Ahmad : « Le rap c’est un loisir, c’est un kif »
Interview

Ahmad : « Le rap c’est un loisir, c’est un kif »

« Le môme qui voulut être roi » était un album rempli de clins d’oeil. L’interview de son auteur est elle pleine de gros plans. Rencontre avec un spécialiste de la digression dont les propos ne manquent pas de ressort.

Abcdrduson : Sur ton premier album, dans le morceau ‘Post Scriptum’,  tu cites déjà le titre de ton second disque Le môme qui voulut être roi. Quand est vraiment né ce second disque dans ta tête ?

Ahmad : Peu de temps avant sa sortie. Je n’anticipe jamais trop, je ne me dis pas des mois à l’avance  « je vais faire un album« , avant tout pour des raisons financières. Si j’ai l’opportunité d’enregistrer, j’y vais. C’est d’ailleurs pour ça que je fais des albums courts. Si ils font 10 titres, c’est que j’ai enregistré 10 titres. Je n’en jette pas, ou alors c’est que je ne les ais pas terminés. Après, les titres se préparent sur une longue période, en l’occurrence un an et demi deux ans. Mais le fait de les mettre ensemble, d’en faire un disque, ça vient assez tard, quand la possibilité d’enregistrer se présente en fait, avec si possible des supports financiers…

Pour en revenir au titre du disque, Le môme qui voulut être roi, je crois que c’est le titre du premier morceau que j’ai enregistré il y a de ça 10 piges. C’est par rapport au film L’homme qui voulut être roi et aussi au livre de Kipling. Le jeu de mot m’a fait kiffer. Et encore maintenant même si j’ai désormais 30 piges. Ca me parlait vraiment. Le môme, le côté roi, le truc faussement égotrip et faussement humble.

A : Ça te suit depuis que tu as commencé à rapper en fait ?

Ah : Oui, c’est vraiment le concept du truc.

A : Que ce soit dans les phases mais surtout musicalement, ton premier disque, Le sens de la formule, semble plus personnel, plus égocentré, mais aussi plus pressé, plus dans la bousculade. Le second semble mettre en avant une vision plus reculée et un flow comme un tissu instrumental plus posés. Que s’est-il passé entre ces deux albums ?

Ah : Le sens de la formule a été enregistré en 10 jours et écrit super vite. C’était à l’époque où les sons étaient sur bécane, MPC etc. Donc c’est super long à décharger en studio. Et comme tu paies ta session de studio la journée… C’est toujours une histoire de sous. C’est du rendement, tu cherches à rentrer le maximum de morceaux sur une session. Je ne droppais quasiment pas, on privilégiait les scratches aux refrains, on ne retouchait pas les sons avant le mixage… Et dans le flow, eh bien… j’étais jeunot, super inspiré par des trucs braillards, des trucs à la Big L et des délires basés sur les contretemps. Et pour moi, à ce moment là et pendant longtemps, c’était mon premier et dernier album. Je n’aurais jamais cru que j’en referais un autre. Et finalement, l’opportunité s’est présentée et je me suis dit « fonce« . C’était un peu un challenge. Et pour en revenir au Sens de la formule tu sais quoi ? Une fois l’album terminé, on ne savait pas quoi en faire !

Un petit label nous avait fait confiance pour le faire presser et une fois qu’on a eu les cartons, on a commencé à se poser de nouvelles questions. Comment le placer, le faire connaître, etc… Vraiment l’erreur de débutant ! Il fallait se débrouiller. Il fallait avoir le talent pour exporter le projet, le faire connaître. Et c’est vraiment tout un talent ! C’est probablement même LE talent qu’il faut avoir.

A : Dans l’une des rares interviews de toi que j’ai pu trouver sur le net tu évoques « l’importance de la forme », les rimes riches, les punchlines. Tu expliques que c’est le côté « ludique du rap qui fait qu’on a toujours envie de faire différemment et mieux que la dernière fois » qui te plait. Comment tu mets en pratique ce principe ?

Ah : [un peu perdu] Je ne sais pas. Ce qu’il faut savoir, c’est que je n’écris pas de manière « planifiée ». Je ne me dis pas « ah tiens, je vais écrire sur tel thème ou me faire une session écriture ». Écrire en studio par exemple, je n’y arrive vraiment pas. En fait, je conçois un peu l’écriture comme on peut concevoir un film. Prends Les affranchis. Bizarrement, il y a un côté ludique dans ce film, des passages super marrants entre Joe Pesci et Ray Liotta, avec des scènes qui semblent ne servir à rien ! Mais en fait si. Elles servent à contraster la dureté du film, comme si c’était pour donner plus d’importance au côté super horrorcore des scènes qui vont passer ensuite. Ça marche aussi super bien dans une série comme les Soprano. Ça permet de ne pas limiter le film à son côté mafieux et ultra violent. Tu as vu Les affranchis ?

A : Oui.

Ah : Tu vois quand ils vont voir la mère de Joe Pesci ? Eh bien, cette scène, elle ne sert presque à rien ; elle est presque inutile dans le film. Mais en sachant ce qui s’est passé et va se passer, c’est encore plus terrible. Sûrement parce qu’elle rend les personnages bien plus humains.

A : C’est une valeur ajoutée tu veux dire ?

Ah : C’est plus que ça. C’est la trame ! C’est l’essentiel. Tous ces moments de vie sont plus importants que le côté surfait, super violent. Eh bien dans le rap je trouve que c’est pareil. Il y a la punchline, il faut frapper, et puis parallèlement il faut amener un côté ludique. Parfois on me dit que ça fait distant, mais j’aime bien justement ce côté punchline avec la distance de l’approche ludique. Finalement, quand j’entends des choses faites de cette manière, elles me parlent beaucoup plus. Rien que l’idée de détourner des proverbes, des trucs comme ça c’est super efficace. Finalement, l’écriture ça devient parfois plus un travail d’humoriste que de rappeurs. Mais on est des clowns de toute manière !

A : Comment ça « on est des clowns » ? 

Ah : Non mais pas à la Doc Gynéco hein ! On est clowns, dans le sens du divertissement. L’entertainement comme disent les américains ! Le rap est conçu pour ça. Il y a un côté revendicatif, OK, mais il faut que ce soit divertissant !

A : Tu ne crois pas au rap qui veut changer les choses…

Ah : Non.

A : … qui se veut révolutionnaire…

Ah : Non

A : Qui prétend vouloir ramener les gens dans le droit chemin ?

Ah : Pff ! Pas du tout ! Non. J’y croyais peut-être plus jeune, mais pas à 30 piges. Si je veux apprendre des choses, ce n’est pas en écoutant du rap. Ou alors c’est vraiment que tu vas très très mal, que c’est chaud pour toi ! Bon, une nana comme Keny Arkana, je comprends le délire. Je précise, je ne parle pas de la forme là hein ! Non, chez elle je vois le truc. Je regarde ma mère qui est supra militante, elle connaît Keny Arkana. Et les gens ils kiffent Keny Arkana pour une image, pour ce qu’elle véhicule. Ils en oublient le côté artiste, le côté performance. On excuse plein de choses pour le discours ! Tu vois ce que je veux dire ?

A : Ouais, en même temps, inversement, est-ce qu’on excuse pas plein de choses aussi pour l’entertainement ?

Ah : Oui peut-être, mais je préfère. D’ailleurs, on parlait des Svinkels tantôt, et il y a de ça. [NDLR : les Svinkels avaient été évoqués avant le démarrage du dictaphone].

A : Ouais enfin, ils rigolent les Svinkels, ils ne rabaissent pas les gens, ne parlent pas de choses qu’ils ne connaissent pas.

Ah : Ouais mais c’est ça le divertissement. Même Dieudonné c’est du divertissement. Tant que c’est bien fait !

A : Ton flow est garni de backs et onomatopées. Ils alimentent le côté bondissant et interpellant de tes placements. Comment tu gères cela ? C’est spontané ou pensé dès l’écriture ?

Ah : En fait, j’enregistre les morceaux et quand je les ré-écoute, je me dis souvent qu’il faut un peu calmer l’effet de distance que peut avoir mon ton. Du coup je cherche à interpeller un peu plus l’oreille en habillant les phases. Mais ça vient de manière très spontanée, ce n’est pas trop calculé. Et généralement, c’est aussi que je suis content. Tu as enregistré, tu n’as plus de pression, et tu te fais plaisir. C’est une manière d’apporter une touche de spontanéité.

A : Certains trouvent que tu as une ressemblance avec Nakk, d’autres voient l’ombre des Sages Poètes de la Rue en écoutant ton dernier disque. Tu as rappé avec Nakk, participé à une mixtape avec Dany Dan (« l’inéditape »). Quel rapport tu entretiens avec ces deux artistes ? Ce sont des influences ?

Ah : Dany Dan oui. Nakk, non, pas vraiment. Du moins je n’ai pas l’impression même si on me l’a souvent dit. En fait je pense qu’on a l’un comme l’autre surtout été super marqués par Ill. Dany Dan m’a par contre vachement influencé dans l’écriture. Avant je ne comprenais pas cette mécanique de donner autant de sens avec si peu de mots. Et c’est en décortiquant Dany Dan que j’ai compris ce système. Dans son dernier album, quand il fait « J’ai fait un U-Turn comme l’ex de Madonna« , c’est énorme ! Tu as moins de dix mots, tu as une triple métaphore… L’imagerie anglo-saxonne, le fantasme américain, le demi tour, le couple Sean Penn et Madonna, c’est du domino !! Et tu comprends direct. Tu n’as pas besoin d’un dictionnaire comme parfois quand tu écoutes un mec comme Akhenaton. C’est une balle, une cible, et PAN ! Pile au milieu !

Booba est énorme à ce niveau là aussi. « Électrique est la chaise » ça claque mille fois plus que « la chaise électrique« . Ces mecs là savent habiller une putain d’idée. C’est comme une photo. La manière de la prendre fait sens. En France on occulte vachement la forme, même celle de l’écriture. On veut que le rap soit un cliché pur et dur de la réalité. On dirait que l’esthétisme dans le rap, tout le monde s’en fout. Pourtant, si tu ne kiffes que les messages, tu as plein d’autres choses à écouter que le rap.

A : C’est marrant, il y a pas mal de gens qui tiennent le discours inverse : le rap pour les phases, le reste pour la mélodie.

Ah : Ouais, enfin je suis un peu provoc’ là aussi. Mais j’aime bien qu’il y ait une histoire derrière la musique. Genre le ‘Love Supreme’ de Coltrane, si tu connais l’histoire derrière le morceau, tu l’écoutes différemment. Mais si vraiment tu veux du message, il n’y a pas que le rap ! Beaucoup de rappeurs m’ont dit : le rap c’est pour le message. Mais si tu t’intéresses au rap, c’est que la forme t’intéresse non ? Attends, il y a plein de trucs en rock qui ont plus de messages que dans le rap. Et même en variété française ! Zazie a sûrement bien plus de messages que certains MCs.

« Le rap ce qu’il lui faut, c’est des proverbes modernes, du punch, pas de l’émotion de bas étage ! »

A : « De Booba au boom bip de Q-Tip, de James Brown à O.D.B ». « Le môme qui voulut être roi » est justement un disque qui fait la part belle à tes influences. Qu’est ce qui t’a poussé à revendiquer autant d’un point de vue sonore que dans tes paroles toutes ces choses qui artistiquement t’ont nourri ? On dirait que tu cherches plus à te dévoiler via des clins d’oeils que directement…

Ah : Oui. Sur Le sens de la formule, j’avais fait ‘Post scriptum’, un morceau sur moi, et… [il s’arrête et soupire]. Mouais, je ne suis pas convaincu de l’exercice que représentait ce titre. C’est bien mais je ne vais pas en faire un deuxième. Je trouvais ça facile en fait. Et je n’aimais pas qu’on me dise « ça m’a touché ».

A : Tu ne voulais pas qu’on s’approprie ton vécu ?

Ah : Non, ce n’est même pas ça, sinon je n’aurais pas fait un tel titre. Mais je déteste tout ce qui est larmoyant. Et plusieurs fois, on m’a dit qu’il y avait un côté larmoyant dans ce morceau, ce qui n’est pas faux. OK, tu es obligé de te dévoiler un peu, mais dès que ça devient intimiste les auditeurs s’installent dans un rapport sentimental avec le titre. Et finalement ça devient vite de la démagogie. De la démagogie sentimentale en fait. Alors sur Le môme qui voulut être roi, j’ai voulu en dire autant mais avec plus de recul. Et c’est entre autre pour ça que je me suis appuyé sur les références et les clins d’œil. Et dans l’écriture, je trouve ça plus intéressant. Alors certains peuvent y voir un aspect distant, froid, mais bon…

J’aime pas le côté fan à fond, genre les mecs qui sont prêts à se faire tatouer J-Dilla sur le bras. Je n’aime pas non plus trop en montrer. Alors ce que j’aime et ce que je suis, ce qui m’a influencé, je préfère en faire des clins d’œil. C’est le cas lorsque je détourne une phase de Booba. Je préfère dire « le crime paie seulement pour les avocats » que dire « comme dirait Booba… ». Pour ce qui est du Boom Bip de Q-Tip, c’est du pur clin d’œil. Et quand Q-Tip fait cette phrase, il n’y a aucun message, et pourtant ça pète ! C’est le gimmick qui fait que tu retiens ce morceau de A tribe called quest. Tu en oublies tout le reste. Hocus Pocus avec son « kick snare » a bien réussi ça aussi. Voilà ce que j’appelle être ludique dans l’écriture. Ce n’est pas remplir des mesures comme un métronome.

Un mec comme Médine est un peu dans ce travers par exemple : tout pour l’écriture. Bon après, il faut avouer que le mec sait écrire et a une vraie mécanique. Il s’assoit, il prend son stylo et il a son thème, limite un plan d’écriture. C’est finalement un rap plus tourné vers la narration que la musicalité. C’est scandé plus que « flowté ». Bref, tout pour le message. Et la musique, c’est l’armée derrière le porte drapeau. Ces mecs là, quand ils écrivent ils vont au combat. Tu connais Lou Reed ?

A : Ouais vite fait.

Ah : J’adore son rapport à l’écriture. Quand Booba dit « le rap c’est un puzzle de mots et de pensées », ça décrit très bien Lou Reed. En interview, Lou Reed il te dit qu’avant le rap, il pouvait se permettre son écriture, qu’il était super novateur. ‘Walk on the wild side’  est un hit et pourtant ça traite de quoi ? Transexualité, héroine, les mecs paumés à Coney Island… Mais c’est super bien écrit, avec du recul, et c’est un hit au niveau de l’interprétation avec son petit gimmick [il chantonne]. « Transformer » et « Berlin », avec ses deux personnages, ce sont des musts en terme d’écriture, de narration, mais aussi de musique !

A : J’en reviens à ‘Post scriptum’, qui est un titre très personnel, qui a presque quelque chose d’expiatoire. « Le môme qui voulut être roi » côtoie beaucoup plus la nostalgie et les souvenirs que des tranches de passé dures et drues, tel que ‘Post Scriptum’ pouvait le faire. Comment tu deales avec la pudeur, avec la place qu’occupe ta vie personnelle dans ton rap ?

Ah : Je ne veux pas tomber dans le pathos. Concernant ‘Post Scriptum’, ce qu’il faut savoir, c’est que je l’ai écrit jeune. Et il s’est retrouvé sur l’album simplement parce qu’il nous restait une demi journée de studio en rab’, et que je voulais l’exploiter. Alors j’ai ressorti ce texte. ‘Non Grata’ avait un instrumental qui collait, et voilà… Mais c’est typiquement le genre de morceau que tu écris quand tu es encore gamin. D’ailleurs il n’est pas super bien rappé. Mais je n’ai pas réfléchi à l’émotion ni au pathos au moment de l’enregistrement. J’étais dans la rentabilité. Et effectivement, une fois que j’ai commencé à avoir du feedback, j’ai réalisé que c’était un peu trop. Et puis naturellement, l’envie de faire ce genre de morceaux m’est passée avec l’âge. Ca ne m’intéresse plus. Je trouve ça ringard en fait. Vulgaire.

Bon, le ‘4th December’ de Jay-Z, ça c’est maîtrisé ce délire. Mais dans l’ensemble, les trucs faussement humbles, à la Soprano… Non c’est bon quoi… Faut être jeune pour avoir un ressenti par rapport à des trucs comme ça. Ou alors je suis insensible, je ne sais pas. Même les clips sur le câble, c’est quasiment tout le temps le truc chialant. Je ne sais pas, on kiffe ça en France : le larmoyant ou l’humour champêtre façon Bienvenue chez les chtis… Même les fils d’immigrés on est là dedans. On critique mais on est là dedans. Nous les français, on est des gros pichous ! Les émissions télé aussi c’est comme ça ! N’empêche que, quand tu sais les écouter, les regarder, les décrypter, c’est super instructif sur la nature humaine. Je m’éclate sur Confessions Intimes ! C’est dingue la mécanique de ces trucs ! Confessions Intimes et Pascal le grand frère, c’est énorme ! Enfin bref, tout ça pour dire que ce ‘Post Scriptum’, il avait un peu ce côté Confessions intimes. Et aujourd’hui, le rap est quand même pas mal dans le délire « concours de cicatrices« . Mais le rap ce qu’il lui faut, c’est des proverbes modernes, du punch, pas de l’émotion de bas étage !

A : « Petit, confonds pas émeutes et révolution ». Tu peux développer un peu cette phrase. La rage a annihilée la revendication selon toi ?

Ah : Oui. Les jeunots aujourd’hui, ils sont vachement dans le délire vandale quand ils estiment que les choses ne vont pas. Bon j’ai été un peu comme ça aussi. Après j’ai vécu auprès de parents engagés, ce qui m’a permis de tempérer ces velléités. Mon père était marxiste, avait quitté l’Irak pour des raisons politiques, donc j’ai aussi connu le côté révolutionnaire construit, qui véhicule beaucoup d’idées. Ce n’était pas nihiliste façon « on nique tout« .

A : Tu trouves que nous sommes nihilistes aujourd’hui ?

Ah : Non ! Nous, en 2008, nous ne sommes pas nihilistes. En fait, en ce moment, ça me rappelle vachement les années 80. Je trouve qu’il y a des cycles. Aujourd’hui me rappelle les 80’s, les années 90 me rappelait les 70’s. Tu vois l’idée ? En 90 il y avait un côté un peu roots dans l’accoutrement. Même le rap était un peu grunge, Pete Rock avait ses pulls déchirés, les sons étaient souvent estampillés « sortis de la cave » etc. Aujourd’hui, c’est du rap disco, tout est brillant : belles lunettes, pochettes de ouf. On est dans le clinquant, dans le superficiel. C’est marrant ce paradoxe, on est dans des problèmes de fric donc on se plonge dans le fric pour oublier.

Le rap suit quand même un peu cette route. En 90, il y avait un coté sombre mais chaleureux en même temps, intimiste mais ouvert. Maintenant non. C’est ultra libéral aujourd’hui, dans le sens « je m’expose et si vous voulez me ressembler : allez-y ! ». Ce n’est pas « j’ai des idées venez me voir« . On est dans la consommation pure et dure, comme dans les années 1980, avec sa période top 50 etc.

A : Ça me ramène aux films mafieux dont on parlait tout à l’heure. L’opposition est facile, mais si tu mets « Scarface » en face de « L’impasse », effectivement, c’est un peu ça…

Ah : Exactement ! T’as L’impasse et t’as Scarface. Tu as ceux qui préfèrent le premier, ceux qui préfèrent le second. L’impasse, même si il est dur, je m’y retrouve et je suis rassuré. Alors que quand je matte Scarface, bah… Je le trouve naze Tony Montana en fait ! Il n’a pas de classe. Il est bourrin. Alors que dans L’impasse, Pacino, putain, il a le style ! L’impasse c’est Richard III, c’est épique à mort. Scarface non, c’est de l’émeute. L’impasse ça peut être une tentative de révolution.

A : On ne sait plus faire la révolution aujourd’hui selon toi ? 

Ah : Non, c’est impossible. Dans les années 80 aussi c’était impossible. Tu ne peux pas. C’est une question matérielle. Aujourd’hui on peut trop perdre. On est vachement frileux. Est-ce que ça vaut le coup de tout risquer ? Ok, on est un peu malheureux, mais est ce qu’on l’est assez pour risquer tout ce que l’on a ? Surtout que je dis qu’on est malheureux, mais à côté des autres continents, c’est de la rigolade. Et quelle révolution va-t-on faire ? Changer vraiment l’ordre des choses ? Jamais à l’heure actuelle. Et pour en revenir à l’opposition émeutes/révolution, je ne vois pas non plus ce que ça va changer de tout péter.

A : Je te demande tout ça car avec toutes les références que tu fais à Rosa Parks, à Martin Luther King, à l’Amistad, à Zola, etc., on dirait que plus globalement, tu déplores une perte de vision à long terme, d’éthique, de recul. On le voit justement à ta manière de manipuler les icônes, de citer celles d’hier et celles d’aujourd’hui. C’est pour cela que tu dis souvent que parler de paix est vu comme  quelque chose d’old school ?

Ah : En fait, quand je parle de paix, je n’ai pas l’impression d’être dans l’actualité ni dans le monde d’aujourd’hui. C’est dans l’utopie.

A : Il n y a plus de place pour l’utopie aujourd’hui ?

Ah : Si, mais on avance dans les coups durs. On a besoin de guerre avec nous même pour avancer. Même avec le taf, les thunes. Sinon tu n’avances pas.

A : Mais pourtant tu cites Rosa Parks, Martin Luther King.

Ah : Bah ouais, mais c’est leur mécanique qui m’impressionne. Ces gens ils plaquent tout, enfin Martin Luther King surtout, et ils font ça pour leurs idées. Ça m’interpelle. J’aimerais comprendre ce qui se passait dans leurs esprits ? MLK était-il ivre de changement, galvanisé ?

A : Mais en citant ces icônes, c’est que tu veux ramener les gens vers elles ?

Ah : Quand je dis « une douleur couleur Rosa Parks« , l’idée c’était simplement de mettre en avant le racisme au quotidien. Et Rosa Parks, elle a marqué l’histoire, ça n’empêche que récemment, il y a Jena Six qui s’est passé. Alors tu te dis que même avec les plus grands combats, il suffit toujours d’une étincelle. Tu ne peux pas freiner les instincts, pires qu’ils soient. Et mettre en avant ces noms, c’est finalement rappeler des symboles, même si ils n’ont pas été pleinement efficaces ou utiles. Si Martin Luther King a pu contribuer à changer certaines choses c’est qu’il y avait aussi une conjoncture : JFK a ses débuts, la guerre du Vietnam. Dans une autre conjoncture, il n’aurait probablement pas eu cet impact. Mais on a besoin de symboles. Regarde Bétancourt : elle est érigée en symbole alors qu’il y en a qui ont pris bien plus cher dans la jungle. Et les symboles, le rap aime ça. C’est aussi pour ça qu’ils sont dans mes chansons. Mais regarde par rapport aux noirs américains : Marcus Garvey, personne n’en parle. Et même en France, Aimé Césaire et la négritude, ça n’a pas touché tant de monde que ça.

Ce genre de combat a besoin d’une conjoncture favorable pour avoir un impact, un véritable écho. L’histoire de Martin Luther King est romanesque, le contexte était propice, ça a aidé son combat à avoir une certaine portée. Et quand je demande « où est le rêve d’un certain pasteur noir« , c’est justement que tu vois que malgré les luttes, des trucs comme Jena Six se passent encore et que ça n’a que très peu de retentissement. Qui en parle ? C’est comme si le soufflé était retombé.

Regarde, là j’étais à New York en février, Harlem est en train de se faire racheter par des promoteurs. Ca devient un quartier bobo. Et tu sais quoi ? Ils changent même le nom, pour gommer la connotation black d’Harlem. Ils veulent appeler ça Central Park North. Tu n’habiteras plus à Harlem mais à Central Park North. Voilà, 40 ans après Luther King, on en est encore là !

« Booba il a du vocabulaire. C’est pour ça que ceux qui veulent le pomper se cassent les dents.  »

A : Et lorsque tu dis « ils nous collent des étiquettes on leur fournit la colle », c’est que tu estimes que le rap est en parti responsable de ce phénomène ? 

Ah : Déjà le problème c’est que tout le monde fait du rap. Et franchement, ça tourne au concours de quéquette. J’ai connu un mec qui rappait depuis trois semaines, et il a pu faire un featuring avec un mec assez côté. Je ne suis plus sûr de moi, mais je crois d’ailleurs que c’était Soprano. Et franchement son rap il pue ! Ils n’écoutent pas les gens, on n’écoute pas les gens.On s’enferme dans nos trucs. C’est la foire aux cassos’ avec des phrases genre « ouais ils croivent que« . Donc forcément, déjà qu’on nous met des étiquettes… Bref, quand je dis qu’on leur donne la colle, c’est simplement l’image de donner le bâton pour se faire battre. C’est le problème du pera. Tout le monde y a accès et forcément, parfois ça donne des trucs pas brillants.

A : Tu veux dire que les rappeurs sont maladroits ?

Ah : Je pense surtout que c’est les relais type radios ou DJs qui font mal leur boulot. Après, attention hein, je ne suis pas le roi du rap, je suis pas au dessus de tout. Mais des mecs croient qu’ils ont des choses à dire, qu’ils vont t’apprendre des trucs, te raconter la vie. Je crois qu’il y a aussi un manque d’expérience. L’État nous baise, OK, mais il y a quoi derrière dans tes paroles ? Faire encore ce son en 2008 c’est chaud ! Alors soit tu le dis bien, avec un concept de fou ou des punchlines efficaces, soit tu ne dis rien. On en revient à l’importance de la forme. C’est bien beau de cracher sur des instrus faites au synthé en ayant juste appris la notion de mesure, mais bon, ça ne suffit pas. Après si les gens kiffent… De toute manière je crois que je suis complètement dépassé !

A : Toujours dans l’interview donnée à Urbanmix, tu disais à propos de la scène rap française : « Il y a peut-être un style qui est plus présent. Mais bon ça ne me dérange pas plus que ça. Regarde il y a dix ans, c’était la même : on avait Alliance Ethnik, le Mia et dans l’obscurité il y avait la Cliqua. Aujourd’hui, ce serait presque l’inverse, c’est le rap dit « ghetto » qui fait la une. Demain ce sera les trucs parodiques, etc. » Il faut en déduire que tu penses que le rap français est soumis à des cycles ?

Ah : Ouais. Je ne m’étais pas trompé d’ailleurs sur le rap parodique ! Et si le rap en ce moment, c’est le rap « bling-blinguant »… Et de toute façon le rap bling-bling à la française est ringard, il est mal fait. Aux USA, il y a vraiment l’idée de divertissement, en France on a pris le rap trop au sérieux. On a cru que c’était la parole des ghettos, les poètes de je ne sais quoi. Genre Solaar est le nouveau poète ? Rien du tout ! Il fait deux jeux de mots et une petite ritournelle sur un sample de Lou Donaldson, voilà tout. Point barre.

On nous a même dit que NTM étaient les nouveaux punks. On nous a présenté le pera comme ça, tout a été conceptualisé. Mais le rap ce n’est pas ça. A l’origine le rap c’est « bouge ton cul« . J’ai un pote, pour lui, le rap c’est LA parole. Limite il prie le rap cinq fois par jour. Et dans le pera français, à 90% on a tous un balai dans le cul. Les mecs t’en parlent presque comme un exutoire. C’est ouf.

A : Bah, plein d’artistes s’expriment avec une volonté d’exutoire. Ce n’est pas propre au rap ni même à la musique. Regarde la peinture.

Ah : Ouais, quand c’est bien fait ça ne me choque pas. Et je comprends que des mecs peignent ou même tagguent par exutoire. Mais avant tout, tu penses aussi à la forme, surtout si tu fais du rap. A moins que tu ne rappes que pour toi, mais dans ce cas là, tu t’enregistres pour t’écouter dans ta chambre. Bon, le graff, quand tu fais du trash, que tu places ton nom partout, là OK, je comprends que ce soit un exutoire. Tu veux tout défoncer, mettre le crew d’en face à l’amende. Là effectivement tu es vraiment dans la bataille et l’exutoire. Mais sinon, quand tu t’exposes à d’autres gens, tu penses forcément à la forme non ?

L’exutoire qui revient à mettre toutes ses peines sur papier, si tu n’y mets pas la forme, si tu restes barré dans ton délire, ça ne peut être que super chiant ! C’est comme les mecs qui ont une écriture totalement barrée, presque baroque, ou au contraire super lisse. Ce n’est pas assez cinématographique ! Dans l’écriture il faut du rythme, du piston, il ne faut pas écrire au kilomètre et ne plus savoir à combien de mesures tu en es. Pour moi, le rap rime mal avec exutoire. La musique, le rap, c’est des trucs mathématiques comme dirait Lou Reed. Il ne suffit pas de savoir écrire, il faut aussi savoir le mettre en forme, en temps. Une punchline a beaucoup plus de gueule si elle est rythmiquement bien placée. Quand je dis « Où est passé le rêve d’un certain pasteur noir », j’ose penser que ça a plus de gueule que de reprendre un lieu commun en disant « c’est toujours la même, le racisme etc. ». Ça marque l’auditeur. C’est comme une putain de scène dans un film. Un film existe aussi, voire surtout par ses scènes cultes. Un texte c’est pareil, c’est fait par des grosses phases. On n’est pas sur Arte !

A : Et là en ce moment, tu estimes que le rap est dans quoi alors. Un cycle ghetto ?

Ah : Non, on est dans un cycle pleurnichouille. Les histoires d’amour à la con, le faux pathos. C’est du rap AB Productions en ce moment, façon Soprano. Et à côté il y a surtout le rap concours de quéquette [il se marre]. C’est fini le délire de la performance  à la Timebomb. Mais bon, au moins il y a eu un Booba, ultra talentueux, qui a la puissance d’un film d’action super bien fait. Son pera c’est un film. Mais tout le monde veut faire pareil. C’est bien beau de vouloir faire pareil. Mais c’est quand même le mec qui a changé le son des années 2000.

A : Gerard Baste nous disait à propos de Booba qu’il était passé du poète des grands ensembles au majeur en l’air sur la piste de danse.

Ah : Exactement. Booba, il a tout pigé. Il est au dessus du renouvellement ou du retournage de veste. Il est au dessus de tout ça. Au début, Booba aussi avait un peu un balai dans le cul. Il avait des choses à prouver. Puis il s’est décomplexé. Il est quand même passé de délires à la Mobb Deep ou à la Helta Skeltah à des trucs à la Lil’ Wayne. Et son grand écart est super bien fait. Ça ne s’est pas vu. Le supo’, il nous l’a mis en douceur. C’est un véritable artiste. Pour moi il est même plus hip-hop que des mecs comme 20syl ou Kohndo. Et de loin. Et ce n’est pas que de l’entertainement. Il a des phases de ouf quand même.

J’en reviens à l’écriture : Booba il a du vocabulaire. C’est pour ça que ceux qui veulent le pomper se cassent les dents. Et en plus, il ne fait pas de la surenchère de gros mot. Quand t’entends « je fais des dons d’urine pour que la France entière se désaltère« , ça frappe mille fois plus que « je vous pisse à la gueule » . Et il n y a pas un gros mot. Au lieu de dire « MC je te tue » , il te dira « je contourne les MCs à la craie blanche » . Sa mise en forme est ouf. Et le pire c’est que plein de gens passent à côté parce qu’ils retiennent d’abord les petits « je t’emmerde » et « salope » au milieu. Et en plus il prend des risques, il se lance dans des délires sur des rythmiques ternaires pour que ça swingue et tout. Il est encore bien plus doué qu’un 20syl chez qui on sent qu’il y a un côté hyper cadré. Tu sens le mec timide, millimétré à mort. Booba sur disque, tu sens le mec décomplexé. 20syl c’est plus le côté besogneux. Il y a une espèce de facilité qui ressort de Booba qui ne ressort pas des autres, même les plus talentueux. Et selon moi c’est plus hip-hop d’être balèze et je m’en foutiste que besogneux et millimétré.

« Il faut se bouger le cul ! Moi, Le sens de la formule, j’avais été l’apporter en mains propres à Générations.  »

A : Sur ton disque, tu fais une part belle à l’enfance, tu y évoques des périodes d’insouciances, de bonheur simple, mais en même temps, tu sembles aussi déplorer une perte de naïveté, d’innocence…

Ah : Ouais, je me dis souvent « putain c’était cool avant« . Merde, quand mes problèmes c’était que je n’avais pas révisé mon contrôle d’histoire, c’était la fête quand même ! Ça j’aimais bien. En plus tu es assisté par tes parents, tu as tes boulettes de prêtes sur la table, c’était cool. Sans être nostalgique ça me manque un peu l’enfance. Et aujourd’hui, tu vois les gosses, ils ont douze ans, ils ont rien à voir avec ce qu’on était. C’est de ça que parle le morceau ‘Si j’avais 13 ans’. Comment je serais aujourd’hui en 2008 si j’étais un gamin. Putain, nous avec 10 balles on était heureux, on allait se payer un hamburger c’était la fête. Aujourd’hui, les minots tu leur files 10 euros, pour eux c’est rien. Le rapport à l’argent a vachement changé. Et même, ils pigent tout. Genre là j’ai eu le câble et l’internet, c’est un gosse de 13 ans qui me l’a installé ! Moi j’étais en panique, je n’avais rien compris, j’avais l’impression qu’il fallait un CAP « installateur d’Internet« . Et les minots, le pire c’est qu’ils ne sont jamais rassasiés. Et pourtant ils ont tout.

Mais bon, nos parents disaient la même chose de nous. Bref, les jeunes aujourd’hui, tout est dans l’instantané pour eux. Même quand je leur fais écouter mes sons, ils les écoutent deux fois et passent à autre chose, qu’ils aiment ou non. C’est la génération Polaroïd. Même mon cousin, j’ai pas le temps de retenir le prénom de sa copine qu’il en a déjà une autre. Nous déjà que c’était énorme quand tu en avais une ! Et en même temps, je te dis la vérité, je suis jaloux d’eux ! J’ai 30 ans, en plus je viens d’être papa, et je me dis « merde je suis déjà vieux« . Tu as quel âge ?

A : 27.

Ah : Ouais, c’est pareil. On est les nouveaux vieux mec ! Ceux qui ont écouté du rap dans les 90s, qui connaissent Large pro’, etc. On commence à être dépassé. On n’accroche pas forcément à ce qui se fait maintenant. Et pourtant je suis super bon public. J’écoute des trucs actuels loin de mes souvenirs de jeunesse, et je kiffe ! Mais c’est la vie, chacun son tour.

A : Il y a deux phrases de ton disque que j’ai envie de rapprocher : « les extrémistes au regard laïque »   et « voilà, ce que je peux donner, un j’accuse de Zola et les mêmes excuses que Dieudonné ». Est-ce que je me trompe si j’y vois une critique forte du politiquement correct ?

Ah : Ouais, le politiquement correct je déteste ça. Le rap français a un peu ce côté-là. Et en fait plus que le côté politiquement correct, c’est plutôt le côté manichéen qui m’emmerde. Le côté pro-palestine, pro-israël, anti-politique, bref pro-tout ou anti-tout. Et actuellement, le monde est très manichéen, très politiquement correct. Je ne sais pas si c’est pour se rassurer…

En fait le point de départ de tout ça, c’est le communautarisme actuel. C’est plus facile de lier des contacts avec des gens avec qui tu es d’accord, d’avoir des discussions avec des gens avec lesquels tu peux converger directement. Ca correspond aussi au besoin d’instantané. On manque de nuance, on veut absolument appartenir à un truc. Il y a le coup classique : tu critiques le rap ? Alors tu es anti-rap. Et même dans le rap, t’as des talibans ! T’as les pro 50 Cent, les pro Jay-Z. Pas mal de monde reste cantonné. Des gens ont eu besoin de me mettre dans la catégorie rap jazzy. Mais non, je ne fais pas du rap jazzy et en plus pour moi ça ne veut pas dire grand-chose. Et puis le choix de mes sons n’a rien à voir avec une quelconque volonté de me revendiquer d’un courant. C’était une occasion, une cohérence, aussi bien par rapport aux sons qu’au matos qu’on utilisait. En plus, le rap jazzy, je trouve qu’en France, cette inspiration des sons soulful et compagnie, c’est quand même super mal fait. Encore plus que le dirty south français !

A : Notre webzine s’est un temps pas mal intéressé à Dieudonné. Toi qui le cites dans la phase dont j’ai parlé il y a quelques minutes et qui en même temps dis « dans 10 ans ma fille votera contre la fille de Le Pen » , quel regard tu portes aujourd’hui sur l’humoriste ?

Ah : Tu parles du parrainage de sa fille ?

A : Pas seulement.

Ah : Franchement, moi c’est un des comiques qui me fait vraiment rire. Dépôt de bilan est énorme.  Ça me parle, il tape sur tout le monde. Ça me fait délirer mais je ne vais pas plus loin que ça. Finalement c’est encore une fois une histoire de fond et de forme. Et chez Dieudonné, la forme me fait grave rigoler. Après ses histoires avec Le Pen et tout, je m’en fous. Tant que ça me fait rigoler.

A : Tu veux dire qu’il soit une ordure ou non, tu t’en fous ?

Ah : Non, pas à ce point. Puis quand je vois ses spectacles je doute qu’il soit une ordure. Je crois juste qu’il s’est enfermé dans la provoc’. Et si tu réfléchis bien, Dieudonné, même si ils ont voulu le faire oublier, dans dix ans je suis sûr qu’on en parlera encore. Il va vachement marquer l’époque. Et il a du talent. Parmi les humoristes actuels, je pense que c’est celui dont on se souviendra. Quand je vois les spectacles d’Eric et Ramzy, où il n y a pas de message et où la forme est foireuse…C’est super mal fait. C’est pas marrant. C’est même « in-marrant ». Tu ne trouves pas ?

A : Je ne sais pas, je ne regarde pas trop ces trucs là, j’en suis resté aux Inconnus.

Ah : Ah bah tiens, tu vois il y a l’école des Inconnus et l’école des Nuls. Moi je suis de l’école des Inconnus. Les Nuls c’était branchouille, l’humour pipi caca. De toute façon quand tu en arrives à faire des trucs scatos, c’est que tu n’as plus rien d’autres à faire. Alors tu fais caca pour faire rigoler. Les Inconnus ne sont jamais tombés là-dedans. Les Robins de bois ont eu ce travers aussi : on se vomit dessus, on fait caca, etc. Et le pire c’est que les gens aiment ça. Ca marche à mort. Même les « Chtis » c’est un truc de ouf. Ce film c’est le film historique du cinéma français. Depuis les frères Lumière jusqu’à maintenant, quel est LE film de l’histoire ?  Bienvenue chez les Chtis ! 1895 à 2008 pour que le chef d’œuvre du cinéma français soit Bienvenue chez les Chtis. C’est ouf, c’est d’une  ironie… Même à Montpellier, les pichous ont été le voir et ont kiffé ! Il y a eu des bus pour aller voir « les Chtis » ! Des bus à Montpellier pour voir « les Chtis » !! [il se marre]. Les gens se sont déplacés en masse pour voir ça ! C’est ouf, on est vraiment dans le divertissement… de merde ! Et dans le pera il y a ce côté la aussi. C’est typiquement du divertissement français champêtre. Mais là je sens que les trucs intelligentsia reviennent doucement. C’est des petits cycles. Mais je crois que c’est la mise en avant qui déconne. Les relais choisissent mal.

A : Bah ce que tu appelles les relais choisissent aussi ce qui leur rapporte le plus.

Ah : Oui c’est sûr. D’ailleurs il faut arrêter les discours des rappeurs type « on nous boycotte etc. ». Faut se bouger le cul, c’est tout.

A : Mais qu’est ce que tu veux faire quand tu es face à une poignée de gens qui tiennent tous les médias de France et de Navarre ?

Ah : Il faut se bouger le cul ! Moi, Le sens de la formule, j’avais été l’apporter en mains propres à Générations. Les mecs ils retournent le disque, ils ne voient pas de code barre, ils ne l’écoutent même pas. Et après, Poska me passe sur une de ces émissions sur Skyrock. A ce moment là, je n’arrivais même pas à passer sur la radio locale du coin. Eh bien tu sais quoi ? Une fois que je suis passé sur Paris, les radios locales se sont mises à me jouer un peu. C’est le monde à l’envers. Mais c’est comme ça et ça a toujours été comme ça.

La musique c’est un business depuis le départ. Beethoven il travaillait à la commande. Alors soit tu fais ton troubadour, soit tu es au courant. Les histoires de boycott, c’est généralement des conneries. Tout le monde est boycotté. C’est juste une règle du jeu. Il y a une règle du jeu dans la musique : tu provoques la chance, tu as ton tour, tu arrives à le chopper c’est cool. Tu ne l’as pas, bah tant pis. Et tu es au courant aussi que ce n’est pas qu’une question de talent. Il faut aussi correspondre à une époque. Booba sait se renouveler. Un mec comme Ménélik a eu sa grosse chance mais n’a pas su l’entretenir ni se renouveler. Je n’y crois pas à ces histoires de boycott.

A : Hormis tes références à des icônes comme celles que nous avons évoquées plus tôt, l’amour revient souvent dans tes disques. Il y occupe une place d’acteur sous la personne de Cupidon. Il est souvent à l’origine de désillusion. Cette approche très personnifiée, ce second rôle qui survole tout le temps tes morceaux, c’est une manière de ne pas tomber dans le pathos, dans la mièvrerie ? 

Ah : Déjà, c’est pour ne pas utiliser les mots à grand thème : amour, mort, vie, etc.. Je fais pareil pour la mort. Et puis ça permet d’en faire un personnage récurrent dans l’album. Un peu comme dans un film.

« Ça me fait halluciner les mecs qui parlent de faire du rap pour gagner de l’argent. Moi j’en perds presque de l’argent pour faire du rap ! »

A : Pour en revenir à l’album et à sa production, Non Grata produit peu sur Le môme qui voulut être roi. Tu as pris pas mal en charge la production du disque. C’est lui qui t’a formé ?

Ah : Oui. C’est un ultra perfectionniste. C’est un gros geek du son. Il dissèque la musique comme un dingue. Je l’avais rencontré à la FNAC à l’époque. Chez lui, il a une collection de disques, je n’avais jamais vu ça de ma vie. Puis ses sons, super épiques, ça m’avait parlé. Il m’a ouvert à beaucoup de choses aussi. Il a de vraies notions musicales, une idée claire du swingue. Il m’a aidé, je peux même dire qu’il m’a tout appris: comment on se sert d’une machine, comment on structure un instru, comment on découpe un sample, les notions de binaires, ternaires etc. Même dans le flow et l’écriture il m’a aidé. Ça m’a permis de mieux comprendre comment faire un flow technique tout en étant intelligible. Il m’a aidé à mélanger le côté ludique et déclamé. Et c’est aussi un gros crate-digger.

A : Et comment produis-tu ?

Ah : J’avais une MPC et maintenant c’est à l’ordinateur, en mode bidouillage avec Reason, Cubase et Fruity loops. Pro tools en studio. D’ailleurs les mecs à chaque fois me rechangent tous mes kicks car ça ne va pas. [Il se marre]

A : Et tes samples, tu les choisis comment ?

Ah : Je ne pense pas qu’à moi quand je les choisis. Bien sûr il faut que ça me plaise mais il faut aussi que je sente un potentiel auprès des gens. J’ai besoin de les faire écouter à d’autres, de savoir jusqu’où ils pourront toucher, tout en restant dans mon éthique. Je m’imagine leur potentiel. Kayne West, j’aime beaucoup son travail en la matière. Il sait rendre ses sons accessibles. C’est ludique. D’ailleurs, quand je fais du son, j’ai l’impression de jouer à un jeu vidéo.

A : Il y avait quelques bonnes phases de scratches bien enlevées sur ton premier disque. Beaucoup moins sur le second. C’est un choix ou une fatalité ?

Ah : Il n’y avait pas de DJ tout simplement. Sur Le sens de la formule c’était DJ Meis. Là, c’est DJ Shaolin qui fait les rares scratches. Et sur le premier album les refrains ça me saoulait. En général, ça me saoule de les faire, je ne les fais pas souvent bien surtout quand je dois les faire en dernière minute comme sur Le sens de la formule. Et j’aime les scratches. Bref, tout ça explique le fait qu’il y ait plus de scratches sur mon premier disque. D’ailleurs je crois que « Le sens de la formule » était pourtant beaucoup moins ouvert que Le môme qui voulut être roi. Il y a eu un petit engouement autour de ce dernier album, à notre échelle bien sûr. Le sens de la formule était plus tourné vers des gens pera à mort, New-York, etc.

A : Vous en avez vendu combien du « Môme qui voulut être roi » ?

Ah : 1 000, c’est-à-dire ce qu’on avait pressé. Après on pourrait presser de nouveaux exemplaires, mais bon je m’en fous un peu. Et plein de mecs te disent qu’ils ont eu ton album, mais ils l’ont en mp3, tu le sais très bien. Ils ne l’ont jamais acheté. Mais je m’en fous de ça. Je ne suis pas dans ce délire du support matériel. J’étais super content quand le CD-R est devenu accessible, et là, je le dis, je me mets à internet pour une simple et bonne raison : télécharger.

A : Tu n’y crois pas aux discours « ça tue l’industrie du disque », etc. ?

Ah : [il souffle] Franchement, je m’en pète grave. Il y a plein de belges et de suisses qui n’avaient pas trop accès à l’album dans sa version matérielle et je leur ai moi-même donné le lien pour le télécharger. Tant que je rentre dans mes frais… Sur Le sens de la formule, on avait perdu des sous, là on a remboursé les deux projets et fait un peu de bénéfices. Qui ont servi à se faire plaisir !

A : Quel rôle occupe DJ Poska dans ta carrière mais aussi dans la réalisation de tes disques ? C’est un contact sporadique ou il te conseille, te suit vraiment ?

Ah : Première Classe était venu à Montpellier et un de mes potes avait filé Le sens de la formule à DJ Poska. Il m’avait recontacté, on s’est revu à Paris dans son studio, et ce projet autour de ses compils Spéciale Province s’est organisé. Lui aussi il m’a appris des choses. Il m’a aidé à rendre mon rap plus carré, plus propre et plus abordable. Ne serait ce que structurer un morceau. Tu écoutes Le sens de la formule, en terme de construction, c’est du n’importe quoi. Il y a 24 mesures de phases par ci, huit de scratches par là. Enfin bref, du coup on a travaillé ensemble sur trois morceaux, dont ‘Class ’96’, et voilà. Ensuite il m’a aussi conseillé sur l’album, pour lequel je lui ai demandé des retours. Et c’est con, mais connaître Poska ça m’a aidé  à avoir une petite exposition médiatique, dans Groove, sur des radios parisiennes. Poska, c’est finalement le seul gars du milieu du rap français que je connaisse un peu. Et il ne s’est pas comporté comme plein de mecs, à peine côtés, qui te prennent de haut dès que tu leur demandes un service. Ils réfléchissent à ce que ça va leur apporter etc. Alors, forcément, son comportement, sa mentalité, ça m’a fait plaisir. Et directement comme indirectement, il m’a aidé à faire circuler mes sons. J’amenais la compil’ Spéciale Province dans les radios, direct on me regardait sérieusement voire on me passait. Quelques mois plus tôt, j’avais amené le même son, et tout le monde s’en foutait. Et là je te parle des radios blacklist avec leurs discours à la con « on aide les indés etc. ».  Agora FM à Montpellier m’a fait le coup.

C’est con à dire, mais limite Skyrock est plus hip-hop que plein de petites radios qui se prétendent indépendantes. Mais en province, les mecs c’est des gros flippés, ils sont les maîtres du royaume et ne veulent pas perdre leur place. Et c’est là que tu te rends compte du paradoxe du truc. Tu crois qu’il faut d’abord t’imposer au niveau local pour débarquer sereinement sur Paris. Bah en fait non, c’est l’inverse. Tu montes sur Paris, tu rencontres la bonne personne, tu participes à un projet, et quand tu rentres au bercail, enfin on te prend au sérieux ! Il faut prendre Paris pour avoir la province. Et le pire, c’est que plein de gens ignorent que je vis à Montpellier !

A : Comment « Le môme qui voulut être roi » a-t-il été produit ? Classic records, le Cénakle, Mosaïk musik distribution, Les indépendants, tous ses logos sont estampillés sur ton disque. Qui est qui, qui a fait quoi ?

Ah : Ils ont tous donné un peu de thune. Le Cénakle c’est une association, mais pas de ville ou de région. C’est géré par Kojito, le graphiste. Classic Records ont payé le pressage. Les Indépendants ont pressé et ont un site de distribution mais orienté vers les médiathèques, et Mosaïk distribution, bah ils ont distribué le disque. Mais les séances studio par exemple, c’est payé de ma poche. Mais je trouve que faire des CDs avec un tout petit budget, c’est mortel. C’est un bon challenge. Et indépendant de toute manière ça ne veut plus dire grand chose.

A : Montpellier n’a jamais été très bien représentée sur la carte du rap français. A quoi l’attribues-tu ? Et peux-tu nous parler un peu de sa scène rap ?

Ah : Montpellier est frileuse, pas dans le sens artistique, mais dans le sens que chacun protège son territoire, n’ose pas prendre de risques. En plus ils se bouffent entre eux. C’est confiné et personne n’ose aller au-delà. Montpellier c’est une ville super fainéante de toute manière. Mais c’est aussi pour ça que j’aime bien. Mais quand je vais au studio à Lunel, les mecs oublient même que tu as rendez-vous ! Tu prends rencard à 21heures, tu commences à 23 heures. L’apéro, le pastis, la petite bouffe ! Ils ne se prennent jamais en main les gars. C’est l’heure espagnole ! Il y a cette culture à Montpellier. Mais je te dis ça, ça a aussi plein de bons côtés ! Il y a très peu de crises cardiaques à Montpellier [il rit]. Puis c’est Laid Back à mort. Moi je suis passé de Caen à Montpellier, à l’origine juste pour les études. Quand j’y suis arrivé, je suis devenu dingue ! Et je ne suis jamais reparti !

J’y croyais pas : les meufs, la glande, le soleil ! C’est limite je ne voulais pas en parler pour protéger le plan ! Tu te dis que ce n’est pas possible, qu’il y a un truc qui va tomber sur la ville, que ce mode de vie est surréaliste ! Je devenais dingue. Les gens communiquent, glandent au soleil, tu bois pour deux sous, quand tu es étudiant c’est mortel. Par contre, une fois que tu n’es plus étudiant, tu pleures. C’est la première ville du RMI après les Dom-Tom. Scarface aurait dû naître étudiant à Montpellier ! Il aurait été heureux !

A : « Si le rap c’est ton rêve, c’est que tu dors beaucoup ». Que faut-il en conclure ? Que tu limites tes ambitions, que le rap est et restera pour toi une activité parallèle ?

Ah : Ouais non, c’est que le rap ce n’est pas lucratif. Ça me fait halluciner les mecs qui parlent de faire du rap pour gagner de l’argent. Moi j’en perds presque de l’argent pour faire du rap ! Le rap c’est un loisir, c’est un kif. C’est comme quand tu vas peindre, faire des bombes, ce n’est pas pour gagner de l’argent. Après, je ne suis pas naïf, je sais qu’il y a de l’argent, qu’il faut payer les studios et être diffusé. Et moi-même, je fais aussi du rap pour être diffusé, pour avoir du feedback. Mais ça c’est propre aux artistes. Tu as un minimum d’égo quand tu es artiste, ne serait ce que pour exposer ta tronche. Mais rêver du rap, c’est clair, c’est dormir beaucoup. Surtout quand tu es MC. Pour les beatmakers c’est encore différent. Mais attends, le rap, il faut déjà rentrer dans ses frais. Mon prochain disque, je ne sais même pas si je le ferais presser. Peut-être que j’en arriverais à trouver une solution alternative. En fait, je me demande si je ne vais pas préférer mettre mes sous sur l’image, les clips, parce que j’aime ça. Dédicace à Anthony Gandais et son talent en passant. L’objet CD ça ne parle plus à grand monde hormis à une nouvelle génération de puristes : les puristes du CD ! Mais moi je ne connais personne qui achète encore beaucoup de CDs.

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