Akhenaton, le dernier samouraï
Interview

Akhenaton, le dernier samouraï

Avec un enthousiasme de jeune premier, Akhenaton sort son cinquième album solo à quarante-six ans. Entretien avec un Monsieur.

Avec la participation de Lucie

Abcdr du Son : L’album Je suis en vie s’est fait en quelques mois seulement. C’était nouveau pour toi de travailler dans ces conditions ? 

Akhenaton : On est de l’ancienne école et, en général, on prend du temps pour travailler. C’est peut être une forme de peur aussi. Si l’album s’est fait rapidement, c’est aussi parce qu’il y a eu une grande honnêteté de la part de Def Jam. Je suis conscient que cet album est né du succès d’Arts Martiens. Les maisons de disques ne sont pas des bureaux d’aide sociale et ils ont été très clairs quand ils sont venus me trouver : « Voilà, on a envie de faire un album solo, notre fenêtre de sortie c’est novembre. Après 2015 on aura beaucoup de sorties internationales. » Après novembre, ils n’auraient pas pu travailler l’album correctement. Au début, j’ai dit non. Je préférais profiter de ma tournée tranquillement, mais ma femme m’a fait cette réflexion : « Tu t’es embourgeoisé ! Si tu avais vingt ans et que Def Jam t’avait fait cette proposition, tu aurais refusé ? » Je me suis rendu compte que j’avais fait mon enfant gâté. Elle en a rajouté une couche en disant : « En plus, tu chouines depuis deux ans d’être en indépendant, de ne pas avoir les moyens, de devoir t’occuper de tes pochettes, du pressage, du business… Là, tu peux te consacrer à la musique pendant cinq mois ! » Elle avait raison. J’ai eu l’avantage à la même période de maîtriser la MPC Studio, et ça m’a permis de travailler différemment, moi qui étais habitué à travailler avec des SP12, des ASR10, MPC60, 3000, 2000, 2500, 4000… D’un coup, je pouvais travailler dans le TGV. J’ai fait beaucoup de sons sur la route avec Sébastien Damiani. J’ai travaillé seul… Sans jamais être vraiment tout seul en fait. Des fois, cinq minutes avant de monter sur scène, je faisais écouter un son à Jo. Pour quelqu’un comme moi, qui a toujours évolué en groupe, c’était rassurant. Des albums vraiment solos, je n’en ai jamais fait, y compris Métèque et Mat puisque Cut Killer était avec moi du premier au dernier jour.

A : Tu as parlé de cette relation avec Sébastien Damiani. Il produit depuis quelques temps sur les albums d’IAM et la collaboration s’est poursuivie sur Je suis en vie.

AKH : En fait, tout est dans la manière de produire. Il est médaille d’or du conservatoire, il jouait à Tokyo dès l’âge de douze ans… Il peut bosser sur un beat ultra-orthodoxe avec moi et être au Carnegie Hall la semaine suivante en train de jouer un concerto piano-violon. Vers l’âge de douze ans, il a fait une tournée américaine. Il a acheté l’album Paid in Full de Eric B. & Rakim et ça a changé sa vie. Il a grandi en jouant du classique tout en écoutant du hip-hop. Un jour, il est venu à un concert et nous a fait écouter des prods. Musicalement, c’était super bien foutu mais on sentait trop le côté classique dans ses mélodies, j’entendais qu’il n’était pas beatmaker. Il en avait conscience mais c’était un appel du pied de sa part pour qu’on bosse ensemble. Cette nouvelle manière de travailler nous a permis aussi d’approcher différemment le sampling. Il faut en parler parce que les quelques procès que le groupe IAM s’est pris au début des années 2000 nous ont fait beaucoup de mal. Au fond de moi, je n’ai jamais voulu apprendre le solfège et j’ai toujours considéré le sampling comme un art. Quand j’écoute les Rolling Stones qui rejouent Muddy Waters, Gainsbourg qui reprend le répertoire classique, John Williams qui détourne la marche funèbre de Chopin pour en faire la marche impériale… Tout le monde sample. Le grand drame, ça a été « Prison » de Chiens de Paille. On avait fabriqué des vinyles à 2 000 exemplaires et on a été condamné à 40 000 euros pour du droit d’auteur. En fait, le sampling en France est plus dangereux qu’aux États-Unis. Là-bas, tu peux être condamné pour la totalité de ce que tu as généré alors qu’en France tu peux être condamné pour la totalité de ce que tu as généré en ajoutant en plus un droit moral élevé. C’est devenu très compliqué.

A : On a l’impression que ça te manque vraiment.

AKH : Bien sûr ! Même si je compose et que je kiffe faire mes compositions, j’aimerais pouvoir faire les deux. Pourquoi ? Parce que quand je suis chez moi, j’écoute les Alchemist, Khrysis, Oh No… Putain, je veux en être ! Je le fais actuellement sur un projet mais ce sera pour quelqu’un d’autre, et en téléchargement gratuit.

A : Vous avez été surpris par le succès de Art Martiens ?

AKH : Oui. Je ne m’attendais pas à ça. Je pense aussi qu’une nouvelle génération de rappeurs, de Orelsan à 1995, nous a aidé en nous citant, en composant et en écrivant d’une manière proche de la notre. Après, je ne veux pas entendre parler de « rap à l’ancienne » ! Quand le rap que j’aimais dans les années 90 est passé de mainstream à underground au début des années 2000, j’ai continué à en écouter. Ce genre a toujours existé, donc ça ne veut rien dire « rap à l’ancienne« . Parfois, j’écoute mes textes sur des instrus électroniques et je trouve qu’ils ne vivent pas pareil.

A : Plusieurs rappeurs, en France comme aux États-Unis, ont essayé de remettre au goût du jour ce qu’on pourrait désigner par le terme de « boom-bap new-yorkais ». Tu te retrouves dans le son de Joey Bada$$ ou Bishop Nehru ?

AKH : Grave. D’ailleurs, j’en ai touché un mot à Joey Bada$$. Je l’ai rencontré l’autre jour quand il faisait du skate. Je l’ai arrêté dans la rue à New York, on a fait une petite photo quand il allait à Atrium acheter des fringues de luxe. [rires]. Il était estomaqué parce que je connaissais tous les grands de son quartier ! C’est le même secteur que Busta Rhymes… qui lui aussi avait halluciné quand je lui avais dit que je l’avais croisé alors qu’il tenait la main de sa mère à treize ou quatorze ans ! En tout cas, j’aime bien Joey Bada$$, même s’il fait parfois des morceaux trop jazz, avec des mélodies vraiment opaques. Par contre, il y a des morceaux complètement géniaux.

« Je me suis tellement emmerdé dans ma vie à tenir un mur pendant des journées entières que je ne veux plus gaspiller mon temps. »

A : Est-ce que tu te retrouves dans le son mainstream actuel ?

AKH : Je vais aimer un morceau sur trois cent. En fait, je vais écouter des morceaux de Rick Ross parce que je sais ce qu’il aime à la base. Ça s’entend dans sa musique, dans les prods de J.U.S.T.I.C.E League et dans la manière de rapper. C’est une sorte de mélange entre Tupac, Scarface et Biggie. J’achète systématiquement ses albums parce que je sais qu’il y aura deux chefs d’œuvres dessus. Et puis, c’est toujours super bien mixé. J’écoute beaucoup de mixtapes sur lesquelles le son est pourri mais ça prend tout de suite une autre envergure quand il y a du soin derrière. L’album Barrel Brothers de Skyzoo et Torae, c’est exactement ça. En fait, je pense qu’il y a beaucoup de rappeurs talentueux qui font une certaine musique parce que c’est le son du moment. Je ne dirai jamais « J’aime pas Drake. » J’aime pas les albums de Drake mais, sur ses mixtapes, on voyait que c’était un bon rappeur qui rappait sur des supers instrus. Maintenant, les batteries de Coldplay, ça ne me parle pas du tout. [il imite un beat et explose de rire]

A : Sur ce dernier disque, on a l’impression que tu assumes plus que jamais ton âge et ton statut de vétéran du rap français. Il y a presque un côté crooner sur cet album.

AKH : C’est bien que tu me poses cette question parce que j’en parlait avec Joe. On regardait la liste des morceaux qu’on avait fait, et on approchait des mille ! Forcément, tu es amené à retomber sur les mêmes thèmes. L’idée était de réussir à tourner ça différemment, à trouver d’autres mots, d’autres atmosphères. Je suis la somme des gens qui m’influencent. Et j’assume parfaitement mes influences, de Curtis Mayfield à Esther Philips jusqu’à Roberta Flack ! Ce sont des gens qui chantent assis, un peu comme Franck Sinatra que je cite souvent.

A : Ces influences se ressentent beaucoup plus que sur tes disques précédents.

AKH : Parce qu’il est plus jazz, plus soul, il est encore plus teinté de musique afro-américaine. J’en ai parlé avec les autres, et on se disait qu’on avait envie de garder les morceaux plus mordants pour IAM. En solo, j’ai envie de faire un truc un peu plus proche de ce qu’on trouve sur Métèque et Mat ou sur Sol Invictus. Des choses plus introspectives avec un BPM plus lent… Par exemple, j’avais deux morceaux avec des prods supers mais qui étaient très chargées en cuivre. J’ai posé dessus et je me suis dit : « Ma voix passe pas, c’est pas le genre de texte qu’il faut poser dessus. » Je les ai mis de côté, et on les fera un peu en mode MOP. Pareil, j’ai un morceau un peu reggae que je n’ai pas eu le temps de finir. C’était une grosse frustration mais il n’aurait sans doute pas eu sa place sur ce disque.

A : Sur cet album, tu as enregistré une troisième partie de ton morceau « Mon texte, le savon ». Ce texte était compliqué, difficile à interpréter…

AKH : Je sais qu’il y a une personne qui a compris ce texte et c’est Salif. Un jour il est venu me voir et il m’a dit « J’ai tout compris. » Pas la peine d’en dire plus, je sais qu’il a compris. Parce que c’est un texte un peu plus compliqué que… Inutile de s’attarder dessus mais c’est un morceau important pour moi, pour des choix et des décisions dans la vie… La corde, tu peux tomber d’un coté, tu peux tomber de l’autre. La vie t’inflige de bien tristes leçons et c’est ce que je dis dans le texte de « Tempus Fugit ». À part ma mère, j’ai perdu en un an et demi tous les gens qui ont fait mon enfance. La dernière fois, un mec avait une vision un peu pompeuse du rap et me disait qu’il fallait souffrir dans la vie pour pouvoir rapper. « N’importe quoi ! Si vous dites ça, c’est parce que vous avez une vision du rock maudit des années 70. Tu veux qu’on fasse Un concours de souffrance ? Je me suis retrouvé à New-York à rapper avec des gens qui sont tous morts aujourd’hui. Je suis le seul à être vivant aujourd’hui. » Je pensais être rodé à la mort mais ça n’est pas pareil quand ça arrive aux très proches. Tu ne peux pas être préparé à ça. J’arrivais sur mes quarante ans avec tous les très proches en vie, pas de gens malades… Et c’est arrivé en masse d’un coup. Quand ça arrive, soit tu coules, soit tu essaies de rester à la surface. Finalement ça m’a rendu extrêmement positif et, même s’il y a une forme de mélancolie dans mes textes, c’est parce que c’est aussi dans la culture de la Méditerranée d’être comme ça. Il y a un moment où [Il tape dans ses mains]… il faut que je souffre un peu.

A : Il y a un thème fréquent et que tu as en commun avec Oxmo : le temps qui passe.

AKH : Je me suis tellement emmerdé dans ma vie à tenir un mur pendant des journées entières que je ne veux plus gaspiller mon temps. À l’époque, je me croyais super intelligent, mais je voyais d’autres mecs sortir de boite avec des filles alors que j’étais avec ma capuche sur la tête en train de parler de tout et de rien, de me battre avec des Marines, de m’embrouiller avec une autre bande… J’ai tellement gaspillé de temps que, dès que je vois un reportage sur une destination lointaine, je me dis qu’il faut que j’y aille. Bon, je ne pourrai jamais tout faire mais j’en ai l’envie en tout cas.

« Le monde n’est pas plus violent, mais les cons sont à ta porte plus facilement. »

A : Le titre de l’album, Je suis en vie, c’est donc une réponse aux événements familiaux que tu as vécu pendant ces dernières années.

AKH : Ça n’a rien à voir avec le rap. C’est vraiment en rapport avec la vie et avec l’histoire de Mushashi Myamoto. C’est un samouraï qui tuait des gens et mettait sa vie en jeu pour construire sa renommée. Il faisait ça parce qu’il espérait être embauché par le shogun et être payé très cher. Ce sont des thèmes actuels : emploi, renommée, argent… Un matin, il se lève, va sur un pont, voit la rivière, les arbres, les montagnes et se dit… « Je suis vivant. » Il réalise qu’il fait partie de cet ensemble, de cet univers et que le fait d’être en vie, ça n’est pas de tuer des gens ou de risquer d’être tué. Le fait d’être en vie c’est de voir ça. Je me suis dit que c’était exactement ce que je pensais, et c’est devenu le concept de l’album.

A : Malgré ce titre positif, il y a plusieurs morceaux sombres et très pessimistes. Est-ce que tu trouves que le système dans lequel tu évolues aujourd’hui est plus dur qu’il y a quelques années ?

AKH: Non, le monde a toujours été violent. On a vécu une des plus belles révolutions qui soit avec la révolution des communications. Le monde a changé. Parfois en bien : il y a des choses extraordinaires liées à Internet. Mais aussi en mal parce que ça induit un énorme mélange de culture, de télé-réalité et d’injection de la peur en permanence depuis septembre 2001. Ce soir, allume W9, TMC ou NRJ12 : tu n’auras que des émissions sur des faits divers pourris qui vont nourrir la campagne du Front National. Le système de valeurs est beaucoup plus flou qu’avant. Le monde n’est pas plus violent mais les cons sont à ta porte plus facilement [rires] ! Je parlais avec quelqu’un de Canal + qui me disait qu’avant, quand tu dérangeais, tu allais recevoir cinquante lettres de fachos. Aujourd’hui, tu reçois cinq mille mails ! Si je vais donner mon avis dans un magazine sur Zemmour, il va y avoir deux cent cinquante posts derrière écrits par des branleurs néo-nazis qui n’ont rien à faire. Et qui pourrissent la vie des gens. Tu as conscience du nombre d’artistes terrorisés à l’idée de prendre position maintenant ? Ils ont peur pour leur salaire et on peut regarder ce qui est arrivé à Yannick Noah par exemple. Je connais l’homme qui nous a fait venir quatre ou cinq fois dans des centres pour des concerts dont la recette allait immédiatement pour des enfants malades. Ce mec a contribué à sauver des vies et ça m’écoeure que des gens l’insultent derrière leurs ordinateurs. Pareil pour ceux qui vont descendre Benjamin Biolay parce qu’il a dit que la France devenait islamophobe. Oui, elle devient islamophobe ! Quand Patrick Bruel essaye de tempérer le climat, il se fait tomber dessus par l’extrême droite juive et l’extrême droite musulmane. Parce que celle-là, elle existe bel et bien ! Je suis dans les treizième et quatorzième arrondissements à Marseille, des arrondissements qui comportent quatre-vingt pourcent de logements sociaux… Et ça vote FN ! Ils ont fait une bonne mesure pour eux : ils ont remis le porc pour tout le monde dans les écoles. Comme ça, ils seront contents du candidat pour lequel ils ont voté. Ça leur apprendra.

A : Dans le passé, vous avez fait plusieurs morceaux pour dénoncer le Front National. « Manifeste » en était l’exemple le plus évident. Aujourd’hui, le FN a bien meilleure presse qu’à l’époque. Comment expliques-tu cela ?

AKH: On va rester sur les quartiers. Ma génération allait à l’école avec le chech, on ne s’est jamais caché d’être anti-colonialiste. Par contre, on n’a pas mélangé les sujets. Je n’ai jamais eu cette haine de l’américain, du français ou du juif. Dans les quartiers, on grandissait avec une conscience de gauche, voire d’extrême gauche. On descendait, on manifestait et on était tous ensembles pour une cause. Excuse moi mais aujourd’hui ça ressemble plus à « si t’as pas la rolex à 50 ans t’as raté ta vie » qu’à Che Guevara ! La France a une responsabilité vis à vis de ça. Ça s’appelle l’assimilation. En disant aux gens que la culture de leurs parents était naze, on leur a dit qu’il fallait faire ci et ça, avoir ci et ça et surtout consommer. Les gamins veulent l’Audi A3, la grosse montre et la belle copine ! Ils veulent faire comme les puissants. Les gamins des quartiers pauvres ont toujours voulu copier ceux qui avaient réussi dans la vie. Sauf qu’ils n’ont pas les diplômes ou l’accès au travail. Et ça termine de manière ultra agressive avec cette perte de repère qui finit par se transformer en « Jour de Colère » : des mecs de quartier qui défilent à coté des skinheads.

« Je ne pourrai jamais dire que le rap était mieux avant. MON rap était mieux avant. Tu sais pourquoi ? Parce qu’il correspond à mon adolescence ! »

A : Tu as eu un rôle de patron de label avec plusieurs artistes qui n’ont jamais réussi à exploser. Je pense à Chiens de Paille ou Veust Lyricist. Tu avais également dit que Faf Larage était trop sous-estimé…

AKH: [Il coupe] Et c’est une grosse injustice parce que ce mec a impressionné tous les anciens du rap qui l’ont vu sur scène dans les années quatre-vingt-dix. C’était un monstre, un américain, t’avais l’impression de voir Redman ! Je pense qu’on a des trains dans la vie et qu’il n’a peut-être pas su saisir le sien mais il n’est jamais trop tard. C’est pareil pour Veust qui est dans le haut du panier dès que tu t’intéresses au rap un peu plus “quartier”.

A : L’aspect management et patron de label a été compliqué à gérer ?

AKH : C’est la gestion humaine qui a été compliquée à gérer. Je suis malgré tout resté très pote avec eux, même ceux avec qui on n’a pas sorti d’album comme Veust… Alors que je pourrais lui en vouloir à mort [rires] ! Il était venu faire des maquettes et avait mis les morceaux sur une mixtape. Voilà pourquoi son album n’est pas sorti ! Aujourd’hui, on en rigole mais c’était moins marrant à l’époque parce qu’il m’avait mis en difficulté vis-à-vis d’autres personnes. Je voulais que son album sorte… mais c’est Veust [sourire].

A : « Quand ça se disperse », présent sur Sol Invictus, s’est avéré être un morceau important pour énormément d’auditeurs. Il représente quoi ce titre pour toi ?

AKH : Il est très important. Ce titre vient du fait que j’étais toujours le dernier parti à l’époque où on traînait au quartier, Kephren pourra te le confirmer. J’étais toujours dans les deux ou trois cons qui restaient jusque cinq heures du matin. D’ailleurs, « Quand Ils Rentraient Chez Eux » est un peu l’écho de ce morceau. “Quand ça se disperse”, c’est aussi parti d’un souvenir. Le souvenir d’une fille super jolie avec qui je sortais quand j’étais jeune. Une époque où j’écoutais déjà du rap mais je m’habillais bien, je faisais attention à moi. Un an après, elle me revoit avec tous mes potes, j’avais les dents cassées après m’être pris une droite, un oeil au beurre noir et j’ai vu dans ses yeux qu’elle était peinée. C’est ce regard terrible qui m’a fait écrire le morceau.

A : Il y a beaucoup de tes morceaux qui évoquent la nostalgie. Est-ce que tu es toi-même nostalgique ?

AKH : Je suis napolitain : je suis donc super nostalgique. On a intégré la mort dans notre ADN. On vit avec un volcan au-dessus de nous donc ça peut péter à tout moment. Cette mélancolie est intégrée en nous en même temps qu’une énorme joie de vivre. C’est quelque chose qu’on retrouve par exemple dans le fado portuguais qui est une musique qui me parle beaucoup parce qu’elle me rappelle la musique napolitaine. C’est dommage que je n’ai pas mon ordinateur, je t’en aurais fait écouter histoire que tu comprennes cette ambivalence. Par exemple, une chanson comme « Vierno » m’a inspiré « Une Femme Seule ». « Vierno », c’est l’histoire d’un italien qui migre dans le nord de l’Italie. On a une grosse migration interne en Italie et il y a vraiment deux peuples différents : les sémites sont au sud alors que les indo-européens sont au nord. Dans la chanson, il émigre dans le nord de l’Italie et il écrit à sa mère pour lui dire qu’il ne peut pas retourner la voir faute de moyens. C’est une chanson sur l’amour d’un fils pour sa mère avec l’immigration en toile de fond. C’est extraordinaire. Il faut que tu écoutes ça. En tout cas, ce sont des musiques qui m’ont influencées. Il y a ces deux côtés : le côté lumineux et le côté très sombre.

A : Tu donnes ton âge sur le disque : quarante-six ans. Il n’y a pas vraiment de jurisprudence dans le monde du rap, de rappeurs qui continuent à vendre beaucoup de disques à cet âge.

AKH : Effectivement parce que même les anciens américains font plus des DJ sets que du rap aujourd’hui. Quelqu’un me demandait il y a deux jours si on n’était pas le groupe de rap au monde le plus ancien en activité. On est en tout cas un des plus anciens. J’en discutais avec Rakim quand je l’ai rencontré. Je lui ai dit : « tu te souviens, on s’est connu quand on avait dix-sept ans ? ». Et je lui ai cité tous les gars de l’époque, ceux qui étaient sur la pochette de Paid In Full. D’ailleurs, pour la petite histoire, j’avais eu le test press de « Eric B. Is President » et « My Melody » en 1986 signé par Eric B. Vingt-sept ans plus tard, je l’ai fait signer à Rakim : la boucle était bouclée ! Mais oui, même si le groupe a évolué, on est toujours en forme et en activité. Ce qui est également gratifiant c’est qu’on est là mais qu’on continue aussi à vendre des disques. Dans notre public, il y a aussi des gens de seize ou dix-sept ans qui sont aux premiers rangs. Quand les gens me demandent si le rap était mieux avant, je leur réponds que le rap sera mieux demain ! Si je ne pensais pas ça, j’arrêterais d’en faire. Je ne pourrai jamais dire que le rap était mieux avant. MON rap était mieux avant. Tu sais pourquoi ? Parce qu’il correspond à mon adolescence !

A : Nos albums préférés sont toujours ceux découverts quand on était jeune et un peu plus naïf.

AKH : Mais bien sûr ! Et je suis capable de te dire qu’il y a des très bons albums qui sont faits aujourd’hui. Je m’intéresse à la musique d’aujourd’hui et j’ai réussi à faire basculer Khéops qui n’écoutait plus que du rap des années quatre-vingt-dix. Parce qu’on a des goûts différents dans le groupe. Quand j’écoutais Slum Village, ils m’appelaient l’intégriste parce que les prods de Jay Dee étaient très spécifiques. Jay Dee, c’est un peu comme Kanye West : j’aime beaucoup leur travail mais ils sont irréguliers. Kanye est génial mais on l’a perdu en chemin [Rires].

A : Tu ne retrouves plus dans ce qu’il fait aujourd’hui ?

A : Pas du tout. Mais pas du tout ! Et ça me fait du mal parce que ses deux premiers albums sont en permanence avec moi. Tu vois, ça me fait mal au coeur quand Jay Z classe ses albums solos par ordre de préférence et qu’il met sur le podium Blueprint, Black Album et Reasonable Doubt. Mais refais-nous ça alors, personne ne t’en voudra !

A : Tu emploies souvent le terme de Hip-Hop alors que les rappeurs parlent essentiellement de rap aujourd’hui. Est-ce que, comme Nas, tu penses que le « Hip-Hop est mort » ?

AKH : L’album de Nas aurait dût s’appeler « Hip-Hoppers are the minority in rap. » Voilà. C’est juste que les gens qui sont sur la culture hip hop ne sont plus majoritaires dans le rap. Et ils ne sont plus majoritaire dès le moment où le rap new yorkais devient underground et n’est plus mainstream. C’est la pierre angulaire, c’est le moment où le rap commence à devenir pop.

A: C’est quelque chose que tu regrettes ?

AKH : J’en ai rien à foutre ! Je continue d’écouter de la bonne musique. Je ne m’estime pas attaqué ni parasité par les radios. Le débat sur Skyrock me passe au-dessus. Si débat il doit y avoir, parlons de la régie publicitaire. Ces gens convaincus que les gens de quartier ne consomment pas et qui payent l’espace publicitaire moins cher quand il y a du rap dans la playlist.  Il est là le nerf de la guerre. C’est la raison pour laquelle le rap est toujours marginalisé alors que c’est une musique qui est écoutée par la majorité.
De la même manière, on me demande ce que je pense du rap français. Mais je n’en pense rien, je n’en écoute pas ! Sur le peu de temps libre que j’ai, je vais aller écouter des choses plus ciblées. Parfois, mon fils va me faire écouter des choses et il y a des trucs excellents. Par exemple, quand j’ai vu le clip de Flynt avec Orelsan, j’étais super content parce que ça ressemblait au rap que j’aime. De la prise de risque, du sourire, de la création, des références ciné… En tout cas, j’écoute ce que j’aime et je ne vais pas monter des tribunaux quand quelque chose ne me plait pas. La mentalité Hip-Hop n’a pas disparu, elle s’est juste noyée dans la masse de cette musique qui est devenue majeure.

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1 commentaire

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  • Foukographer,

    Franchement, excellente interview. On sent qu’AKH a le temps d’élaborer et qu’il est en confiance avec l’intervieweur.
    Qu’est-ce que ça fait du bien de l’entendre parler tranquillement et de remettre les choses à leur place et dans leur contexte, sans arrogance ni prétention.
    Super lecture, merci à l’ABCDR et à Chill, qui reste un géant dans mon autel musical.