Chronique

Chiens de Paille
Mille et un fantômes

361 Records - 2001

Découvert en 1998 sur la BO de Taxi, le nom de Chiens de Paille – et surtout de Sako – suscite rapidement d’immenses espoirs dus à d’impeccables mais trop courtes apparitions (Opération freestyle, L’palais de justice, Extralarge). Un second palier d’estime est atteint avec le titre éponyme de la BO de Comme un aimant. Membre de La Cosca, le groupe cannois semble porter les espoirs d’un renouveau de la scène marseillaise, au côté de leurs collègues de Napalm : Coloquinte (Le A, Samm) et Mic Forcing (Masar, Lyricist).

La sortie de Mille et un fantômes cristallise chez les sceptiques une double question : Sako peut-il tenir la distance sur un long format, malgré la monotonie de son flow ? Hal, en retrait depuis le début, est-il à la hauteur de son acolyte ? Pour y répondre sans détours, l’accent est mis sur la sobriété : quatorze titres sans intro, outro ni interlude. Les MC’s invités appartiennent tous au collectif sus-cité, tandis que Hal ne cède qu’à Akhenaton et Dj Elyes, ce dernier assurant aussi l’intégralité des scratchs.

L’album commence par un lointain bruit de train. Soudain, la voix entame seule son chemin, rapidement rejointe par un canevas de cliquetis métalliques ; le débit, continu et rapide, s’arrête brusquement sur un « J’ai fini d’être con, mais trop tard« , laisse place à un quasi-silence puis à un bref sample, reprend sa course haletante sans attendre la fin de celui-ci, se bloque de nouveau sur la même phrase, tandis que le sample revient et s’éteint en même temps que le beat, ne laissant que le bruit du train qui s’éloigne. La construction est parfaite, le récit poignant, la production tranchante. Bienvenu dans le monde de Chiens de Paille.

Même si on perçoit une légère évolution, le flow de Sako nous indique immédiatement que la continuité a été le mot d’ordre de son travail. Phrases longues, rythme extrêmement régulier, ton peu modulé, syllabes happées : hormis l’énergie inédite sur ‘Fonctions vitales’, aucune nouveauté n’est décelable du côté de son phrasé. D’ailleurs, les deux fois que le rappeur s’écarte de sa cadence de prédilection, sa prononciation se fait légèrement moins aisée : soit trop calée sur le beat (‘Post scriptum’), soit trop poussée pour être sincère (‘Un bout de route’). Alors, Sako incapable d’aguicher l’auditeur par son simple timbre vocal ? En fait, la réponse est à la fois négative et accessoire. Négative, parce que Sako possède un charisme bien propre, une aura hypnotique, une capacité à rapper sans beat et une retenue touchante qui singularisent sa présence. Accessoire, parce que l’atout du groupe ne réside évidemment pas là, tant le couple flow-productions n’est ici qu’un support aux textes. La réputation de lyriciste hors-pair est peut-être celle qui a le plus été diffusée quant aux qualités du MC. Loin d’être un rappeur purement technique cherchant la rime pour la rime (« Écrire pour écrire écorche notre art« ), il s’appuie au contraire sur la forme pour étayer son fond. Mieux, il fond son style dans son message pour qu’ils ne fassent qu’un. L’écriture, complexe et fouillée, constituera probablement un handicap pour certains, mais il n’y attache aucune importance : « Si ce que tu dis est trop complexe, si ce n’est pas accessible à l’oreille d’entrée de jeu, on zappe le truc. Il y a une éducation à faire de ce côté là en France« . A l’auditeur donc de faire l’effort. En contrepartie, la récompense est à la hauteur du labeur exigé.

« Honorable, l’au-delà me nomme aux actes comme soldat, apôtre de son art, héritier de loi, d’un code moral propres au rap. Colossal, l’ordre que je reçois est, en somme, un pacte. Fortes de la rage d’une horde sauvage, je m’engage à ce que mes cordes vocales offrent aux masses opaques aux paroles d’nos raps leurs monaurales vérité, que nos phonogrammes, qui portent au large l’aura de nos phrases, ne soient pas l’otage d’un propos, comme à Jolo, rien que d’autres voix en cage« . Recelant de perles à chaque ligne, les textes de Sako attestent d’une richesse d’esprit et d’une maturité désarçonnantes. Les images éparses s’accumulent, s’emboîtent pour former l’immense mosaïque qu’est Mille et un fantômes. Et chaque morceau est entièrement imbriqué dans les autres : la cohérence est sans faille, sans pour autant qu’il soit possible d’en dégager un thème commun.

L’introspection est évidemment omniprésente, mais elle fait surtout office de toile de fond sur laquelle sont contées des histoires et des parcours : « Ca commence dans les années trente. L’Italie fasciste affiche ses litanies racistes. Qui n’est pas pour est contre. Soit on s’aligne, soit ils alignent. Des familles assistent à l’exil massif puis prises de panique s’avisent. Chacun quitte sa ville, jète les reliques de sa vie dans une trop petite valise. » Au fur et à mesure que les récits défilent, ce sont des valeurs morales couplées à des émotions qui assurent l’unité du style. Même si Sako n’est pas le plus âgé des rappeurs français, il est probablement le plus « adulte » et son discours s’en ressent. L’amertume est le maître mot de l’ensemble, tout en rejetant le misérabilisme qui l’accompagne trop souvent : « Entre idées reçues, idées préconçues, certains voient ce qui est, d’autres ne s’en tiennent qu’à ce qu’on bave, semblent fiers d’être esclaves. Loin de celle sombre mais calme, on s’égare dans cette misère qu’on étale. » L’espoir semble parfois impossible (‘Milles et un fantômes’, ‘Le dos courbé’), mais cela tient plus d’un fatalisme désabusé que d’un pessimisme larmoyant. L’amour paternel, marital et fraternel est évoqué comme un idéal magnifié (« Chaque soir, côte à côte, on devenait si lointain. L’avenir, un vestige. On se parlait de rien quand on se parlait, s’écoutant, on souriait pour se cacher qu’on n’écoutait rien.« ), le conservatisme et l’étroitesse d’esprit dévorant tout pour ne laisser « plus la solitude et même pas le luxe de boire« .

D’excellents motifs de réjouissance confirment donc le talent désespéré de Sako. Mais l’apparition de phases égotistes est par contre surprenante : la phrase « Faire de l’égotrip, même si le slips des gos se trempent, je peux pas » n’avait jusqu’alors jamais été infirmée. C’est désormais chose faite, et le résultat est détonnant. ‘Fonctions vitales’, avec Le A comme invité, en est la meilleure preuve, tout comme le deuxième couplet de ‘Consortium’ (il faut néanmoins ajouter que Masar et surtout Lyricist ne sont clairement pas à la hauteur).

Mais le plus surdoué des MC’s ne peut briller sans avoir à sa disposition un son de qualité. Et Hal relève le défi avec honneur. Glanant du côté du hip hop new-yorkais, ses influences sont à attribuer à la soul et au funk, mais elles ne sont que des bases de départ : un travail de superposition est minutieusement effectué, transformant des odes d’instruments à vent ou à cordes en choeurs lointains (‘Le dos courbé’, ‘D’un monde muet’). Dans l’ensemble assez minimalistes, ses productions s’accordent souvent des pauses, laissant place à de sobres scratchs ou à la voix de esseulée de Sako. Allant plus loin dans cette démarche, Hal s’autorise des courts instants instrumentaux, en début ou en fin de plages (‘Moments suspendus’, ‘Un de ces jours’), un peu à la manière de Mehdi sur l’album de Karlito. Il est d’ailleurs regrettable qu’il n’ait pas poursuivi cette voie, ces brèves absences de voix lui permettant de s’émanciper des contraintes imposées par celles-ci. Il parvient de toute manière à insuffler un brin de jovialité aux propos bien sombres de son complice duettiste, en insérant des touches étonnamment aiguës et sèches (‘Milles et un fantômes’, ‘L’encre de ma plume’), contrebalançant ainsi la mélancolie ambiante. Il est clair que l’originalité n’est pas de mise ici : MC et producteur ont fait le choix d’explorer toutes les variations d’une thématique commune.

Il faut toutefois ajouter que si la performance est quasiment sans faute des deux côtés, il existe quelques erreurs navrantes. En vrac, la prod et l’apparition catastrophique d’Akhenaton dans ‘Un bout de route’, les refrains dans ‘Moments suspendus’ et ‘Ma part de songes’, l’interlude supposée sensuelle à la fin de ce dernier, les featurings de Mic Forcing qui, au contraire des étonnants membres de Coloquinte, dévalorisent l’apport de Sako. Des petits détails qui sont rageants devant tant de réussite accumulée.

Placé sur un piédestal avant même d’être sorti, Mille et un fantômes était condamné à ne pas combler les espoirs de certains. Moins linéaire que prévu, il offre plages de bonheur épurées – ‘Le dos courbé’, ‘D’un monde muet’, le titre éponyme, ‘Références’ -, réjouissantes preuves d’évolution – ‘Si c’est le prix’, ‘Fonctions vitales’ – et surprenants moments quelconques – ‘Ma part de songes’, ‘Moments suspendus’, ‘Un bout de route’. En enlevant les derniers, on aurait obtenu un EP de rêve. Il faudra se contenter d’un album imparfait. Qui domine tout de même toutes les sorties de l’année 2001.

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