Chronique

Laylow
Trinity

2020

Une voiture roule dans la nuit. Le pied posé sur l’accélérateur et le regard dans le vide, un homme à l’air livide passe au vert alors qu’à sa fenêtre, la pluie floute les lumières de la ville à mesure que les kilomètres/heure montent sur le cadran. Plus la vitesse augmente, plus les sensations s’élèvent. Dans les rues de la ville, on ne cherche plus à combler ses vices : on désire plus que tout ressentir. Ressentir, peu importe les moyens, ou les risques. Quitte à enfreindre les lois d’un monde désenchanté où l’argent ronge les coeurs. Reprendre le contrôle de ses émotions pour mieux les appréhender. Et enfin se sentir vivre, aimer et souffrir, à la recherche de sensations qui jusque-là semblaient ne plus exister. Bienvenue dans le monde de Trinity.

Qu’est-ce qu’une émotion et comment la contrôler ? Cette question, le rappeur Laylow semble maintenant se la poser depuis de nombreuses années. Sans forcément le vouloir, ses trois derniers projets dessinaient même une trilogie dans laquelle la question du ressenti était au coeur de ses préoccupations. D’abord tourmenté par ses sentiments amoureux, le Toulousain déclarait sa flamme à celle qui l’ignorait (Digitalova, 2016) pour ensuite s’afficher le visage amoché par les souffrances sur .RAW (2018) avant de se présenter sur .RAW-Z la même année dans sa forme finale au coeur de l’hiver : celle d’un être mi-homme mi-cyborg, aussi obsédé par l’argent et les psychotiques (“I don’t : need u / know”) qu’il semblait écoeuré par les relations humaines (“Bruit de couloir”). Prêt à tout pour fuir l’horreur du monde, Laylow a alors eu une idée. Un projet un peu fou, qui le représente pourtant parfaitement depuis des années maintenant : transformer son premier album en une œuvre cinématographique totale. Un film audio pour explorer définitivement ses angoisses et ses peines dans un monde sorti de sa propre imagination. Celui de Trinity, sa ville, sa technologie, ses vices et ses injustices.

« Une œuvre cinématographique totale, un film audio pour explorer définitivement ses angoisses et ses peines »

Pour introduire son histoire, Laylow a alors dévoilé « MEGATRON ». Un titre aux rythmiques martiales – volontairement inspirées de Yeezus – dont la phrase introductive révèle la teneur du projet : “Les yeux de ces gens n’ont jamais vu le soleil de près, je le vois. Leur montrer le chemin, d’rallumer la flamme qui s’éteint, je me dois” accompagné d’un clip aux airs de mini court-métrage dans lequel le rappeur se présentait en tant qu’ennemi public numéro 1 d’un État autoritaire, pourchassé par un tribunal international pour avoir donné naissance depuis son atelier lugubre à un projet aussi utopique qu’inquiétant : Trinity. Un logiciel de “stimulation émotionnelle” capable de redonner aux habitants de la ville (et du monde ?) la possibilité de ressentir différentes émotions. Muni d’une carte d’activation (visible dans les premières secondes du clip de « MEGATRON ») et d’un code à trois chiffres, son utilisateur peut alors sélectionner différentes sensations à enclencher au plus profond de son âme, comme le suggère les 30 secondes de “Menu principal” (“mélancolie, tristesse, adrénaline, violence. Choix confirmé.”) Au travers de ses 15 titres et ses 7 interludes audio, l’album raconte alors les expérimentations de Laylow avec son logiciel, entre bonheur et haine, réconfort et dégoût, peine et amour.

Tout au long des différents modes qu’il active, Laylow semble ainsi naviguer dans les ramifications de son cerveau pour livrer un panorama de ses propres facettes sonores déjà entrevues sur ses EPs. Un rap froid, métallique et électronique, influencé par le psychédélisme d’un Travis Scott, les lignes de guitares tristes de Gunna ou les textures froides et électroniques d’un Lunice ou Brodinski, qui offrent à Laylow le moyen de se montrer sous toutes ses facettes émotionnelles. Dans ces montagnes russes musicales – pilotées par le producteur Dioscures sur l’ensemble du disque –  celui qui s’excusait par le passé pour ses maladresses semble alors tenter de retrouver peu à peu son humanité à travers la technologie. Être arrogant et insensible en début d’album (“HILLZ”), Laylow découvre avec Trinity des sensations qu’il avait jusque-là oubliées : la passion sur “PLUG”, la violence et la colère sur “PIRANHA BABY” et “AKANIZER” (au point de littéralement prendre feu en fin de morceau avant de se jeter à l’eau sur “Il était une fois sous l’eau”) et la tristesse en fin de disque. À travers la figure du logiciel, l’utilisateur redécouvre ce qu’il ressentait auparavant. Avec les risques que cela peut aussi comporter : celui de la vulnérabilité et – évidemment – du sentiment amoureux.

« Aveuglé par les mirages de la technologie »

Plus qu’un logiciel, Trinity prend les traits d’une femme. Celle qu’il rencontre après une soirée de débauche (“PLUG” avec Jok’air) et qui fait monter en lui la passion par paliers successifs en début d’album (“Taux de compatibilité critique”), suivi de la naissance de sentiments entre homme et machine (“Je me suis attachée à toi”) avant de le replonger dans les tourments de sa solitude (“LOGICIEL TRISTE”). Une création numérique à l’aura captivante uniquement implantée dans l’esprit de Laylow, qui va autant le perturber qu’elle peut apparaître et disparaître au gré des différents glitchs que le visuel de “TRINITYVILLE” suggère discrètement : sur plusieurs plans du clip réalisé par le collectif TBMA, celle qui accompagne le rappeur au bar, à l’arrière de sa moto ou sur la banquette arrière d’une voiture, apparaît et disparaît en un claquement de doigt. Trinity semble réelle mais elle ne l’est pas. Elle redonne vie à Laylow à travers de nouvelles émotions mais va aussi le conduire à sa perte : celle d’un amour impossible, aveuglé par les mirages de la technologie, qui semble pourtant prégnant aux yeux de son utilisateur. Comme une drogue, celle qui s’implante dans l’esprit de Laylow modifie sa réalité. Et lui fait oublier le vrai monde, celui qu’il n’ose plus regarder à la fenêtre de sa voiture de sport dans les rues de la ville.

“T’sais quoi ? Déconnecte moi”. Excédé par les mirages numériques de son propre logiciel, Laylow tente de remettre les pieds dans la réalité en fin d’album sur “…DE BATARD”. Après avoir recroisé un SDF qu’il avait auparavant snobbé en début d’album dans une première interlude de quelques secondes (“Mieux vaut pas regarder, Pt. 1”) Laylow prend le temps de discuter avec l’homme, son cerveau déconnecté de Trinity, pour connaître sa réalité. Point culminant de l’album, le morceau prend la forme d’un storytelling dans lequel l’opulence et les charmes menaçants du monde dépeint jusqu’ici disparaissent avec une violence froide : chômage, misère, instabilité financière et trajectoires brisées se succèdent au travers de quatre personnages différents, dont trois de la même famille sont successivement interprétés par Laylow lui-même. Sur une production lente et menaçante signée Jay Anderson, le rappeur toulousain utilise son écriture de la même manière qu’une caméra passerait d’un personnage à l’autre via un brusque travelling, pour donner une sensation anxiogène à l’auditeur. Wit., dans le rôle d’un huissier de justice lugubre, arrive alors pour donner, dans ce qui est sans doute le meilleur featuring de l’album, le coup de grâce sur ces derniers mots : “Putain, quelle vie de batard”.

« Rattrapé par ses propres sens »

Fuir et ne pas affronter la réalité en face. C’est ce que fait finalement Laylow tout au long de Trinity. Pour finalement être rattrapé par ses propres sens. En tentant de se reconnecter à son logiciel sans succès (“Tentative de reconnexion”, outro de “NAKRé”) Laylow doit faire face à une vérité : on ne surmonte pas une souffrance en l’évitant. Qu’elle concerne l’amour perdu de Trinity ou la violence du monde extérieur, toute peine nécessite d’être vécue pour être mieux appréhendée. C’est en ce sens que l’album se termine sur une note particulièrement mélancolique : là où la rage d’une trap froide et électronique caractérisait les premiers instants de l’album, la narration de Trinity fait progressivement glisser son protagoniste vers une mélancolie sincère. Le coeur en miettes, les émotions intactes, on y découvre alors un Laylow introverti, envahi de remords et d’émotions, la voix trafiquée tant il semble noyé dans ses pensées (“MILLION FLOWERZ”) suivie de “Manuel d’utilisation” et de son dialogue révélateur :

– « Tout ce qu’on a vécu c’était réel au moins ?

– Les concepts de réalité et de virtualité sont très flous pour moi. Je suis désolée.

– Mais t’es quoi en fait ? T’es qui ?

– Je suis Trinity. Logiciel de stimulation d’émotions. »

Une voiture roule dans la nuit. Dans sa Ferrari 458, un homme fuit, le pied enfoncé sur l’accélérateur, son téléphone éteint et les yeux vides rivés vers l’horizon. À mesure que les kilomètres défilent, les lumières vertes des buildings de la ville rétrécissent dans le reflet de son rétroviseur. Comme si l’obscurité envahissait ses pensées en même temps que son véhicule lancé à toute vitesse s’éloignait de la ville. Plus la vitesse augmente, plus les sensations diminuent. Après avoir tant cherché à ressentir, Laylow a finalement trouvé ce qu’il désirait. De la passion, de la peine, des remords et, les mains cramponnées sur son volant, une émotion encore plus forte que toutes les autres : de la douleur. Celle-là même qui, dans le noir et la pénombre, le fait se sentir humain cette nuit-là. Trinity vient de s’éteindre. La flamme de Laylow vient de se raviver.

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2 commentaires

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  • Julien,

    Très intéressant
    Peut être intéressant de mentionner lorsque l’on parle du titre « de batard » que mr Anderson (a la prod) est en fait laylow lui même.

  • Swoop,

    Super chronique merci pour ton interprétation et ce gros travail de narration! J’ajoute une précision intéressante, le producteur Jay Anderson ou Mr Anderson, crédité à la production de 5 morceaux dans l’album est en fait un allias peu connu de Laylow lui même (selon Rap Genius).