Voyage dans la constellation EarthGang
Interview

Voyage dans la constellation EarthGang

Lunaire, fantasque, explosif, avec Mirrorland le duo EarthGang signe leur premier album chez Dreamville, une carte de visite prometteuse pour la suite.

Photographie : Jessica Attia

Début janvier, le label Dreamville, fondé par J. Cole, a planifié sa rentrée : dix jours d’affilée bloqués dans tous les agendas de ses artistes afin d’enregistrer une nouvelle compilation. Pour pimenter les choses, ces sessions se sont transformées en une résidence artistique avec des invitations lancées à toutes les vedettes du moment pour venir se chiffonner dans les studios Tree Sound d’Atlanta. Ce démarrage en fanfare a accouché de Revenge of the Dreamers III, une initiative salvatrice pour dynamiser l’image d’une écurie parfois trop tendre. Bien aidée par les bons singles “Sacrifices” ou encore “Down Bad”, les lumières se projettent de manière égale sur chaque individualité du label. Désormais, le tour est venu pour EarthGang de rayonner. Rencontre avec un duo pétri d’influences riches, mystiques, expérimentales. Un voyage dans une constellation surprenante : Mirrorland.

Abcdr du Son :  Depuis quasiment cinq années vous êtes en tournée. Qu’est-ce que vous avez appris le plus en partageant la scène aux côtés de Mac Miller, Ab-Soul, Bas, J. Cole, Billie Eilish… ?

WowGr8 : J’ai appris deux choses. La première, tu dois prendre soin de toi. Tu dois te reposer, avoir ta petite bouteille d’eau, manger tes légumes. Tous les trucs que ta mère te répétait quand tu étais gamin, tu dois les faire. La seconde ? Pendant notre première tournée avec Ab-Soul on s’est beaucoup posé la question de “Comment réaliser de la musique pour faire bouger les gens ?” Auparavant, on faisait de la musique qui ne faisait qu’intriguer… C’est-à-dire que les gens pensaient ou méditaient sur nos titres. Mais au moment de les jouer sur scène… Rien. Durant notre première tournée on essayait pas mal de comprendre “Pourquoi ?” Une fois rentrés, on a enregistré des morceaux plus tournés vers la scène avec un état d’esprit plus récréatif. Et en réalité, c’est important. Aujourd’hui, un tas d’artistes ne pensent pas à ça, ils mettent juste de la musique sur Internet.

A : Comment on fait pour enregistrer quand on est en tournée ?

Olu : Tu le fais quand ça vient. Avec Mirrorland, la raison essentielle pour laquelle on a pris du temps à sortir Mirrorland est qu’on a longtemps été en tournée. Mais une fois de plus, se représenter chaque soir dans différentes villes te donne du temps pour t’enrichir, développer de nouvelles idées, vivre des expériences, partager des histoires, faire des connaissances. Tu suis une progression naturelle.

A : Dans une interview du producteur Kal Banx, il raconte qu’en tournée J. Cole a l’habitude de faire un test surnommé “seven-minute drill”. Pour pousser les producteurs de Dreamville à rester créatif, il les oblige à composer un titre en sept minutes maximum.

O : Je me rappelle en avoir fait un. La première fois qu’on est arrivés à notre hôtel. Ce n’était pas vraiment minuté, il était plus dans la posture “Les gars, vous devez composer maintenant avant même de décharger vos bagages de la voiture !” On est descendus en bas, tout était prêt. On n’avait plus qu’à composer. On a refait ce type d’exercice avec d’autres producteurs et concrètement, ça t’aide et te renforce. Tu crées sans essayer de trop réfléchir. Tu crées, tu crées, tu crées afin de te rapprocher du rythme, du bon tempo. Toutes les émotions sont bonnes dans la création artistique.

A : Pouvez-vous m’en dire plus des sessions d’enregistrement pour la compilation Revenge of the Dreamer III. Quand Buddy crie “Since 1993…” [une référence au titre “1993”] on a l’impression de partager un moment de vie avec vous en studio…

W : C’était comme traîner avec ses potes. Je ne sais pas comment vos écoles fonctionnent mais les nôtres, les repas de la cantine ou encore les moments après les cours sont des temps forts de la journée, quand tu vois des gosses se rassembler pour jouer, rapper, lancer des vannes. Les sessions Dreamville c’était comme si on avait le droit de faire tout ça, aussi longtemps qu’on le souhaitait, et surtout, à partir du moment où on le voulait. C’était ce genre d’état d’esprit. Le genre d’ambiance où tu entends ton prof dire “Fichez-moi le camp !” quand les élèves sont dissipés. On était autorisés à faire ces choses, mais, sans pour autant qu’on nous dise de partir. Et chaque instant a été mis en musique… [Il se remémore avec le sourire aux lèvres] Putain… Le Studio M était chaud.

O : En bas, la principale salle d’enregistrement était le Studio M. “Sacrifices” a été enregistré dans la salle 222. [Se prononce “Two, two, two”]  “1993” aussi. Plein de trucs ont été réalisés dans le Studio Groove. Cette pièce, c’était une salle dans laquelle on se sentait à l’aise. Un tas de morceaux incroyables ont été réalisés dedans. Par exemple, pour “Sacrifices” – je ne me souviens même plus à quel moment de la journée le morceau a été fait – tout ce que je sais, c’est que j’étais exténué, à bout d’énergie. C’était le septième ou le huitième jour. On errait de studio en studio pour enregistrer, enregistrer et encore enregistrer. Une fois remonté en haut, je me suis endormi. Quand je me suis réveillé, je suis descendu dans la salle 222, et Groove [NDLR : un des producteurs de “Sacrifices”] a joué le morceau. J’ai adoré. Smino a commencé à écrire, Saba aussi, je m’y suis mis aussi… Je ne sais pas si c’est parce que je venais juste de me réveiller ou si parce que j’étais épuisé par les sessions Dreamville, mais on a tous mis nos tripes dans le titre. Puis J. Cole l’a entendu en dernier, après Smino, Saba, moi. Il est entré dans la salle et a ressenti que ce morceau était particulier. Il nous a dit qu’il aimerait en faire partie. On lui a envoyé. Il est allé dans sa pièce attitrée, il a fait son tour de passe-passe à la J. Cole. Quand il est ressorti, je me rappelle que tout le monde était ému. Le Studio M était une petite pièce. Selon mes souvenirs, je crois que c’était le premier titre où les gens ont commencé à se réunir pour jeter un regard discret sur le travail des autres. Les premiers jours, chacun faisait son truc. Tu vogues de salle en salle. Par la suite, c’était plus du style “Oh, tout le monde va dans cette pièce ?! Tout le monde va dans celle-ci ?!” Tu recherches l’endroit le plus chaud. Mais je me rappelle précisément des réactions suite à “Sacrifices”, “Down Bad”, “1993”. Tout le monde disait “Venez dans ce studio, il faut que vous entendiez ce qu’ils sont en train de cuisiner !” Nous, on était en studio, on préparait notre sauce. On sort, et on remarque cinquante regards tournés vers nous. Et cette façon de procéder, elle s’est vraiment concrétisée à la fin des sessions Dreamville.

« Atlanta m’a appris à être qui je voulais être sans m’excuser. »

Olu

A : J’aimerais parler un peu d’Atlanta. J’ai l’impression que beaucoup ne comprennent pas cette ville. Elle est souvent surnommée “Black Mecca”, pourquoi selon vous ?

W : Tout d’abord, c’est une des plus grandes villes si ce n’est la plus grande dans le sud-est des États-Unis. Historiquement, le Sud-Est est connu pour avoir été le point de chute principal du commerce triangulaire. En conséquence, tu as un nombre important de descendants d’esclaves dans toute cette partie de la région. Du coup, quand tu veux connaître un peu plus sur l’histoire de tes ancêtres, Atlanta est un passage obligatoire. De fil en aiguille, ce brassage culturel a développé des identités différentes au sein même de notre propre culture : d’où le nom de la “Black Mecca”. Beaucoup des leaders pendant la période des droits civiques à l’image de Martin Luther King ont passé une partie de leur vie à Atlanta. Toutes ces histoires et ces accomplissements majeurs sont un héritage laissé à la ville d’Atlanta. Ça, c’est pour la partie historique. À présent… ATL a la mainmise sur la musique d’aujourd’hui… C’est incroyable. Cette pluralité d’expériences a généré un foisonnement bouillonnant dans la circulation et les échanges de notre culture noire, ce qui nous conduit à apporter notre pierre à l’édifice et à hisser encore plus haut l’histoire de notre ville. Dans la musique, tous nos talents, nos capacités, pour moi ce sont des dons. Toutes nos pulsions, nos souffrances, nos joies se cristallisent dans notre musique.

A : Et en tant qu’individu, qu’est-ce que cette ville vous a appris ?

O : Atlanta m’a appris qu’il était tout à fait naturel d’entreprendre ce que tu voulais… Qu’il est tout à fait normal d’aspirer à devenir la personne que tu souhaites être. Il n’y a pas une  seule et même façon d’être à Atlanta c’est plutôt dans ce sens que ça fonctionne : “Voici Atlanta et voilà ce que nous sommes.” Et cette ville m’a appris à être qui je voulais être sans m’excuser.

A : C’est une des choses qu’on ressent à travers votre musique et même dans la série Atlanta .

W : [Il reprend la parole] J’étais sur le point de faire référence à la série ! Tu te rends compte dans chaque épisode de la diversité dans les vies de chaque personnage. Tout le monde essaie d’être soi-même, de se débrouiller, de survivre de la meilleure façon possible… Et dans l’absolu, de s’épanouir. D’ailleurs, le personnage de Darius [NDLR : incarné Lakeith Stanfield] est très drôle.

O : [Il réfléchit] Le personnage de Childish [Earn dans la série, NDLR]… Il est vraiment drôle parce qu’il essaie de faire toujours bien les choses… Et avec toute son âme… Mais il déteste ce milieu. [Rires] Tu as envie de lui dire “Détends-toi. Amuse toi un peu.”

W : Paper Boi [dans la série Atlanta, Paper Boi est joué par l’acteur Brian Tyree Henry, NDLR] c’est mon gars aussi !

O : Oui, Paper Boi est aussi très important.

A : Paper Boi est au milieu de tout. Il fait partie de cette culture. Il est une star locale montante. Il est au milieu des intérêts financiers mais aussi de sa famille, Earn est son cousin et manager. Il y a un sens de fratrie que je retrouve avec vos débuts avec le collectif Spillage Village. [NDLR : composé par EarthGang, J.I.D, Hollywood JB, JordxnBryant, Mereba, 6LACK et Lute]

O : Spillage Village c’est le voyage fraternel. Tout est né simplement, juste en traînant ensemble dans les cours de gym, sur notre campus, à notre appartement, un peu partout. On faisait tout ensemble. On fumait, on se défonçait, on buvait, on traînait et enregistrait le plus possible… Une fois que les cours étaient finis, c’était direction l’appartement. On connaissait déjà Mereba, elle venait d’Atlanta. On flânait tous ensemble, elle avait un appartement, on laissait filer le temps… Elle avait même un trampoline dans son jardin. Littéralement, c’était comme une maison hippie. Un tas d’artistes sont venus enregistrer. On a fait beaucoup de shows ensemble, des open mics, c’est à cet instant qu’une base de notre musique s’est définie parce qu’on a eu la chance d’expérimenter tôt, de tenter des choses, et surtout, de s’amuser et créer en même temps. Ce n’est pas comme si on choisissait maintenant un producteur pour notre album et qu’on lui disait “Fais-nous un hit… Maintenant !” On fabriquait tout nous-mêmes : “DIY : Do It Yourself” . On fabriquait tout nous-mêmes, jusqu’à nos vidéos. Nos potes tournaient nos vidéos dans le salon. Une vraie maison d’artistes.

« Au plus profond de toi, tu souhaites faire quelque chose de merveilleux. Mais en réalité, il faut juste être soi-même et sincère. »

WowGr8

A : Est-ce que vous pensez à l’héritage ? Quand j’écoute Mirrorland, j’ai l’impression que cet album s’agrège à tout un pan de la musique d’ATL. Vous pensez à toutes ces choses avant de composer un album ?

O : Non. Je pense juste à être sincère, être honnête, être vrai… Et prendre du plaisir et soin de moi.

W : Tu es la première personne à utiliser le mot “héritage” comme déclaration pour parler de Mirrorland. En ce qui me concerne, bien-sûr dans un coin de ta tête tu peux y penser mais tu ne peux pas planifier à l’avance l’impact que tu auras. Au plus profond de toi, tu souhaites faire quelque chose de merveilleux… De grand, très grand… Mais en réalité, il faut juste être soi-même et sincère.

A : “Swivel” est un morceau particulier. Peut-être parce qu’il est produit par Bink!, mais en termes d’écriture, il tranche avec l’ensemble.

W : “Shout out Bink!” “Swivel” est le morceau le plus ancien de Mirrorland, on l’a enregistré en 2015 pendant la tournée où nous avons rencontré Mac Miller. On ne l’a jamais sorti, je ne sais pas pourquoi. [NDLR : à l’écoute de “Swivel”, J. Cole a vivement conseillé au duo de garder le titre pour un album] Je me souviens que j’étais malade à en crever… J’essaie de temps en temps de reproduire ce timbre de voix mais c’est impossible. Il devait être 3h ou 4h du matin, on était dans le studio de Bink!, un tout petit studio à Virginia Beach [NDLR : dans l’État de Virginie aux États-Unis] dans lequel il faisait froid ! Je me souviens que c’était la première fois qu’on le rencontrait. Et on avait besoin d’un endroit où dormir cette nuit. Il nous a proposé de roupiller dans son studio, et c’est ce qu’on a fait, par terre. C’était notre vie pendant les tournées, on n’avait nulle part où crécher. Du coup, pendant qu’on somnolait sur son plancher, Bink! était derrière nous et composait “Swivel”. Je l’ai entendu, je lui ai dit “C’est quoi ça ?” avec ma couverture sur moi. [Il fait trembler sa voix pour souligner son état physique mal en point] Il a répondu “J’en sais rien, c’est juste un morceau.” Mais je pense qu’une des choses qui rendent “Swivel” spécial c’est qu’au moment où on a écrit le titre, Olu et moi avions perdu des amis très proches. C’est aussi un hommage à eux, tous ceux qui nous ont quittés en route. “Swivel” est le genre de morceau personnel, qui fait partie de ton histoire et que tu ne veux pas partager. Cole en a assuré la promotion, il l’adore c’est pour ça qu’il a souhaité le mettre sur la compilation Revenge of the Dreamers III. C’est un morceau qui nous tient très à cœur et qui parle de choses personnelles, il a une place sacrée dans nos histoires respectives. Si je devais peindre un tableau de mon ami décédé, je le ferais mais je le garderais à la maison, je ne le vendrais pas. La manière dont J. Cole en a pris soin et a changé notre vision sur le titre. Il était convaincu que ce titre allait toucher les gens.

A : C’est la chanson parfaite pour l’histoire de Paper Boi.

O : [Rires]

W : [Rires] Ça serait cool qu’ils mettent “Swivel” dans la prochaine saison ! [NDLR : Dans la série Atlanta, Earthgang a déjà vu son titre “Meditate” apparaître]

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