
Tape Kingz & Passe Passe : après les US, les mixtapes inondent la France
Dans les années 1990, le format mixtape s’impose dans le rap. En France, Thibaut de Longeville duplique le modèle étatsunien de Tape Kingz et fonde Passe Passe.
Thibaut de Longeville est passionné de rap dès les années 1980, suite à plusieurs voyages aux États-Unis. En 1993, on lui propose d’assister Fab 5 Freddy à Paris pour la réalisation du clip du titre « Le Bien, le mal » de Guru et MC Solaar. Il accepte avec enthousiasme. Bien décidé à offrir le meilleur accueil à ses hôtes, il réalise lui-même quelques mixtapes qu’il place dans les voitures de location qui accueillent les artistes pour leurs déplacements dans la capitale française. Une fois le clip terminé et de retour à New York, Fab 5 Freddy remercie son assistant de cette attention en lui renvoyant par courrier quelques mixtapes US comme celles des DJs Ron G et Doo Wop. Pour Thibaut de Longeville, c’est le début d’une aventure de dix années au cœur du monde de la mixtape – cassette audio mixée par un DJ – instrument incontournable de diffusion du rap dans les années 1990.
« Après cette expérience d’aide à la réalisation de clip, j’ai l’opportunité de passer quelque temps à New York l’année suivante, où je bosse cette fois-ci à la réalisation d’un magazine, parmi d’autres projets. Je suis dans un magasin de photocopies en train de copier un montage de photos sur Black Moon. Un Anglais s’approche et me dit que ces gars-là sont ses potes, qu’il bosse avec eux. Pendant la discussion, il me propose de passer chez lui à Brooklyn. Bien sûr, j’accepte et je le retrouve à son appartement, au milieu de plein de duplicateurs de cassettes Telex ACC-4000XL, une vraie usine… Il s’appelle Iain McNee, il a fondé Tape Kingz à la fin des années 1980. Il m’explique qu’il récupère des enregistrements mixés (masters) de DJ, les duplique et vend la cassette dix dollars. C’est vraiment le boss de la mixtape, il inonde New York avec les cassettes de Tony Touch, Evil Dee, Lord Finesse et Doo Wop. Les meilleurs. Comme celles que m’avait envoyées Fab 5 Freddy. »
Iain McNee avait très vite compris qu’enregistrer les mixes de DJ new-yorkais sur cassettes pour les revendre ensuite à un public avide de nouveautés hip-hop représentait un business potentiellement prospère. Alors qu’à la fin des années 1980 les DJs ont perdu de leur superbe au bénéfice des rappeurs, la mixtape les remet sur le devant de la scène. Les pionniers de l’exercice, comme Kid Capri, Ron G ou DJ Mister Cee, mixent leur playlist du moment comme s’ils étaient en soirée, à destination de tous ceux habitués à venir danser à leurs shows. Rapidement, chaque DJ doit se différencier : finie la playlist de soirée, on commence à mixer des freestyles et des inédits de rappeurs. Le business est florissant, à New York on s’arrache les mixtapes chez Fat Beats ou Beat Street.

Thibaut de Longeville comprend le potentiel pour la France. Il passe un deal avec Iain McNee : ce dernier lui envoie les masters de ses mixtapes et lui s’occupe de les dupliquer en France, en adaptant l’artwork des pochettes avec son ami graphiste Alexander Wise. « Tape Kingz paie directement le master aux DJs aux US et moi je paie une licence pour dupliquer. À l’époque, je fais déjà des pochettes de disques et de l’artwork avec Alex Wise. Il faut s’adapter au marché français. Aux US, la mixtape, c’est l’urgence, il faut avoir la cassette tout de suite, les nouveautés toutes fraîches. Pour cela, les DJs enregistrent leurs morceaux en début de semaine et Iain arrive à mettre en vente la mixtape pour le weekend. Pour le rappeur, c’est aussi le top car il est diffusé rapidement, comparé à plusieurs mois, voire des années, quand il passe par une maison de disques. Il n’y a pas beaucoup d’intérêt à perdre du temps en marketing, les acheteurs connaissent déjà les DJs : sur la pochette, c’est du noir et blanc, coupé au massicot, avec juste le tracklisting. Pas de fioriture. En France, il faut présenter la cassette différemment, on n’est pas aussi pressé. Je décide donc de travailler la pochette avec un look clean, des natures mortes avec du matériel de DJ pris en photo, j’écris un texte de présentation du DJ de la mixtape. Je suis une charte graphique : papier blanc pour le rap, rouge pour le R&B et jaune pour le Dancehall. Mode 2 nous fait un logo, un personnage qui mixe. »
Le rythme de production est élevé – jusqu’à cinq mixtapes par mois, de l’hiver 1994 à 2004 – et les ventes sont au rendez-vous, grâce à un système d’abonnement par correspondance qui séduit les auditeurs de rap avides de nouveautés US. Le DJ Lord Issa travaille sur les commandes : la société de mixtapes Passe Passe est née. Rapidement, il y a plus de 5 000 abonnés et il faut éditer un catalogue à envoyer tous les mois. Plusieurs boutiques comme LTD ou Ticaret à Paris distribuent aussi les mixtapes Passe Passe aux côtés de celles de DJ Clyde ou Cut Killer.
« À un moment, il y a la major Universal qui commence à gueuler. Ils ont retrouvé l’une de mes mixtapes, un best of de Redman par DJ Mister Cee, distribué à la Fnac. Un artiste qu’ils ont signé ! Avec la SACEM, on essaie de se mettre d’accord sur ce qu’ils perçoivent comme de la contrefaçon ou du piratage. Moi je mets en avant que les clients n’achètent pas un album de Redman mais une œuvre unique d’un DJ qui remixe et scratche sur Redman. Pour souligner la dimension créative de la mixtape, je souligne bien aussi que le format est un mix radio et non un album traditionnel. Finalement, ça ne gêne pas trop la SACEM et les majors y trouvent leur compte. On annonce les futures sorties de leurs artistes à nos 5 000 clients qui sont de vrais prescripteurs en musique. Bref, on n’a pas eu de saisie. »

Tony Touch Power Cypha 1 (Featuring 50 MCs)
La demande grossit rapidement, les machines pour dupliquer se multiplient. Thibaut de Longeville est débordé. Lord Issa donnait auparavant quelques coups de main ; il travaille désormais sur les mixtapes à plein temps. Des cartons de 500 cassettes sortent toutes les semaines. Pourtant, Thibaut souhaite aller plus loin que la simple duplication et la distribution à son public de passionnés. Passe Passe pourrait réaliser ses propres mixtapes avec des rappeurs français : « en 1996, Tony Touch sort sa cinquantième mixtape aux US, Power Cypha (Featuring 50 MCs), contenant 50 freestyles de 50 rappeurs. C’est un carton ! Je décide de réaliser une mixtape reprenant un peu ce concept, mais pour le rap français. Ce sera Opération coup de poing. Mais il n’y a pas 50 bons rappeurs français à l’époque. Je réduis le nombre, et je sollicite ceux que j’estime être les meilleurs rappeurs. »
« On a discuté comme si on était en train de monter un label alors qu’il s’agissait juste d’une mixtape où personne n’était payé ! »
Il loue un studio à Belleville, le Ras’ In Studio, tenu par des rastas. Très vite se posent des questions de planning et d’invités : « je connais Kery James que je considère comme l’un des meilleurs. On se voit et tout de suite, il me dit qu’il ne posera pas tout seul, qu’il vient avec la Mafia K’1 Fry. Mais moi, je ne voulais que les meilleurs, et là, je me dis que Kery va bousiller ma cassette en ramenant tous ses potes, avec certains qui ne seront pas bons ! Je connais cette mentalité de quartier. Mais en fait, Kery avait un projet pour la Mafia K’1 Fry. On a discuté comme si on était en train de monter un label alors qu’il s’agissait juste d’une mixtape où personne n’était payé ! Kery donne ses conditions et choisit les instrus sur lesquelles rapper. »
Une fois Kery James et la Mafia K’1 Fry embarqués, l’engouement grandit : Time Bomb, Less du Neuf, Ärsenik, les Sages Poètes de la rue, la Fonky Family rejoignent le projet. Thibaut envoie une cassette d’instrus à chaque groupe pour choisir sur laquelle poser. Il n’y a que des productions américaines, sauf pour « Sans rémission » de la FF, signée par DJ Djel et Pone. Tout le monde veut en être : « j’arrive un jour au studio pour préparer la session des rappeurs de Time Bomb et Lord Issa me dit qu’il y a un gars qui vient de la part de la Mafia K’1 Fry, un certain « Woaf ». Il veut poser maintenant. Je réponds à Lord Issa de lui dire que ce n’est pas aujourd’hui, qu’il faut qu’il parte, mais il me répond qu’il n’a pas l’intention de bouger. Je vais à la rencontre de « Woaf », j’ouvre une porte derrière laquelle le gars attend et là, je vois un mec en train de faire des pompes, en survêt’ Lacoste, il a vidé ses poches par terre : un cran d’arrêt et des clefs. Style de vie caillera. Je lui dis bonjour et le gars se lève comme s’il y avait une embrouille. « Comment tu t’appelles ? » Il me regarde du genre : « tu devrais connaître mon nom. » « Je m’appelle Rohff de la Mafia K’1 Fry. » Je réponds que la Mafia K’1 Fry, c’est à un autre moment. Il me répond que lui, il est là, il veut poser. Je lui explique qu’il doit rapper avec les autres de son groupe et lui : « non, j’ai prévu un autre truc. » Je vois que je n’aurai pas les arguments et les rastas qui tiennent le studio – des gars qui semblent connaitre Rohff – me fixent. Je comprends à leur regard : « Vas-y, laisse tomber, on ne va pas aller jusqu’à l’embrouille, laisse-le faire son truc. » Moi je ne veux pas me faire mettre à l’amende comme ça mais Rohff a une sacrée attitude : en plus du coup de pression qu’il me met, il a un petit sourire en coin. Entretemps, les gars de Time Bomb sont arrivés, ils attendent pour poser. Rohff n’en démord pas, il s’impose. J’enregistre le freestyle « 667 » de Rohff, un délire comme quoi il est au-dessus du 666, du sheitan. J’hallucine sur son flow. On se regarde avec l’ingé son, on n’en revient pas, on est conscients qu’il a posé des couplets de ouf. Alors quasi inconnu, Rohff avait déjà l’idée que la Mafia K’1 Fry allait plier la cassette et que lui, il allait aussi plier tout le monde ! Tout l’enregistrement de la cassette s’est passé avec des épisodes de ce genre. »

Mixtape Opération Coup de poing
DJ Cream mixe une intro et des interludes, en scratchant des phrases d’animateurs télé d’émissions de variété, DJ Chester mixe les enchaînements. DJ Noise et Lord Issa apportent aussi leur aide. La mixtape Opération coup de poing sort en 1997, c’est un succès, avec 20 000 ventes. La Fnac appelle même Thibaut pour distribuer la cassette. Dans la lancée, en 1998, Passe Passe sort la mixtape Nique la musique de France. Malheureusement, cette fois-ci, une grande partie des meilleurs rappeurs sont approchés par les maisons de disques et les réunir pour l’amour du freestyle devient plus difficile.
« Nique la musique de France est la suite d’Opération coup de poing. Je me souviens porter le t-shirt que j’avais fait pour l’occasion lors d’un rendez-vous chez Sony, avec au dos : « Mon style est plus touchant qu’le chant d’cette pute de Céline Dion », une punchline de Rohff. Je n’avais pas fait gaffe. Arrivé dans les locaux, il y a embrouille car le manager de Céline Dion est dans les parages. Je me retrouve à lui faire une explication de texte, entre la FF qui dit « nique la musique de France » et Rohff qui clashe Céline Dion. Sony flippe à mort, ils mélangent tout, ils pensent que c’est la FF, qu’ils ont signé, qui insultent Céline Dion, artiste aussi chez eux. »
Thibaut souhaite continuer : il a le projet d’une nouvelle suite, la mixtape Têtes brûlées. Mais il abandonne malgré plusieurs freestyles en stock avec Sat ou Diam’s. Cette fois-ci, les rappeurs devaient poser sur des instrus de rap français : il voulait Ill des X. Men rappant sur « Demain c’est loin » d’IAM, un autre rappeur sur « Hardcore » d’Ideal J. La cassette d’instrus est prête à être envoyée mais Thibaut laisse DJ Poska et Franky Montana reprendre le projet avec leur label Funky Maestro, qui sortira 4 opus de la série Têtes brûlées entre 2004 et 2007. Passe Passe arrête ses activités en 2004, après dix années d’existence et une distribution de mixtapes non seulement en France mais aussi en Allemagne et au Royaume-Uni, avec des versions adaptées pour la pochette et les textes. 113, Oxmo Puccino ou Pit Baccardi seront reconnaissants et se souviendront de l’initiative : ils s’associeront avec Thibaut de Longeville et Alexander Wise pour la réalisation de leur artwork et leur direction artistique.
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