Chronique

Octobre Rouge
Là où ça fait mal

Atoll Music - 2004

« Que de la haine, envers ceux qui sortent identiques d’une chaîne, de montage, j’supporte pas le domptage, les mises en rang, les gardes à vous, les lieutenants, les garde-fous… » Octobre Rouge ne dément pas les prétentions affichées dans ‘Uniformatage’. Pour quelqu’un qui suit de loin l’actualité du rap français, Là où ça fait mal sort du lot et fonctionne comme une très bonne surprise. D’une part, l’album fait preuve d’une grande variété sur tous les plans : thèmes, écriture, flows, sons. De l’autre, il est carré dans sa construction : on sent le boulot fignolé dans tous ses aspects. Le meilleur exemple en est la pochette, une œuvre bluffante du rappeur Logan. Il a restitué une portion du quartier Château Rouge en pâte à modeler, avec un sens du détail qui se retrouve tout au long de l’album. Le DVD qui l’accompagne — assez bien foutu — témoigne en outre d’un certain sens du visuel. Les clips s’améliorent au fur et à mesure de l’évolution du groupe, jusqu’à celui, très réussi, de ‘Nuits blanches’.

Depuis un petit changement de casting dû au départ de DJ Shino, Octobre Rouge est aujourd’hui composé des rappeurs Logan et Grain d’Caf, du rappeur/producteur Voodoo, et de DJ Manifest. Ces deux derniers composent l’essentiel des productions, avec l’ajout de quelques collaborations extérieures. Avec Là où ça fait mal, le groupe confirme une originalité dont il témoigne depuis ses premiers maxis sous le label Colekt’Or. Le fameux ‘Week-end à Meda’, qui les a rendu célèbres, était une carte de visite à double face. A la fois représentative et partielle, elle ne donnait qu’un aperçu du style du groupe. Sur le premier album 24 sur 7, la mélancolie d’un morceau comme ‘L’indifférence’ illustrait déjà la capacité du groupe à traiter de thématiques traditionnelles en y apportant une touche distinctive. Ou comment rester typique tout en faisant un pas de côté.

Aux premières écoutes, quelques morceaux saillants accrochent d’abord l’oreille. Avec sa basse glissée et son texte désabusé, ‘Les potes’ s’impose avec justesse. Juste derrière, dans un style complètement différent bien que Voodoo soit toujours à la production, ‘En V.O. 2’ et son refrain entêtant dégage une patate imparable. Logan, Grain d’Caf et lui se baladent sur le beat avec le même fil rouge : construire son couplet en y plaçant le maximum de sigles — démontrant au passage leur habileté au micro. Citons aussi l’excellent ‘Nuits blanches’, dont l’ambiance urbaine colle parfaitement au thème du Paris nocturne.

La multiplicité des thèmes abordés se double d’un effort constant pour trouver des prises de vues et des atmosphères décalées et originales. Ainsi l’angoissant ‘Ni psy ni clinique’ : flow haché et violon torturé, ou le faussement joyeux ’50cm’ sur l’enfance maltraitée. Même sur l’exercice hyper classique de l’ego-trip, le groupe innove : il y mêle un esprit battle festif sur ‘Open-mic’, tandis que sur un solo Logan se met dans la peau d’un chat (‘Ma2 bab2’). Au milieu du LP, comme pour prendre l’air, les percus prennent le relais des basses pour diffuser un peu d’ambiance guinéenne. En fin de compte, si un ou deux titres sont moins convaincants, Là où ça fait mal délivre une palette d’ambiances toujours renouvelées. Quelques inserts, parfois planqués et souvent drôles, assurent le lien entre différents titres.

Car Là où ça fait mal est également un album ludique et plein d’auto-dérision. ‘Le ien’, hilarant, est une franche réussite. Sur une production sautillante à la limite de la fête foraine, Logan, Grain d’Caf et Voodoo lâchent un texte déconnant qui raconte l’empressement des clients — connus ou pas… — prêts à tout pour repartir les poches pleines de weed. Sur des sujets plus politiques, comme le ‘Diagnostic’ de Marianne, les lyrics sont moins bolchevik que le nom du groupe pourrait le faire croire… Mais en échange, on hérite d’un texte malin, qui évite la morale de bas-étage. Et pour les amateurs de punchlines, il y aurait sans doute de quoi doubler la rubrique de l’Abcdr : « J’croyais que pour vivre, j’avais besoin d’amour et d’H2O, en vérité faut des Durex NF et un Mac Do« . Exigeants, les textes recèlent de phases bien senties et évitent la plupart du temps le syndrome des rimes forcées et des assonances lourdingues.

Les styles croisés de Grain de Caf et Logan (de même que Voodoo, qui les épaule sur plusieurs titres) sont pleinement probants. L’agilité des deux rappeurs est complémentaire, et tout se passe comme s’ils tiraient leur épingle du jeu chacun à tour de rôle, sur des productions inégales mais souvent chiadées et imaginatives. Pour faire la fine bouche, on regrette parfois un abus de la batterie à contretemps, et la disparition des refrains scratchés… Mais dans l’ensemble, l’alliance entre les textes et les sons s’opère sans fausse note. Là où ça fait mal n’est ni chiant, ni redondant ; il sent la maîtrise et la cohérence. Ça faisait un bail que le rap français n’avait pas eu un tel droit de cité dans mes oreilles.

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