Chronique

Blue Sky Black Death
Glaciers

Fake Four Inc - 2013

Depuis quelques années, le rap instrumental prend un essor incongru. Le genre était pourtant très usé depuis les succès des années 90. DJ Shadow, DJ Krush, DJ Cam ou encore DJ Vadim (un paquet de DJs !) avaient alors raflé la mise avec des productions étoffées, parfois innovantes, parfois surfaites, se passant de MC pour l’occasion. Ils étaient alors honteusement classés derrière les étiquettes Trip Hop ou Abstract Hip Hop pour être mieux rassemblés artificiellement sous un drapeau dont ils devaient se contreficher éperdument. Ils pouvaient s’agir d’artistes très différents, issus de tous milieux musicaux, découvrant la force du sampling, la brutalité du copié-collé pour les emporter vers un univers plus éthéré, moins radical. Les ramifications s’étendront beaucoup en Angleterre où l’école de Bristol expérimentera des mélanges plus poussés pour obtenir les succès de Portishead, Massive Attack ou Archive. Ils auront ensuite des clones, ou des héritiers disons, allant de RJD2 à Wax Tailor, produisant la parfaite musique de publicité d’assurance multirisque, une minute d’agrément nous accompagnant d’une naissance à une mort, toute une vie médiocrement illustrée, toute une Trip Hoppée sans but, ni fin.

Le genre était donc moribond, la plupart de ces acteurs ayant carrément disparu. Cette case créée de toutes pièces par les médias allait se vider petit à petit, chacun retournant à sa destinée. Finalement, l’étincelle va venir d’une tendance lancinante : l’électronisation du rap actuel. Alors que les techniques du sampling avaient donné des idées aux protagonistes de la première vague, c’est plutôt les sonorités électroniques, les synthétiseurs et autres bruitismes robotiques qui vont relancer les marées. Une invasion de mouvements hybrides, du Dubstep à l’EDM, se base alors sur cette fusion artificielle. Au milieu de tout ce marasme assez tapageur émergent des touche-à-tout poétiques nommés Clams Casino ou Ryan Hemsworth, des créateurs de rêves à la croisée des chemins. Nouvelle étiquette : le Cloud Rap. Alors, jaillissant des entrailles béantes de Soundcloud, des hordes de jeunes producteurs aux laptops pommés s’engouffrent dans ce melting pot, derrière des prescripteurs comme Soulection, Fool’s Gold ou Brainfeeder.

Le duo Blue Sky Black Death est à part dans ce schéma volontairement caricaturé. Ils vont pourtant eux aussi adopter une certaine renaissance électronique. Originaire de San Francisco, ils font leurs armes en produisant les troisièmes couteaux de Jedi Mind Tricks et les branches les plus abyssales du Wu-Tang Clan : les abeilles tueuses de Wallis et Futuna. Ils se forgent une identité lugubre, à la limite de l’horrorcore, le tout sur des rythmiques boom bap résolument traditionalistes. Après de nombreuses sorties du même acabit sur le label Babygrande, le constat est flagrant : les BSBD ont un talent insolent et ils savent produire des albums complets d’une cohérence rare. Fort de cette expérience (et d’un malheureux quiproquo avec Jean Grae), ils partent défricher des terres plus pop avec le chanteur Yes Alexander et développent un style instrumental pur, toujours froid comme le métal mais avec des libertés de forme. C’est alors qu’ils se recentrent sur la côte ouest et commencent à travailler avec une scène en plein essor : Seattle.

La rencontre avec Nacho Picasso semble déterminante tant leur production va changer à son contact. Ce gremlins tatoué de la tête aux pieds leur correspond parfaitement avec sa voix de canard enroué, ses élucubrations mystiques et violettes. Ils vont créer un monde à son image. Les textures s’étirent de plus en plus vers l’ambient, des rythmiques plus lentes accompagnées d’énormes nappes qui invitent aux voyages. Place est faite aux montées psychédéliques pour un rendu beaucoup plus synthétique comme les drogues du moment. L’alchimie a démarré. Les BSBD décident alors de s’installer dans l’indépendance avec trois albums entièrement produits pour Nacho Picasso et d’autres projets similaires avec Deniro Farrar ou Skull & Bones. Ils sortent aussi régulièrement des beats tapes et autre albums instrumentaux, s’affranchissant des paroles et flows pour se concentrer sur la complexité de leur production. La formule prend, ils continuent leur exploration d’un univers ésotérique et paranormal, ouvrant les portes vers d’autres dimensions musicales.

Glaciers est un condensé de toutes ses différentes étapes dans la carrière du duo. Album instrumental résolument progressif, il interpelle déjà par son format : cinq pistes, nommées sobrement d’un chiffre romain, durant chacune en moyenne 12 minutes. Le disque est composé comme une symphonie en cinq mouvements distincts avec des évolutions, des passages calmes et des moments épiques. Proche du Shoegaze, un mouvement rock alternatif, la production des deux californiens rejoint de plus en plus une esthétique 80’s, lâchant un peu l’angoisse morbide pour nous emmener vers un terrain plus fantasmagorique, une grande rêverie organisée. Les instruments utilisés sont très nombreux, tel un orchestre analogique agrémenté de filtres constants, de voix fantomatiques et autre piano aquatique. Les deux premiers mouvements sont les plus aboutis, se mélangeant aux voix des très bon Child Actor pour une intimité plus réelle. Alors que le quatrième mouvement tend plus vers la pop avec une structure et une composition rappelant les meilleures heures de la New Wave.

En emmagasinant toutes ces images sonores, les Blue Sky Black Death propose une musique unique, une bande-son de film imaginaire qui nous fait passer par toutes les sensations. On pense bien sûr aux grands compositeurs de BO comme Giorgio Moroder, Vangelis ou John Carpenter parfois, mais aussi Tangerine Dream dont les envolées progressives ont toujours été la marque de fabrique. En délaissant le boom bap de leur début, en se tournant vers l’illustration évolutive et subtile, les deux producteurs vont de recherches en découvertes. Avec Glaciers, ils nous proposent un ovni, une initiation entre heroic fantasy et space opera, entre électro pop et trap sautillante. Laissez vous emporter par ce rap instrumental d’un nouveau genre. Sans étiquette.

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