Sameer Ahmad, Bagdadi Spiritual
Interview

Sameer Ahmad, Bagdadi Spiritual

De Gilgamesh à Perdants Magnifiques, l’histoire n’est qu’un éternel recommencement. Toujours prompt à ouvrir les esprits « comme Aldo l’Apache », Ahmad revient avec un quatrième album aux allures de crop circle : visuel, fourni et mystérieux. Pour mieux le saisir, voici quelques clés de compréhension.

et Photos : Photoctet

Abcdr du son : Il y a six ans, nous avions eu une longue conversation à propos de ce qui séparait L’impasse et Scarface. Aujourd’hui, ton nouvel album s’appelle Perdants Magnifiques, et il s’ouvre sur un sample de Donnie Brasco, alors que Lefty est avachi devant ses documentaires animaliers préférés. Carlito, Lefty, Donnie Brasco, ce sont eux les perdants magnifiques ?

Ahmad : Lefty c’est un loser ! Donnie Brasco et Carlito sont par contre des perdants magnifiques, oui. Dans Donnie Brasco, c’est Donnie qui perd tout. Qu’est-ce qu’il gagne dans l’histoire ? Rien : il est forcé de trahir celui qui est devenu son meilleur ami, il perd sa femme et il finit en protection des témoins. Il a tout perdu.

A : Comment places-tu Tony Montana là-dedans alors, puisque lui aussi a tout perdu.

Ah : Lui ce n’est pas un perdant magnifique. C’est un beauf qui a tout perdu. Scarface c’est l’ultra-libéral, c’est ostentatoire, c’est 80. C’est Reagan, c’est Thatcher, c’est le faux monde ! Tony Montana, c’est la sublimation de la fausse attitude. Je ne pense pas que c’est ce que voulait faire De Palma, il y a d’autres critiques derrière. Mais Tony Montana, il perd tout sans rien avoir de magnifique. Scarface c’est le monde IKEA : de l’illusion, du fabriqué. Le mec dit durant tout le film « On ne m’encule pas ! » mais au final, il meurt de plusieurs balles dans le dos. C’est nul ! [rires]

A : Pourquoi avoir commencé le disque avec ce sample de Donnie Brasco ?

Ah : À la base, c’était pour Brasco plus que pour Lefty. Puis il y a le monde animalier du docu de Lefty aussi. Si tu écoutes l’extrait du documentaire [où l’on suit un fauve qui repère et fond sur sa proie, NDLR], c’est la logique de ceux qui perdent et de ceux qui gagnent, mais à l’état naturel, brut. Lefty c’est ça ! C’est un loser car il végète, mais ça reste d’abord un survivant. Dans le film, il dit qu’il a un cancer de la bite et qu’il ne le soigne même pas. Le mec est usé de partout, il se fait déborder de partout, mais il reste là. Certes c’est un loser, mais un loser que personne n’a réussi à bouffer. A l’inverse, Donnie, à la base, c’est le mec, il aurait eu l’appendicite au Moyen-Âge, on l’aurait perdu. C’est pourtant lui qui baise le survivant. C’est la civilisation qui a créé des trucs comme ça. Quand dans l’intro tu entends Donnie dire « je t’ai apporté un petit cadeau », il y a un côté paternaliste alors que Lefty le considère presque comme son fils. Il y a aussi ce côté faussement humble. Le mec est keuf, il sait qu’il déborde son pote tout en se mettant de plus en plus à s’identifier à lui. C’est pareil pour tout le monde, et si tu regardes bien, c’est même que plus tu te ranges, plus tu vas fantasmer la vie que tu pouvais avoir avant. Tu vas t’identifier, te dire « si j’avais été ceci, j’aurai pu ou dû être cela ». Quand tu bascules plus du côté de la sécurité que de la liberté, tu regrettes cette liberté que tu avais plus jeune, désormais tu la fantasmes en t’identifiant.

A : Tu apprécies les faux humbles ? Tu en es un ?

Ah : Je ne pense pas être humble. Mais je ne suis pas ostentatoire dans ma confiance en moi. Je doute beaucoup, mais j’ai assez confiance en moi. C’est paradoxal. Je crois que tu as besoin du doute quand tu es artiste, même des fois pour être aimé. Mais si tu es vraiment dans le doute sans confiance en toi, ça ne passe pas, tu n’y arrives pas.

A : Ce sample où Donnie dit « J’ai un petit cadeau pour toi », c’est aussi une façon de parler du disque en l’ouvrant, de dire que l’album est un cadeau ?

Ah : Oui, j’apporte un cadeau. Et puis y a ce côté « juste un petit cadeau », alors que je sais que c’est une bombe. Une vraie bombe !!! [il se marre]

A : Tout à l’heure, tu parlais du cycle naturel, de la chaîne alimentaire. Terminer le disque par le titre “Hale-Bopp“ qui est le nom d’une comète, un objet céleste et cyclique dans sa trajectoire et ses passages, c’est voulu ?

Ah : Ouais ! Au départ je voulais finir avec le morceau « Perdants Magnifiques », mais comme il y a des invités dessus, ça ne se terminait pas par un couplet à moi. Je trouvais que ça ne convenait pas. J’ai choisi « Hale-Bopp » du coup. Et même dans les sonorités, la fin du morceau, musicalement, tu pourrais presque le boucler avec le début de l’album. Skeez’up a d’ailleurs rebossé l’instru en ce sens. Si tu mets le projet en repeat, tu le sentiras.

A : Le morceau est plus dans le magnifique. La fin du disque est plus dans le magnifique d’ailleurs.

Ah : Oui, on commence dans le perdant, et plus l’album avance, plus on bascule dans le magnifique. C’est plus lumineux.

A : Le morceau « Mon Polo » est un peu charnière dans ta carrière. Il a fait plus de bruit que tous tes précédents projets réunis. Et même dans ta façon de faire du son, il marque une véritable étape. Quel rapport entretiens-tu avec ce morceau, mais aussi avec l’accueil qu’il a reçu ?

Ah : Le sample y est pour beaucoup. En fait j’en avais un peu marre de… [il cherche ses mots]. Justin Herman Plaza [son précédent projet, NDLR] avait un truc cainri, new-yorkais. Ce que je faisais avant était américain aussi, dans le son, dans les références. C’était ce que je voulais, mais ça a fini par me saouler, j’ai eu envie d’autre chose. En l’occurrence, j’ai eu envie de faire du rap français, pas dans le sens faire du rap français, mais être fier de faire du rap français en français, en France, avec des références françaises. J’avais envie d’un vrai truc français. Je fais du rap Français ! [il insiste, NDLR]. Prendre le sample de « Retour aux Pyramides » participait à ça. J’avais besoin de faire ça, je voulais marquer ça. Et être dans un truc musicalement moins épique. Je voulais aussi être plus spontané dans les textes et baisser les BPM. Je l’ai fait sans prétention. Avant je faisais des projets. Avec « Mon Polo » j’ai fait un projet en un titre. C’était du concentré, du Nestlé Ahmadien ! C’est français Nestlé non ?

A : Je crois que c’est Suisse.

Ah : Oui mais Suisse francophone alors !! [rires]

A : Et faire des morceaux avec des références comme Sako ou Dany Dan, apercevoir Hal dans le clip de « Mon Polo », ça rejoint la même idée, la même démarche ?

Ah : No-Y lAb [son label à l’époque de Justin Herman Plaza, NDLR] m’a dit OK pour faire des featurings. J’ai voulu me comparer en fait. Pour le son, il y a eu « Big Ben » avec Lartizan, où l’on pouvait presque voir ça comme un combat. Pour l’écriture il y a eu Sako, qui est quand même considéré comme une plume. Et après, en flow, Dany Dan… Ben Dan ! Et comme je le connaissais un peu, ça s’est fait. C’était pour moi en fait ! Quand je fais le bilan de tout ça, je me dis que niveau production j’ai réussi à jouer avec Lartizan, que niveau écriture, j’ai réussi à faire un truc avec Sako et que niveau flow j’ai réussi à faire un truc avec Dan.

A : Ton écriture et celle de Sako n’ont rien à voir. Et c’est encore plus vrai aujourd’hui qu’à l’époque de Justin Herman Plaza ou du Môme Qui Voulut Être Roi.

Ah : On en a vachement parlé avec Sako. Quand on a tourné le clip [du morceau « Hotel Bilderberg », NDLR], on est restés un moment ensemble. Ça a duré quatre ou cinq jours, on était vers Avignon avec ce camping-car. On a beaucoup discuté. Lui me disait chercher à travailler ce côté fluide. Et moi je cherchais peut-être plus à développer l’écriture. On me parle souvent de mon écriture, mais je trouve que ce n’est pas un truc que j’ai de ouf. Sako lui, il va écrire, il est vraiment dans l’écriture. Et il va rapper ce qu’il a écrit ! Moi je vais rapper, puis je vais l’écrire pour m’en rappeler. J’ai l’instru, je rappe dessus, et j’écris chaque phase au fur et à mesure qu’elle sort. Je suis un mec qui va écrire ce qu’il a rappé.

A : Dans une interview tu expliques écrire beaucoup avec des notes. C’est quoi au final devant le micro : du collage, du patchwork ?

Ah : Je note partout, surtout dans le téléphone [il tapote sur son vieux téléphone portable, NDLR]. Ce sont des bouts de mots, des idées. Je rappe à partir de ces notes. Ça va changer tout le temps. Je le fais écouter, je change des trucs, je change des mots, je développe le flow, parfois je change même l’instru. Ma seule contrainte, c’est la deadline. Je me fixe une deadline, en général d’une semaine. Et pendant une semaine, j’enregistre le morceau plein de fois en changeant des bouts. Je travaille un champ lexical, des sonorités, je développe un flow. J’enregistre, j’écoute, je fais écouter, je ré-enregistre, je réécoute, je change, je discute avec les gens à qui j’ai l’habitude de faire écouter, et ainsi de suite. Mais une fois arrivé à la deadline, c’est réglé.

A : Quel est le point de départ. Le son, l’instru ?

Ah : Non. C’est comme un film. J’ai en tête, et dans mes notes, les scènes cultes. J’ai ces cinq, six scènes cultes et quand j’ai l’instru, je découvre le décor dans lequel je vais les mettre. Après, je construis, je place les acteurs. Mais si tu as tes scènes cultes, et que tu les kiffes, tu sais que c’est ça qui va faire fonctionner le morceau. Le reste se développera autour de ça.

« Avec « Mon Polo » j’ai fait un projet en un titre. C’était du concentré, du Nestlé Ahmadien ! »

A : Ces scènes cultes sont beaucoup basées autour de l’idée d’opposition, un peu ta marque de fabrique.

Ah : Je pense que c’est à rattacher à mes croyances, mais c’est un sujet compliqué, presque zarathoustraïste [référence au poème de Frédéric Nietzsche, et plus probablement au cheminement de Zarathoustra, articulé autour de discours, poèmes, paraboles et chants, NDLR][cherchant ses mots] C’est pareil pour beaucoup de gens qui ont une conscience religieuse je pense : plus je vieillis, moins je suis dogmatique. Au début j’étais dans un truc dogmatique, scolaire et traditionnel. Ça tu l’as en toi mais à côté tu lis, tu évolues. Tu t’émancipes de ce côté scolaire en fait et ça touche forcément ta spiritualité. Si je devais citer une personne qui m’a fait réfléchir et influencé là-dessus, c’est René Guénon, que j’ai beaucoup lu. Il t’explique que l’homme est fait d’oppositions, que pour lui, l’Homme est le trait d’union entre le bien et le mal. Cette image très forte m’a sorti du carcan traditionnel, des dogmes. Elle m’a permis d’accepter beaucoup plus certaines de mes contradictions. Avec ce genre de cheminement tu perds un peu ce côté « je porte ma croix ». C’est même beau en fait, je trouve ça magnifique.

A : Ce côté mystique, dans ta musique, on le découvre beaucoup plus aujourd’hui. Il est plus assumé sur ce disque, à travers par exemple les multiples références à tes origines irakiennes ou l’iconographie du clip de « Nouveau Sinatra ».

Ah : Comme je l’ai dit, j’étais sûrement trop dogmatique à l’époque, moins aguerri et peut-être plus en colère aussi. J’avais conscience que c’était un sujet que j’esquivais, mais je pense que j’étais en cheminement. J’avais ce côté « veux tout bien faire » que tu perds en cheminant et en te décomplexant. Aujourd’hui, j’accepte plus de ne pas être prêt à comprendre certaines choses.
J’en reviens à René Guénon : il te rappelle que la tradition originelle de l’homme, c’est d’être bon, ou  du moins que l’homme a un curseur de justice en lui. Quelle que soit ta religion, quand tu vois un mec qui bastonne un gamin dans la rue, ça te prend aux tripes sans même que tu aies à réfléchir, c’est immédiat. C’est ça la tradition originelle de l’homme. Tu sais immédiatement ce qui est mal, sauf si t’es un vrai malade mental.
On donne trop d’importance aux Messagers dans la religion, ou plutôt on oublie leur parcours et leur message. On a oublié l’aspect spirituel, mais aussi méditatif. Des messagers, tu en as des centaines. Dans l’histoire écrite de chaque prophète, il y a un moment où chacun se retrouve seul, tourné vers lui-même, à méditer. Jésus, Abraham, Moïse, tous ont médité. Pour moi, le sujet, ce n’est pas d’être élu par Dieu mais de toucher le degré de spiritualité ultime. C’est super dur à expliquer… Par la méditation, je pense qu’ils comprennent à quel point tu es dans un grand Tout, quelque chose qui relève plus du sensitif que du définissable. A l’inverse, les religieux vont chercher à rationaliser tout ça, à mettre des blases, des règles, des rites, des histoires, Jésus et tout ça. Mais comment veux-tu rationaliser un truc qui est irrationnel, inexplicable, insondable ? Toutes les religions ont le même message en plus, le bien, le mal, la paix. C’est la base même en fait : aller vers le bien. Parce que tu auras forcément le mal en face. C’est dans la nature de l’homme cette dualité bien-mal. Pour la plupart des religions, le mal est intégré au processus de création, le mal est un ange déchu pour beaucoup de gens. Il était là à la base, dans le processus créatif !

A : Cette écriture basée sur les contraires….

Ah : [il coupe] Je ne veux pas parler d’oppositions, de contraires. Je fais des traits d’union, j’assemble, comme Perdants Magnifiques ! C’est le Yin et le Yang, des nuances de gris qui elles-mêmes ont des nuances. Je n’oppose pas des choses, je ne fais pas noir ou blanc. Dans le style Tai-chi, tu as toutes les nuances de gris. Quand tu mets du spirituel et de l’humain, je pense que ça va plus loin qu’une simple opposition.

A : C’est aussi quelque chose qui marque, qui claque, qui percute auprès des gens.

Ah : Oui, c’est un style aussi bien sûr. Esthétiquement ouais… Ça peut paraître simple peut-être non ? Il faut savoir bien le faire. Mettre du blanc, du noir, c’est facile. Fababy avait fait un truc pété sur les contraires.

A : Tu revendiques aussi plus ton identité irakienne. Ça ressort souvent dans l’album, dans un titre comme « Barabbas », dans l’esthétique du clip de « Nouveau Sinatra », dans le cocktail de cultures qu’est « Siwak ». Tu parles d’ailleurs entre autres d’indigène, de Bagdad, de Gaza, de pétrole. Qu’est-ce qui se passe par rapport à ça ?

Ah : Plus ma discographie avance, plus je parle de moi et l’Irak m’a marqué. Avant je filtrais ce genre de choses. Le côté « fier d’être Algérien », « fier d’être Irakien » je trouvais ça pété. Mais là je ne l’ai pas fait dans le sens « fier d’être Irakien », je suis Français ! Mais pour être bien Français, j’ai besoin de me retrouver dans ce qui m’a fait. Je pense que cette origine donne une façon de voir un peu particulière, un peu singulière. En France, la communauté arabophone est surtout africaine, maghrébine. L’Irak, la Syrie, c’est le Machrek [littéralement « du Levant ». Pays entre l’Afrique et la Péninsule Arabique, généralement rassemblés sous l’appellation de Moyen-Orient et rassemblant l’Irak, la Syrie, le Liban, la Jordanie, la Palestine et la péninsule du Sinaï, NDLR]. Tu vois la différence entre arabophone et Machrek ? Le Maghreb, c’est le continent africain. Le Machrek, le Croissant Fertile, le Moyen-Orient, ça ne l’est pas. Du coup il y a une façon de voir différente. Sûrement comme un juif séfarade et un juif ashkénaze même s’ils sont tous les deux juifs, sûrement comme un Québécois et un Parisien même s’ils sont tous les deux francophones. En France, historiquement, la population arabophone est plus du Maghreb. La diaspora irakienne est de son côté plutôt anglophone et vit en Angleterre. La France s’est construite une vision de l’Arabe autour de son Histoire à elle, particulièrement par rapport au Maghreb. Même moi on me dit souvent que je n’ai pas une gueule d’Arabe, alors que je suis le Sémite total. C’est là où c’est différent. Et voilà, je voulais m’individualiser, arrêter d’être noyé dans le flot d’enfants d’immigrés français tout en en étant un. Je n’ai pas la même histoire que les Maghrébins et je voulais le montrer. Sans me comparer, sans juger qui que ce soit, juste montrer ce qui m’a fait en fait. Regarde, en France, une grosse partie de l’immigration maghrébine est liée au travail. Nous c’est plus politique. Rien que ça c’est un point de départ différent. Mon père, qui arrive en France diplômé, fuyant une situation politique, il ne peut pas avoir la même vision de la France que mon beau-père qui est Marocain. Pourquoi ? Simplement parce que ce n’est pas la même histoire, la même trajectoire, le même lien avec la France. Et en le disant, je pense que ça peut montrer aussi ma différence, expliquer certaines choses que j’amène. Et ça m’individualise aussi.

A : Avant de démarrer cet entretien, on avait déjà un peu évoqué ce sujet. Et tu m’avais dit que l’Irak était LA perdante magnifique.

Ah : Oui, bien sûr ! La Mésopotamie, les Sumériens, c’est la base de la civilisation. Paris n’était qu’un village quand Bagdad était New York. C’était the place to be ! Regarde dans les vieux films, on disait Bagdad la Magnifique. Même Hollywood avait une vision de Bagdad avec des dorures partout, les danseuses orientales avec les voiles, les magiciens, les génies, Aladin, Les Mille et une Nuits. Le petit voile des danseuses, ça n’a choqué personne. C’était fantasmé, ce que je peux comprendre. Mais ça a aussi brillé et apporté énormément. L’astronomie, l’écriture, les mathématiques, la médecine, ça vient de là-bas, c’est la base ! Ça a amené plein de choses, même religieusement ! Et quand tu vois ce que Bagdad est devenu au fil des années… Ça a perdu de ouf. Actuellement, c’est la pire région du monde alors que c’est là-bas que sont nées la justice humaine, l’écriture, la civilisation. Aujourd’hui tu n’as plus d’école, plus de loi, plus de justice. La Mésopotamie est née en gagnant, et depuis, son histoire, c’est perdre pour se relever. Elle est née reine. Elle tombe, elle chute, et elle peut juste remonter reine. Elle connaît déjà le top, elle ne peut pas faire mieux que renaître.

A : Toujours avant l’interview, tu as évoqué « Barabbas » en disant de lui que c’était le morceau catéchisme ?

Ah : Oui. J’en parlais avec un pote et il me disait qu’il fallait avoir fait du catéchisme pour comprendre toute la référence biblique. Je ne réalisais pas. Pour moi, tout le monde le connaît Barabbas. Et je me rends compte que non. Ça me paraissait évident, je pensais même que c’était un peu cliché. Ponce-Pilate le juge, Jésus la victime et Barabbas l’élu maudit. La trinité maléfique, la trinité terrestre. Le juge, le bourreau sauvé et le messie crucifié. Barabbas s’appelait Jésus aussi d’ailleurs, Yahové, mais on ne le dit jamais. Barabbas c’est l’histoire du mauvais choix volontaire. Tu choisis la sécurité à la liberté, tant pis ce que ça coûte, tant pis les dommages collatéraux. Tu quittes un pays pour un autre, mais tu ne sais rien en fait. Et il y a d’autres références, « Ézéchiel 25, verset 10 », en fait le verset 17, qui est repris dans Pulp Fiction. Il y a aussi « les trente deniers » popularisés avec Il Était une Fois dans l’Ouest, « je me lave les mains » en référence à Ponce Pilate… Barabbas apparaît dans La Passion. Sa symbolique m’impressionne. C’est l’homme occidental moderne le mec. C’est nous. C’est le gars qui a la chance d’être là. C’est un truc de circonstances. Ce n’est pas lui qui a choisi d’être là. Tu te voiles un petit peu les choses du monde, tu te concentres sur tes petits problèmes pour oublier les grands problèmes du monde.

A : Tu as des phases récurrentes. Une qui revient particulièrement depuis Le Môme qui Voulut être Roi est « J’ai pris la lune pour m’asseoir et le soleil comme allume-cigare. »

Ah : C’est le côté « tout me sert ». Tu fais partie de Tout. Le soleil, la lune, nous, c’est un grand tout. Quand je vois cette image… La meilleure façon de l’expliquer, c’est de le dire. Tu es dedans, tu fais partie de ce délire, tu es à l’aise avec cette vision de l’immensément grand… Là tu ne vises plus la lune, tu es dessus, tu es avec elle, tu as tout compris. Tu es dans un tout, et tu sais que tu en fais partie.

A : Cette phrase, c’est un peu tout ce qui reste du Ahmad du Môme qui Voulut être Roi.

Ah : Il y a aussi « les erreurs coûtent chers, je le comprends en me rachetant. » Ce sont vraiment des phrases carte d’identité. Et parfois tu n’arrives pas à trouver mieux pour exprimer ta façon de voir. Là en l’occurrence, c’était ma meilleure manière de montrer ce côté laidback que je peux avoir dans mon rapport au monde, à l’univers. Et puis il y a un côté clin d’œil à moi-même.

A : Ce n’est pas seulement ça qui a changé. Depuis Justin Herman Plaza, et particulièrement depuis « Mon Polo », tu n’utilises plus de pronoms comme « on » et « nous ». Tu es beaucoup plus sur le « je », tu te remets à parler de toi. Quand on s’était rencontrés il y a six ans, tu rejetais cet exercice, via le morceau « Post-Scriptum ».

Ah : Tu remarqueras aussi que je fais moins de mots, ce qui explique peut-être les pronoms que tu ne retrouves plus. Mais il ne faut pas oublier la forme, c’est une question de forme. Sur « Post-Scriptum », la forme n’était pas bonne du tout. Je n’aime plus ce morceau. C’était plus jeune aussi dans l’écriture, le flow.

A : Quand tu dis dans « F.451 » : « je suis pas un père de famille moi, je suis le père de ma fille », tu n’aurais jamais dit ça à l’époque.

Ah : Oui c’est vrai. Mais c’est plus une façon de prendre parti que de se confier. Là je prends position, je ne veux pas être dans les règles de Charles Ingalls. Fuck Charles Ingalls, il y a une autre façon d’assumer sa famille, d’être quelqu’un et d’enculer Mme Oleson un maximum [rires]. Je ne suis pas dans les cases de la CAF. J’ai des potes, leur rêve c’est d’être père de famille, avec le Scénic et tout.

A: Tu ne parles plus des autres. Tu fais moins de références à des figures politiques aussi.

Ah : Non. Déjà il y en a qui le font, et bien. Il y a une référence à Watts [quartier de Los Angeles dans lequel se sont déroulées des émeutes importantes en 1965 puis en 1992, NDLR] dans le morceau « Perdants Magnifiques ». Mais ça ne m’intéresse plus trop de parler des autres.

« La France s’est construite une vision de l’Arabe autour de son Histoire à elle, particulièrement par rapport au Maghreb. »

A : Tu dis dans l’album « Aujourd’hui, c’est hier avec plus d’insultes. »

Ah : Ça je le vois avec mon neveu par exemple. C’est comme hier, mais pimpé autrement. Ce n’est même pas upgradé en fait, juste pimpé. T’as le même amour, les mêmes intentions, mais t’as plus de « sa race » dans toutes les phrases. Mais sinon c’est la même chose : les conflits parentaux, les histoires d’amour de gosse. Mais c’est trash dans l’expression. Quand je compare à ce que j’ai vécu… Tu sais quoi, je kiffe regarder les micro-trottoirs des années 60. J’en ai vu un sur Françoise Hardy, les mômes de 15 ans ils parlent comme des darons de 30 ans. C’est beau ! Peut-être parce que c’est exotique… La nana expliquait pourquoi elle aime Françoise Hardy. Prends aujourd’hui un micro-trottoir où une bande de filles explique pourquoi elles aiment Rihanna, tu verras, c’est le même amour, c’est juste pimpé autrement [rires]. On parle du manque de respect, mais l’ADN est le même. Il ne faut pas avoir peur. Les gens disent qu’avant c’était mieux, qu’aujourd’hui on ne respecte plus rien, etc., mais non, l’ADN est le même ! Les gens ont peur de ça, alors que c’est juste pimpé. Mais tu sais, il y a beaucoup de phases, je pense que la seule personne qui peut l’expliquer, c’est la phase elle-même.

A : Tu conçois que tu peux être un peu mystérieux dans ton écriture ?

Ah : [partagé] Non, dans le sens où j’ai du mal à me projeter de l’autre côté des enceintes. Le défi c’est de donner des idées simples mais de les upgrader esthétiquement. Je pense que c’est le vrai défi esthétique du pera.

A : Tout à l’heure tu disais faire des phases avec moins de mots. Tu as une écriture qui relève parfois presque du haïku aujourd’hui.

Ah : Oui, je m’amuse plus avec ça qu’avec des morceaux comme « Maman m’a dit » [sur son album Le Môme qui Voulut Être Roi, NDLR], que j’aime bien pourtant. J’ai changé dans la façon d’écrire. Il y a six ans, j’écrivais plus autour d’un thème, d’un champ lexical, l’amour, Cupidon, le coin de rue. Aujourd’hui, j’écris plus en ayant une matière ou une couleur. Tu vois « Siwak », c’est velours, vieux salon arabe. « Nouveau Sinatra », c’est l’air, le vent, l’aérien. Des fois il faut que ça sonne cuir. J’ai évolué en fait, du moins j’espère. Aujourd’hui c’est plus instinctif, c’est plus des flashs, plus fait avec les tripes, quand Le Môme qui Voulut Être Roi était plus fait avec la tête et que Justin Herman Plaza était entre les deux.

A : Tu mets moins de mots mais plus de choses derrière en fait.

Ah : Je pense quand même à l’auditeur de temps en temps. Beaucoup moins qu’avant mais j’y pense encore parfois. Enfin… Parfois je l’oublie complètement en fait ! [rires] Avant, je cherchais vraiment à être explicite. Inconsciemment, je pense que tu cherches à te faire valider. Puis une fois que tu sais ce que tu vaux, tu te détaches de ça. Ta mécanique devient évidente, pour toi, mais aussi pour l’auditeur. Si l’auditeur comprend la règle du jeu, il te retrouve. Des mecs qui peuvent paraître mystiques comme Kendrick ou Ab-Soul… Ça va en fait. On ne donne pas le mode d’emploi dans le truc, mais c’est tout de même pas trop compliqué. Sinon, c’est juste que ça ne te parle pas, que ce n’est pas fait pour toi.

A : Dans un entretien à IHH, tu dis qu’il y a un moment où tu as compris, voire admis, que finalement les auditeurs de Rohff ou l’Algerino, ce ne seront jamais les tiens.

Ah : Oui, quand tu démarres, tu ne piges pas. Tu es jeune, on te propose de faire un album dans une petite structure. Tu as des références, et au début, tu as l’impression que tout le monde est pareil. Et en fait tu découvres que certains aiment des trucs que toi tu trouves pétés. J’ai voulu rentrer à la radio de Montpellier qui passait tous les gars du coin, et esthétiquement, les gars n’ont pas trouvé que mon truc collait avec leur antenne. « Ah bon ? Mais pourtant y a des rimes, une couleur, des instrus. » Et au bout d’un moment, tu te recules un peu, et tu vois le public. Regarde aujourd’hui, les gens qui marchent beaucoup, ils ont un public Kev Adams. Et c’est évident que ce public ne sera pas le mien. Je n’ai pas envie de leur parler non plus. Je ne vais pas simplifier mon message. La niche de Kev Adams ou d’autres groupes, c’est une niche, mais elle est énorme. Tu as des groupes de rap qui ont des enfants et des meufs à leurs concerts. C’est chaud de ramener des meufs à un concert de rap, c’est bien joué de leur part ! Mais beaucoup de ces gens veulent parler à tout le monde. L’Algerino veut parler à tout le monde. Moi pas. J’ai des potes qui me disent : « fais plein d’interviews, plein de clips. » Je leur réponds : « mais non on va sélectionner un peu. » Ils ne comprennent pas, ils estiment qu’il faut en parler à tout le monde. Ils me disent : défends ton projet. Mais défends quoi ? Il se défend très bien tout seul mon projet ! Le rap est une musique populaire, mais il y a des codes à avoir aussi. Au rappeur de les manipuler, au public de se les approprier. C’est pour ça que des gens comme Ruquier ou Zemmour ne comprennent pas. C’est comme le jazz : écoute du hard bop, si tu n’as pas les codes, tu ne comprends rien ! Même Coltrane le disait : il faut avoir les codes !

A : Ton disque est également très raccord avec cette idée que ce n’est pas grave de ne pas parler à tout le monde. Le tracklist est très abstrait et bardé de références : « Drago », « Barabbas », « Crop Circle »…

Ah : J’ai choisi les titres en voulant qu’ils soient courts et qu’ils sonnent. Il faut que ça sonne, comme des slogans. « Barabbas » [il le prononce en détachant chaque syllabe]. Le mot est ouf, le personnage est fou. Ça tape comme mot à l’oreille, ça explique bien le morceau et ça a une histoire.
Drago, c’est pareil, ça fait sens. Il y eu un reportage récent sur ARTE qui s’appelait Rocky 4 le poing américain. Ils y expliquaient que Drago était la caricature de l’épouvantail soviétique, tout ce qu’il ne fallait pas être. Et les jeunes qui chopaient le film au marché noir dans le Bloc de l’Est, eux, ils voulaient être Drago. « Je suis pas Rocky 4, je suis Drago », je suis le méchant mais dans le bon sens. Tu inverses le code. Le rap est beaucoup là-dedans, on prend toujours le méchant, l’anti, le perdant magnifique. Drago est un perdant magnifique !

A : Tu as fait des études de cinéma. Tu as pas mal de références cinématographiques ou à des séries dans ton rap. Quel est ton rapport au cinéma, et à quel point cette formation influe sur l’écriture ? Très tôt dans l’interview, tu nous as parlé de tes « scènes cultes » en évoquant l’écriture de tes morceaux.

Ah : Oui, c’est plus de l’image que de l’écriture. J’écris en images. Mais je n’utilise pas de technique d’écriture cinématographique au sens propre. Il ne faut pas que ce soit une pensée abstraite, il faut que ce soit une pensée concrète mais imagée. J’ai les phases qui peuvent arriver en matant une scène où il n’y a pas de dialogues, ou en écoutant de la musique de film. J’écoute énormément de musiques de films. Récemment je me suis replongé dans les musiques de la Nouvelle Vague. Le cinéma français est un grand perdant magnifique d’ailleurs. C’était le meilleur cinéma avec le cinéma italien, et aujourd’hui, c’est devenu Qu’est ce Qu’on a Fait au Bon Dieu. Oui, je pose la question, qu’a-t-on fait pour en arriver là ? Pour moi, la France, c’est Melville qui met en art et en projet, qui exprime sa francité dans une chose qui est en même temps très spectacle. L’art français spectacle, je trouve ça mortel ! Melville c’est Français, assumé, il a même inventé des codes qui ont influencé les Américains, on en parle presque plus jamais de ça ! Godard et Truffaut aussi ont traumatisé les Américains. On a tous oublié ça, mais la France, c’était un truc de fou. Tarantino a appelé son truc Bande à Part. La Mariée est en Noir, il est bousillé de ça, regarde Kill Bill. Tu regardes The Killer de John Woo, c’est Le Samouraï. Jim Jarmusch aussi est traumatisé par le cinéma français. Récemment, Scorsese a sorti une liste de ses 39 films cultes. Tu sais quoi ? Un tiers est Français, l’autre Italien !!! C’était un truc de dingue. Le Samouraï, Le Cercle Rouge, Verneuil, Yves Montand… Putain Yves Montand !

A : Et toi justement, en tant que rappeur ? Tu fais d’ailleurs référence à Yves Montand en te disant « Nouveau Yves Montand »

Ah : Je me vois plus dans un Yves Montand. On ne parle plus de ces mecs-là aujourd’hui, mais on a eu des sacrés bonhommes quand même. Immigré italien, rien du tout, famille communiste, il est au Panier à Marseille et il devient acteur de dingue. Dans La Folie des Grandeurs, dans Le Cercle Rouge… Jusqu’aux États-Unis ils l’appellent. Il y va et il fait quoi ? Il baise le symbole américain ultime [Marilyn Monroe, NDLR]. Le petit immigré provincial qui va jusqu’à déchirer le symbole du cinéma américain [rires]. C’est ouf. Je trouve ça génial. Moi aussi je suis un petit provincial ! Je me mets là-dedans, je vais niquer jusqu’au rap américain [il rit].

A : « Ahmad c’est le story board » dis-tu…

Ah : C’est plus une soirée diapo ce que je fais. Tu vois le bruit de l’appareil à diapositives qui enchaîne les images avec un claquement à chaque fois ? C’est ça, avec une musique derrière. La photo n’est pas un film et je pense qu’elle permet plus d’interprétations. C’est moins passif qu’un film.

A : Steve nous disait fonctionner en synesthésie avec toi. Quel est ton investissement dans tes clips ? Je pense notamment à “Nouveau Sinatra“, qui a un côté très Melville.

Ah : Que ce soit à Steve ou à Tommy [Fisher, réalisateur du clip de « Drago », NDLR], je donne des pistes oui. Je vais citer des films en référence, des couleurs, des matières… Je le fais même avec les beatmakers. Donner une couleur, une matière, ça m’aide à me faire comprendre. Je donne une couleur, j’écris dans cette couleur, et après avec l’instru, le clip, on tourne autour de cette idée. Mais les clips ça me botte moins.

A : Pourquoi ?

Ah : C’est pas que ça me botte moins d’en faire, mais il y a un côté un peu obligé dans le clip aujourd’hui. Puis des fois, tu as des morceaux à clipper, il faut trouver le truc qui permet de faire passer quelque chose. Le clip de « The Message » de Nas m’avait cassé le délire que j’avais sur le morceau. Si c’est pour faire un truc autour de playbacks et trois plans de coupe… Non, c’est bon. Aujourd’hui, on n’a pas encore trouvé le trip pour faire un clip fort. J’aimerais bien clipper « Barabbas », mais il faut que ça serve le morceau. Et c’est même un tout. On arrête pas de nous parler de professionnalisation, on se branle là-dessus à débattre sur comment il faut faire, se promouvoir. [il souffle] Non, c’est bidon.

A : Comment ça ?

Ah : Je ne suis pas du tout professionnel. Professionnel de quoi ? Je n’en vis pas !

A : C’est peut-être une méthodologie plutôt ?

Ah : [il souffle] C’est nul, ça manque d’âme, c’est IKEA. IKEA c’est pro, mais où est l’âme ? Tu vois cette interview, on discute, et je kiffe parler. Je ne suis pas là pour faire trente-huit interviews promo qui vont me faire gagner douze auditeurs en plus. L’interview qu’on a faite il y a six ans, finalement, on m’en parle beaucoup plus depuis deux ans que lorsqu’elle a été publiée. Aujourd’hui, les gens reviennent dessus, et c’est mortel. Quand on l’a faite, c’était cool, mais sur le moment, elle ne m’a pas fait gagner cinq cents auditeurs. Finalement, c’est un peu un mode d’emploi une interview, ça doit te permettre de te donner les codes. J’avais lu un entretien avec ScHoolboy dans XXL, et ça avait enrichi ma grille de lecture.

« Booba, c’est Jacques Dutronc qui avec le temps est devenu Dick Rivers.  »

A : On a parlé du côté français, on a parlé du côté mésopotamien, mais il y a également un vrai côté américain dans ton disque. Sur certains instrus entre autres.

Ah : Je parlerais plus de Pop Culture que d’un côté américain. La Mésopotamie, elle, est plus dans les lyrics. La forme, peut-être que tu peux la voir comme américaine. Mais c’est Pop culture. C’est la culture mondialisée. Le truc de base c’était peut-être Dah Shinin’ [premier album de Smif-n-Wessun, NDLR], un côté propre au rap qui vient d’Amérique, mais qui deviendra aussi français. Regarde les grands chanteurs français majeurs de ces cinquante dernières années, ils s’appellent Eddy Mitchell, Dick Rivers et surtout Johnny Halliday. Johnny Halliday ou Eddy Mitchell, malgré le blase américanisé, il n’y a rien de plus français. Quand les mecs disent « je ne fais pas de rap français », il n’y a rien de plus français et franchouillard que de dire ça ! Ne dis pas que tu ne fais pas de rap français et que tu n’en écoutes pas, car c’est en voulant te faire plus américain que l’américain que tu vas tomber dans la culture beauf bien de chez nous. Il faut le faire à la Sergio Leone : tu prends les codes, tu les maîtrises, et tu refais le truc avec. La dernière fois, j’ai même vu un western de la RDA qui s’appelle Les Loups Blancs. C’est un truc de ouf. C’est un western choucroute et ça déchire. Les mecs ont juste pris le canevas et ils ont tout rebrodé dedans. Moi j’espère faire ça : utiliser mes codes dans un canevas qui me parle. Tu vois Jean-Philippe Smet, il s’est appelé Johnny Halliday. Mais Jacques Dutronc il a dit « fuck, je m’oppose à ça ! » Il est resté Jacques Dutronc. Français le mec ! Et qu’est-ce qu’il te fait ? « Paris S’éveille », morceau qui colle à Paris comme jamais ! Le mec, il t’a fait à la française ce que Sinatra a fait avec « New York New York ». Booba, c’est Jacques Dutronc qui avec le temps est devenu Dick Rivers.

A : On parlait des noms de Jean-Philippe Smet et Jacques Dutronc. Tu signes désormais tes albums Sameer Ahmad, et non plus uniquement Ahmad, qui est ton vrai nom. Pourquoi ?

Ah : Esthétiquement déjà, je trouve que ça déchire. Mon blaze il tue [rires]. Et puis c’est une signature, on n’est plus dans le blaze. J’assume mon parti pris, je peux mettre mon nom/prénom sans aucun problème. J’ai juste réécrit Samir avec deux « E » pour le clin d’oeil. L’Irak était anglophone, et sur mon premier livret de famille il était écrit Sameer. C’est après sur la carte d’identité française qu’on a décidé de franciser l’orthographe de mon prénom en Samir pour conserver sa sonorité.

A : Ta voix a beaucoup changé depuis ton premier album, tu sors des intonations nouvelles, presque un peu dans l’esprit d’un Némir parfois, l’aspect chant en moins. As-tu travaillé ta voix ?

Ah : Némir c’est autre chose, une façon d’écrire encore très différente et surtout il sait effectivement chanter. Moi c’est surtout que je suis désinhibé, donc moins dans la posture. Quand tu débutes, tu es toujours dans la posture. Aujourd’hui, je m’en fous un peu et du coup j’arrive à m’amuser avec ça. T’as envie d’être plus dans des émotions, de pimper, de changer les choses, que ce soit le moins mathématique possible. J’avais entendu un rappeur qui disait que le rap c’était mathématique. Mais qui dit ça ? Pour moi c’est l’antithèse des maths. OK il y a la mesure, mais après quoi ? Coltrane le disait, les jazzeux les plus doués disent beaucoup plus avec leurs tripes qu’avec leur tête. Ma voix aujourd’hui, je la perçois enfin un peu comme un instrument. On n’est plus sur l’instru, on est avec l’instru. C’est ça que j’ai essayé de faire : être avec le son plus que poser sur le son, donner une impression de facilité. Mais y a du travail derrière. C’est un peu comme les tours de magie en fait. D’ailleurs, on parlait tout à l’heure des rappeurs français qui veulent faire les cainris, mais c’est pour ça aussi que ça me gonfle : parce que le tour de magie, je le connais et on le connaît tous. Aujourd’hui, tout le monde a un flow, tout le monde sait à peu près écrire, tout le monde peut trouver un bon instru, tout le monde peut faire un clip. Donc je crois que le vrai défi aujourd’hui c’est d’avoir une identité. « Ah ça sonne comme ScHoolboy Q » ? Si on te dit ça, c’est pété, foutu. Tout le monde sait faire des ad-libs, rapper sur de la trap. Mais le vrai truc c’est qu’on te dise « ça sonne toi », « ça sonne Sameer Ahmad. » C’est le défi pour tout le monde aujourd’hui. Dans le rap français, je pense que des mecs comme Grems ou Metek sont parvenus à ça.

A : Pourquoi as-tu moins produit d’instrumentaux sur cet album ? Sur tes deux derniers projets, tu étais très présent à la production.

Ah : Parce que j’aurais été limité. Parce que des gars m’ont proposé des purs trucs. Aussi parce que ça m’a permis de sortir de ma zone de confort. Ça a été vite aussi. On a fait une partie des productions par couleur, d’autres avec Skeez’up où il te donne plein de boucles, tu choisis un peu ta lead et il te reconstruit tout le morceau. Nabil m’a envoyé sa prod’ [« Siwak », NDLR] en me disant « celle-là, je pense que tu vas kiffer ». Nabil est un gars qui a dû m’envoyer deux cents prods en huit ans et je n’en ai jamais prise une seule. Mais celle-ci je l’ai comprise. J’ai eu une petite hésitation, un peu peur que ça ressemble à Justin Herman Plaza, mais je l’ai comprise. J’aime bien ce morceau, il a un côté accessible musicalement. Ce sera moins le cas pour un morceau comme « Deuxième du Nom » par exemple.

A : Ta musique avait un gros côté enfance, côté qui a aussi disparu sur tes deux derniers projets. Comme l’expliques-tu ?

Ah : Je voulais que mon rap soit plus dans le moment présent. C’est maintenant ! Je ne voulais pas avoir à choisir entre le rap d’ado ou le rap de papa. C’est moi. J’ai des enfants sans me sentir père de famille. J’ai des nuances de gris. Il y a un moment, il faut casser un peu le truc passéiste et sympa, chansons à texte sur l’enfance, rap Super 8.

A : En terme de titre d’album, tu passes du Môme qui Voulut Être Roi à Perdants Magnifiques. Peut-on y voir un résumé de ton cheminement musical ?

Ah : A l’époque, j’étais sur Le Môme qui Voulut être Roi aussi pour dire que j’étais le petit qui veux être grand. Aujourd’hui je ne me sens plus petit, et je ne prétends à plus rien en termes de rêve. C’est la fin d’un cycle et sûrement le début d’un autre. Ça reste très ludique, et en même temps j’ai tiré un trait sur l’enfance, comme ça arrive à tout le monde je pense. En fait, j’avais un rêve d’enfant, une passion, et je la vis aujourd’hui, sans désillusions ni en la prenant comme un rêve merveilleux. Tu concrétises ton rêve, mais avec un âge et un recul qui font que tu n’as plus les attentes ni le regard du moment où tu le rêvais. Tu te détaches de toute la mécanique que t’avais quand tu commençais et que tu étais à fond : on va faire une session en studio, on va faire un clip, on va faire ceci, on va faire cela, on va toucher du monde, etc. Quand tu es encore dans le rêve, tu es rappeur, mais à côté tu joues aussi à être rappeur. Aujourd’hui, je ne suis pas un professionnel, je ne suis pas un amateur non plus, Je n’ai pas envie d’être intermittent du spectacle, ni de signer dans une grosse structure. L’idée de carrière ne me parle pas en fait. Tout ça n’empêche pas le travail, ni de faire bien. Mais le travail, faire bien, ça provient de la passion plus que de la carrière. Regarde, j’aime bien bricoler. Je fais la vidange de ma voiture, je veux la faire bien. Mais ce n’est pas pour ça que je veux devenir garagiste professionnel ! Peut-être que quarante ans est le bon âge pour commencer le rap.

A : Qu’est-ce qui ferait la différence à 40 ans ?

Ah : A 40 ans, je ne connais pas un mec qui se dira qu’il a plein de trucs à prouver ou qui prendra les codes au pied de la lettre. Jay Electronica a un peu ce truc de ne pas prendre les codes au sérieux tout en prenant le rap au sérieux. Un groupe comme les Beastie Boys avait ça aussi, même si tout ne m’a pas parlé. Ils étaient très libres et très pro. Artistiquement ils ne se sont privés de rien. Mais imagine aussi les contraintes derrière. OK, t’as 10 000€ par mois pour sortir un album quand tu veux comme tu veux, bien sûr que tu t’interroges. Mais je crois que moi je m’ennuierais. Je kiffe mon taf. D’ailleurs là je suis professionnel. Je suis instituteur, spécifiquement auprès d’enfants qui sont des réfugiés politiques. Et dans le rap, je ne suis pas amateur. Je ne cherche pas à professionnaliser ma façon de faire de la musique, c’est différent. Quand tu fais un basket le dimanche, tu ne joues pas pour la beauté du geste, tu joues pour gagner, tu vois ? Pas pour gagner de l’argent, mais pour gagner. Voilà, moi c’est ça. Ce que je crains dans le professionnalisme, c’est l’aseptisation. Regarde les sports de masse. Depuis les années 90, la professionnalisation a vachement aseptisé les milieux. Tu n’as plus de Jimmy Connors et Mc Enroe. Tu n’as plus de Gascoigne ou de Maradonna, il y a Zlatan à la limite. Tu n’as plus de Earl Manigault. Même Jay-Z qui a toujours été professionnel, aujourd’hui il est beaucoup plus fade qu’il y a dix ans. Je pense que le statut de professionnel a complètement changé. On est dans des codes aseptisés, rien ne doit dépasser, c’est métrosexuel. Après t’as l’industrie aussi. L’industrie c’est Ponce Pilate. Le professionnel c’est Barabbas, celui qu’on choisit, qui a plu à tout le monde, qui a la sécurité. C’est ça être professionnel. L’autre il a fini crucifié, il a tout perdu, c’est naze. Et quelque part, le rap a changé dans son fonctionnement. Au début des années 2000 on signait tout le monde et n’importe qui. Aujourd’hui il y a moins de fric, donc Ponce Pilate commande moins.

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3 commentaires

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  • MakadamSGP,

    J’écoute les sons de Ahmad depuis très longtemps et j’ai tout ces projets.
    J’essaie à chaque sortie de le faire découvrir aux autres et souvent ils kiffent aussi.
    Ce dernier projet « perdants magnifiques » est magnifique. Du Ahmad tout craché. Quand il dit que le but c’est d’avoir son style reconnaissable, ben il a parfaitement réussit.
    Ses phases « méfie toi des radins qui te pretent même pas attention » c’est typiquement le genre de phases signées Ahmad que l’on retrouve encore tout le long de cet album. « issu d’un peuple qui a beaucoup de pétrole » et j’en passe des bien meilleures.
    Les prods sont parfaites.
    Mon seul regret est que ce projet est encore trop court mais bon il est tellement soigné.
    Très longue interview en effet, mais ça confirme tout ce que je pense d’Ahmad.
    Vraiment a des années lumières de la mode actuelle et du pur rap français.
    Gros big up Ahmad et vivement les prochains sons.

  • Jean Caisse,

    Au contraire, moi j’ai trouvé que c’était ultra intéressant. Surtout après avoir écouté le projet et suivi l’artiste depuis quelques années… Tu te rends compte (si c’était pas déjà le cas) qu’il y a une réelle réflexion derrière son taff et un gros bagage culturel ! 

    Intéressant d’ailleurs l’anecdote avec le producteur Nabil, Siwak est l’une de mes prod préférées du projet pr le moment… ! 

    Bon taff encore une fois de la part de l’abcdr ! 

    Ps : super la refonte du site mais demandez à un UX Designer de trouver un meilleur endroit pr afficher les commentaires, ils sont ultra planqués!

  • kabi,

    Très longue interview pour un mec aussi présomptueux, jamais vu sa sur l’abcr, le gars se prend pour qui ?Dégouté d’avoir perdu mon temps , surtout que musicalement c’est faible.
    C’est la première fois que je laisse un message sur le site, pk votre taf est parfait, mais je sais pas, le gras m’a choqué.