Chronique

Keak Da Sneak
The Tonite Show: Sneakacydal Returns

Fresh In The Flesh - 2011

Rythmique crue et rebondie, paroles incitant éhontément au crétinisme : en 2006, « Tell Me When To Go » a été un tube inattendu et atypique. Le titre a non seulement redonné un nouveau souffle artistique à E-40, mais a également été la meilleure vitrine pour un genre en pleine croissance depuis quelques années, le hyphy. Certains journalistes et blogueurs présentaient ce style comme le nouveau crunk, alors en perte de vitesse face à la vitalité de la trap music, autre genre d’Atlanta. Le hyphy montrait des similarités avec la déclinaison atlante du crunk popularisée par Lil Jon : un nom accrocheur, une haute énergie, un folklore culturel (sideshows et drogues de synthèse), un hédonisme dansant similaire, et ce même goût pour les batteries 808 qui vrombissent et claquent, mais sur des BPM accélérés et plus épurés côté nord-californien. Malgré cette excellente exposition, le hyphy n’a finalement jamais décollé outre-Atlantique. Cette rencontre ratée entre le rap de la baie de San Francisco et la reconnaissance grand public a eu un mérite : l’inaltération de son esthétique. A l’heure du rap post-régional, celui de la Bay Area continue d’évoluer en autarcie, entre ses racines ancrées dans l’esprit funk des années 1970 et 1980, et son argot inimitable.

Au petit jeu des expressions farfelues et autres néologismes balancés avec un accent tenace, Keak Da Sneak tient une place particulière. Électron libre affilié à aucune des grandes familles de la baie (Thizz Entertainment du défunt Mac Dre, Sicc Wid It de E-40, Livewire de J. Stalin), Charles Bowens a été pour beaucoup d’auditeurs l’autre découverte de « Tell Me When To Go ». Il y déballait son flow proche de celui de 40, passant de la nonchalance à l’épilepsie en un quart de seconde, mais pourtant diamétralement opposé au style guttural et aquatique de Earl, la voix de Keak étant particulièrement aride et rocailleuse. Cette diction multi-directionnelle est à l’image de sa carrière. Le rappeur d’Oakland, né dans l’Alabama, est actif depuis 1994 et son apparition sur l’album The Autopsy de C-Bo. « Actif » n’est pas le bon épithète : en bientôt vingt ans d’activité, Keak a été hyperactif – quoi de plus normal pour celui qui se targue d’avoir inventé le terme « hyphy ». Les statistiques sont éloquentes : il a sorti près d’une trentaine d’albums, entre hits locaux (« Superhyphy », « T-Shirt, Blue Jeans, & Nike’s ») et pétards mouillés, opus en collaboration avec des rappeurs du cru (San Quinn, Messy Marv) et apparitions avec des producteurs au style bien prononcé (DJ Shadow, Alchemist, Jake One). Mais pour sortir enfin un album véritablement marquant, il lui fallait trouver un juste milieu entre ces deux variantes, et surtout un peu plus de stabilité – une constante, comme dans Lost. Et cette constante, c’est DJ Fresh.

Sur Sneakacydal Returns (référence au premier album solo de Keak sorti en 1999), la combinaison des deux californiens fait des étincelles. DJ Fresh et son équipe, The Whole Shabbang, apportent ce qu’il manquait jusqu’ici à la plupart des projets du Sneak : une véritable cohésion. Le DJ (qui a tourné avec Common, Nas ou Lil Kim) s’est imposé en quelques années comme une figure incontournable de la Bay grâce à un concept, ses Tonite Shows. Comme ce qu’ont pu être les mixtapes de Clue à New York ou celles de DJ Drama dans le sud, les albums de Fresh sont devenus des passages obligés pour tous les rappeurs de la baie. A une différence majeure : Fresh ne hurle pas son nom à tout va, mais laisse parler son talent de producteur fortement inspiré par le funk et le r&b des années 1980, ceux du groupe S.O.S. Band et des producteurs Jimmy Jam et Terry Lewis. Il injecte à cet héritage toute l’agressivité et l’agitation des rues de Vallejo à San Jose qu’ont épousées la mobb music pesante des années 1990 et le hyphy surexcité des années 2000. Un terrain finalement parfait pour l’excentricité et la polyvalence du père du hyphy.

A l’image du flow de Keak, le rythme de l’album ne montre aucune fébrilité. Clin d’œil à la bass music de Miami sur « Face Down Ass Up », virée dans les circuits imprimés d’une cartouche de console 8 bits sur « Ask Around », hyphy pur jus sur « Mobb Life », funk spatial sur « Maxi Pads » et « Messages From The Stars », ambiance orageuse sur « Urban Tactics » ou soufrée sur « Favorite Rapper » : Fresh livre une partition remuante, à laquelle Keak adapte sans problème son style caméléon. Avec un humour gras (« I touch more ass than maxi pads », « je touche plus de culs que des serviettes hygiéniques ») et des bégaiements frénétiques, Keak retranscrit la vie sur les grandes et petites artères de cette mégalopole encerclant la baie de San Francisco, entre froncements de sourcils et élucubrations cartoonesques. Rien d’inédit dans la discographie de Keak, sauf que sur ces quatorze titres, l’alchimie entre la rugosité expansive du rappeur et le clinquant synthétique du producteur fait des merveilles.

Sneakacydal Returns n’aura peut-être été qu’un album de plus dans les CV en constante expansion de Keak et Fresh, et dans le flot ininterrompu des sorties confidentielles de la Bay Area. Mais si l’on prend le temps d’apprécier à sa juste valeur un opus en particulier, nul doute que ce Tonite Show spécial Keak Da Sneak se révèle être un album à la fois enchanteur par sa qualité sonique, son énergie communicative et la personnalité magnétique de son auteur.

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