Chronique

Suprême NTM
Authentik

Epik - 1991

C’est le plus cheap, le plus crade, le plus bricolé, le plus débridé, le plus sauvage, le plus artisanal. Le premier, le brouillon. Le meilleur ? On connaît le paradoxe. Après coup, Kool Shen et Joey Starr se sont régulièrement désolés en interview du manque de goût de certains auditeurs, fans de la première heure, pour lesquels Authentik restait indépassable, alors qu’eux n’y voyaient plus qu’amateurisme à tous les niveaux, des placements de voix (parfois approximatifs) aux arrangements (parfois bancals). Indéniablement, le groupe – ou ce qu’il en restait, les pochettes des albums se dépeuplant au fur et à mesure – a fait « mieux » depuis, moins chargé, plus carré. Pourquoi alors cet entêtement à placer ce coup d’essai, malgré ses défauts, sur un piédestal ? Un entêtement à la limite du compréhensible pour celles et ceux qui l’ont découvert sur le tard, à partir des albums ultérieurs : pas facile de remonter le temps et de coller à l’engouement des aînés pour un disque qui, par comparaison avec les suivants et malgré son charme, sonnait un peu trop poussiéreux après dix, quinze, et maintenant vingt ans.

Le mystère est facile à percer. L’écoute d’un tel album est indissociable des souvenirs qui vont avec. Et ceux-ci sont suffisamment forts pour qu’il soit possible de faire abstraction d’une évolution de carrière, disons, pas toujours rutilante, surtout dans les années 2000. Ce n’est pas tellement une affaire de nostalgie (bon, un peu quand même, allez), plutôt une question de contexte. Authentik signifie grosso modo, pour une génération, la découverte du rap (français). Chacun se souvient par quel album il/elle a découvert le rap et lui attache une affection particulière. C’est pas rien, de découvrir un univers musical, c’est marquant. Or, avec Authentik, ce sentiment était porté à une puissance supérieure, celle de l’inédit : à l’époque, le rap, dans l’espace public, dans les médias, ça existe tout juste, et plutôt très tard le soir ou très tôt le matin. C’est minoritaire, confiné, et en plus folklorisé ; ce n’est pas invisible, mais il y a un certain nombre de barrière à l’entrée. Bref, ce n’est pas encore la nouvelle variété que, deux décennies plus tard, les supermarchés peuvent se permettre de balancer dans leurs enceintes sans craindre de voir fuir une clientèle qui ne se doute pas toujours qu’elle infuse du rap. Il n’y a pas encore de starification ni de marché, ou à peine. Le rap s’écoute sur des K7, plusieurs fois par jour. Et on n’en a pas cinquante, des K7, alors les rares qu’on a, on les saigne à blanc. L’idée qu’il puisse exister quelque chose comme l’internet est du domaine de la science-fiction, et encore, de la science-fiction inspirée. Quant aux NTM, ils sont encore peu connus du grand public (même s’ils vendent assez rapidement pas mal de disques) et précédés par tout un tas de rumeurs plus ou moins plausibles.

C’est dans ces conditions – sans parler du contexte sociopolitique de l’époque – que déboule Authentik. C’est un disque qui, comme d’ailleurs De la planète Mars sorti quelques mois plus tôt, ne ressemble à rien d’autre (ce qui d’une certaine manière est toujours vrai aujourd’hui). « Tous ceux qui ont eu une révélation mystique en découvrant ce disque en 1991 l’ont porté au pinacle, et on peut facilement les comprendre. Écouter ce qui se faisait en France au moment de la sortie d’Authentik est un bon moyen d’expliquer pourquoi, malgré ses carences, il garde une place spéciale dans le cœur des fans hardcore du posse Nique Ta Mère« , Olivier Cachin dixit, dans un numéro spécial des Inrocks intéressant mais trop hagiographique pour être honnête. Les « intros », les interludes, les morceaux de dédicace (ici sur une boucle irrésistible de Bennie Maupin), tout ça est encore nouveau. Idem pour l’esthétique visuelle : dans deux genres très différents, les clips de « Le monde de demain/Le pouvoir » puis celui de « Soul Soul » sont alors des ovnis pour la rétine. On voit au passage, à travers eux, que le rap appelle encore automatiquement le graff, la danse, les platines. C’est tout ça et plus encore (comprendre ce qu’est le sampling, par exemple, et commencer à se faire une éducation musicale à travers lui), Authentik, avec sa pochette sublimée par le logo, sur laquelle, ironie du sort, DJ S figure au premier plan tandis que Joey Starr apparaît plutôt en retrait, dans l’ombre.

Sans faire de provocation, le disque n’a pas si mal vieilli que ça, loin de là. Il a pris de la patine mais a toujours une sacrée gueule, avec justement le charme des choses datées, comme on n’en fait plus, loin des canons de la variété de l’époque (et d’un morceau comme « La fièvre », quelques années plus tard) : des BPM très élevés, des breakbeats nerveux, des scratches abrasifs pleinement intégrés à la texture sonore, des samples jazz, soul et funk à la pelle puisant aux meilleures sources (non seulement Marvin Gaye, avec cette boucle imparable quoique déjà utilisée par IAM sur Concept, mais aussi Funkadelic, Wilson Pickett, Herbie Hancock, The Impressions, Sly & the Family Stone… entre autres), sans compter des interruptions sauvages, comme la prise d’otage radiophonique qui ouvre un « freestyle » posé en plein milieu et mieux encore Joey qui, au début du « Pouvoir » et contrairement à la version du maxi, congédie brutalement le sample de la série « Les rues de San Francisco » qui ouvre le morceau (« Vas-y mais jette là directement, putain ! »). En somme, peu importe les maladresses : la hargne consciente qui se dégage de ce coup d’essai, et plus largement la complémentarité évidente et éclatante du duo, l’emportent haut la main.

Kool Shen et Joey Starr signaient au passage quelques uns de leurs meilleurs couplets. La qualité de l’écriture démentait les signes extérieurs superficiels, de la « vulgarité » du nom du groupe à l’orthographe martyrisée du titre de l’album. Critique de la cupidité (« L’argent pourrit les gens »), des médias (« Authentik », « De personne je ne serai la cible »), des gouvernants (« Le pouvoir »), de la domination et des injustices (« Le monde de demain »), du racisme et de l’américanisme (« Blanc et noir »), du militarisme (« Quelle gratitude ? ») : si certains textes ne font pas dans la dentelle (« C’est clair », que beaucoup ont dû écouter en cachette), le plus souvent ils sont en fait élaborés, sophistiqués, surécrits même par moments, avec des tournures alambiquées et un vocabulaire volontiers soutenu. Hardcore et politisé, le LP est néanmoins équilibré par des morceaux plus cool : « Danse » passe (très) moyennement bien le cap des années, mais « Soul Soul », funky à souhait, s’écoute avec un plaisir absolument intact.

Une partie des conditions assez rocambolesques d’élaboration et d’enregistrement de l’album a déjà été dévoilée, notamment l’intervention de Fred Versailles, mandaté par la maison de disques pour canaliser une construction sonore désordonnée (le mixage de Reptile a aussi sa part dans cette domestication). Il reste cependant quelques zones d’ombre. On se demande bien, par exemple, qui a bien pu avoir l’idée d’aller chercher l’extrait du discours de Malraux en hommage à Jean Moulin qui illustre « Le pouvoir », ou pourquoi les derniers couplets (l’un de Kool Shen, l’autre de Joey Starr) des versions de « Authentik » et du « Monde de demain » qui figuraient sur le maxi sorti précédemment ont ici été coupés. Peu importe. Une chose est sûre : le groupe met alors à peu près tout le monde d’accord, sur scène si ce n’est sur vinyle, comme en témoigne le concert grandiose du Zénith en 1992 : sur ce terrain au moins, personne n’a fait mieux.

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