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Grödash – « Hip-Hop Académie » feat. DJ Rolxx

La discipline et le dépassement de soi, les amitiés nouées par passion, la culture comme refuge contre l’ennui, le partage… Il est question de beaucoup de choses dans « Hip-Hop Académie ». Dans ce titre de Monnaie Time 3, inspiré par la structure culturelle du même nom créée par Grödash, l’illustre membre d’Ul’Team Atom explore ses doux souvenirs de jeunesse construite grâce à « l’art de rue ».

Mais dans « Hip-Hop Académie », la nostalgie n’est pas un prétexte pour Grödash à fermer le ban et à jouer au gardien du temple. Ses réminiscences de la débrouille et de l’état d’esprit hip-hop sont au contraire pour lui un moteur de transmission. Pas de complainte façon « le-rap-il-a-changé » : « Le rap m’a ramené aux quatre coins de la planète. Partager sa culture : c’est boire du champagne en canette ». Ce titre est au contraire une célébration, soulignée par les scratchs de phases de déclaration d’amour au rap assurés par DJ Rolxx sur sa propre prod. Le Montpelliérain a déniché une boucle de guitare douce-amère et l’a posée sur une rythmique brise-nuque, rebondie malgré sa droiture. Elle colle à la voix grasse de Grödash comme un durag sur son crâne pour transmettre sa passion avec entrain, bienveillance et exigence. – Raphaël

F430 – « J’oublie pas »

Depuis plus de dix ans, une typologie unique de rap français a émergé dans le 91. En décalage avec les influences méditerranéennes et afro-caribéennes dominantes, leur souffle mélodique vient des flows déliés et émotionnels de Young Thug, YoungBoy Never Broke Again, et surtout Lil Durk, véritable parrain artistique informel de la scène. On retrouve également dans leur musique l’héritage très nostalgique des jeux-vidéo et dessins-animés de leur adolescence. La production de Lil Ben sur « J’OUBLIE PAS », titre sorti des archives du duo F430, est ainsi gorgée du sentimentalisme propre à certains animes japonais, où les départs à l’aventure s’accompagnent souvent d’un petit déchirement. Une bande-son qui va comme un gant à F430 : constant depuis leur premier album Thank You God sorti en 2019, Jet et Sensei ont fait le choix de s’éloigner de la rancune et de l’anxiété des textes et productions de la majorité du rap français « mainstream ». À la manière de Lil Durk, ils chantent une vie injuste et pavée d’obstacles, que « Dieu merci » ils ont réussi à surmonter. Tout comme le rappeur de Chicago, ils n’échappent pas au « biais du survivant », avec tout l’attirail dommageable du « tu peux le faire j’en suis la preuve ». Un titre comme « J’OUBLIE PAS » n’en reste pas moins un rayon d’optimisme lumineux, denrée rare dans un rap français abonné à la noirceur et à une certaine amertume. – chosen

Saïf – « Le contrat » 

Le rap racontant l’illégal et le crime en France – registre résumé de manière simpliste à « la rue » – foisonne toujours. Moins couvert, moins relayé, il se dit qu’il subit une couverture médiatique moindre par mépris de classe – estimation pas totalement infondée. Pour autant, malgré l’urgence nécessaire pour certains jeunes artistes de se prêter à l’exercice, et parfois d’autres par facilité, peu d’entre eux parviennent à tirer le genre vers le haut, en racontant avec un sens de l’observation aiguisé et en évitant de romancer les enjeux, les risques, les travers de cette existence. Saïf fait partie de ceux-là. Sélectionné parmi les onze rappeurs à suivre cette année par Booska-P (et le seul dont la performance a été remarquable), Saïf peaufine depuis début 2024 son rap aux observations froides, comme un narrateur omniscient posté dans chaque cave ou hall, dans chaque coeur et cerveau des protagonistes de ses histoires, souvent tragiques.

Dans « Le Contrat », l’un des grands moments de son EP L’Hiver, Saïf rappe le parcours du « petit », un gosse embauché pour un contrat de règlement de comptes. Une histoire « basée sur des faits réels », selon l’avertissement au début du clip – et largement plausible, puisque ce genre de faits divers funestes nourrissent la presse locale. Construit sur une mélodie de violon poignante, l’instrumental de 75Sleepy et Kyprod, quelque part entre les bandes sons des JVLIVS de SCH et les envolées vulnérables de Zamdane, offre un cadre sonore sur le fil pour le récit de Saïf. De sa voix abrasive, il retrace chaque détail, matériel comme mental, de cette histoire où « les p’tits cons ont volé des bolides plus chers que le prix de leur vie ». Un constat sentencieux, rappé par Saïf avec un mélange de distance et de dépit, au diapason dans son premier disque. – Raphaël

Josas – « Mini coeur » 

 « Mini cœur » de Josas paraît assez classique à première vue, un énième morceau d’amour, et une rime à base de « mamacita ». Mais le rappeur lyonnais lui donne du relief par son inventivité. Le titre s’intègre bien dans l’album Pichchi, bien rappé, avec quelques hits (« Pichichi », « Tacchini »), des thèmes plus sérieux (« Seul ici »), le tout de sa voix aux airs de Soolking, très chantante, qui s’envole. Sur « Mini cœur », Josas rappe sans filet, et déroule à l’instinct son texte comme son poignet dirige machinalement son éventail vert. Un animal mythologique, « le minotaure », se retrouve associé à un petit joint, « un mini teh », le tout en restant cohérent avec le discours du rappeur. Un peu plus tôt, il surprend agréablement avec une rime inventive : « laisse moi pas seul » / « Newcastle ». Josas parle avec recul de relation amoureuse (« on s’est déchiré le cœur mais on aura rigolé »), en posant des mots sur l’appréhension des débuts (« Ouvrir son corazon, ça rend malade. ») En bref, confier son cœur à quelqu’un peut sembler risqué, mais, comme les rimes à l’aveugle de Josas, ça s’avère parfois payant. Certaines phases sont dispensables certes, et comme l’éventail fixé à sa main, il peut être vu de deux façons, il brasse de l’air, ou plutôt, il amène de la fraîcheur. – Victor

« Plus qu’un simple trappeur, JRK est un rappeur prêt à aller vers d’autres sonorités. Et ce sans jamais perdre de son authenticité. »

Femtogo – « UN AUTRE JOUR » 

Souvent associé à un imaginaire fantastique, froid et bourré de références, Femtogo ne s’est pourtant jamais gardé d’évoquer simplement la souffrance endurée dans son enfance. Si le rappeur a parfois incarné un personnage de fiction pour le faire, c’est même un thème récurrent au fil de ses EPs, et particulièrement dans les plus récents : “GEÔLE” sur La Bête, “GAISERIC” sur NAMELESS BELLIGERENT… Sur FRANCS-TIREURS PARTISANS – nommé après l’organisation de résistance fondée par le PCF en 1941 – il laisse ainsi de côté le spectaculaire au profit d’une histoire plus ancrée dans le réel. Celle d’un gamin de province qui grandit dans un village éteint, routinier, où ne résonnent que les voix des anciens et le ronronnement des chalutiers. Plus intime, ce que Femtogo décrit n’en est pas moins violent : il est à l’époque une anomalie dans le décor, reclus au collège et ailleurs, pense à “en charcler un” ou à “[s]’ouvrir les veines.” De ce sombre tableau, le refrain et le deuxième couplet tirent la lumière. “C’est juste un autre jour, demain tout ira mieux”, chante doucement le rappeur, qui trouve la paix dans le sourire d’êtres chers. “J’veux être le cle-on qui sort le cross au gamin, pas celui qui sort du r’pas complètement torché comme un coing.” À la prod, neophron se met au diapason de son éternel duo par une rythmique cyclique et une mélodie douce et nuancée samplée de “Little Light”, de la chanteuse américaine Lisa Papineau. L’épilogue d’un EP profondément critique envers les maisons de disque et le consumérisme, mais aussi empreint de convictions antifascistes appuyées par les références de Femtogo – comme sur l’hommage à la résistante, journaliste et militante anticolonialiste Madeleine Riffaud (“MME. RIFFAUD”), décédée en novembre dernier à l’âge de 100 ans. – Juliette

JRK 19 – « Paramètres »

Depuis son émergence express à la fin de l’année 2023, JRK19 a su très rapidement prendre le dessus sur un créneau convoité et historiquement cher au rap français : celui de la rue et de son quotidien, entre désir de réalité et volonté de ne jamais en grossir les traits. Nouveau visage de la nouvelle vague du 19eme arrondissement parisien (Nono La Grinta, La Mano 19…) le Francilien est ainsi très vite devenu une figure importante de cette scène à mi-chemin entre sonorités drill, trap, et jersey, qui aura collectivement mis un coup de pied dans la fourmilière trap française. Sur ZERO BLUFF, son dernier EP sorti en février, le rappeur confirmait ce statut tout en tentant quelques pas de côté aussi surprenants que bienvenus. Notamment sur “Paramètres”, un titre qui dénote énormément dans le reste de la jeune discographie de JRK. Dans une ambiance jazzy portée par quelques notes de piano et une trompette mélancolique signée du musicien Béesau, le Parisien raconte ainsi sur une rythmique trap plus traditionnelle “la rue la vraie” et ses affres, tout en emmenant l’auditeur au fond d’un bar enfumé parisien dans les années 30. Un contre-pieds rappelant un peu dans son esthétique le “Titi Parisien” de Seth Gueko, qui, en plus de renforcer l’aura de charbonneur de JRK 19, montre aussi que le Parisien est, plus qu’un simple trappeur, un rappeur prêt à aller vers d’autres sonorités. Et ce sans jamais perdre de son authenticité. – Brice

Veust – « Arachide » feat. Zek

“Arachide” est un morceau brut, drôle, moche parfois, mais surtout vrai. Se mélangent une lucidité violente, un dégoût du monde et un amour du style comme si la plume était le dernier moyen de rester digne. Veust, c’est l’ancien qui maîtrise ses codes, qui écrit avec une distance froide, presque philosophique (« Je n’aime pas l’Homme, j’suis misanthrope »). Les lignes sont crues mais toujours chargées de sens, jamais gratuites. Il parle comme on parle entre potes, dans la caisse ou en bas d’un bloc, quand on en a marre mais qu’on tient debout. Zek, c’est la version plus jeune, plus ironique, plus désabusée encore. C’est froid, clinique, ultra référencé mais jamais prétentieux. Il vise la superficialité ambiante, les faux-semblants et le désespoir planqué derrière les postures. Il ne cherche pas à briller, juste à mettre le feu aux masques. Le tout repose sur une prod signée GrandBazaar & Fausto Maccario, minimaliste, poisseuse, qui laisse respirer les silences et donne tout l’espace aux mots. Pas là pour ambiancer, mais pour appuyer là où ça fait mal. « Arachide » n’est pas un banger de club mais un morceau qui accompagne les fins de soirée lorsque la ville est silencieuse et que la paranoïa parle fort. – AndyZ

Médine – « QI Rap »

Si l’engagement de Médine revient souvent au moment d’évoquer sa musique, une autre thématique traverse sa discographie : des années 2000 jusqu’à la décennie 2020, le rappeur a toujours fait ici et là un morceau pour rendre hommage à la musique qu’il exerce, tout en saluant ses acteurs. Il y a évidemment “Lecture Aléatoire”, dans lequel le Havrais racontait en 2008 son parcours d’auditeur plutôt que de rappeur, mais aussi plus récemment ‘La France au Rap Français”, un titre où il célébrait la nouvelle génération du genre qu’il exerce sur son refrain. Une tradition qui perdure aujourd’hui avec “QI Rap”, un nouveau morceau en guise de premier single de son nouvel album Stentor surprenant dans sa forme, tout en étant touchant dans le fond. Porté par un sample de soul riches en cuivres chaleureux et solennels, Médine y déclame ainsi son amour pour le rap, sa fidélité au genre, et sa quête d’intégrité au sein d’un milieu tenté par les affres de l’industrie, tout en montrant combien il continue d’être à jour dans ses flows et ses placements. Comme une célébration heureuse – un registre assez rare dans sa musique – les cuivres de la production signée Kaonefy et Ashesswav accompagnent ainsi un Médine qui défend sa musique, tout en tirant allégrement sur les opportunistes du milieu, au rythme des différents flows qu’il enchaîne le temps de trois minutes techniques et précises. Une déclaration d’amour qui trouve sa fin dans un beatswitch où la prod comme Médine doublent la cadence, comme pour mieux appuyer sur son statut de gardien d’une certaine découpe rapologique tout terrain. Si “QI Rap” a des airs de morceau “léger” dans l’arc étendue de la discographie de Médine, il vient pourtant rappeler une vérité importante sur son auteur : derrière l’engagement sans faille, les points de vue sur la société, et la volonté de répondre à ses pourfendeurs, Médine reste avant tout un amoureux de ce qu’il fait. De la musique, et de l’art. – Brice

Souffrance – « Miroir déformant »

Le parti pris de TonyToxik et de Souffrance sur Hiver Automne, qu’ils expliquent en interview, est de laisser place à une part de fiction, le rappeur empruntant aux histoires vues ou entendues, vécues par d’autres. Sur Hiver Automne, le “je” des précédents opus se fait autre, les récits se confondent, les miroirs sont déformants. “Tu verras pas derrière le masque” clame Souffrance sur le deuxième titre de l’album, morceau épuré qui tient sur à peine plus qu’une boucle anxiogène, travaillée par Mani Deïz. Le masque devient la promesse contenue dans son blaze, Souffrance cesse de rapper Souffrance, pour rapper les “romans dérisoires” de la “France d’en-dessous”. La production est à l’os, l’écriture aussi. Une anecdote est égale à une image, rarement plus d’une phase : “Il m’a douillé, je t’ai douillé, la mauvaise coke s’achète comme une patate chaude”. Il n’en perd pas son humour (“J’ai un blaze chelou comme Mítroglou”), mais gagne en interprétation. La rage de Souffrance n’est plus froide, elle a comblé la distance ironique qui caractérisait sa posture sur les premiers albums. Il crie un propos qui ne s’embarrasse pas de métaphores : “C’est pas des rumeurs, ils violent des mineurs c’est lunaire, personne n’écoute leurs cellulaires, / en bas un délit mineur et tu vois plus la lumière.” Les comparaisons sont sans ambiguïté : “À la télé, ils parlent comme le moustachu dans les années 1930.” Souffrance ne trahit pas son esthétique mais la poursuit par d’autres moyens : le miroir déformant donne une image plus que réelle du monde qu’il reflète. – Paul

Blackmo & Bazz – « Félé » feat. Green Money 

Dans un rap où la cadence effrénée prédomine, « Félé » de Blackmo (rappeur belfortain) en featuring avec Green Money s’impose par un équilibre remarquable entre sa production, ses flows et ses textes, révélant une maturité artistique. La charpente sonore, œuvre de Bazz (beatmaker de Vaulx-en-Velin), se distingue par un rythme plutôt lent. Loin des cadences effrénées, il érige une toile où chaque élément, des percussions lourdes et mesurées aux lignes de basse sourdes, marque le pas avec une gravité calculée. Sur cette assise, les flows prennent leur mesure. Blackmo pose avec une certaine présence dynamique, tandis que le style laid-back de Green Money capte l’attention. Son phrasé, légèrement en retrait du temps, crée un contraste saisissant avec la lourdeur du beat, soulignant l’impact des paroles et l’efficacité d’une diction mesurée. « Félé » explore sans fioritures les thèmes de persévérance et de labeur. L’authenticité (« Nique les clones, j’rentre pas dans les cases, différent depuis le départ« ) et le récit du bitume sont exposés avec une lucidité palpable. Le refrain « Fais les bails on me dit Félé… ça mitraille comme des Félés” agit comme un leitmotiv lancinant, le terme « mitraille » symbolisant la charge constante d’une vie-assaut, expression de résilience. En définitive, « Félé » est un témoignage sonore où chaque composante contribue à une œuvre cohérente et profonde. Par sa gravité maîtrisée, ce titre peut laisser une empreinte durable. – AndyZ

« Le refrain agit comme un leitmotiv lancinant, le terme « mitraille » symbolisant la charge constante d’une vie-assaut. »

Vicky R – « Nova »

Avec « Nova », troisième piste de son EP LOBBY sorti en mars, Vicky R explore un format court mais maîtrisé, où le minimalisme devient outil de narration. Loin des envolées techniques ou des punchlines à répétition, la rappeuse opte ici pour une écriture dépouillée, centrée sur les sensations. Dès le refrain, répété presque comme un mantra : “je ressens rien, je ressens rien maintenant”, elle installe une forme de vide émotionnel, accompagnées de notes de doute sur ses bienfaits.
La production, brumeuse et feutrée, évoque une errance nocturne dans laquelle les silences sont aussi parlants que les mots. Les drums, présents sans jamais alourdir, viennent soutenir cette atmosphère contemplative. Vicky R y cultive un certain détachement : “mes rêves m’éloignent un peu plus de tout ce qui me freine”, phrase pivot du morceau, affirme une volonté de rupture douce, presque nécessaire.
En clôture, le refrain se transforme et inverse la trajectoire : “je me sens, je me sens bien maintenant.” Un basculement discret mais significatif, qui marque un certain apaisement. Un instant de flottaison précieux pour la ligne de cohérence tenue sur les 7 titres proposés. – Inès

Asfar Shamsi – « 2006 »

Bientôt deux décennies ont passé depuis la transversale fatidique de David Trézéguet face à l’Italie, mais le souvenir de ce soir-là ne manque jamais de serrer le cœur à celles et ceux qui étaient là. Avec ses basses amples et dépouillées, l’instrumental de « 2006 » composée par Wolby et Loufox évoque le vrombissement d’un stade qui vibre au rythme d’une émotion unique, collective, une de ces ambiances qui décuplent la joie et adoucissent les peines. Les paroles et le clip ravivent ce sentiment d’assister à une catastrophe aux proportions épiques, qui paraît aujourd’hui bien futile – à présent, chante Asfar Shamsi au refrain, il y a « d’autres sortes de problématiques. » Pour une génération dont l’enfance dans « la France de Mélanie » n’est plus qu’un lointain souvenir sous filtre sépia, et qui voit depuis défiler en continu sur ses écrans des désastres autrement plus réels, l’euphémisme est vertigineux.

La violence de l’époque invite à la fuite nostalgique, et la culture de ce milieu des années vingt paraît parfois saturée d’incessantes injonctions à se replonger dans l’enfance, sur fond d’esthétique « Y2K » supposée évoquer un âge d’insouciance dorée dans lequel trouver refuge. Le texte de l’artiste strasbourgeoise semble parfois jouer sur cette corde-là, mais son interprétation raconte autre chose. Il y a, dans ce refrain qui ne demande qu’à être chanté en chœur avec le volume à fond sur une banquette arrière, dans ces couplets où la rappeuse livre ses douleurs avec la même détermination que quand elle avait  « la veine au front » quelque chose de résolument combatif et fédérateur. Quelque chose qui donne envie de continuer à espérer que tant qu’il reste des artistes pour refuser d’aller « au stud comme à l’usine », Babylone n’a pas encore gagné. – Beufa

urde – FRAP

Dès les vingt premières secondes de ce titre, intro d’un EP intitulé où je vais, urde a déjà tout dit en condensé. Une sirène lancinante habille l’instrumentale d’un sentiment d’urgence, et thèmes et images défilent en avance rapide : l’Opinel affûté du grand-père, une déclaration d’amour-haine au rap français, la tendresse d’un garçon envers ses proches, la colère des peuples en Europe, au Sénégal et partout sur le globe, la quête sans cesse recommencée d’un peu de paix. Le rappeur arrive sur la prod lance-flammes en main, prêt à carboniser les alumni des grandes écoles en costard-cravate, les rappeurs en cosplay d’entrepreneurs dynamiques, Big Pharma et ses cachetons, les quidams lambda en voie de fascisation – et à peu près tout le reste, à force de « rajouter du feu dans le feu ». Au premier abord, « FRAP » sonne comme le souffle d’un cocktail molotov qui s’embrase, flambée de colère rappée avec le couteau entre les dents.

À bien y regarder pourtant, la colère incendiaire laisse aussi deviner en creux une douceur sous-jacente. Tout en affirmant d’entrée de jeu « détester les rappeurs », les lyrics voient défiler une galerie de grands noms de ce mouvement, de PNL à la Fonky Family, de Kekra à Aketo – qui est même passé dans le clip offrir son sourire de tonton bienveillant en guise de bénédiction. Quand urde lâche le micro après ces couplets incendiaires, c’est pour laisser entendre au mieux la pureté cristalline de quelques notes de piano et la douceur d’un sample vocal à peine encore troublé par les échos des sirènes. Le titre atteint ainsi un délicat équilibre entre deux facettes de la personnalité de son auteur, entre haine au vitriol et recherche d’harmonie. – Beufa

Cash Crime – « QUELQU’UN VEUT UN HAMBURGER ?! »

Cash Crime est un intimidateur. Et le Belge, originaire de Kinshasa, est bien décidé à le montrer. La pression qu’il exerce sur les sorties du moment en est la preuve : quelques freestyles, une apparition remarquée sur le Planète Rap de Genezio et une flopée de singles dont “QUELQU’UN VEUT UN HAMBURGER ?!”. Le titre du morceau, directement tiré du hood movie “Menace II Society”, fait référence à une scène culte où O-Dog – adolescent impétueux de Watts, un quartier noir de Los Angeles – abat froidement l’un de ses clients accro venu réclamer sa dose. Une référence assez logique pour le rappeur dont le style et les lyrics se nourrissent du vécu. « Du mal à changer de vie, j’ai gardé mon glizzy depuis le block. » Sa voix épaisse, puissante, ses punchlines tantôt en français, tantôt en lingala, hypnotisent et piquent la curiosité quant aux superbes perspectives qu’elles ouvrent. Peut-être sur un plus long format ? – Juliette

ADVM – « .DANS L’DEHORS. »

“En vrai, je vais bien.” “.MONDE AUTOUR.” clôturait .ÉTEINT LE SOLEIL., l’EP d’ADVM paru en début d’année, sur une note positive. “.DANS L’DEHORS.”, l’intro de .ÉTEINT LE SOLEIL. (extended) joue sur une tonalité autrement plus sombre. Quand il ferme les yeux pour ne pas voir le dehors, le jeune rappeur se retrouve seul avec lui-même. L’introspection irrigue le morceau, placé sous le signe de l’auto-contradiction et du fragment. “J’ai commencé à fumer pour me faire des contacts, aujourd’hui je finis un paquet seul chez moi.” ADVM se veut porte-parole d’une génération de contradictions ambulantes : “on veut retrouver l’imagination qu’on avait gamin en fumant du shit”. Le rappeur exploite cette alliance des contraires pour exacerber ses images : “Au fin fond de la campagne je voyais des battes et des Delorean” ; “Sur le béton, il y a des bouts de nuage.” Les lyrics collent à une prod sombre et planante de 999biggie, qui, en quelques notes, fait instantanément changer l’humeur de l’auditeur trop joyeux. Le pré-refrain est la synthèse de cet art de la noirceur, qu’on devine un peu forcé : “Ma vie en dents de scie, j’ai versé aucune larme depuis que je suis vraiment triste”. ADVM ne s’épanche pas plus. Le morceau ne constitue donc pas un portrait mais une humeur désespérée, paradoxalement créatrice et drôle. L’auto-tune, maîtrisé, donne son ampleur au morceau. Le rappeur tient ici un joli moment de bravoure, à l’image de l’EP. – Paul

Bekar – « Quand il neigeait encore »

Le rap, la pop, la mélancolie, les souvenirs, et tout ce qu’il y a autour. Dans le registre de l’émotion, Bekar brille particulièrement à intervalles réguliers sur ses albums : autant à l’aise pour poser sur un boom bap pur que pour donner de la voix sur un refrain fédérateur, le rappeur de Roubaix a su perfectionner avec le temps son jeu d’équilibre entre couplets débités et moments plus mélodiques, pour livrer une musique à la fois technique et souvent poignante. Un constat qui se confirme à nouveau sur Alba, un second album qui brouille encore plus les frontières avec la pop dans sa musique, sans jamais renier le rap qui l’a élevé. “Quand il neigeait encore”, second single dévoilé en avril dernier, en est sans doute la preuve la plus marquante : composé avec son producteur de toujours Lucci ainsi que Le Caméléon, le morceau prend le parti pris d’allier un habillage musical pop riche en claviers, roulements de batteries organiques, et guitares blindées de réverbérations, avec un Bekar rappant sur sa nostalgie et le temps qui passe, notamment durant ces dix dernières années (“Mes amis ont grandi, mes parents ont vieilli, pas d’magie pour changer ça. Mes albums de rap préférés ont dix ans. Qu’est-ce qu’on a fait en dix ans, à part courir sur un chemin glissant ?”). L’alliage rap et pop du début laisse alors place à un refrain intégralement chanté dans lequel Bekar montre l’étendue de ses qualités en matière de topline (qu’il avait évoquées auprès de l’Abcdr du Son l’an dernier) avant de laisser la production de Lucci et Le Caméléon s’effacer discrètement. Dans la même veine que “Razorlight” sur son précédent album, “Quand il neigeait encore” réussit le pari de mêler couplets rappés et refrain entêtant, sans jamais choisir entre les genres. Un morceau fédérateur pensé pour allumer les briquets en concert et enflammer les cœurs, tout en restant attaché aux codes du rap. C’est comme cela que Bekar a trouvé un son qui lui est propre. Et c’est aussi comme cela qu’il excelle. – Brice

Jsuispasrappeur – « Assassins »

Jsuispasrappeur répète son blaze comme un mantra, pour ensuite livrer « Assassins », un morceau fleuve plus que jamais rap français, sans refrain, sur une production boom-bap d’Alexandrovitch, à base de kick agressif et de notes de piano. Le rappeur de Mulhouse raconte une vie où le soir, il apprend tout de la journée du voisin, la faute à l’épaisseur des murs. Si chaque phase est précise, les idées se mélangent, « comme les syllabes quand (il) pillave », avant de s’imbriquer dans un puzzle qui forme le portrait d’une jeunesse pleine d’ennuis, sans grands moyens, faites d’amis qu’on n’aime pas vraiment mais dont la présence rassure. Des relations où les non dits s’accumulent jusqu’à ce que la tension explose, et qu’une « erreur » de plus s’ajoute à toute celles que Jsuispasrappeur mentionne déjà. À force de pardons et de chapelets récités, il cherche à rectifier le tir, et ce morceau nommé « Assassins » vise juste. – Victor

32 – « SEXY MODE » feat. Jäde 

Over les pulls en laine et les doudounes : en cette période de grande chaleur, tailles basses, bretelles et mousseline envahissent les garde-robes. La peau apparaît, transpirante et salée, et les filles passent en “SEXY MODE”. 32 et Jäde ont aggravé la canicule, pourtant, elles ont tout de rafraîchissant. D’un côté, l’une des rappeuses les plus prometteuses du moment, proactive en 2025 avec les trois-titres SOUTH SABOTAGE et HNINA MONTANA – entre autres singles. 32 est une véritable hustleuse, fière, effrontée, aux lyrics incisifs et parfois amusants. Comme quand elle dit de ses copines que “c’est trop des mayonnaises” (“Le soleil, la mer”) ou quand elle “roule un doré, posée sur sa bidoche” (“EN PIRATE”). C’est là l’un de ses points communs avec Jäde, de l’autre côté : charismatiques et malicieuses, les deux femmes se font un plaisir de piquer régulièrement la gent masculine. D’autant plus quand elles se réunissent sur un titre estival et sensuel, produit par birdschipinn et kamanugue, illustré par un clip sans prétention à coups de ralentis et de couleurs vintage. – Juliette

N3MS – « Une fleur ça s’arrose »

Dans « UNE FLEUR ÇA S’ARROSE », extrait de l’EP LE MARATHON, N3MS délivre un récit brut, viscéral, porté par une boucle de piano mélancolique et un rythme métronomé qui donnent au morceau des allures de freestyle des années 90. “Dans ma tête j’ai des images”, et ce sont ces visions qu’il déverse sans filtre, avec une plume fluide, quelque peu acérée mais surtout habitée.

Entre hargne, peine, espoir, amour et solitude, le rappeur évoque la Palestine, le Congo ou encore l’Iran et dénonce la posture vide de ceux qui clament des causes sans jamais les porter vraiment. Mais derrière la critique sociale se dessine aussi une réflexion plus ou moins profonde de son quotidien, où N3MS traverse ses douleurs personnelles, ses manques, sa famille, l’amour abîmé, la fierté d’un père. C’est en quelque sorte, une table des matières de ce qui irrigue son parcours et alimente son feu. Loin de s’enfermer dans un discours militant ou égocentré, il éclaire son monde à travers un prisme intime, lucide et sincère. 
“On restera vivant et focus si on prend des bonus” : un avertissement autant qu’une promesse, ce morceau est la preuve que N3MS continue d’arroser son talent. – Inès

Moudjad – « Si tu m’cherches »

Du G-Funk lascif et je-m’en-foutiste, une ode à la ride et aux plaisirs simples en compagnie d’une femme, voilà un morceau que ne renierait pas Aelpeacha. Il est pourtant signé par Moudjad, prodige passé sous les radars du rap de la fin des années 1990 et 2000, et encore plus aujourd’hui. Désormais cadre dans l’industrie Informatique, l’ancien du groupe La Ménagerie est devenu un MC intermittent, qui se trouve plus souvent au bord du lac Léman à Genève que derrière un micro. Alors à ceux qui le cherchent, direction la capitale suisse, où avec un peu de verte dans la poche, quelques billets à dépenser, Moudj se balade, rigolard et détendu, dans d’élégants établissements. Et si la légèreté de ce « Si tu m’cherches », issu d’un EP 7 titres réalisé avec la chanteuse Wawa West (qui est aussi sa compagne) peut avoir des allures de branleur de service, il ne faut pas se méprendre : Moudj sait très bien d’où il vient. « De la tour moisie à la bourgeoisie » comme il le dit. Et s’il goutte avec insouciance au fait d’être arrivé à destination, il y ajoute : « tu peux voir tout mon background dans mes yeux, pas dans LinkedIn ». Et en profite pour faire comme il y a 25 ans : broyer quelques MCs sur le chemin. « De la tour moisie à la bourgeoisie », la route fut longue, mais ça visiblement, ça valait le coup. – zo.

« Derrière son lyrisme épique habillé de compositions dignes de musiques de films, le disque révèle un aspect plus ludique, reposant sur la complicité palpable des deux rappeurs. »

IMAM – « Birkhadem » 

Il y a quelques années de cela, IMAM sortait « Kouba Libre », envoûtante chronique algéroise joliment mise en images. Depuis, il n’a quasiment rien produit de plus, du moins rien qui ne soit parvenu au public. Le rappeur, désireux d’explorer les sonorités brésiliennes, était sans doute en peine pour trouver les productions nécessaires tout autant qu’il lui fallait s’exercer pour écrire et poser convenablement sur lesdites sonorités. Rapper en français sur des instrumentaux gorgés de percussions sud-américaines est chose ardue ; ceux qui ont essayé sont plus nombreux que ceux à avoir réussi. Il se trouve qu’IMAM appartient à la deuxième catégorie, comme en atteste le morceau « Birkhadem » issu de son EP DZ do Brasil. Sous sa casquette et sa plume, le nord de Paris (« zombieland ») devient le point de jonction entre l’Algérie et le Brésil : on y mélange le Selecto et le Guarana Antarctica, on y claque des Madjer en maillot de la Seleçao et on dédicace le 16029 au rythme des percu’. À l’instar des trois autres morceaux qui composent ce premier EP, « Birkhadem » repose sur un minutieux mélange des tons, du sérieux au festif comme peut l’être un apéritif entre camarades à la terrasse d’un quelconque café. On pense parfois aux anciens que la machine a broyés, parfois à la prochaine tournée, et souvent l’une appelle l’autre de ces pensées. – B2

Scylla & Furax Barbarossa – « Loin »

Il ne fallait pas s’attendre (et tant mieux) à moins de la part de son duo d’auteurs : Portes du désert est un album dense. Enregistré dans le désert marocain en dix jours et dix nuits, Furax et Scylla y dissertent sur leur retraite par misanthropie, les relations à leurs proches, leurs questionnements existentiels et leur quête spirituelle derrière des rimes multisyllabiques à la précision d’horlogers, qui révèlent leurs richesses de sens et de sons à mesure des écoutes. Pour autant, derrière son lyrisme épique habillé de compositions dignes de musiques de films, le disque révèle un aspect plus ludique, reposant essentiellement sur la complicité palpable des deux rappeurs – un lien dont il est question dans certains titres de cet album.

Le titre « Loin » compresse sans doute le mieux les différents aspects de l’album. Moins contemplative que d’autres productions de l’album, celle de Messah dépouille le côté orchestral pour une attaque plus brumeuse et orageuse. Cet instru plus pêchu offre un cadre idéal pour un exercice de passe-passe entre l’ogre belge et le pirate toulousain. Ils y égrènent toutes leurs meilleures raisons de mépriser leur époque : la violence impunie des dominants, la médiocrité et la vénalité de leurs pairs rappeurs, le bruit de la civilisation. L’exercice du ping-pong verbal est une autre manière de démontrer leur amitié, construite sur leur passion commune pour le rap mais allant au-delà aujourd’hui. Et c’est ce lien si précieux et solide, comme une ligne de vie en alpinisme, qui rend leur numéro de funambules spectaculaire sur quelques titres dont ce « Loin », au milieu d’un album au ton plus élégiaque. – Raphaël

Engal Sama – « Violences, Meurtres, Espèces »

Quand un artiste percute, ça s’entend. Engal Sama, rappeur et beatmaker de Vaulx-en-Velin, lâche « Violence, Meurtres, Espèces ». Un titre d’une vérité crue qui frappe. La prod, façonnée par l’artiste, est le cœur du morceau. S’y perçoit une touche californienne loin du cliché pastiche G-Funk : basses profondes, mélodies lancinantes. Cet instru immersif et prenant privilégie la profondeur, révélant une vraie maîtrise. Elle pose un véritable écrin sonore. Sur cette toile sombre, le flow d’Engal Sama est d’une efficacité redoutable. Pas de show, juste une cadence de conteur. Son débit, posé, parfois indolent, sait être incisif. Sa présence vocale, indéniable, porte le récit avec une force brute. Les textes sont la moelle. Engal Sama ne brode pas, il déterre le réel. Il plonge dans la brutalité sans fard de son environnement. Violence, meurtres, quête d’espèces : chaque vers est un constat amer. Une lucidité désarmante s’en dégage. Le propos, ciselé, martèle une narration percutante qui ne laisse aucune échappatoire. Au final, dans « Violence, Meurtres, Espèces », Engal Sama expose sa vision d’artiste complet. Un morceau qui s’impose par son atmosphère et sa capacité à graver le bitume dans les esprits. – AndyZ

« L’instru de « 2006 » évoque le vrombissement d’un stade qui vibre au rythme d’une émotion unique, collective, une de ces ambiances qui décuplent la joie et adoucissent les peines. »

Isha – « Drôle d’oiseau »

Plumage Brillant. Ce n’est pas un scoop: Isha est sans doute le meilleur rappeur francophone. Rares sont ceux qui savent écrire avec autant de simplicité et de justesse la complexité humaine. Isha en a fait une spécialité. Il se raconte, il raconte ce qu’il voit, et malgré les traumas, malgré la noirceur, la lumière n’est jamais loin. Comme il le dit lui-même sur Drôle d’oiseau : « Je mets les choses au clair. » C’est exactement ce qu’il fait durant 3,45 : il éclaire les bas-fonds de l’humanité en rappant ce paradoxe constant : marcher à côté du monde, sans jamais cesser d’en faire partie. Sur ce morceau, il fait kiffer ce maudit piano sur une prod signée Horaze, toute en pureté et mélancolie. Cet instrumental laisse de la place, il met la voix d’Isha au centre. Guru l’avait dit  «Mostly the voice», Isha l’a compris. Ses cordes vocales sont des cordes sensibles, elles vibrent autant que les cœurs qui écoutent. Violences physiques, violences économiques, luttes invisibles : tout y passe. Pourtant, Isha reste debout, fier, mais jamais prétentieux. C’est cette posture, lucide et accessible, fragile et solide, qui le rend si précieux. Isha vide son sac tout le long du morceau, il vide aussi un peu celui des autres. Il se libère en rappant. L’auditeur se libère en l’écoutant.

Si Isha était vraiment un drôle d’oiseau, ce serait un étourneau sansonnet. Un oiseau noir au plumage brillant, qui danse comme une ballerine pour faire fuir ses prédateurs. Un survivant qui danse au bord du vide. – Bachir

Medusa Glow – « Ouistreham » 

La réussite d’un morceau de rap ne réside pas toujours dans une série de cabrioles verbales. Ni dans la prétendue audace de son créateur. Et encore moins dans sa capacité à appréhender les tendances. C’est même plutôt l’exception. Un bon titre de rap, c’est d’abord un son et des lyrics qui ont leur propre souffle et expriment des craquements de vie. Et ça tombe bien, de sa boucle organique samplée d’un vinyle aux questionnements personnels de ses trois rappeurs, le craquellement du corps et de l’esprit sont tout le squelette de « Ouistreham ». Sur quelques notes de clavier plaquées sur une ritournelle de cordes, le trio Medusa Glow partage avec pudeur quelques enseignements de vie et de corps cabossés. Flows ralentis, nonchalance désinvolte, lucidité sur le monde qui les entoure, E.One, Tideux et FL.How ne font ni dans la prouesse stylistique, ni dans l’outrance. Ils racontent leurs bleus, à l’âme, au corps, et distribuent à la marge les coups. Aux conspi, aux patrons, et parfois à eux-mêmes. Pour ces trois résidents de la pointe Finistère, plus qu’une posture d’être en marge et qui sentirait les embruns du bout du monde, c’est comment exister dans un monde à bout. Un monde où tout ce(ux) qui est fissuré et cassé est invisibilisé. « Ouistreham » est d’ailleurs titré en hommage discret au travail de la journaliste Florence Aubenas, en immersion auprès des travailleuses précaires de Normandie. Bref, du rap cartilagineux. – zo.

Rappeuse-compositrice audacieuse originaire du Gabon, Vicky R tisse son parcours artistique depuis bientôt cinq ans, entre sa terre natale et la France, où elle diffuse son essence musicale. En octobre 2023, elle a dévoilé SYSTM, qualifié de « mini album ». À travers sept morceaux, elle transmet ses réflexions quant aux différents systèmes auxquels elle fait face, notamment celui de l’industrie musicale. Impliquée autant dans le fond que dans la forme, la rappeuse dévoile les thèmes qui lui sont chers et se questionne sur comment prendre sa place en tant que femme qui fait du rap.

Au total, il a fallu quatorze mois à Vicky R pour livrer sa dernière œuvre ; sept titres qui ont représenté une densité de production et d’écriture semblable à un travail nécessaire pour un album. Nous avons eu l’occasion rencontrer la jeune femme à deux moments du processus : au commencement, lors de sa résidence au Red Bull studio à l’été 2022 – où nous avons vu naître le titre avec Chilla – puis à la sortie de l’EP, un an plus tard. Laissant le temps au temps, tout comme dans sa musique, la jeune femme est revenue sur ses débuts dans la musique avant de détailler la construction de cet EP, qui a été une véritable remise en question sur sa manière d’évoluer et de mûrir. Avec SYSTM, l’artiste appose une nouvelle pierre à son édifice qu’elle construit avec patience et clairvoyance. 


I. F*CK LE RAP FÉMININ

Abcdr du son : En décembre 2022, tu as sorti le morceau « F*CK LE RAP FEMININ ». C’est quoi le « rap féminin » ? 

Vicky R : Pour moi « le rap féminin » ça n’existe pas et je mets les pieds dans le plat en expliquant pourquoi. Je me suis posé la question d’appeler le projet comme ça pour aller encore plus loin car je suis prête à l’assumer. Je sais que je ne suis pas dans le faux. Il faut prendre le temps d’expliquer aux gens. C’est vraiment quelque chose qui me frustre et qui m’énerve, le rap est genré alors que ça n’a pas de sens.

A : C’est l’expérience de ces deux dernières années qui te permet de l’expliquer ?

V. R : Oui, c’est l’expérience, les rencontres, l’accueil qu’a reçu le titre « AHOO » [feat. Chilla, Bianca Costa, Davinhor et Le Juiice, sorti en octobre 2021 en même temps que le documentaire Reines, pour l’amour du rap, sur Canal+], puis tout ce qui a suivi en termes de réactions. Je suis contente que nous ayons cru en ce projet car je pense qu’il y a clairement un avant et après « AHOO », pour moi en tout cas. J’espère que dans cinq ans, quand on fera le bilan, le morceau sera considéré comme un temps fort. Quand le titre est paru, des débats sont ressortis et j’ai vu sur Twitter qu’on en parlait en boucle et on a réussi à aller chercher des personnes qui n’étaient pas forcément dans le délire. J’entends que certaines personnes préfèrent écouter un rappeur plutôt qu’une rappeuse, mais je trouve ça dommage de nous réduire au « rap féminin ». À l’avenir, dans les feats par exemple, j’ai envie d’aller me taper musicalement avec des gars. Quand je suis au studio, je suis dans mon élément, je sais où je veux aller. J’ai toujours été en studio, je comprends le langage des compositeurs, des ingés sons et je pense être à ma place.

A : Ces débats viennent des réseaux et de la visibilité que tu peux avoir ?

V. R : Avant, j’étais moins confrontée à ces débats car j’étais dans un autre environnement musical. Je faisais mon truc côté Gabon et là-bas, comme j’étais petite, j’étais considérée comme la petite sœur. Tout le monde m’aimait bien, ils m’ont vue grandir. Quand j’ai pris la décision de tenter ma chance en France, ces débats me sont tombés dessus. C’est important d’en parler, j’ai discuté avec des meufs qui ne veulent même pas essayer de rapper car les gens sont durs, il faut en être conscient. Quand je fais ma musique, je sens que je suis à ma place, et ça m’a pris du temps car il fallait que je trouve mon son, que je trouve la direction que je voulais emprunter et les sujets que j’étais prête à défendre aussi. Je suis très optimiste, si on en parle, c’est déjà une bonne chose. Il y a quelques années, on n’en parlait pas du tout, les meufs venaient juste faire des refrains dans les sons et c’était terminé. Il y a toujours l’exemple de Diam’s qui revient, mais après il y a eu Shay qui a fait son délire aussi.

A : Diam’s a eu un succès incroyable, et c’est comme si tout le monde devait avoir ce succès alors que c’est très rare. 

V. R : Oui c’est ça ! Alors que Shay a eu des certifs, Chilla a eu son single d’or et toutes ces choses sont des victoires, ça veut dire que c’est possible. Dans tous les cas, il faut essayer jusqu’à ce que les choses se fassent, chacun à son niveau. Déjà, on nous en demande plus, on dirait que si tu ne fais pas des Zéniths, ce n’est pas significatif. Les gens sont trop pressés. La musique c’est une course de fond, je fais du son car c’est ma passion. J’espère rester passionnée encore longtemps et demain, si j’arrête, j’aimerais faire de la direction artistique ou en tout cas rester dans le milieu de la musique car j’apprends tous les jours. Je vais en studio pour apprendre et avoir la légitimité d’être dans des discussions et de pouvoir faire entendre ma voix pour faire avancer les choses à mon niveau.

« Pour moi « le rap féminin » ça n’existe pas. »

II. L’ENFANT DU STUDIO

A : Tu es une enfant du studio et tu en as trois expériences différentes : spectatrice, compositrice puis artiste. Tu peux me parler de la première fois que tu as été en studio ? 

V. R : C’était au Gabon, grâce au label Eben Entertainment, le plus gros label en matière de rap là-bas. Je regardais beaucoup leurs émissions quand je sortais de l’école, j’avais un peu l’actu des sorties et ils invitaient des artistes. Quand les artistes allaient là-bas, ils laissaient le numéro de leur fan club, de leur studio. Je prenais le téléphone de ma sœur ou de ma mère et j’appelais pour demander où était le studio. Une fois, le chauffeur de mon père m’a accompagnée, je devais avoir huit ou neuf ans, pour aller voir un artiste dont j’étais fan : Kôba Building, un des plus grands rappeurs gabonais. On arrive au studio et il était en session donc c’était impressionnant. Je l’ai vu, j’étais trop contente et je lui ai demandé si je pouvais rester. Il y avait tous les compositeurs, c’était un studio avec une grande console, plein de boutons partout et du coup j’y allais souvent. C’est devenu une habitude pour eux. Ce sont les premiers à m’avoir acceptée et m’avoir inclue dans ce truc de musique. Je suis encore en contact avec eux aujourd’hui.

Ensuite, quand j’étais en sixième, je suis partie du Gabon pour aller à Lille. On avait un cousin ici en France qui était beatmaker. Un après-midi, ma sœur m’a laissée avec mon cousin et il m’a emmenée au studio. C’est ma première rencontre avec le beatmaking. À la fin de la session, j’ai demandé à mon cousin le logiciel. Il me l’a mis sur une petite clé USB et m’a montré comment ça fonctionnait puis j’ai appris en autodidacte. Ma première prod vraiment structurée c’était environ deux ans plus tard. 

A : Tu as une anecdote marquante de studio ? 

V. R : Une anecdote de fou ! Il y avait la fête de l’indépendance du Gabon et ma mère travaillait pour l’organisation du défilé. Un jour, elle m’a présenté une dame qui était bien placée dans le milieu de la musique et ma mère lui a dit que je faisais du beatmaking. Cette dame a appelé un mec plus loin, qui parlait anglais, et il bossait avec Sean Paul. Elle m’a demandé : « t’aimerais bien placer pour Sean Paul ? » et j’ai dit oui tout de suite ! Je l’avais d’ailleurs vu en concert entre 2006 et 2008 au Gabon. Je suis rentrée chez moi, j’ai composé et puis je me suis retrouvée en session avec le mec en question qui a appelé Sean Paul en visio et tout, c’était un truc de fou ! Finalement, ça ne s’est pas fait. C’est une anecdote de fou vraiment de me dire que j’aurais pu placer pour Sean Paul. Ça m’a motivée à continuer !

A : Ton premier placement, c’était pour qui ? 

V. R : Pour des artistes gabonais. Les groupes de rap du lycée qui étaient populaires. Ce sont des bons souvenirs, et je crois aux signes. Toutes les fois où j’ai été un peu découragée, où je me suis posé plein de questions, où j’ai voulu arrêter, il y a toujours eu un truc qui m’a fait continuer.

A : Ton pire souvenir de studio ? 

V. R : J’en n’ai pas, franchement j’ai toujours appris des moments que j’ai passés en studio et j’ai eu la chance de tomber sur des personnes bienveillantes dès le début. Un truc drôle : une fois je suis allée en séminaire, pour un gros label, pour faire du son pour leurs artistes. J’arrive dans une grande maison et j’étais la seule meuf, ils étaient neuf ou dix gars. Je venais faire des prods, topliner et écrire. On est restés une semaine et j’ai rentré neuf sons. Dès le premier soir, quand ils ont capté que je savais y faire, ils m’ont checkée et se sont intéressés à mon travail. J’ai vu le changement de regard et de comportement. Ce n’est pas une mauvaise anecdote, c’est juste drôle, ça montre bien la position qu’ont certaines personnes vis-à-vis des meufs dans l’industrie. Je ne vais même pas dire du rap car dans le rock, le cinéma c’est pareil, et c’est peut-être même pire.

A : Avec qui tu rêverais d’être en studio ? Pour faire du son ou juste pour regarder.

V. R : Mon rêve, c’est Hamza ! Je pense que ça arrivera car musicalement, on a beaucoup d’influences communes. J’appréhendais notre rencontre car c’est un de mes artistes préférés, je me disais « s’il me snobe je vais mal le vivre ». [Rires] J’aimerais beaucoup Zaho aussi, j’ai eu la chance de faire sa première partie au Gabon. Singuila aussi car j’adore, je suis une très grande fan. Ce sont des artistes avec lesquels j’ai grandi et aujourd’hui je discute avec eux. Quand j’ai un message de l’un d’entre eux, je suis comme une ouf ! J’aimerais beaucoup collaborer avec des artistes africains comme Burna Boy. Je diggue beaucoup et j’essaie de me connecter avec des nouveaux artistes. Tiakola j’aime beaucoup et musicalement je pense que ça fait sens. Il faut que j’aime ce que la personne fait pour cerner son univers, connaître sa direction, etc., et je pense que les feats sont importants pour l’évolution d’un artiste.

A : Tu écris toujours en studio ? 

V. R : Oui, la plupart du temps, sauf si on m’envoie des prods et que je suis chez moi lorsque je me la prends tout de suite ; je commence à faire des phrases et ensuite je finis en studio. Mais j’ai déjà écrit et enregistré certains sons chez moi, notamment sur l’extension de l’EP RHC, les titres « Le cercle » et « Rien ne vaut la vie ». J’aime être au studio avec le compositeur aussi, comme ça on peut se parler et être sur la même longueur d’ondes. Les compositeurs, on ne leur donne pas le respect qu’ils méritent d’avoir. Sans eux il n’y a pas de musique. Je compose aussi donc j’ai été dans leur position, c’est pour ça que j’aime être au studio. Parfois même dans l’écriture, ils peuvent me conseiller, je prends tous les avis. Le beatmakeur est un artiste comme moi, peut-être qu’il n’écrit pas des chansons mais si son travail me touche, c’est qu’il est pertinent et que je dois le prendre en compte.

A : Je t’ai vue travailler en studio et j’ai remarqué que tu faisais des pauses pour demander « là, on va où ? » Tu as besoin de conscientiser les choses ? 

V. R : Oui totalement. Quand j’écris, même si c’est de l’egotrip, la question c’est toujours « pourquoi on dit ça? », il faut qu’il y ait un sens. Demain, imagine je fais un format avec Genius et on me demande d’expliquer mes lyrics, je dois pouvoir exprimer mon idée dans sa globalité. C’est important de prendre le temps de se poser et de savoir ce qu’on fait. 

« C’est important de prendre le temps de se poser et de savoir ce qu’on fait. »

III. REDÉMARRER LE SYSTÈME

A : Tu considères tes deux EPs précédents comme des « cartes de visite », tu dis qu’il y a un avant-après « AHOO » pour toi. Quels sont les moments charnières dans ta carrière où tu as gagné en expérience et en légitimité ? Y a-t-il un moment où tu t’es dit « c’est bon je suis prête » ? 

V. R : Je pense que c’est la scène. Ça m’a énormément aidée. J’étais en tournée en février 2023, on a fait plus de vingt-quatre dates. On se rend compte qu’internet, ce n’est pas la vraie vie. Sur internet, c’est juste des gens qui sont là pour dire que c’est nul. J’ai eu la chance d’ouvrir pour des gros artistes comme Guy2bezbar, Jok’air, Hamza. Quand t’as la reconnaissance de tes pairs déjà, c’est marquant. On a eu une grande discussion avec Hamza et il m’a dit de ne pas lâcher ; de ce qu’il a vu sur scène, je suis prête. Et la manière dont le public m’a accueillie est un sentiment de satisfaction de fou. Quand les personnes ne sont pas là pour toi, c’est dans ces moments où tu as tout à prouver. Quand je rentre et que je reçois des messages style « trop lourd », « je ne connaissais pas c’était trop bien », ça me fait plaisir. Je suis à fond dans les chiffres aussi et sur la tournée, à chaque fois qu’on était avec des gros artistes, je vois un pic sur mes streams. Je regarde tout ça pour avoir une vision d’ensemble, pour savoir si je fais bien et s’il y a une transformation. C’est vraiment là où je me suis dit qu’il y avait un truc à faire. 

A : Dans le titre éponyme de SYSTM, tu dis que t’essaies de rester lucide, de ne pas tomber dans ce système. Qu’est-ce qu’il représente pour toi ? 

V. R : Le projet, je l’ai appelé SYSTM car au Gabon, les artistes qui travaillent avec le pouvoir en place sont des artistes utilisés à des fins politiques. Là-bas on les appelle les artistes du système. Ici dans l’EP, SYSTM représente l’industrie du disque, tous ses rouages et toutes les choses qui la composent. Je voulais créer un lien. Il y a des similitudes malgré le contexte différent. Au Gabon, c’est limite une dictature alors qu’ici on peut parler comme on l’entend. C’était vraiment une image de rouages et de ce qui peut en découler.

A : Tu dis que tu aimerais redémarrer ce système. Comment souhaiterais-tu t’y prendre ? 

V. R : J’aimerais qu’on soit plus acceptées, qu’on soit prises au sérieux, je parle pour les rappeuses. Je suis dans ce système donc comment je le redémarre ? En faisant la musique que j’aime et en étant consciente que je peux ne rester que dans une niche et ne pas briser ce plafond de verre qu’il y a au-dessus de nous toutes.

A : Ce plafond de verre, tu le vois comment ? T’aimerais le briser ? Ou bien prendre une autre route ? 

V. R : Je pense un peu des deux. Le tout c’est d’avoir la lucidité de penser que je ne ferais pas plus que Diam’s à l’heure actuelle et ce n’est pas mon objectif. Laissez-nous être qui on est, laissez-moi être Vicky R, arrêtez de réduire les rappeuses. Je trouve ça grave quand tu vois encore des gens qui disent « ouais mais les meufs c’est nul ». Ce sont des gens qui n’écoutent pas, ils trollent pour troller, la plupart n’ont pas cette démarche d’écoute réelle. Pour certaines personnes, j’ai l’impression qu’on ne fournit pas le même travail que les rappeurs par exemple, alors qu’on fait exactement la même chose. Mon but c’est de monter et d’emmener le projet Vicky R le plus haut possible tout simplement avec mes forces et mes faiblesses. 

A :  Tu dis que « tous les jours tu penses business ». Comment tu arrives à trouver l’équilibre entre business et passion ? 

V. R : La partie business, c’est de faire accepter aux personnes qui nous contactent que Vicky R c’est un ensemble. Pour travailler avec moi, il faut connaître un minimum ma musique et savoir ce que je fais. L’argent c’est bien mais jamais je ne travaillerais avec des personnes qui ne comprennent pas ma musique. Je fais souvent des calls pour voir si les valeurs de la marque et les miennes coïncident et s’ils ont capté la vision que j’ai pour mon projet, que l’équipe qui m’entoure a aussi car ce projet représente toutes les personnes avec qui je travaille. J’écoute toujours les conseils et l’avis de tout le monde et au final c’est moi qui tranche. Aujourd’hui tu peux dire oui pour bosser avec une marque et demain il y a une polémique qui éclate et c’est fini pour toi. Je suis très regardante sur tout ça.

A : Ça fait sens sur l’ensemble de ta carrière, tes ambitions, tu gardes la tête froide. Comment restes-tu méthodique et posée sur ta vision artistique ?  

V. R : Ça me fait rire car quand le projet est sorti, j’étais contente mais l’année passée avait été tellement compliquée. Il devait sortir plus tôt mais des négociations étaient engagées avec des labels donc je me retrouve prise dans les rouages de cette industrie. C’est pour ça que je parle de fausses promesses. Des labels qui envoient des D.A. au studio, c’est comme si ils voulaient te garder sous la main et quand on doit parler concret et contrat, il n’y a plus personne. Je suis passée par ce genre d’étape donc j’essaie de ne plus m’enflammer et de garder la tête froide. Je suis très contente de la sortie de l’EP car je me suis amusée, on a mis quatorze mois à le réaliser, à le changer. Je suis enfin arrivée au bout de ce projet alors qu’à certains moments j’en doutais car j’étais fatiguée. Parfois je me disais « à quoi ça sert au final ? ». Je suis contente mais je me dis que ce n’est jamais fini car il faut penser à la suite.

Aujourd’hui j’ai signé chez PlayTwo et ils croient à fond au projet, c’est ça dont j’ai besoin. Ils captent la vision et ça me permet de sortir le meilleur de moi-même. Je suis très lucide sur les difficultés dans la musique, surtout en tant que femme. Il y a deux, trois ans, quand on me demandait comment ça se passait, je répondait « bien » et plus j’avance plus je me rends compte que c’est dur en fait. Il y a des questions qui ne se poseraient pas si j’étais un mec et je suis de plus en plus consciente de ça. Ça ne me fait plus rire, je le prends très au sérieux maintenant. Avant je ne rencontrais pas ces obstacles mais maintenant que je sais ce que ça fait, je suis très concentrée et très investie. J’ai aussi appris à faire des pauses car quand ça ne va pas, tu n’as pas la motivation pour faire ton travail et pour vivre tout simplement. 

A : Je trouve que la cover raconte l’histoire de l’EP. Tout le monde autour de toi est dans un état d’ivresse, dans le flou, et toi tu es statique, totalement nette. C’est l’image que tu voulais renvoyer ? 

V. R : Ouais. C’est un de mes amis, Nelson Muketa, qui a fait la D.A. de la cover puis ça a été shooté par Erwan Blaszka. L’inspi pour la cover, c’est une photo de Future qui avait buzzé de fou, il était en club. En fait c’est ça aussi le système, quand t’es artiste, t’as accès à des soirées, des trucs VIP, t’as accès à plein de choses, c’est nouveau. Étant jeune, je suis beaucoup sortie et ce sont des choses que j’ai beaucoup vues. Quand j’ai commencé à sortir dans le cadre du métier, c’est les mêmes personnes que je voyais tout le temps et donc je me suis éloignée de ça. Je peux sortir mais beaucoup moins qu’avant. Je voulais exprimer tout ce côté bling-bling, si tu dois le matérialiser et l’imager c’est totalement ça. C’est tout ce qui est beau autour et toi, tu te retrouves en tant qu’humain dans ce truc de manière statique. Il y a eu tout un travail sur la cover. Les personnes autour ne sont pas des figurants mais  mes proches qu’on a appelés pour l’occasion. Je parle souvent du cercle, ce sont les gens qui m’entourent et avec qui je travaille mais avant tout c’est mon groupe de potes, d’amis très proches. Ça faisait sens de les avoir là car dès qu’il y a des events ou quoi j’essaie de les ramener. 

A : C’est le symbole aussi d’avoir peur de te retrouver seule une fois plongée dans le système ? 

V. R : C’est ça. T’as peur de te retrouver seule alors tu t’entoures de personnes que tu aimes et qui te permettent de garder le cap. C’est pour ça qu’ils sont là. Je suis très proche de ma famille mais je ne voulais pas trop les exposer, je les protège de ce système justement. 

A : D’ailleurs sur le morceau « Facts », on entend la voix de ta nièce au téléphone. 

V : Oui, elle s’appelle Lya et cette note vocale date de 2020. On ne la voit pas trop puisqu’elle vit avec sa maman mais je l’ai mise dedans, dans les crédits du son également comme ça, quand elle sera plus grande, si elle cherche à comprendre et qu’elle nous dit « vous ne m’avez pas cherchée » et bien elle se rendra compte que si. C’est vraiment quelque chose qui est là pour durer donc je lui ferai écouter le son pour lui montrer que je pense à elle même si on n’est pas avec elle.

A : Tu dis que tes gars sûrs te trouvent trop insensible mais j’ai été surprise car on ressent de l’émotion et de la sensibilité dans l’EP. Pourquoi ils te disent ça ? C’est uniquement dans la musique que tu te livres ? 

V. R : Oui, c’est dans la musique, c’est mon exutoire. Dans la vie de tous les jours, je suis une personne extravertie mais paradoxalement assez renfermée. Je ne parle pas beaucoup, je n’aime pas le conflit et je suis assez calme car j’ai une part d’impulsivité que je préfère garder pour moi. Je suis vraiment une hippie, j’ai beaucoup de calme, je peux sembler froide aussi mais c’est juste que je suis souvent dans ma tête.

A : Est-ce qu’il y a des choses que tu dois encore débloquer ? Parler de toi par exemple ? 

V. R : Je travaille dessus, je grandis, je suis une femme, je suis confrontée à des trucs de femme aussi. Il y a trois ans, je n’aurais pas pu parler de mes relations et maintenant, à 26 ans, je me sens plus à l’aise d’en parler. Ça a été des steps à chaque fois. Les moments que j’ai vécus, j’avais besoin d’en parler en musique, même si ça ne sort pas. Je ne voulais pas parler du décès de ma mère, puis petit à petit j’ai commencé à glisser quelques phrases sur ça. Là j’aimerais faire un morceau sur comment je l’ai vécu, comment je le vis encore aujourd’hui. Ça fait dix ans maintenant. Ce sont des choses assez compliquées et je me suis rendu compte que tu ne fais pas ton deuil, t’apprends à vivre avec. J’avais un stress post-traumatique par rapport à ça qui m’a bloquée sur plein de choses. Par exemple, quand je suis rentrée au Gabon pour les obsèques, dans le vol du retour, notre avion a failli se crasher. Depuis ça, j’ai peur de l’avion. Ça a découlé sur plein de choses de ma vie. Je sais qu’il faut que je fasse ce morceau et quand je le ferai, il sera bien et il sera authentique car j’aurai eu la force nécessaire pour me livrer. Je sais que je vais devoir me replonger dans certaines émotions qu’il m’a fallu quatre, cinq ans pour pouvoir affronter.

« Je suis très lucide sur les difficultés dans la musique, surtout en tant que femme. »

IV. PRÉSERVER LE CERCLE

A : Tu as voulu réaliser ce projet en famille, notamment sur les featurings avec Le Juiice et Chilla. C’était un challenge de vous surprendre au studio ?

V. R : En vrai c’était facile. Sur le son avec Chilla j’avais juste une hâte, c’était qu’elle arrive car je savais que ça allait glisser. J’écoute beaucoup ce qu’elle dit, Chilla c’est la famille maintenant. C’est la personne dont je suis le plus proche car on a les mêmes références. Dans le cadre familial on se rejoint aussi car elle a perdu son père, j’ai perdu ma mère. Quand tu prends « Yeah » et « J’ai pas changé », tu t’attends plus à retrouver Chilla sur « J’ai pas changé » et Le Juiice sur « Yeah ». Le challenge ça a été de prendre le contrepied de ce à quoi les gens s’attendaient. 

A : Dans « J’ai pas changé », on arrive presque à vous confondre avec Le Juiice.

V. R : Mais oui, il y a plein de gens qui me disent ça ! Même le réal du futur clip m’a écrit pour me dire « tu peux me dire qui chante quel couplet » parce qu’il avait du mal à savoir. Pour ce son, on l’a commencé après le Skyrock avec toutes les filles du documentaire. On est allées au studio, j’avais la prod, on s’amusait et Le Juiice a topliné sur le son. Je l’ai coffré. Le Juiice disait que c’était trop chanté mais c’est ce que je voulais. Il y a beaucoup de nostalgie dans le son et c’est sur ça qu’on devait aller. C’était une évidence.

A : Sur les feats, tu voulais te bagarrer avec des gars aussi, c’est toujours une volonté ?

V. R : Il y a une version deluxe du projet qui va arriver où on va rajouter des feats masculins. On a demandé à beaucoup de gens mais soit c’est des problèmes d’emplois du temps, soit ils ne te répondent pas. Ça rejoint encore l’étiquette de « rappeuse » qu’on peut nous coller. On dirait qu’on n’a pas le droit de participer à cette grande fête qu’est le rap. Mais comme je ne suis pas dans un truc de plainte, je vais avec ceux qui veulent et j’avance. Si on doit se croiser on se croisera. 

A : Dans « Toujours plus », tu parles de protéger ton énergie et on entend des voix robotisées de D.A. qui illustrent ce système et cet engrenage. Est-ce qu’on t’a vidé de cette énergie ? 

V. R : Ah ouais. En fait toute la période de négo de signature pour savoir où le projet va sortir correspond aux moments où je bossais le projet. Sauf que quand tu vas dans mille rendez-vous, t’entends parler de stratégie, de TikTok, de marketing, etc.. C’était trop dur d’avoir le recul nécessaire pour réaliser l’EP car j’étais confrontée à des choses que je n’avais pas envie d’entendre. Finalement je suis une artiste, mon travail c’est faire de la musique mais vu que je suis aussi entrepreneuse, et même si j’ai un manager en vrai je me co-manage, je veux être au courant de tout. C’est pour ça que je parle de protéger mon énergie car j’ne ai dépensé beaucoup. Je m’insuffle une dynamique où je travaille tout le temps. J’essaie justement de couper le week-end sauf cas de force majeure parce que à force d’être tout le temps en mode travail, je me suis déjà embrouillée avec des potes. À un anniversaire je me suis retrouvée au téléphone à trois heures du matin, donc t’as pas de vie. Quand je faisais le son « Toujours plus », j’étais vraiment à bout. Je venais de me faire cambrioler, on m’avait volé tout mon matériel de musique, mes papiers, j’avais encore plein de choses en tête. Quand j’ai envoyé le son au beatmaker il m’a dit « mais qu’est-ce qu’il s’est passé ? ». C’était vraiment trop.

A : Cette course peut freiner tes relations personnelles ? 

V. R : Beaucoup moins maintenant. En un an j’ai pris beaucoup de recul. Après il y a des choses que je rate. Ma famille vit à Lille, donc je ne suis pas là à tous les repas de famille. C’est qu’à une heure de route mais je dois rester à Paris parce qu’il y a des choses qui se passent ici.

A : La notion de temps est prise en compte sur l’ensemble de l’EP, tu laisses les prods et les voix exister, ce n’est pas précipité. Comment as-tu inclus la temporalité dans ta musique ? 

V. R : Quand on avait les morceaux, on s’est battus pour l’ordre de la tracklist. J’ai demandé à mon équipe que chacun fasse sa tracklist et qu’on mette en commun. Celui qui a gagné c’est Joriane, un membre de mon équipe, car il a mis « Facts » en deuxième et moi à aucun moment je ne l’aurais mis en deuxième. Il m’a dit d’ouvrir avec « SYSTM » et mettre « Facts » en deuxième ça appuie l’intro et crée le fil conducteur de l’EP. Ça se joue vraiment à des détails. Ce que je voulais c’est que ça titille un peu les gens qui écoutent mes morceaux. L’EP c’est un petit format mais j’aime construire ça sous forme de mini album. C’était pareil sur RHC

A : Tu penses avoir passé une étape avec cet EP ? Tu te sens de travailler sur un album ?

V. R : Je ne me sens pas encore prête à sortir un album. Pour moi, j’ai encore besoin d’un autre projet avant l’album. On a l’impression que c’est tellement l’usine qu’on doit sortir un projet tous les six mois alors qu’il faut prendre le temps pour faire de la musique de qualité. Je veux que quand on écoute mon prochain projet, si certaines personnes prennent le temps d’aller écouter les anciens, on puisse ressentir qu’il y a une évolution.

A : Tu n’as pas envie qu’on te parle de suite ? Venez on parle d’abord de mon EP, c’est ça ? 

V. R : Oui totalement. Je ne suis pas pressée, je suis très patiente. Dans la vie, ce qu’on a de plus précieux c’est le temps donc il faut qu’on trouve comment l’utiliser à bon escient. J’ai perdu ma mère à 16 ans et jamais je ne l’aurais imaginé. C’est ça qui fait que je suis autant concentrée sur cette notion de temps. Je dois aller au bout de mon rêve pour que les personnes de ma famille voient l’accomplissement. 

A : Est-ce que tu pourrais nous donner un conseil qui t’as marqué ?

V. R : De s’écouter, de savoir ce qui est bien ou non pour toi. Après il faut prendre l’avis des gens car on n’a pas la science infuse, mais il faut rester fidèle aux valeurs de ce que tu veux représenter. Je te parlais de thèmes par exemple que je ne voulais pas traiter dans ma musique car mon père l’écoute. Donc je fais attention à ce que je dis. Je veux rester moi, rester authentique et faire les choses que je veux faire.  

A : Est-ce qu’il y a un son que tu gardes en tête qui te touche ?

V : Oui, c’est un son qui est dans l’album d’une chorale qui s’appelle Agapé et c’est une louange en fang, un dialecte gabonais. Ma mère était Fang, c’est un son qu’elle écoutait beaucoup et on l’a écouté lors de son office religieux. J’ai galéré à l’écouter mais maintenant j’y arrive donc je vois que j’ai avancé. Avant de finir le projet je suis passée au Gabon à Oyem et ça faisait dix ans que je n’y étais pas retournée, depuis le décès de maman. Ça m’a permis d’enterrer aussi pas mal de choses là-bas car j’ai affronté ça avec un âge d’adulte.