Chronique

Skech185 & Jeff Markey
He Left Nothing For The Swim Back

Backwoodz Studioz - 2023

Ce troisième album de Skech185, probablement le plus réussi à ce jour, est aussi une porte ouverte sur des souvenirs détaillés de Chicago, sa ville natale.

« You want to know how I did it? This is how I did it, Anton: I never saved anything for the swim back », dit Vincent (personnage joué par Ethan Hawke) à son frère lors d’un jeu de compétition dans l’océan, à la fin de Bienvenue à Gattaca. Sorti en 1997, le film d’Andrew Niccol est une dystopie rétro-futuriste prenant place dans une société de discrimination eugéniste. Vincent Freeman, considéré comme vulnérable et limité, destiné à des emplois de basse besogne par son code génétique, a néanmoins toujours rêvé de voyager dans l’espace. Grâce à un échange d’identité avec un ancien champion de natation désormais handicapé moteur, il va pouvoir se glisser parmi les employés du pôle Gattaca, dans le but ultime de participer à une mission spatiale.

Reprenant cet extrait en paraphrase pour le titre de son nouvel album, Skech185, semble dire que les chances de gagner sont plus fortes quand on met tout ce qu’on a. On pourrait mettre cela en parallèle avec cette partie du « DNA » de Kendrick Lamar, « And excellent mean the extra work ». La filiation se trouve dans la métaphore de la génétique comme détermination sociale, mais aussi dans l’émancipation, et le souhait de se dépasser. Néanmoins, pas de Grammy ni de sol marbré pour Skech, mais seule une poésie féroce et complexe, au moins tout autant que celle du rappeur de Compton, si ce n’est plus.

Le style de ce MC originaire de Chicago, aujourd’hui installé à New York, est à la fois protéiforme et foncièrement viscérale, son timbre de voix rocailleux qui pourrait faire penser à celui d’un bluesman n’est pas non plus éloigné de Vast Aire de Cannibal Ox, et son flow charrie parfois celui de E-40. Bien que l’influence du premier soit plus évidente : Skech s’inscrit dans la continuité d’un certain rap indépendant, celui du début des années 2000, de labels comme Galapagos4 (dont le rappeur fut proche) ou Def Jux (lancé et mené par El-P, et maison du premier album de Cannibal Ox). Toujours dans la paraphrase, le rappeur va emprunter à Benny The Butcher son « I was born in ’84, but I’m like ’97 Hov», et remplace cette comparaison à Jay-Z, par Bigg Jus, membre de Company Flow, aux côtés d’El-P.

Le travail du beatmaker Jeff Markey, qui a déjà collaboré avec le label Backwoodz Studioz et notamment son fondateur, le rappeur Billy Woods (ami de Vordul Mega, Cannibal Ox encore), accompagne aussi ce lien avec ce rap indépendant de la fin du vingtième siècle, et ce style de productions largement façonnées par El-P : des grooves resserrés et des atmosphères inquiétantes, parfois étouffantes, comme des impasses dans un été new-yorkais ou chicagoan. Mais ce n’est pas le seul satellite qui tourne autour de l’album. Car les saturations et samples découpés de manière agressive alternent avec des musiques plus chaudes et nébuleuses, qui feraient presque penser à du DJ Muggs dans ses humeurs les plus enfumées.

Autant de décors sonores pour déployer les talents de Willie McIntyre Jr. (de son vrai nom), dont les observations et récits, parfois cryptés, délivrent des sarcasmes redoutables, comme sur ce passage du titre éponyme en référence à une pub de 2017, mettant en scène, la mannequin Kendall Jenner : « Not enough white girls with Pepsi cans to shield a whole movement », au sujet de Black Lives Matter. Plus virulent, dans le même morceau, Skech affirme et répète « My safe space has a gun in it ». L’air de dire : sous cet humour acide, il y a de la peur liée à une réalité ultra-hostile, et je ne vais pas vous l’épargner.

« Sous cet humour acide, il y a de la peur liée à une réalité ultra-hostile. »

Ce troisième album de Skech185, probablement le plus réussi à ce jour, est aussi une porte ouverte sur des souvenirs détaillés de sa ville natale de l’Illinois, à travers le titre « East Side Summer ». L’occasion d’inviter les acolytes de son groupe Tomorrow Kings, comme le très bon Collasol Structure. De quoi amener des nuances de voix bienvenues, et des punchlines puissantes sur la violence de Chicago : « this what happens in this city when it gets hot, you can hear the kids drop ».

Plus loin, au cours de « Nights and Weekends », l’artiste se tourne vers son présent. Également barman dans le Queens, il décortique avec finesse son quotidien et brille dans les combinaisons de rimes : « I pay my day with other people lives, too many nights and weekends I rehearse eye contact with other people wives ».

« Western Automatic pt.2 », dont l’esthétique puise dans la musique de Brian Eno comme dans la trip-hop, referme l’album avec justesse. Se dessine ici poids du passé conjugué au présent, à travers une formule ingénieuse : « this is the anxiety of yesternow ». Et un pragmatisme à toute épreuve, exprimé à nouveau par la répétition (l’album flirt avec le spoken-word), pour souligner le propos :

« Those dreams don’t build themselves, who leads the army? Back to work
She walks out of his life, he straightens up, back to work
He’s only good at fucking, fucking up, and making art about it, he’s back, it worked! »

Ce « making art about it », revient plus ou moins à l’idée de départ : transformer les difficultés en une forme d’atout. Face aux doutes, à l’adversité, qu’ils soient collectifs, intimes ou les deux à la fois, dans les coups de rétroviseur, et l’urgence du moment, il va falloir rester lucide, continuer à (sur)vivre. C’est ce qui apparaît comme le fil rouge, sinon un des grands axes, d’un ensemble à la fois radical et nuancé, pas vraiment facile d’accès, mais dont la force d’écriture et d’interprétation ne trouveront pas ou peu de faux-semblants.

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