
Jul au Stade de France : trop sincère, et quand même numéro 1
Le 26 avril dernier, un Marseillais rassemblait plus de 97 000 spectateurs dans l’immense infrastructure dionysienne. Un public hétérogène réuni par une caractéristique commune : tous sont de la team Jul.
On l’aura compris : l’ovni a battu des records. Le traitement médiatique dithyrambique des derniers jours le confirme. Du Figaro à Télérama en passant par les Inrocks, ça y est, Jul est définitivement couronné par la même presse qui n’y comprenait pas grande chose il n’y a pas si longtemps. En cause, un phénomène très caractéristique du rap en France : ce dernier se légitime d’abord par le marché, par un engouement juvénile et populaire contre lequel tout le snobisme du monde ne peut rien faire. Et probablement qu’il y a, dans ce couronnement soudain et exagéré, un mépris miroir de ce dernier, un mépris populiste, consistant à faire de leur nounours en survêt D’or et Platine le dernier gadget de la panoplie du bourgeois éclectique-éclairé. Mais ce phénomène est loin d’être le plus important de ce qui s’est joué, samedi dernier, au cœur du stade où trône le maillot 1998 d’un autre marseillais iconique, Zinédine Zidane. Donc rien ne pourra gâcher la fête ! « Il arrive que la rue se trompe, que parfois elle fasse preuve de mauvais goût. Mais elle ne ment jamais », disait Texaco dans nos colonnes. Jul se trompe, a parfois mauvais goût, mais ce show l’a confirmé : il ne ment jamais. Trop sincère, et quand même numéro 1, Jul a joyeusement vengé le Rat Luciano. Alors, les membres de la rédaction qui ont eu la chance d’assister à cette messe de tous les records ont tenu à en discuter ensemble, et revenir sur les symboles, les points forts et ceux moins forts de ces deux heures et demi de fête nationale. – Manue

Photographies : Loubet
Manue : Déjà, j’ai trouvé que c’était vraiment un couronnement de carrière, différemment du concert au Vélodrome. C’est même un truc qu’on peut regretter (et qui fait que je garde une affection particulière pour le 4 juin 2022) : le Vel, c’était une célébration de Jul et Marseille. Là, c’est vraiment de Jul en tant qu’icone nationale. Zéro feat marseillais, zéro mention de Bande organisée, c’était vraiment pour dire : c’est ma carrière nationale que l’on célèbre. Je ne sais pas si vous êtes d’accord sur cette idée de concert-couronnement ?
Juliette : Le Vélodrome était déjà une forme de couronnement mais il a effectivement défendu un statut différent et bien plus large au Stade de France. On sentait d’ailleurs dans la manière dont il en parlait sur scène que cette date était particulière pour lui. J’ai eu la sensation qu’il en était presque nerveux à des moments, préoccupé par les retours du public en temps réel. Et en parlant de public, j’en ai rarement vu d’aussi hétérogène. Chaque personne, chaque groupe était touché par des morceaux différents, des parties différentes. Pour ma part, je regrette l’absence de certains classiques comme « Parfum quartier » ou « Tu la love », mais ça doit être mission impossible de composer une setlist parfaite dans une telle discographie.
Inès : Je rejoins Juliette, mais quoi qu’il arrive, ça aurait été un concert de « frustration » au vu de sa discographie. Et je suis complètement d’accord avec cette idée de couronnement : j’ai eu l’impression que c’était vraiment une manière de raconter un peu toute l’histoire Jul, de célébrer ce qu’il a apporté au rap et ce que le rap lui a apporté.
Manue : C’est une belle formule ça ! Tu peux développer ?
Inès : J’ai retrouvé dans le concert une espèce de déclaration d’amour au rap de la part de Jul. Il aurait pu performer avec une setlist qui reprend tous les sons qui fonctionnent le plus et sélectionner les points culminants de sa carrière mais j’ai juste l’impression qu’il s’est tarpin amusé pendant cette célébration, autant dans le choix des titres à jouer, la scénographie, l’interprétation live qu’il en a faite et ses invités. En commençant avec « Capata » et les drapeaux corses c’est une grosse symbolique d’entrée pour affirmer : « je viens du rap et on va le faire briller ». Le freestyle appuie totalement cet amour du rap qui montre « je sais d’où je viens ». Sa manière de découper en freestyle, c’est aussi ce qui a permis d’en faire un artiste hors pair. Le set-up type « Skyrock » n’était pas là juste pour décorer mais pour performer pendant plus de dix minutes en plein cœur de cette salle immense, c’est fort de sens. Et alors d’inviter Mister You, selon moi MVP de ce concert, dire que c’est l’un des premiers qui l’a accepté en featuring et lui laisser l’espace de rayonner alors qu’il aurait pu prendre tout ce temps pour sa carrière et sa discographie j’ai trouvé ça vraiment touchant. J’en remets une couche mais inviter PLK et faire le choix de pousser « Postiché » plutôt que « Faut pas » – j’étais en transe, vous vous doutez bien – j’ai trouvé ça important. Ils se sont fait kiffer dans du pur kickage, ce par quoi ils ont commencé et qu’ils maîtrisent très bien. Tout ça rassemble succinctement ce que le rap a apporté à Jul.
« Sa manière de faire fonctionner le collectif tout en faisant rayonner les artistes dans leur individualité est l’une de ses plus grandes forces. »
Inès
Juliette : Donc il célèbre le rap, et pourquoi tu as ressenti que ça mettait en valeur ce que Jul lui a apporté ?
Inès : Rassembler autant de monde autour d’un artiste, c’est une preuve de sa pierre à l’édifice dans l’histoire du rap. Et celle de Jul est tout sauf volée. Il a créé tout un écosystème dans le rap selon moi et a apporté une légèreté très importante, pas uniquement avec des morceaux dansants ou mélodieux, mais par sa manière de dédramatiser et de se faire plaisir. Il se prend au sérieux et ce qu’il produit est sérieux dans sa forme finale mais je trouve que la place de l’amusement s’est ressentie particulièrement au Stade de France : il souriait, il prenait le temps de contempler, de discuter, de faire exister les instruments, les prods, et ça se voyait qu’il aimait de dingue rapper. Ça transpirait la simplicité et l’authenticité qu’il a depuis toutes ces années. Sa manière de faire fonctionner le collectif tout en faisant rayonner les artistes dans leur individualité est l’une de ses plus grandes forces. La partie avec Naza, où à la fin du son, ils prennent le temps de faire des vocalises comme s’ils étaient seuls au monde, ça illustre complètement sa façon de faire de la musique. Ce que Jul a apporté au rap, c’est de la bonté pure et dure.
Juliette : Pour revenir sur la session freestyle, je dirais qu’elle a duré plus vingt que dix minutes. Elle aurait peut-être gagné en puissance si elle avait été un peu plus courte. Quand on est une machine à hits comme Jul, ça doit être chaud de ne pas tomber dans un truc très « pop star ». On a vraiment assisté à un concert de rap, qui rend hommage au rap et à tout ce qu’il implique. Et je suis tellement d’accord avec ce que tu dis sur le passage de Naza ! Ils étaient tellement dans leur bulle, j’ai trop kiffé.
Manue : Il y en a pas mal qui ont dit que c’était un moment de coupure du rythme, notamment parce qu’en essayant de créer l’ambiance freestyle Skyrock dans un stade, on n’entendait plus rien du tout.
Juliette : Je trouve qu’on entendait relativement bien mais effectivement, le vrai problème, c’était la longueur. Je capte ce qu’il a essayé de faire et je trouve ça trop cool, mais le public n’a pas forcément été au rendez-vous et c’est difficile de leur en vouloir dans le sens où c’est ambitieux de vouloir recréer une ambiance freestyle Skyrock dans un Stade de France avec des dizaines de milliers de personnes. Ça a quand même été un de mes moments préférés du concert. Lui-même a senti cette coupure de toute façon : après la session freestyle, il a senti que l’ambiance était redescendue et a dit quelque chose du style « on tente des trucs ». Quoi qu’il en soit, je préfère une tentative comme celle-ci, lourde de sens même si elle est plus ou moins efficace, qu’un concert linéaire. Et vous ?
Inès : Oui, le freestyle a fait un peu « redescendre » le rythme général, quoique personnellement ça m’a boostée. Et je ne pense pas être la seule, parce que la performance était vraiment forte, tout autant que la symbolique.
Manue : Pareil, j’ai adoré l’idée, un peu moins la réalisation. Notamment parce qu’on entendait peu distinctement les freestyles. Mais je suis d’accord avec vous sur la force symbolique de cette pause, c’est autre chose que de mettre un court-métrage pour se changer ou je ne sais pas quoi. D’ailleurs, niveau tenues, j’ai kiffé le côté cinquante nuances d’ensembles de survêt D’or et De Platine [rires]. Et côté invités, j’ai aussi trouvé que le plus touchant, c’était Mister You, introduit comme « le premier parisien à avoir accepté de faire un feat avec moi ». On se rappelle, dans un contexte où même le rap français était sceptique sur Jul. Et le plus surprenant, Poupie !
Juliette : Pourquoi surprenant ?
Manue : Je ne m’y attendais pas du tout ! Je pensais, pour un Stade de France, qu’il allait inviter des stars franciliennes : Ninho, Tiakola et compagnie. Bon, il a fait PLK et je m’y attendais, quelqu’un qui a aussi des origines corses d’ailleurs. Mais il choisit Poupie, c’était vraiment cool.
Juliette : Et c’est par ailleurs un de ses meilleurs feats à mon sens. Le morceau est incroyable, j’étais trop heureuse qu’il le fasse.
« C’est un peu la culture hip-hop, mais à la sauce marseillaise du 21e siècle : des cascades en deux roues plutôt que des graffeurs, des joueurs de foot qui se la pètent avec des jongles techniques à la place du beatbox. »
Manue
Manue : C’est toute une facette de sa musique en plus. « Quelle vie je mène, le bonheur, les problèmes », les mélodies simples, son côté chanson française douce-amère. Même si je suis d’accord avec le fait que justement, ce qui est fort, c’est qu’il n’a pas joué cette carte-là, il s’est vraiment célébré en tant que rappeur avant tout. Et sur le côté célébration, j’ai trouvé le traitement médiatique hallucinant ces derniers jours, quand on le compare à celui d’il y a quelques années. Là, tout le monde lui mange le poiro…
Juliette : Je suis tout à fait d’accord. Jul a fait et fait encore les frais d’un tel mépris de classe que je suis toujours estomaquée de voir à quel point il se gentrifie en parallèle – et les médias sont les premiers à profiter de cette évolution.
Manue : En même temps, quand il bat le record du plus gros Stade de France, ils n’ont plus le choix que de le reconnaître. Et cette entrée aérienne alors ? Les chants corses, le baudrier, purée je m’en remets pas !
Inès : Vraiment, parlons-en.
Juliette : Entrer sur « Capata », poursuivre avec « Wesh alors », c’était tellement le choix du siècle.
Inès : Mais trop ! La descente du ciel avec le signe Jul, il a dû avoir une crampe mais c’était trop fort.
Juliette : L’extraterrestre…
Manue : En claquettes chaussettes [rires]. Est-ce que vous avez une idée de la raison pour laquelle il décide à ce moment, pour le Stade de France, d’autant revendiquer son héritage corse ? Il ne l’avait pas ou peu mentionné aux précédents concerts auxquels j’ai pu assister, ni Bercy, ni le Vel.
Juliette : Aucune, non. Il a d’ailleurs partagé la vidéo d’un chanteur corse un peu plus tôt dans la semaine sur Instagram, Marcu Antone Fantoni, qui interprète « U prete Andria ». Sans oublier les drapeaux, etc. Manue, je sais que c’était cette entrée ton moment préféré du concert, mais toi Inès ?
Inès : Ça se tape tellement ! Effectivement, l’entrée sur « Capata », « Postiché » avec PLK, la fin du morceau avec Naza et la partie vocalises, « Sous la lune » et « Je suis pas fou »…
Manue : Et la partie « Mama » avec les chœurs gospel ? Elle avait déjà été faite au Vélodrome – il a quand même en partie recyclé certaines idées du Vélodrome, mais en les axant davantage dans un tout « célébration de carrière ». Le moment « Comme les gens d’ici » où il s’entoure de personnes en habit de travail, gilet fluo, soignants, il l’avait fait au Vel et avec une dimension plus politique je trouve. Les gilets jaunes et le Covid étaient moins loin, et il avait fini en dedicaçant les détenus, les travailleurs et particulièrement les soignants, ce qu’il n’a pas refait ici.
Inès : C’était deux moments forts du concert quand même. « Mama » m’a beaucoup touché. Je pense que le top que j’ai fait, c’est vraiment de la subjectivité pure. « Comme les gens d’ici », c’était fort aussi et pour ne pas l’avoir vu au Vélodrome, j’ai trouvé ça important de mettre à l’honneur ces personnes : je trouve que ça renforce encore l’image et l’authenticité de Jul et son rapport à la simplicité, à la vie réelle.
Manue : Qu’est-ce que vous pensez de l’idée qu’il s’agissait d’un show « hip-hop 2.0 » ? Avec les danseurs et danseuses de break, les motos en Y, les cascadeurs BMX, les jongleurs en maillot bleu et blanc ?
Inès : Oui, les BMX de fou, les danseurs tout le long, la mise en scène un peu sketch aussi, c’est grave hip-hop, enfin, ça a quelque chose d’incarné, et de « show ».
Manue : Je me suis dit c’est un peu la culture hip-hop, mais à la sauce marseillaise du 21e siècle : des cascades en deux roues plutôt que des graffeurs, des joueurs de foot qui se la pètent avec des jongles techniques à la place du beatbox. D’ailleurs, à propos de ce lien avec le foot, il y a cinq ans je n’avais pas pu entrer à l’un de ses Bercy parce que des supporters du PSG avaient forcé l’entrée (un 13 novembre à Paris quelle bonne idée…), et je crois qu’ils avaient tapé des petits qui avaient des maillots de l’OM dans la salle. Là c’était plutôt pacifique de ce point de vue [rires]. Ils ont ramené des fumis à un moment de tous les côtés, histoire de rappeler qu’on était dans un stade quand même, et Dystinct a eu le droit de mettre le maillot d’Hakimi – mais du Maroc, faut pas déconner.
Juliette : Sur le côté show, difficile pour moi de ne pas parler des dernières minutes du concert, au moment de « J’oublie tout » et du feu d’artifice… C’est un morceau que j’attendais impatiemment de vivre en concert ! De manière générale, je trouve Jul trop fort sur les morceaux d’émotion, « Je suis pas fou », « Mama », tout le public est tenu en haleine et vit le truc à fond. C’est dingue la capacité de Jul à toucher les gens, il porte une telle émotion dans son interprétation et dans l’énergie qu’il dégage !
Pas de commentaire