Chronique

Piloophaz
Nature Morte

Maloka / Skyzominus - 2004

« Hello darkness my old friend, I’ve come to talk with you again ». C’est sur ces quelques paroles extraites du magnifique ‘The Sound of Silence’ de Simon & Garfunkel que débute le troisième projet solo de Piloophaz, »Nature Morte ». Après un premier album en 2000 (« Noyau Dur ») suivi en 2001 du maxi 6 titres « Hymne à la Folie », l’ex-membre de la Cinquième Kolonne revient fin 2004 dans les bacs. La chasse est ouverte…

L’extrait de ‘The Sound of Silence’ ne se trouve pas en exergue de ce disque par hasard. Celui qui se définissait sur « Noyau Dur » comme « l’éclipse, l’esprit sombre, cause et conséquence du déclic » n’a pas changé. La noirceur et le pessimisme constituent toujours la toile de fond de tous ses textes. Le rappeur stéphanois se met souvent en scène lui-même, devenant le personnage principal de ses fresques morbides, quitte à surjouer par moments. N’hésitant pas à se dévoiler avec sincérité et amertume (‘Absence’, ‘Deadly Punk’, ‘Ethiliquement incorrect’), Piloophaz traite de thèmes personnels comme l’amitié, l’amour (‘Sentiments sous verre’) ou encore son attachement à sa mère (‘Sans Toi’) avec une écriture toujours impressionnante de lucidité ; la même lucidité glaçante qui frappait les oreilles et les esprits des auditeurs de « Derrière Nos Feuilles Blanches ».

Quand Piloophaz ne parle pas directement de lui, il rue dans les brancards contre la religion (‘Le Faucheur’) ou rappelle son amour pour le hip-hop d’origine en compagnie de quelques collègues (‘Terres Perdues’). Mais le morceau qui retient le plus l’attention est sans nul doute ‘Le Jour se lève’, magnifique texte consacré à l’anorexie. En 1min30, il dresse le portrait d’une jeune fille touchée par cette maladie avec une justesse faisant froid dans le dos, inscrivant ce morceau dans la droite lignée de textes comme le ‘Nids de guêpes’ d’Akhenaton par le constat coup-de-poing qu’il inflige à l’auditeur.

L’aspect répétitif de certains thèmes est comblé par les qualités d’écriture remarquables dont Piloophaz fait preuve tout au long de cet album. Conséquence : « Nature Morte » est un disque nécessitant de nombreuses écoutes pour révéler toutes ses richesses, tant les textes sont denses. Et c’est une qualité fort appréciable quand on voit la pauvreté lyricale de beaucoup d’albums de rap français dont on fait le tour en une écoute.

Alors qu’il pourrait jouer l’artiste larmoyant regardant tomber la pluie assis sur le rebord de sa fenêtre, usant d’un flow monotone, Piloophaz rappe de manière très vive et énergique sur tous les titres. Son flow sec et haché, sa voix et ses intonations le rendent reconnaissable entre mille. Techniquement parlant, on ne s’ennuie pas un instant à l’écoute de « Nature Morte ». Les invités, des proches pour la plupart, ne font aucunement tache. Arom, sur ‘Absence’, livre un couplet d’une qualité telle qu’il nous fait regretter sa trop faible participation sur l’album collectif de la Cinquième Kolonne. 12mé et Romstick, tous deux membres du groupe Hasta Siempre, complètent efficacement la très bonne prestation de Piloophaz sur ‘Ethiliquement Incorrect’. La remarque vaut aussi pour les couplets « sauvages » de Da’Pro, Maxx-R, Loco et Jojo sur l’épique ‘Terres Perdues’.

Comme sur ses projets précédents, le style de Piloophaz se reconnaît à ses productions littéralement blindées de samples de toutes sortes. L’album est parsemé d’extraits de films, d’émissions, de scratchs assurés d’une main de maître par DJ O’Legg. En plus de créer une atmosphère unique sans être pesante ni lourde, cela confère à l’album un côté extrêmement ludique. Expliquons-nous. Dans le livret du disque, Piloophaz répertorie les films et artistes qu’il a samplé et scratché depuis qu’il fait du rap. L’auditeur un tant soit peu curieux ne manquera pas de se lancer à la recherche de ces samples en visionnant les films cités dès que l’occasion s’en présentera. Etait-ce aussi le but de cette liste non exhaustive présentée avant tout comme un hommage aux artistes et divers medias « utilisés » ? On n’en sait rien; toujours est-il que cette initiative s’avère être des plus heureuses et intéressantes.

La tonalité musicale de « Nature Morte » est, logiquement, sombre. Certaines ambiances instrumentales rappelleront Jedi Mind Tricks ou encore, toutes proportions gardées, le travail remarquable effectué par Muggs sur le meilleur opus de Cypress Hill, « Temples of Boom ». Puisant ses samples dans les bandes originales de films, la soul américaine ou encore la variété française, Piloophaz, producteur de l’intégralité des instrus de l’album à l’exception du très bon ‘Absence’ (un classique mais efficace guitare sèche + sample vocal) signé Defré Baccara, ne se contente pas des pianos et violons qui auraient alourdi l’ensemble par une trop grande banalité. Les beats se font tantôt vifs et rapides (l’excellent ‘Sans Toi’ sur un sample du ‘The World is empty without you’ des Supremes, ou encore ‘Terres Perdues’ et ‘Fils de Saul’), tantôt franchement lugubres et beaucoup plus lents (‘Le Faucheur’, ‘Le Jour se lève’). Les instrus de « Nature Morte » forment donc un tout varié mais cohérent.

Piloophaz livre donc avec ce « Nature Morte » son projet solo le plus abouti. Il développe un univers vraiment particulier, fait d’introspection de colère et de lyrics inspirés par l’univers des films d’horreur (du Death Hip-hop, comme il se plaît lui-même à le souligner). Des qualités d’écriture indéniables, des beats efficaces, un flow capable de s’adapter aux instrus selon leur rapidité, voilà à quoi s’attendre avec ce rappeur talentueux. Il ne reste plus qu’à attendre la suite, en faisant tourner en boucle ce « Nature Morte » et le disque-testament « Derrière Nos Feuilles Blanches » de la Cinquième Kolonne.

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