsys sont issus. On avait enregistré un morceau-clash contre eux qui s’appelait… Comment ça s’appelait déjà ? Bref, c’était un morceau-clash, du genre « Vous êtes nuls, vous avez pompé le style à Ellay Khule… » – ce qu’ils avaient vraiment fait, d’ailleurs. En fait, ils ont pris le style d’Ellay Khule, mais ils l’ont emmené ailleurs, et ils l’ont vraiment très bien fait, peut-être mieux qu’Ellay lui-même. A l’époque, quand tu faisais partie du Project Blowed dans l’après Good Life, tu avais toujours la fierté d’être le meilleur du monde, surtout pendant les années 90. On est les meilleurs, personne ne peut nous atteindre, et que tout le monde meurt ! C’est dans ce cadre-là que j’ai découvert 3 Melancholy Gispsys. Ensuite j’ai tourné avec les Living Legends et je les ai souvent vu jouer ce morceau en concert. Dans ce titre, il y a beaucoup d’énergie, et aussi énormément de cet esprit LA de l’époque. Pour moi, Eligh était l’un des rappeurs les plus doués pour son âge. Il n’avait que 16 ans à l’époque de ce truc avec Log Cabin. Si tu réécoutes les morceaux, le mec est vraiment sur une autre planète. Il était créatif et fou et sans aucune limite. Même si j’en ai un peu perdu la trace, j’aime beaucoup cette époque des 3 Melancholy Gipsys. « 

Lil B « I’m God » (2009)

Busdriver : « Lil B, le Based God ! Je ne sais rien sur lui. D’ailleurs, il y a un de ses fans qui m’a harcelé sur le net ce matin. C’était dingue. Le mec m’a sorti tout un tas de trucs très méchants, c’était assez touchant ! Mais Lil B, à lui seul, est un phénomène. Ce n’est presque pas une histoire de musique, plutôt un culte de la personnalité. J’aime beaucoup ce qu’il a fait avec The Pack, son ancien groupe. Eux aussi sont des précurseurs pour Odd Future. Pas entièrement, mais un peu quand même. Lil B est toujours une énigme pour moi, et quelque part je préfère qu’il en soit ainsi. Je n’arrive pas à comprendre comment il fait pour enregistrer autant de musique, mais je comprends l’attraction qu’il provoque. Son message est très consistent, il n’en dévie jamais d’un iota. Il y a une spiritualité rattachée à son éthique de travail : tout ce délire autour du « Based God », tous ces freestyles, « Je suis BASED, je me réveille le matin, je rappe et je suis BASED… » C’est bizarre, ça ressemble presque à la scientologie : un véritable système de croyance avec un modèle économique à l’intérieur. Ça lui permet d’arroser le net de lui-même. Combien de pages Myspace il avait, à un moment ? Je crois qu’il en avait crée 200, avec 4/5 morceaux différents sur chacun d’entre elles. C’est incroyable. Il se lève, il rappe, il met en ligne ses trucs et des filles se font tatouer son nom. Je n’y comprends rien, mais c’est phénoménal. »

Volume 10 « Pistol Grip Pump » (1994)

Busdriver : « Ça, c’est l’un des plus gros tubes venu de Los Angeles. Volume 10 vient du Good Life Café. C’est l’une des voix les plus fortes et plus originales à avoir émergé de cet endroit. Quand « Pistol Grip Pump » est sorti, le morceau était omniprésent, ça passait en boucle sur les radios de Los Angeles, puis dans tous le pays. C’était vraiment un gros hit. Ce morceau me rappelle ce qui ressemblait un peu à un âge d’or, dans les années 90, quand des gens comme Volume 10 pouvaient décrocher un contrat et enregistrer des albums étranges et décalés. Il y avait des gens prêts à parier sur eux et ils pouvaient laisser une trace. A chaque fois que j’entends ce morceau, je suis ravi, j’ai envie de danser et de cogner la première personne qui se trouvera à côté de moi ! Beau morceau, belle époque. Et produit par les Baka Boyz ! Et joué à la radio par les Baka Boyz ! Les Baka Boyz étaient les DJ de Power 106, l’une des seules stations qui programmait des musiques urbaines. Comme ils étaient aussi producteurs, ils passaient une bonne partie de leurs propres morceaux sur les ondes. Ça a joué beaucoup sur le succès du morceau. »

The Nonce « Bus Stops » (1995)

Busdriver : « The Nonce, c’était un groupe vraiment unique en son genre, à la marge du Project Blowed. Ils étaient incroyablement posés, ils n’étaient pas du genre à faire dans la virtuosité rap super relou. Ils avaient simplement de bonnes intentions et une production très jazz. Quand j’ai vu le clip de ce morceau, ça m’a fait comprendre qu’ils étaient l’un des groupes de Los Angeles les plus matures et les plus respectables. Yusef est mort il y a quelques années. On l’a retrouvé sous un pont d’autoroute. Je n’ai jamais su ce qui lui était arrivé, le choc a été terrible pour tout le monde. C’est d’abord ce qui me vient à l’esprit quand je repense à The Nonce, la tragédie que ça a été. Je ne pense pas forcément à tout le travail accompli par Sach, l’autre membre du duo. Pourtant sa première mixtape, Seven days to Engineer, reste l’un de mes albums préférés du Los Angeles « underground ». J’ai toujours la cassette d’ailleurs. Les beats qu’il faisait, les textures, les références… Tout ça a beaucoup influencé le rap un peu crade et souterrain d’aujourd’hui. C’était des disques à écouter dans sa chambre, des disques plein de beats très provocants, des textures étranges pour les caisses claires et les claps. Tout ce rap-là, pour moi, c’est vraiment le tissu qui fait le lien avec une bonne partie de la beat music actuelle, comme Odd Future notamment. Je suis heureux d’avoir été là à l’époque où ces disques sont sortis. L’Histoire les a un peu oubliés mais ils en font partie quand même. Personne ne connaît tout ça, alors j’ai l’impression que c’est mon petit rap-monde à moi. »

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