
Asinine, je d’ombres
Avec son écriture imagée et ses mélodies hantées, Asinine s’est distinguée ces trois dernières années comme une des nouvelles voix les plus singulières du rap français. Pour l’Abcdr du Son, elle raconte longuement sa musique.
Elle a l’écriture de ceux qui parlent peu, mais ont beaucoup à dire : derrière chaque mot d’Asinine se cache souvent une peine ou une cicatrice, prête à se dévoiler. Depuis son émergence début 2022, la rappeuse explore ce qui l’anime de l’intérieur à travers des morceaux bercés par la mélancolie, les souvenirs et quelques regrets. Sans trop parler, ni trop se montrer, il aura seulement fallu quelques EPs et deux collaborations avec des producteurs (Kosei et Ikaz Boi) pour que la Marseillaise entre dans le cercle très fermé des plumes à surveiller.
Influencée par la mélancolie d’un groupe comme PNL, mais aussi bercée par des influences musicales éloignées du rap (l’électronique, notamment) Asinine transforme en sons ce qu’elle ressent, tout en le décrivant dans ses mots, souvent à travers des images. Une musique à la fois froide et singulière, pleine de contrariétés et d’ambitions, qu’elle dévoilait un peu plus en mars avec La jetée : huit nouveaux morceaux où, pour la première fois de sa carrière, la rappeuse semblait laisser passer quelques faisceaux lumineux dans ce qu’elle créé.
Pour l’Abcdr du Son, la Marseillaise a pris le temps de se raconter à travers son écriture : le temps de neuf citations tirées de ses paroles, elle en dévoile plus sur ses débuts dans la musique, son rapport à l’écriture, ses inspirations musicales, et ses envies pour la suite. Une longue heure de discussion qui, sans briser le mystère, permet d’un peu mieux comprendre d’où vient Asinine, et où elle souhaite maintenant aller : de l’ombre à un peu plus de lumière, sans renier sa personnalité.
Est-ce que cette pute de vie fume une clope à sa f’nêtre après m’avoir baisée ?
Est-ce que ce con de voisin capte que j’monte le son quand il m’dit d’baisser ?
C’est les autres (2022)
Abcdr du Son : Tu as proposé ces paroles de ton premier EP pour parler de tes débuts. Pourquoi celles-ci particulièrement ?
Asinine : Je crois que c’est la phrase qu’on m’a le plus citée sur ce premier EP. Et c’est aussi une des premières fois où je fais quelque chose qu’on retrouve pas mal dans mon écriture aujourd’hui, qui est de personnifier, donner des comportements humains, à des choses qui ne sont pas palpables. L’image de la vie qui fume une clope, c’est un peu maladroit, mais c’est la première fois que je faisais ça. Cette phrase est le point zéro de quelque chose que je réalise de façon récurrente dans mon écriture aujourd’hui.
A : “C’est les autres” est le premier morceau que tu sors en tant qu’Asinine ?
A : Oui, c’est mon premier morceau solo. C’est quasiment un des premiers que j’ai enregistrés et fini. À cette période-là, je ne savais pas trop comment se construisait un morceau, dans les styles de prods j’explorais des choses. Je n’étais pas sûre de ce que je faisais, mais je commençais à maîtriser un peu le fait de développer une idée, d’instaurer des images fortes quand j’écris. J’ai vraiment commencé à faire ça avec ce morceau-là.
A : Selon toi, depuis quand est-ce que tu aimes écrire ?
A : Depuis le lycée à peu près. J’étais en filière littéraire, je lisais beaucoup, et j’aimais bien disséquer des paroles de morceaux. Je me souviens que je lisais beaucoup Kundera, ça m’a marquée. J’ai toujours beaucoup aimé les recueils de poésie aussi, je lisais beaucoup Éluard ou Prévert. Et à ce moment-là, j’ai un peu commencé à écrire sans but réel. Je ne réfléchissais pas du tout à la musicalité de ce que je faisais, au fait que ça soit cohérent, ou pas trop dense. C’est plus venu quand j’ai commencé à faire de la musique, qu’il fallait poser ça sur une prod. La première fois que je m’y suis vraiment penchée, c’était en découvrant « La chanson de Prévert » de Serge Gainsbourg. Le fait de mettre en musique un poème, que ça soit possible, ça m’a de suite interpellée.
A : Sur ton dernier EP, tu parles de ce que tu écoutais adolescente, notamment PNL « la tête sur la vitre ». Tu as grandi en écoutant quels artistes ?
A : Ma mère est très chanson française / variété, donc on écoutait beaucoup Gainsbourg, Bashung, Cabrel. Et mon père lui est plus rock psychédélique, ça m’a touchée un peu plus tard. J’ai vraiment grandi avec la chanson française petite. Quand j’ai commencé à écouter de la musique de mon côté, j’avais un espèce de disque dur avec des albums de plein de genres différents à la maison et j’ai pioché là-dedans. Et effectivement, je me suis vraiment pris PNL de plein fouet en 2015-2016. La personnification de la tristesse qu’ils faisaient, le côté universel de leur musique alors qu’ils parlent d’un vécu très précis, je trouvais ça trop inspirant. Je pense que c’est le groupe que j’ai le plus écouté à cette période-là de ma vie. Au même moment, je me suis aussi pris Hamza, mais plus pour la musicalité de ce qu’il fait. C’est le meilleur de son genre, en termes de choix de prods, de toplines…
A : Tu n’as pas écouté que du rap je suppose ?
A : Non, carrément, je piochais partout. Ma soeur écoute beaucoup de musique électronique, notamment de l’IDM [Intelligent Dance Music, genre electronique expérimental avec des artistes comme Aphex Twin, Autechre, Boards Of Canada, ndlr] et j’ai un compte Spotify partagé avec elle, je pioche beaucoup dans ses playlists. Pour mes inspirations, notamment sur les prods, j’essaye de ne pas écouter uniquement du rap, sinon tu fais ce qui a déjà été fait. Je ne veux pas digérer des inspis et les refaire, ça m’intéresse plus de croiser les inspirations. Donc c’est important pour moi d’écouter de la musique au global.
A : Pour revenir à « C’est les autres », il y a quelqu’un d’important dans ton parcours à la production : Briac Severe. Il a par la suite composé ou co-composé presque tous tes morceaux. Comment est-ce que vous avez commencé à faire de la musique ensemble ?
A : J’ai commencé à faire de la musique dans un groupe avec plein de rappeurs, et Briac était un peu le beatmaker attitré. Quand on a chacun commencé à faire de la musique en solo, je me suis vraiment bien entendue avec lui parce qu’on avait les mêmes inspis, la même vision de la musique. C’est aujourd’hui la personne en qui j’ai le plus confiance musicalement, son avis sur mes morceaux compte beaucoup. Donc il a quasiment composé ou co-composé les deux derniers projets, et il les a vraiment réalisés. Même quand je travaille avec d’autres beatmakers, il rentre aussi dans la boucle à un moment. Ça me permet vraiment d’avoir ma patte, une sonorité spécifique que j’essaie de nourrir avec lui.
J’écris qu’des bails qui rendent malade et j’en fais des chansons
J’sais pas pourquoi à la fin ça fait les plus jolies ballades
Ballades (2023)
A : Est-ce que tu te souviens de comment tu as eu l’idée d’écrire ce refrain ?
A : Je crois que je l’ai écrit au moment où j’ai compris ce que ça me faisait d’écrire sur la douleur, la tristesse. Je pense que c’est le morceau grâce auquel j’ai vu que j’avais des facilités à écrire sur ces sentiments là, par rapport aux choses plus joyeuses. Après, il y a plein de gens qui disent que c’est plus simple d’écrire sur des choses qui sont plus douloureuses, et je pense qu’il y a du vrai là-dedans. Mais c’est vraiment à ce moment-là que j’ai compris que c’était ce que j’arrivais le mieux à faire.
A : On dit beaucoup que tu es très forte pour écrire sur la tristesse. C’est une thématique qui t’intéresse particulièrement ?
A : Quand j’écris, je pars souvent de petites phrases que je note dans la journée. Il s’avère que ces petites phrases tournent quasiment toujours un peu autour de ces thématiques de la douleur, des souvenirs. Forcément, ça teinte un peu mes morceaux. Mais je ne veux pas… Enfin, j’ai envie d’aussi ouvrir les thèmes dont je parle. Mais c’est vrai que pour l’instant, c’est ce que je fais le mieux on va dire. J’ai l’impression que ça aide les gens qui les écoutent aussi. Je trouve ça cool de parler de quelque chose d’aussi personnel et que ça résonne de manière aussi universelle.
« Quand tu vis des sentiments négatifs, tu as tellement l’impression d’être seule à les vivre, que lorsque quelqu’un arrive à les magnifier, ça devient extrêmement marquant. »
A : Tu parlais tout à l’heure de ton processus d’écriture. Tu prends des notes sur ton téléphone ? Ou tu écris carrément à la main ?
A : J’ai des espèces de fichiers de notes sur mon téléphone qui sont très mal organisés où je note un peu tout ce qui me passe par la tête. Pour écrire un morceau, je vais souvent dedans, et je prends des phrases parmi tout ce que j’ai écrit, en les améliorant. Quand je suis bloquée sur un morceau, je me mets à écrire à la main, j’ai plein de carnets à moitié remplis comme ça. Sur mon téléphone, j’ai tendance à effacer directement les phrases que je n’aime pas, alors que sur papier, toute la réflexion et le cheminement restent. C’est parfois intéressant d’avoir ça, ça permet de garder en tête d’où partait une idée. Il y a souvent du bon dans un premier jet.
A : « Ballades » est aussi le premier morceau où l’on entend ta voix comme elle est actuellement dans ta musique. Tu as travaillé pour la poser spécifiquement comme ça ?
A : C’est venu petit à petit, mais j’essaie un peu de le déconstruire aujourd’hui, je n’ai pas envie de m’enfermer dans un truc de mono-interprétation. Je sais que c’est vraiment l’axe d’amélioration que j’ai pour l’instant. Dans tous les projets précédents, j’ai essayé d’affiner cette voix qui vient un peu de la gorge. J’ai parlé avec des gens qui s’y connaissent, et ils m’ont dit « il ne faut pas du tout faire ça, ce n’est pas bon du tout pour les cordes vocales » [sourire]. C’est vrai que c’était un rendu de voix qui me plaisait beaucoup, avec ce côté moins nasillard. Ça me donnait l’impression de moins reconnaître ma voix parlée, et j’étais plus à l’aise à l’idée de dire certaines choses, ça me permettait de me cacher un peu. Mais le fait de faire récemment des concerts avec ma “vraie” voix m’a pas mal réconciliée avec ça. Donc je vais trouver un juste milieu.
Ce soir j’sors pas, t’façon ce s’ra la même qu’la veille
Des fils de riches qui font semblant d’être pauvres
Qui voient pas qu’ils font tous pareil
Demi Moore (2023)
A : Pourquoi est-ce que tu as eu envie de parler de ça sur ce morceau ?
A : Les questions des inégalités sociales, c’est un sujet qui revient pas mal dans mes textes. C’est un phénomène que je trouve assez agaçant à Marseille, le fait de cosplayer la classe populaire. On le voit beaucoup ici parce que c’est une ville un peu spéciale, avec des quartiers très pauvres en centre-ville. Afficher une certaine richesse en centre-ville, c’est peut être vu comme du mauvais goût par rapport à ça. Du coup tu te retrouves avec des scènes un peu hypes où des personnes cultivent une apparence qui reprend des codes de la classe populaire. Ça me dérange un peu et je trouvais ça intéressant d’en parler.
A : C’est une phrase où tu parles de l’extérieur. Même si tu parles beaucoup de toi dans ta musique, c’est quelque chose qui fait aussi partie de ta musique. Tu es quelqu’un qui observe beaucoup autour de toi ?
A : Je suis quelqu’un qui a pas mal d’anxiété sociale, et ça donne forcément une manière un peu différente de décortiquer ce qu’il se passe autour de toi. Sur le morceau « Afterlife » je parle par exemple de ma manière de faire la bise pour dire bonjour, à me demander si c’était bizarre… Tu pars dans des gamberges métaphysiques alors que tu étais censée être là, et pas tout décortiquer dans ta tête. Je pense que ça te donne un regard acerbe sur certaines choses, peut-être même trop, alors que tu devrais kiffer. Je pense que ça vient de là ce truc d’observer, de remarquer des espèces de comportements chez les gens.
A : Sur le refrain de ce morceau, tu parles aussi d’une figure que tu aimes bien utiliser dans ta musique, les fantômes. C’est quelque chose qui te parle ?
A : Je trouve que c’est vraiment une figure surnaturelle qui est utilisable de plein de façons, c’est le monstre le plus facile à utiliser dans des réflexions, pour parler d’un souvenir, ou du côté plus enfantin avec le drap sur la tête. Ça vient aussi d’un amour pour le genre de l’horreur, les histoires fantastiques, les contes, un imaginaire global que je nourris depuis longtemps.

Brûler la maison (Asinine, 2024)
A : Tu t’inspires beaucoup du cinéma, des jeux vidéo, de la littérature dans ton écriture ?
A : La littérature, carrément. Le jeux vidéo, j’y ai peu joué, mais un jeu m’a vraiment marquée, Cyberpunk 2077, donc j’en parle dans plein de morceaux. Et pour le cinéma, beaucoup. Tout ce qui est macabre, les films qui font peur, qui parlent de surnaturel… ça nourrit le fait que je personnifie des choses dans mes textes, les images un peu fantastiques, surnaturelles que j’essaie de faire. Dans le cinéma, l’usage de créatures, de monstres, ça illustre souvent des choses humaines au final. La figure du monstre est là pour montrer quelque chose d’humain à la fin.
Sous ma semelle y’a la ville entière
En bas de chez moi c’est dark
J’pourrais croiser de La Villardière
C’est pas la mort (mais ça y ressemble) (2023)
A : J’ai choisi ces paroles parce que à l’époque où j’écoute le morceau, j’avais été surpris de cette référence un peu humour noir dans ta musique. Tu le fais parfois dans tes morceaux. C’est pour faire un contrepied ?
A : [Sourire]. Un peu oui. En plus le morceau s’appelait « C’est pas la mort (mais ça y ressemble) », donc je voulais mettre quelque chose pour apporter un peu de légèreté au titre. Il y avait pas mal de mèmes sur Zone Interdite qui tournaient à ce moment-là, donc j’ai trouvé ça marrant de le mettre là. Quand j’écris, je pense parfois à tout ce qu’il peut se passer dans le monde, et je me dis que je suis en train de faire 50 lignes où je parle de mal-être, alors qu’il se passe des choses vraiment plus graves. Mettre des phases comme ça de temps en temps, c’’est un moyen de relâcher un peu la pression et de sortir un peu de l’ambiance pesante et lourde que les morceaux peuvent avoir.
A : C’est aussi un des seuls morceaux où tu parles vraiment de ta ville en la nommant, Marseille. Tu n’as pas forcément envie que ce que tu fais soit ancré géographiquement ?
A : Je parle un peu quand même de quartiers en villes, d’endroits un peu emblématiques dans certains sons. Mais j’écris toute ma musique dans mon appart’ chez moi, c’est vraiment une bulle. La musique que je fais est quand même assez introspective, donc c’est aussi pour ça. Je n’ai en tout cas pas spécialement de volonté de ne “pas” parler de Marseille, j’en parle d’ailleurs un peu plus sur le dernier EP.
« Ma musique est trop personnelle pour que je ne sois pas impliquée sur mon image. Surtout que ça me plaît de le faire. »
A : Sur ce morceau, il y a aussi quelque chose qu’on retrouve parfois dans ta musique, avec des sonorités électro et dansantes. Tu aimes bien intégrer ce genre dans ce que tu fais ?
A : Ça permet de rafraîchir un peu l’écoute, ça sort des rythmiques habituelles de ce que je fais. Quand on bossait le morceau, et qu’on a trouvé le drop du refrain, c’était une révélation. Et maintenant que j’ai un peu d’expérience avec le live, je me rends compte que ce sont des rythmiques qui sont cool pour le public aussi. C’est un peu ma façon de m’approcher de la musique de « fête », parce que mes sons, ce ne sont pas vraiment ceux que tu peux passer en soirée. J’ai en tout cas effectivement envie de continuer à m’approcher des sonorités électroniques et techno, à ma façon.
J’me pose des questions, j’me cherche des mobiles
Pendant que des faits divers sont présentés par des pédophiles
Les mêmes qui ferment l’oeil sur un génocide
Elle change pas d’adresse, même elle prédomine
Deux Ailes De Cire (2024)
A : Même si tu parles beaucoup de toi dans tes morceaux, il y a toujours une forme d’engagement politique dans ta musique, avec au moins une phrase comme ça par EP. C’est quelque chose d’important pour toi ?
A : Bien sûr. Ça revient un peu à ce que je disais tout à l’heure : quand tu es en ermite à faire de la musique un peu autocentrée, tu saisis parfois un peu le ridicule de la situation. Cet aspect un peu lourd alors qu’il se passe des choses tellement plus graves. C’est quelque chose que je garde toujours en tête. Mais je ne fais pas ces phrases pour me donner bonne conscience en me disant « c’est bon j’en ai parlé ». Il faut le faire de façon pertinente. Et quand c’est bien fait, ce sont souvent les phases que les gens se prennent le plus. Ça m’intéresse aussi de donner une voix aux personnes qui en ont le moins comme les enfants, les gens moins écoutés. C’est aussi pour ça que sur « Le ciel est sourd » je dis : « Le ciel est sourd, donc les étoiles se taisent ». C’est pour évoquer ce truc de chape de plomb qu’il y a autour du sujet de la pédophilie que je trouve vraiment grave et vraiment hyper… ça me fait bouillonner. C’est normal que ça se retranscrive dans ma musique et que j’en parle assez souvent.
A : Tu as fait avec ce morceau ton premier vrai clip, qui a été particulièrement remarqué. Tu fais pas mal d’images dans ton écriture. Est-ce qu’elles inspirent tes visuels ? Ou tu préfères t’en distancier ?
A : Ça dépend un peu. Par exemple, celui de « Anchorage » illustre parfaitement ce qui est dit dans le morceau. Alors que pour « Deux ailes de cire » il faut plus créer des liens, c’est un conte qui est nourri par toute l’imagerie de ma musique depuis le début, avec par exemple l’agneau de la pochette de Demi Moore / Vivement quoi.

Deux ailes de cire (Asinine, réalisé par Jules Harbulot)
J’adore en tout cas participer à l’écriture de mes clips. Ma musique est un peu trop personnelle pour que je ne sois pas impliquée là-dessus, surtout que ça me plaît de le faire. C’est aussi ma manière d’être, que ce soit sur les covers, les prods, le mix, j’aime bien avoir un peu la main sur tout.
Ma mère, elle aurait voulu être avocate
Parfois, elle s’accroche à des rancunes comme si c’tait des mains
Ma sœur, elle a presque failli être avocate
Mais j’crois qu’elle a capté qu’les rêves, c’est mieux quand c’est les siens
Moi, j’aurais p’t-être dû être avocate
Vu comment j’défends mes choix d’merde quitte à foutre ma vie dans le drain
Anchorage (2025)
A : Sur ton nouvel EP tu commences à dire des choses plus personnelles sur toi. Tu parles de ta famille, tu te confies plus précisément… C’était une envie de ta part ?
A : Oui, j’avais envie de réussir à être un peu plus authentique et un peu plus précise dans ce que je dis. Sur cette phase-là, l’idée était de lier les générations, mélanger les souvenirs, expliquer comment des attentes et des déceptions peuvent avoir un impact sur beaucoup d’années. Je trouve ça assez fou, c’est un thème intéressant. Et sur ce morceau-là, c’est peut être la première fois que je fais un espèce de piano-voix, donc ça m’a donné envie de faire quelque chose de très perso. C’est la phase la plus réelle, la plus ancrée dans le réel, que j’ai pu écrire.
A : C’était facile pour toi d’écrire des choses précises de ta vie, pour des auditeurs qui ne te connaissent pas ?
A : C’est particulier en vrai, c’est quand même un exercice qui est inconfortable. Surtout que de base je ne me livre pas beaucoup dans ma vie quotidienne. Mais j’ai senti qu’il fallait que je passe ce cap-là. Ce truc de mise à nue vraiment inconfortable presque.
A : La prod’ de « Anchorage » est aussi assez marquante. Elle est très épique, presque proche d’une musique de film. Est-ce qu’il y avait une envie de faire quelque chose d’un peu plus instrumental sur cet EP peut-être aussi ?
A : Oui carrément. Quelque chose d’un peu plus organique. Il y d’ailleurs deux morceaux sur l’EP où un batteur est venu, l’intro et « 100 ans ». On avait envie d’explorer des choses qui changent un peu, avec des sonorités un peu plus organiques. J’ai de toute façon toujours la volonté de me renouveler. Pour le prochain projet par exemple, j’ai réalisé que ça faisait longtemps que je n’avais pas travaillé sur des samples. C’est un peu quelque chose vers lequel j’ai envie d’aller. Je n’ai pas envie de tourner en rond globalement, ni que mes morceaux deviennent des caricatures d’eux-mêmes. Je trouve ça important de se renouveler et de sortir de ses formules qui commencent à un peu se répéter à un moment.
Tous ces souvenirs plein d’poussières de nous
C’est pas des pensées, c’est des meutes de loups
Meute De Loups (2025)
A : On en a déjà parlé un peu auparavant, mais tu aimes particulièrement les images et la personnification dans ton écriture.
A : L’inspiration de base de ce morceau-là était le film Eternal Sunshine Of The Spotless Mind, notamment pour la plage enneigée dont je parle juste après. Je trouvais ça intéressant de faire des images là-dessus parce qu’il y a beaucoup de morceaux sur les relations amoureuses, mais elles parlent soit du flirt des débuts, soit de la rupture. On ne parle pas trop du milieu, de ce que ça implique de construire une relation. Il y a parfois cette notion de pardonner des choses, d’avoir des souvenirs douloureux, d’avoir envie d’abandonner la relation, mais de finalement passer à autre chose. Je trouvais que c’était un thème un peu différent et intéressant.

Eternal Sunshine Of The Spotless Mind (Michel Gondry, 2004)
Pour les « souvenirs plein de poussières » je voulais parler du fait de mettre du sel sur une plaie, continuer à nourrir un truc pesant. Pour la meute de loups, je trouvais que ça correspondait bien à ce côté un peu… comme quelque chose qui t’encercle. Un souvenir, ça peut être vu comme un seul loup. Quand plusieurs commencent à t’encercler, c’est là que ça peut commencer à devenir compliqué de s’en détacher.
A : L’idée était de faire une image pour dire que les pensées peuvent aussi être douloureuses et menaçantes que quelque chose de physique ?
A : Oui, clairement. Quand tu te laisses trop aller à penser à des choses négatives, des mauvais souvenirs, ça devient presque aussi douloureux qu’une menace réelle. Et avec l’image du loup, il y a quelque chose d’un peu enfantin aussi. Tu te retrouves un peu démuni quand tu es face à tout ça, un peu comme un gosse.
J’ai r’connu le bonheur au bruit qu’il a fait en se brisant par terre, c’est la vie
Quand un oiseau l’éclate, c’est qu’il l’avait pas vue, pas qu’il pensait qu’il pouvait traverser la vitre
Si le soleil existe (2025)
A : Est-ce que tu peux m’expliquer la deuxième phrase sur l’oiseau ?
A : C’est quelque chose que je fais parfois, faire des phrases à l’envers. Quand je l’ai faite écouter à Briac la première fois, il m’a dit « Il faut la lire pour la comprendre » [Sourire]. C’est pour évoquer le fait qu’il ne faut parfois pas essayer de donner trop de sens à des choses tristes ou tragiques. Parfois les choses sont juste tristes, il n’y a pas vraiment de sens à ça. Quand un oiseau se prend une vitre, il n’y va pas en se disant « je vais réussir à la traverser », il se la prend parce qu’il ne l’avait pas vue.
A : Et qu’est-ce que c’est le bruit du bonheur qui se brise par terre ?
A : C’est une phrase inspirée de Jacques Prévert : « J’ai reconnu le bonheur au bruit qu’il a fait en partant ». Quand tu vis un moment qui va un peu te transformer, si tu étais dans un film, il y aurait une musique un peu intense à ce moment-là, un changement d’accord. C’était une manière de parler de ça, ces moments où ta vie bascule, où rien ne sera pareil.
« Exprimer la mélancolie fait partie intégrante de ma musique, mais ce n’est pas uniquement ce que je veux faire. J’ai envie d’explorer d’autres choses et d’autres thèmes. »
A : J’ai l’impression que tu aimes bien l’image des animaux, on en retrouve beaucoup dans ta musique.
A : On me le dit beaucoup, oui. Les Fables de La Fontaine, le grand méchant loup, je trouve que ce sont des images qui te marquent quand tu es petit, et avec lesquelles tu grandis. J’aime bien le côté un peu caricatural que ça peut avoir de personnifier et d’animaliser aussi des gens ou des émotions. Si on regarde, chaque animal ou presque a son expression. Tu dis juste le nom d’un animal et il y a tout un imaginaire qui apparaît. Je trouve que ça permet d’exprimer quelque chose que tout le monde va saisir en peu de mots.
A : Est-ce que ça te permet aussi de parler indirectement de l’enfance et de l’innocence, du fait que ça peut être cassé quand on grandit, en devenant adulte ?
A : Carrément. Ça permet d’avoir un regard enfantin sur les désillusions qui viennent en grandissant. D’exprimer le fait que le monde est méchant, que tout le monde n’a pas de bonnes intentions.
Moi, j’ai trop arrosé où la haine prend racine
L’impression qu’les autres sprintent et moi je cours à peine
Soit j’prends les pots cassés, j’me coupe les ailes avec
Soit j’ramasse les morceaux, j’en fais d’la mosaïque
Cage Thoracique (2025)
A : La fin de cette phrase sur la mosaïque reflète une impression que j’ai sur ton nouvel EP, qui est que tu commences à mettre un peu plus de lumière dans ce que tu racontes. Tu ne veux pas t’enfermer dans la tristesse ?
A : J’ai enregistré cet EP en dehors de chez moi, dans un endroit très beau, et ça m’a permis de changer d’air, vivre des choses qui changent du quotidien. Et ça permet de toujours faire rentrer un peu de lumière, et réaliser certaines choses. L’image des pots cassés et de la musique me vient d’un épisode de la série Bojack Horseman, où le personnage de Diane s’inspire de l’art du kintsugi. Je pense qu’il y a toujours cette idée de prendre les mauvaises choses, et d’en faire des belles. Il ne faut pas juste les ressasser sans cesse, mais aussi les transformer.

Bojack Horseman – Good Damage (S06E10)
A : Tu disais d’ailleurs en début d’interview avoir envie d’essayer de faire des chansons joyeuses, ou moins mélancoliques à l’avenir.
A : En tout cas j’ai l’impression que c’est la conclusion que j’ai tiré à la fin de cet EP-là. En fait, j’aimerais faire de la musique plus spontanée : je ne suis pas toujours dans un état de nostalgie ou de tristesse quand je fais des morceaux, alors que pour l’instant, on dirait que c’est le cas quand on m’écoute. J’aimerais par la suite faire des morceaux plus spontanés dans le sens où si ça va bien, je fais aussi un morceau où j’en parle, plutôt que d’aller forcément vers la mélancolie. Et ça permettra aux morceaux mélancoliques d’être encore plus authentiques et mieux écrits, je pense.
A : Tu ne veux pas qu’on t’enferme dans l’image de l’artiste triste qui écrit uniquement sur ça ?
A : Je pense que ça sera toujours quelque chose avec lequel j’ai une facilité d’écriture. Exprimer la mélancolie, ça fait partie intégrante de la musique que je veux faire et que j’écoute. Mais je pense qu’il faut aussi que… Ce n’est pas uniquement ce que j’écoute et ce que j’ai envie de faire. J’aimerais explorer d’autres choses et d’autres thèmes, parler plus du réel de temps en temps, en le transformant toujours, en l’imageant. J’ai envie d’intégrer un peu plus des choses personnelles que je vois et que je vis au jour le jour dans mon écriture.
A : Est-ce que tu dirais que jusque-là, le but de ta musique était de faire finalement de l’art avec tes peines ?
A : Je pense que faire de l’art c’est extérioriser ce que j’ai en moi, le magnifier. Il y a toujours ce truc de catharsis dans l’art de toute façon. Et pour l’instant, j’étais beaucoup dans cette idée de me dire « Je ne vais pas rester avec toutes ces pensées qui me bouffent, cette mélancolie ». Je me suis dis qu’il fallait en faire quelque chose, et il s’avère que j’arrive à écrire dessus. Donc autant que ça serve. Et autant que ça serve à d’autres personnes aussi.
Merci à Home Studio pour leur accueil.
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