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Suite des billets consacrés au rap anglais : pour cette deuxième édition, cap au nord pour des retours sur The Return of the Drifter de Jehst et What’s Wrong with Shakes de Bill Shakes, sorti il y a quelques mois. Puis,l’entretien avec le producteur londonien Chemo/Telemachus (Joe Budden, Keith Murray, Triple Darkness, etc.).
Le classique Jehst – The Return of the Drifter (2002, Low Life Records)
Jehst est un garçon plein de talents : il dirige un label, produit, sait choisir ses beats, écrit à merveille et pose bien mieux que la moyenne des rappeurs britanniques. Toutes ces qualités ont fait de lui un personnage central de l’âge d’or du UK Hip-Hop, survenu au début du siècle. Toutefois, une fois cette période écoulée il n’a pu éviter une traversée du désert qui, on l’espère, s’achèvera dans quelques semaines avec la sortie de son nouvel album. Mais retour au début de carrière de Billy Brimstone : après son premier EP, Premonitions, Jehst sort quelques maxis et un EP qui contribuent à faire de lui une figure majeure du rap anglais. Pour enfoncer le clou, le contenu de ces différents vyniles sera réuni sur un seul CD, The Return of the Drifter. Même si le disque n’a pas été pensé comme un ensemble, on constate une réelle ligne directrice au fil des morceaux : Jehst aime à raconter sa vie d’errance et de doutes, sur des prods plutôt mélancoliques et atmosphériques. L’écriture est minutieuse, riche et complexe, les beats sont excellents, utilisant majoritairement des boucles de piano et de violons, sans donner pour autant l’impression d’avoir été entendus mille fois auparavant. Côté micro, le Drifter (vagabond) croise J-Zone, Chester P ou Kyza Smirnoff sans faire pâle figure, bien au contraire. Au final donc, un projet plein d’histoire, idéal pour découvrir Jehst et quelques uns de ses titres les plus marquants (« The Trilogy Remix », « Alcoholic Author », « The Return of the Drifter »).
Le disque récent Bill Shakes – For Goodness Shakes (2011, Blah Records)
Originaire de Blackburn, Bill Shakes fait partie d’un collectif qui monte, Children of the Damned. Nébuleuse dont les membres se dispersent entre Londres et le Nord de l’Angleterre, COTD s’illustre depuis quelques années maintenant avec un style qui en rebutera plus d’un : des prods lentes et répétitives, des MCs qui viennent poser leurs voix nasillardes avec des flows nonchalants, et des textes essentiellement dédiés à la défonce quand ils sont à peu près compréhensibles par le commun des mortels. For Goodness Shakes se situe indéniablement dans cette veine, bien que plus accessible. Lee Scott et Reklews, architectes du son COTD et Blah Records, sont aux manettes et donnent à Bill des supports tantôt jazzy tantôt plus bruts, utilisés par le MC pour s’étaler avec espièglerie sur son quotidien de débauche. Le point d’orgue de l’EP est indéniablement l’hypnotique « Light It up » : un breakbeat sec et puissant, des nappes de voix fantomatiques, un chant oriental en retrait et ce refrain qui arrive et varie sans rupture dans l’instru, comme lâché de façon spontanée et irréfléchie. « Kings of Trash », le posse-cut final réunissant tous les membres du crew, vaut également le détour. Pour conclure, si For Goodness Shakes est un EP sans trop grande prétention, il permet de passer un moment agréable en compagnie d’un rappeur plein d’humour et d’une équipe dont le travail très original est à suivre.
L’artiste à suivre Chemo/Telemachus

Malgré son âge encore jeune le beatmaker londonien Chemo fait figure d’ancien, ayant fourni des productions à plein de beau monde, autant dans le Royaume-Uni (Melanin 9, Cyrus Malachi, Jehst, Foreign Beggars) qu’outre-Atlantique (Joe Budden, Vakill, Kool G Rap). Mais ces derniers mois, c’est par le biais de son alter-ego Telemachus qu’il a fait parler de lui, signant en particulier « Scarecrows » en collaboration avec Roc Marciano. Entretien avec un garçon plein de projets, qui ne se prend visiblement pas trop au sérieux.
Abcdr du Son : Pour ceux qui n’ont jamais entendu parler de toi, peux-tu dire qui tu es et résumer ta carrière ?
Chemo : Salut les potes français ! Je m’appelle Chemo / Telemachus et je viens de Londres (ndlr : en Français dans le texte). Je bosse dans la musique depuis une dizaine d’années. J’ai une discographie plutôt fournie, mais en ce moment je préfère travailler sur mes propres projets plutôt que sur ceux des autres. Aujourd’hui je vais vous parler à travers mon alter-ego Telemachus, qui est bien plus intéressant et charmant que Chemo.
A : Quelles sont tes principales influences musicales ?
C : Elles changent régulièrement, mais aujourd’hui par exemple j’ai écouté Roc Marciano, Cyrus Malachi, The Doors, Kyeremateng Atwede (du Highlife ghanéen), David Bowie et Django Reinhardt.
A : A quoi ressemble le son de Chemo ? Comment le caractériserais-tu ?
C : Le son de Chemo c’est du Mobb Deep de 1993 mélangé avec Barbara Streisand armée d’un flingue. Celui de Telemachus, c’est DJ Krush mélangé avec Martin Hannett couvert de chocolat noir équatorien.
A : En ce moment, tu travailles sur quoi ?
C : A ce moment précis, je travaille sur ma barbe. Ça fait quelques mois que je ne suis pas satisfait de ma barbe, et je passe beaucoup de temps à faire le nécessaire pour qu’elle puisse pousser et avoir confiance en elle.
A : C’est quoi la suite pour toi ? Qu’est ce qu’on peut attendre venant de toi ces prochains mois ?
C : J’ai tellement de trucs dans la tête en ce moment… Je suis en train de terminer la suite de mon projet de 2007, Squirrelz with Gunz. Ça s’appellera The Stomach of the Mountain et il y aura des invités tels que Triple Darkness, Jehst, Tragedy Khadafi et plein d’autres artistes légendaires. J’ai aussi un nouveau projet qui me passionne vraiment : ça s’appelle El Crisis & Thunder, et c’est un mélange de Folk, de musique africaine et de Big Drum (ndlr : genre musical caribéen). L’album de Telemachus s’appelle In The Evening, il est fini depuis quelques temps maintenant, mais je suis en train de régler les derniers détails nécessaires pour être sûr qu’il aura l’exposition que je pense qu’il mérite.
A : Où peut-on suivre ton actualité sur le net ?
C : Mon label s’appelle Kilamanjaro Music. N’hésitez pas non plus à m’ajouter sur Facebook, mon blaze là-bas c’est Telemachus Malone. Je parle six langues différentes et en général je suis très sympathique.
Jusqu’ici, la carrière de Cyrus Malachi s’est apparentée à un quasi-sans faute. Un premier opus prometteur avec son groupe Triple Darkness, des apparitions remarquables sur les projets de ses accolytes (Melanin 9, Jon Phonics, Endemic, etc.) et deux mixtapes, The Isis Papers Pt.I et Pt.II, qui ont achevé de nous convaincre que le garçon avait beaucoup à offrir. Malgré un buzz moindre que celui de son collègue M9, Cyrus est le premier membre de TD à sortir un album solo avec Ancient Future. Et fait donc entrer le crew londonien dans une nouvelle ère.
Cyrus Malachi, c’est en premier lieu une voix rocailleuse, facilement reconnaissable, et parfaitement en adéquation avec l’univers sonore du rappeur de Hackney. C’est également une plume en aller-retour constant entre rue et spiritualité, rappelant inévitablement certains illustres satellites du Wu (Sunz Of Man, Killah Priest) ou Jedi Mind Tricks époque The Psycho-Social LP. L’attention portée aux textes donne une intensité et une profondeur devenues rares à certains morceaux, tels que « Black Maria », relatant l’incarcération du MC, l’oppressant « Brave New World » ou le titre final, « Solomon’s Temple ». L’espoir a droit de cité dans l’œuvre, par le biais de la découverte de l’âme sœur (« Duality »), la famille (« Kemetic Love ») ou les souvenirs d’enfance (« Concrete Flowers »), mais la tendance générale est au pessimisme. Ce qui est parfaitement relayé par la teneur musicale de l’opus.
Les mixtapes de Cyrus Malachi ou de son compère Melanin 9 ont utilisé majoritairement des instrus excellents et obscurs, piochés sur des faces B de maxis US. Il paraissait donc légitime de se demander si sur album, avec uniquement des beats originaux, la qualité de la production serait maintenue. Les craintes sont rapidement levées, et l’efficacité des supports dépasse même les attentes. La veine d’ensemble reste la même, et les inspirations sont clairement à chercher du côté de QB ou de Staten Island, époque mid-nineties. Mais tout en demeurant fidèle à ces influences, Cyrus Malachi a su sortir de sa zone de confort. Il fallait en effet de l’audace pour poser sur les beats de « Streets of Sodom », « Elemental » et surtout de l’étrange « Brave New World », au break de batterie qui va et vient et à l’atmosphère pesante au possible. Au final, sur la vingtaine de prods d’Ancient Future, seules une ou deux manquent d’épaisseur, sans pour autant être mauvaises. Pour le reste, de l’atmosphérique « Dark Skies » à la mélodie triste et entêtante du lo-fi « Animal Circus », l’album constitue une démonstration en matière de choix d’instrus. Qui confirme, si besoin en était, le savoir-faire des beatmakers anglais, Beat Butcha et Chemo en tête, capables en 2011 de faire un boom-bap ni trop propre ni désuet.
Il convient d’apporter quelques petits bémols à ce bilan, qui laisserait imaginer un album exempt de défaut. Tout d’abord, si Cyrus Malachi s’impose comme un excellent lyrciste, il peut très largement progresser en tant que rappeur. Certains problèmes dans le contrôle de sa respiration et un flow parfois trop linéaire le confirment. Par ailleurs, le passage soulful en milieu d’album aurait pu être précieux. Mais l’univers d’un MC comme Ruste Juxx est trop éloigné de celui de Cyrus pour ne pas que les titres en question (« King Cobras » et « Bulldozers ») ne détonnent pas dans un ensemble très homogène. Sans que ces morceaux ne soient désagréables, la rupture avec l’atmosphère générale est un peu trop radicale.
Un disque que l’on peut écouter en boucle sans sauter de piste, malgré sa durée, quelques titres très marquants (« Dark Skies », « Slang Blades », « Animal Circus », « Black Maria »), voilà assurément la marque des grands albums. En conclusion, à travers Ancient Future, c’est tout le bien qu’on pensait de Cyrus Malachi et des siens qui est confirmé. Triple Darkness et tous ses affiliés s’imposent définitivement comme l’un des collectifs les plus prometteurs du moment. On attend la suite avec impatience, et notamment le premier opus solo de Melanin 9.
Et bien évidemment, il ne sera pas question de Susan Boyle ici, mais de talents plus enfouis. Plutôt que de piocher sempiternellement dans le rap américain, le choix a été fait pour cette série de billets de se tourner vers nos voisins d’outre-manche, afin de mettre en valeur les richesses méconnues dont leur hip-hop regorge. La scène de la Perfide Albion a connu ses heures de gloire au tournant des siècles, mais continue à l’heure actuelle de sortir quelques perles de façon plus confidentielle. London Posse, Hijack ou The Brotherhood étaient en tête de gondole hier, Triple Darkness, Sonnyjim ou Foreign Beggars sont les valeurs sûres aujourd’hui. A chaque édition, un classique du genre ainsi qu’une sortie récente ainsi seront présentés, afin de traiter l’histoire comme l’actualité du Brithop.
Scientists of Sound – 1.4.4 or Bust (The Replenishing) (1996)
Quand on évoque 1.4.4 or Bust, l’expression OVNI sonore, tant galvaudée, est exceptionnellement appropriée. Album conceptuel, l’opus raconte en effet le périple d’un groupe de quatre extra-terrestres, qui finiront par arriver sur terre et se retrouver à Londres, au milieu des années 1990. Voilà pour la toile de fond. Niveau musical, on imagine bien qu’un tel contexte va se prêter à diverses expérimentations audacieuses. Et on a bien affaire à un disque chaotique et brutal, fait de breaks de batterie surpuissants, de variations multiples dans les instrus, de flows déchaînés, de voix féminines lointaines. Chaque morceau possède sa propre ambiance et constitue à un apport à l’histoire, comme les nombreux skits qui viennent nourrir l’intrigue. 1.4.4 or Bust séduit dès la première écoute, mais il faut plusieurs passages sur la platine pour réellement comprendre le pourquoi de ce charme. Difficile rétrospectivement de comprendre comment quatre Londoniens (assistés de Skeff Anselm, certes) ont pu, au milieu des années 90, sortir un disque passé quasiment inaperçu mais qui semble préfigurer tant d’éléments retrouvés lors de la grande vague du rap indé US. Les Scientists of Sound emporteront leur secret avec eux, le groupe s’étant séparé peu de temps après la sortie de l’album, et ses membres ayant plus ou moins disparu du monde du rap.
Cyrus Malachi ft. Triple Darkness – The Isis Papers Part II (2011)
Si vous traînez dans les recoins les plus sombres de notre site, vous connaissez déjà, au moins de nom, le crew londonien Triple Darkness et ses membres les plus connus, Melanin 9 et Cyrus Malachi. Ce dernier sera se lancera prochainement en solo : Ancient Future, son album, arrivera le 4 avril, et sera très probablement évoqué plus longuement dans les colonnes de l’Abcdr. En attendant, le 21 mars c’est The Isis Papers Part II, dernière mixtape avant le grand saut, qui a été mise sur le net. Un très bon projet, situé dans la lignée des autres tapes lâchées par la nébuleuse Triple Darkness depuis quatre ans. De la mélancolie, des ambiances crépusculaires, un rap de rue teinté de spiritualité. Et la voix rocailleuse de Cyrus qui paraît faite pour ce genre d’atmosphère. Les faces B sont toujours aussi bien choisies (on reconnaîtra notamment du Wu-Tang ou du Jedi Mind Tricks) et, fait nouveau d’excellente augure, les instrus originaux ne pâtissent pas de la comparaison avec celles-ci. Du coup, on atteint un niveau de cohérence rare pour ce type de projet. The Isis Papers Part II constitue, comme le précédent volume, une œuvre qui se suffit à elle-même, à mille lieux d’un empilement de morceaux divers et variés. Simple petit bémol, le choix d’avoir invité autant de MCs à partager le micro. C’était peut-être le moment pour Cyrus de se mettre en avant, histoire d’appâter un peu plus le chaland à quelques jours de la sortie de Ancient Future. Cela dit, ce n’est pas ça qui va nous empêcher d’attendre le 4 avril avec impatience.
Et, pour cette première édition, comme bonus « valorisation de contenu », la chronique de Masquerades & Silhouettes de Lewis Parker, par notre glorieux et fantasque aîné Chat Fantôme.