Reportage

Hip-Hop, Chess and Life Strategies

Quand le Hip-Hop s’affranchit de ses stéréotypes, c’est autour d’un échiquier Yin/Yang que rappeurs, producteurs et DJs rencontrent champions d’échecs et d’arts martiaux. Regard fixe, menton posé sur la paume, en pleine concentration, avancer le prochain pion dans nos vies doit être un mouvement réfléchi. C’est ce à quoi nous invite le « Hip-Hop, Chess and Life Strategies. »

« The game of chess, is like a sword fight. You must think first, before you move »

C’est un évènement Hip-Hop pas tout à fait comme les autres qui se déroulait le samedi 19 Mai au Omega Boys Club de San Francisco, une maison de quartier fondée, il y a 20 ans pour lutter contre la violence et la drogue dans les communautés pauvres de la ville et afin d’aider les jeunes en difficulté à entrer à l’université.

En ce jour ensoleillé, alors que les murs de ce petit immeuble arborent les portraits des héros de la communauté Africaine-Américaine, on peut croiser dans les couloirs quelques grands noms de la scène Hip-Hop locale et même nationale, à qui se mêle une foule multicolore et multi génération regroupant jeunes enfants et adultes aux cheveux plus que grisonnants.

L’attention de la foule ne se dirige pourtant pas vers une scène d’où beats, rimes et scratches surgiraient, mais plutôt vers des tables, de simple tables aux reflets noirs et blancs, où se déroulent ce qui, pour le lecteur non averti, n’aurait pas sa place dans le milieu Hip-Hop: des parties d’échecs.

Ils sont nombreux à avoir répondu présent à l’appel d’Adisa Banjoko, un journaliste et écrivain de la Bay Area, co-fondateur de la Hip-Hop Chess Federation, une association ayant pour but de mettre en avant les relations profondes qui existent entre la philosophie et la stratégie des échecs, des arts martiaux, et la culture Hip-Hop.

Attablé, en pleine réflexion, on trouve le rappeur Paris, producteur dernièrement de Public Enemy et qui, fut un temps, planqué derrière un arbre dans les jardins de la Maison Blanche, arme à la main, s’apprêtait à flinguer George H. W. Bush – pour finalement lancer après les évènements du 11 septembre 2001 un Sonic Jihad, son dernier album en date.

Dans la même veine de ce Hip-Hop engagé, Boots Riley du groupe The Coup est présent, accompagné par son ancien partenaire de rime T-Kash, désormais signé sur Guerilla Funk, le label de Paris sur lequel il a sorti l’album Turf War Syndrome.

Pas loin c’est DJ Q-Bert, reconnu internationalement (et même inter-planétairement) comme l’un des plus grands DJs, inventeur et génie musical, qui se prête à des parties d’échecs rapides d’une minute, sa spécialité. Q-Bert figure emblématique de la culture Hip-Hop est un personnage humble et d’une modestie qui touche aussi son jeu d’échec. Car s’il prétend ne pouvoir jouer qu’avec les noirs (et donc laisser à son adversaire le soin de bouger le premier pion blanc), Q est un redoutable joueur.

Le réalisateur Kevin Epps, qui réalisa notamment le film Straight out of Hunters Point documentant la vie de Bay View – Hunters Point, l’un des quartiers les plus durs de San Francisco, est aussi présent caméra au poing quand il ne s’assoit pas à une table pour jouer.

Beaucoup d’enfants sont attablés, des jeunes joueurs et passionnés de l’échiquier, qui ont l’occasion de se confronter à des acteurs de la scène Hip-Hop locale ainsi qu’à différents pratiquants d’arts martiaux.

On y croise même Chris Brown, un jeune espoir de la magie de rue, dans la lignée de David Blaine, qui est devenu populaire sur Youtube et qui ce jour ne rate pas une occasion pour faire des tours de cartes ou faire léviter une pièce de monnaie.

Petite pause dans l’organisation de la journée, Orrin Hudson prend le micro pour présenter brièvement son travail qui consiste à promouvoir les échecs auprès des jeunes des ghettos. En jouant verbalement avec le public il invite son auditoire à se lancer dans le « game »… le « chess game » évidemment. Son travail, en plus d’utiliser les échecs comme outil de réflexion, de stratégie et d’analyse, met l’accent sur les besoins de bien s’habiller, parler et de faire don de soi pour que la vie donne quelque chose en retour.

Mais l’après-midi n’est qu’à peine entamée, et sont attendus deux prestigieux invités, dont le nom rime, dans l’esprit des initiés, avec les disciplines qu’il est question de rassembler aujourd’hui: Josh Waitzkin et The RZA aka « Bouloulou » Bobby Digital.
Rien n’a synthétisé le rap, les échecs et les arts martiaux autant que le Wu-Tang Clan. Le groupe mythique de Staten Island, fondé par RZA et son cousin GZA, émergea au début des années 90 avec Enter the Wu-Tang: 36th Chambers et prit l’industrie du disque par surprise. Chacun des neuf membres du Clan et ses affiliés furent signés sur des maisons de disques différentes, les mettant ainsi en compétition pour les voir finalement travailler ensemble lors de la sortie du deuxième album du crew.

La venue de RZA, qui habite désormais à Los Angeles où il peaufine le travail de productions du nouvel album de Wu-Tang 8 Diagrams, est le symbole de la puissance que représente l’association des échecs et des arts martiaux avec la culture Hip-Hop.

« La venue de RZA est le symbole de la puissance que représente l’association des échecs et des arts martiaux avec la culture Hip-Hop. »

Josh Waitzkin, quant à lui, est un personnage bien connu du monde des échecs et même au delà puisqu’il est Maître International d’Echec, double Champion du Monde de Tai Chi Chuan, et un pratiquant assidu de Ju Jitsu Bresilien. Il fut le sujet du film Searching for Bobby Fischer, retraçant ses débuts aux échecs en tant que jeune gamin jouant face aux petits arnaqueurs et champions d’échecs de rue de Washington Square Park à New York.

Josh est également l’auteur de méthodes d’échecs et il collabore au fameux jeux vidéo dont il est la voix: Chessmaster. Son dernier ouvrage qui vient de paraître est intitulé The Art of Learning, et met en avant son expérience dans la voie de l’apprentissage des échecs, des arts martiaux et de toute autre discipline de vie.

C’est un vrai débat philosophique animé par Adisa Banjoko qui s’instaure entre RZA, Josh, Q-Bert et DJ Kevvy Kev, un DJ vétéran de la Bay Area et aficionado des échecs.

« Grandissant en Amérique – commence RZA, il y avait peu d’histoires, qui m’étaient apprises au delà de 400 ans, tu vois ce que je veux dire, quand j’étais jeune. Parfois on me parlait de mythologie Grecque, ou bien des colons, des cow-boys et des Indiens. Quand j’ai découvert les arts martiaux, j’ai découvert les dynasties Tang, Song, plus de 1500 ans d’histoire et toutes les luttes remarquables par lesquelles ils sont passés, ça a ouvert mon esprit à un tout nouveau monde. Il y avait un film, Enter the 36 Chambers qui est le premier film que j’ai vu et qui m’a ramené comme ça dans le passé. Quand je l’ai vu, yo… Ca a comme changé toute ma philosophie de vie. A un moment dans ce film, les moines bouddhistes sont assis ensembles dans la chambre la plus élevée, et l’un d’entre eux dit: « Les 5 tons assourdissent les oreilles, les 5 couleurs aveuglent la vision » et il continue comme ça… J’ai donc commencé à acheter des livres sur le bouddhisme, le taoïsme et j’étudiais le christianisme et l’Islam à la même époque, et tout ça c’est traduit dans ma musique. Les 36 chambres c’est un cercle complet, cela ramène aux « Questions et réponses » [NDLR: Rédigées par Fard Muhammad, le fondateur de la Nation of Islam].

Interrogé sur ce qui l’a amené aux arts martiaux, Josh poursuit: « C’est drôle la citation qu’a faite RZA, ça vient du Tao Te King et c’est le Tao Te King qui m’a amené aux arts martiaux. Vers la fin de ma carrière de joueur d’échec, le film sur ma vie était sorti et m’avait mis beaucoup de pression, et j’ai fini par ne plus jouer par amour du jeu, mais pour satisfaire l’attente des gens. Découvrir le Tao, m’a permis de revenir sur ce qui était important dans ma vie, sur les fondamentaux pour me détacher de mon ego, ne plus être en compétition pour la victoire, mais pour l’amour et pour en apprendre plus sur moi-même. Je faisais alors beaucoup de méditation, de Tai Chi Chuan et j’ai commencé à explorer les similarités entre les échecs et les arts martiaux. Toutes mes idées liées aux échecs se traduisaient dans les arts martiaux. Les principes bouddhistes et taoïstes que j’avais étudiés se manifestaient dans le fluide des arts martiaux. C’était une période stupéfiante pour moi, car tous les murs s’effondraient. Les gens regardent le Hip-Hop, les échecs et les arts martiaux et pensent que ce sont des mondes à part. Dans mon cas les échecs et les arts martiaux, pour moi c’est la même chose« .

RZA ajoute alors un mot sur ses relations entre les échecs et les arts martiaux. « Un échiquier est composé de carreaux blancs et noirs et c’est le yin et le yang, l’échiquier est composé de 64 carreaux et c’est les 64 trigrammes du I-Ching, le livre des changements. C’est la méthode avec laquelle les taoïstes autrefois prédisaient le futur et ce qui se passe dans la vie. Si l’on regarde la biologie, une cellule humaine, elle se divise d’abord en deux puis elle se divise en 64 pour devenir une cellule humaine complète. Si on fait le rapprochement avec le Hip-Hop, en 1964, après que le frère Malcolm X ait été assassiné, il y avait un autre frère, Clarence 13X Murphy, que les frères appelèrent Father Allah (NDR: fondateur des Five Percents aussi appelé Nation of Gods and Earths), qui amena le savoir de la Nation of Islam dans la rue et l’enseigna aux jeunes, aux voyous, aux dealers, et ses enseignements sont pour ainsi dire devenus la fondation du Hip-Hop. Le vocabulaire qu’on utilise « Peace », « Word is Bond », etc. Et cela s’est passé en 1964. Donc 64 est la corrélation entre le Hip-Hop, les échecs et les arts martiaux. »

Kevvy Kev, interrogé pour conclure la discussion, signale que la chose la plus importante que les échecs lui aient appris est de rester ouvert, « Tu comprends rapidement qu’il faut être attentif à tout et que dès qu’il se passe quelque chose, il faut tout analyser à nouveau, un seul mouvement change l’échiquier entier« .

A RZA d’avoir le dernier mot, signalant qu’avec toutes ses tribulations quotidiennes la seule chose qui libère son esprit sont les échecs « et parfois la musique ; je travaille sur l’album du Wu Tang actuellement, je suis dans mon studio où tu verras ma MPC, ma NV8000 et un échiquier. A une époque je vivais un divorce difficile, je m’énervais et j’étais sous tension, mais dès que je suis en face d’un échiquier, plus rien ne m’importe« .
Quand le panel de discussion se termine et que les jeux reprennent, c’est Kevvy Kev et RZA qui s’attablent, tandis que Monk, un disciple de RZA, démarre des parties controversées face à Casual, le rappeur du crew Hieroglyphics, et un passionné d’échec. Alors que la tension monte autour de leur plateau, comme s’il s’agissait d’une battle de MC, Josh Waitzkin qui a entamé des parties simultanées avec de jeunes joueurs, garde un oeil sur toutes les parties aux alentours.

Quand Casual quitte les lieux, un sourire aux lèvres, RZA suggère que lui et Monk poursuivent des parties sur Internet, ce à quoi Casual réplique que Monk risque de tricher en ayant Chessmaster ouvert sur un autre écran… Fou rire général dans la salle.

La chaise est libre, Josh entame une série de parties avec Monk, à qui il propose une analyse psychologique de son jeu. Il lui fait remarquer que Casual lui faisait commettre des erreurs à chaque fois que ce dernier accélérait son jeu et que Monk se sentait obliger d’accélérer aussi.

« « C’est comme ça que joue GZA » s’écrie Monk quand Josh attrape et dépose brutalement un pion sur l’échiquier. »

Il lui explique comment la façon dont un joueur pousse son pion (en le faisant glisser ou en le déposant plus violemment) influe sur la psychologie de l’adversaire. « C’est comme ça que joue GZA » s’écrie Monk quand Josh attrape et dépose brutalement un pion sur l’échiquier. Après quelques parties, un sourire en coin, Josh confie à Monk qu’il a un très bon jeu, tout en suggérant à ce dernier la lecture d’un ouvrage sur les échecs indiens qui lui permettra de perfectionner son style de jeu. Quand le fils d’Adisa, lui-même un jeune joueur d’échec émérite, vient à la table demander qui a gagné, Josh agit comme s’il n’avait pas entendu la question, trop humble, comme s’il ne pouvait prononcer sa victoire, victoire qui au fond est loin d’être le seul objectif dans le jeu d’échec ; en quelques parties Monk a gagné des conseils qui lui serviront à l’avenir, face à ses acolytes du Wu.

Les parties s’enchaînent et le Omega Boys Club va fermer… Sur le trottoir dehors dans la plus pure tradition Hip-Hop, un cipher se forme, des rappeurs y lancent leur rimes, avant que RZA ne sorte de son cerveau un couplet aussi tranchant qu’un sabre. [NDLR: voir l’impro’ de RZA ici.]

C’est le deuxième évènement de la sorte qui se déroule dans la Bay Area depuis le début de l’année ; en Mars à San José, la première édition avait rencontré du succès, mais avait tourné court après que les responsables de la bibliothèque Martin Luther King qui abritait l’évènement ne décident de fermer plus tôt que prévu.

A l’instar des arts martiaux et des échecs, les disciplines de la culture Hip-Hop réclament un entraînement acharné et une stratégie bien définie pour permettre d’atteindre ses objectifs. Il a fallu des séances d’entraînement draconiennes à Q-Bert pour devenir le Dj et champion qu’il est aujourd’hui. Il a fallu une stratégie efficace et sérieuse pour que Paris, en marge de l’industrie du disque, lance son label avec succès. Il a fallu une réflexion similaire à celle d’une partie d’échec pour que RZA organise sa carrière et celle du Wu dans une industrie du disque sans pitié pour les artistes. Dans tous les aspects de la vie, la réflexion et l’analyse sont le fondement de la stratégie qui conduit au succès. Que vous souhaitiez étudier la médecine, ou quitter la drogue, créer une entreprise ou sortir un disque de rap, progresser dans votre carrière ou ne pas repartir en taule six mois après en être sorti… La vie est comme un jeu d’échec qui est comme un combat au sabre, il faut réfléchir avant d’agir.

Cette journée, regroupant des artistes et champions du calibre de RZA, Josh Waitzkin et Q-Bert, autour des échecs, nous ramène aux sources du Hip-Hop, lorsque cette culture offrait aux jeunes, aux déshérités et aux laissés pour compte les outils pour se sortir du ghetto, devenir actif et contribuer en bien à la communauté.

Le discours et les échanges de cette journée tranchent fondamentalement avec l’image actuelle du Hip-Hop, celle qui rend glamour la vie dans le ghetto et la pauvreté. L’image qui, ici même dans la Bay Area et dans le mouvement Hyphy, parle de « thiiize » (argot signifiant être high à l’ecstasy, le nouveau crack de la jeunesse de la Bay), s’amuse à agir « Dumb« , à ne penser qu’au diamètre de ses dubb (enjoliveurs), ou encore à ghost ridder (pour les non-initiés cela consiste à danser et faire le con à côté ou sur le capot d’une voiture qui roule au point mort ou en ‘neutral’ sur les boites automatique ; on dénombre quelques morts dus à cette pratique).

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  • […] • Chroniques de Return To The 36 Chambers, Ironman et Only Built 4 Cuban Linx (Abcdr du Son) • RZA et les échecs (Abcdr du Son) • Avant le Wu, yavait All In Together Now (Ego Trip Land) • Les 100 meilleurs […]