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La concurrence toujours à la traîne, l’argent qui n’en finit plus de pleuvoir, le succès ininterrompu et une solitude encore plus renforcée par la disparition de Bram’s, voilà de quoi il est essentiellement question dans Futur, sixième album solo de Booba. Ces quatre thématiques sont abordées dès le morceau d’ouverture, sobrement intitulé « G5 (Intro) », qui résume fugacement le disque en l’espace de huit lignes (« Ils me donnent des coups que je ne sens pas, sur les champs de bataille dans mes veines coule du champagne, dans ma tête plein de billets font les cent pas, on ne fait que me prêter de l’amour que je ne rends pas » puis « Contre vents et marées, de quelques frères malheureusement je suis séparé, évitons les sujets qui fâchent, l’important c’est pas la chute mais l’atterrissage »). Les quinze autres morceaux composant le projet ne sont rien d’autre qu’une imposante variante autour de ces sujets. Cette propension à tourner en rond, qui flirte parfois dangereusement avec le remplissage, rend le disque étonnamment intrigant.

Pour l’auditeur qui suivait déjà le MC boulonnais quand celui-ci faisait équipe avec Ali sous la bannière Lunatic, Futur marque un tournant critique. Pour la première fois, l’absence d’une véritable direction artistique se fait cruellement sentir. Pire, on se retrouve parfois face à quelques surprenantes fautes de goût qui laisseraient presque penser que Booba n’a plus l’oreille aussi alerte que dans le passé. Tout d’abord, il y a cette embarrassante habitude d’avoir régulièrement recours à l’autotune. Si Future – le rappeur – a récemment réinventé d’une manière inattendue un outil que même T-Pain n’osait plus utiliser, Booba semble lui encore prisonnier de l’emploi qu’on en faisait en 2008. L’exemple le plus criant est « 1.8.7 », la collaboration tant attendue avec le croque-mitaine Rick Ross. Là où l’auditeur lambda était en droit de s’attendre à une déflagration sonore propice à déchaîner les fosses en concert, Booba se contente de livrer un morceau paresseux et fait rapper Rozay sur des sonorités qui ne semblent déjà plus l’intéresser, sans exploiter au maximum le caractère grandiloquent du personnage. Abusif, le refrain autotuné crée un trop grand décalage avec le reste du morceau que les considérations ethniques de Booba (« Paraît que j’suis juif, j’t’enfonce une grosse bite ashkénaze ») ne permettent pas de résorber.

Cette paresse pèse sur un disque qui voit trop souvent le rappeur en pilotage automatique, poussant ainsi l’auditeur à regretter qu’une autre oreille que la sienne n’ait pas été autorisée à émettre un avis sur le disque avant sa sortie. Dans Futur, Booba se permet des facilités inédites et balaye d’un revers toute exigence d’exactitude. Peu importe qu’il ait pris Astérix pour Obélix, il fallait bien trouver une rime avec « à tes risques » sur « Maki Sall Music ». Peu importe la confusion entre le personnage de Val Kilmer et celui de Robert de Niro dans Heat sur « Caramel ». Peu importe qu’il faille se forcer pour se convaincre qu’il mentionne bien le nom de Charles Pasqua et non pas celui d’un hypothétique Gérard Pasqua sur « Kalash ». A ce titre, « Maître Yoda » est probablement la piste la plus symptomatique de ce manque d’inspiration. Dedans, on y trouve une pique gratuite à un confrère rappeur (ici, c’est au tour de Don Choa d’encaisser), une phase sur l’esclavage, un hommage à Bram’s, un clin d’œil à son avocat, des références à Star Wars et à Tony Montana et une auto-citation renvoyant à un de ses anciens morceaux. La routine.

En 2013, Booba évoque presque les personnages de vieux briscards régulièrement interprétés par Clint Eastwood au cinéma. Isolé et acariâtre, l’homme semble blasé et n’a plus vraiment de raison de se dépasser. A moins qu’on ne lui mette un jeune partenaire dans les pattes pour le pousser dans ses retranchements. C’est précisément ce qui se produit sur les quelques sommets de l’album qui, malgré leur rareté, devraient suffire à assurer une postérité au disque. « Kalash », morceau phare du projet, le voit faire équipe avec un Kaaris survolté. Tout en confirmant qu’il est une valeur sûre après la mixtape Z.E.R.O., le MC de Sevran entraîne Booba dans sa déraison. Entre références loufoques (« J’ai des gros bras, la chatte à Popeye ») et violence gratuite (le gilet fluo, l’orteil de Kaaris), les deux rappeurs partagent une véritable alchimie. Il en va de même sur « O.G » et « Rolex », des titres qui le voient respectivement collaborer avec les habitués Mala et Gato, tous deux garants d’une énergie bienvenue. A chaque fois qu’il est épaulé, l’auteur de Temps Mort est capable de fulgurances qui rappellent ses plus grandes heures (« J’ai du poulet yassa, de la me-ca dans le tupperware » sur « O.G »). Même « 2pac », autre grande réussite de l’album, n’est pas tout à fait une expérience solitaire tant Bram’s, auquel deux couplets sont dédiés, habite les quatre minutes du morceau. Comme si, malgré des années à œuvrer tout seul, Booba avait aujourd’hui besoin de retrouver les sensations du groupe pour retrouver pleinement ses moyens.

Fort d’une carrière de près de vingt ans, il semble presque convenu que Booba est tout seul sur le trône du rap français. On pourrait lui contester cette position, lui qui n’est probablement pas l’artiste le plus épatant du paysage rapologique et dont les ventes sont distancées par celles de la Sexion d’Assaut. Pourtant, Booba déchaîne les passions plus que n’importe quel autre de ses confrères et le souci, justement, réside dans le fait qu’il en est parfaitement conscient. A observer Booba sur le toit du rap alors qu’il est encore en activité, on ne peut s’empêcher de se demander s’il s’y amuse toujours autant. Le rappeur est en effet arrivé au bout du chemin qu’il avait emprunté en 2008 avec 0.9 et dont Lunatic était la concrétisation la plus éclatante. Au lieu de regarder dans le futur, peut-être pourrait-il se souvenir de ce qu’avait fait Michael Jordan en 1993. Une fois sa soif de conquête assouvie par les successions de titres remportés avec les Chicago Bulls, Michael Jordan s’était octroyé une incursion dans le base-ball pour mieux revenir par la suite. Au vu du plaisir qu’il a l’air de prendre avec le chant, Booba aurait presque intérêt à faire la même chose. A l’image d’un Michael Jordan qui avait dû se faire violence pour faire bonne figure dans un sport qu’il ne maîtrisait pas, Booba est un chanteur encore approximatif et tributaire de l’autotune. Pour autant, « Tombé pour elle » et « Jimmy » ne manquent pas de personnalité et confirment que le chant est devenue sa nouvelle marotte. Là où la plupart des rappeurs s’aventurant sur ce terrain ont régulièrement mis de l’eau dans leurs vins, Booba continue de servir son Jack pur. Il chantonne les mêmes vulgarités qu’il a l’habitude de rapper (« les niquer, tous les niquer, c’est ça l’idée » côtoie « fils de chiens » et « enfants de putes » sur « Tombé pour elle ») et raconte les mêmes histoires (celle de Jimmy fait fatalement penser à la sienne). Modifier la forme pour mieux rebondir ? C’est ce qui pourrait sauver Booba du combat de trop, et ses auditeurs de l’ennui.

« Tout ça pour dire… Pas grand-chose. Mais dis-toi que j’m’en bats les reins. » (« Kojak »)

Au début, ce n’est qu’une impression diffuse ; une sensation qui revient piquer l’oreille de temps en temps mais est rapidement éclipsée par le son rutilant de Lunatic. Une écoute attentive des quatre précédents albums de Booba permet pourtant de la confirmer : oui, jamais l’écriture du MC n’a semblé aussi inégale que sur ce cinquième solo. Pauvreté de certaines rimes, pauvreté de certains enchaînements, pauvreté de certains refrains. Même style de punchlines egotrip depuis 0.9. Pire : à plusieurs reprises, le rappeur du Pont de Sèvres paraît être en panne d’inspiration et tirer désespérément sur la corde pour remplir ses mesures – la fin de « Comme une étoile », son deuxième couplet sur « 45 Scientific », les dernières rimes des couplets de « Fast Life »…

Pourtant, jamais un disque de Booba n’a dégagé une telle impression de puissance et de facilité. Plus diversifié que 0.9 dans ses thématiques (« Killer », « Lunatic », « Ma Couleur ») et sa forme (exercice de style sur « Jimmy Deux Fois », chant autotuné sur « Comme une étoile »), Lunatic reste néanmoins, comme son prédécesseur, l’album d’un boxeur triomphant revenu sur le ring pour défendre son titre. L’objectif premier : pilonner la concurrence ; pas seulement la vaincre, non, mais bien la tabasser, la ridiculiser et l’humilier. Cela se ressent dans les textes – macédoine de blagues, d’auto-célébration, de gimmicks, de pensées diverses, de souvenirs, de références à la rue, de menaces et d’introspection –, bien sûr, mais aussi dans les productions. Au diapason du propos de Booba, les instrus laissent peu de place à la finesse et aux tergiversations. Grosses basses, gros synthés tempérés par quelques touches plus cristallines, rythmiques lourdes… À la fois sombre et grandiloquente, l’atmosphère de Lunatic reflète parfaitement la noirceur et l’arrogance du rappeur-entrepreneur.

Plus que tout autre, Booba a intégré qu’il était un artiste mais aussi une marque. Et que comme toute marque, son but était de perdurer, de ne pas devenir has-been, de rester tendance. Un œil sur la concurrence, l’autre sur le rap américain, Lunatic montre une fois de plus que, loin d’être figé ou nostalgique d’une certaine idée du rap, Booba est depuis toujours en perpétuel mouvement. L’époque n’est pas aux textes denses et au lyricisme mais aux contenus assimilables rapidement ? Le rap U.S. évolue dans telle direction, avec tels types de flows, sur tels types de beats ? Il écoute, travaille et s’adapte. Mieux que la plupart puisqu’il est plus talentueux. Avec réussite et efficacité puisque pour lui le rap est certes une passion mais également un business et que son souhait, depuis ses débuts, a toujours été d’accumuler le plus de fric possible. Jusqu’à ce que les rêves deviennent réalité. Et que d’autres les remplacent. Quitte à choquer, dans un pays plus adepte de l’humilité hypocrite que du luxe ostentatoire.

C’est que Booba, depuis les succès de Ouest Side et de sa ligne de vêtements Ünkut, a changé de statut. Cas unique dans le rap français, le MC devenu nouveau riche est le premier à avoir pleinement assumé ce changement dans ses textes. Sans chercher à minimiser cette nouvelle donne, mais au contraire en la mettant ouvertement en avant, en l’exagérant, en s’érigeant lui-même en modèle de réussite pour ses auditeurs. A partir de 0.9, la plume a été mise au service de ce personnage. Et malgré quelques détours introspectifs ou thématiques nuançant l’ensemble, elle le reste sur Lunatic. Elle dessine un Booba six-XL et quasi-cartoonesque – corps sculpté à la fonte et aux protéines, sexuellement surpuissant, nageant à Miami dans des piscines de billets violets avec des putes « à gros culs » – et jamais rassasié, songeant, comme à ses débuts, à gagner toujours plus en en faisant le moins possible. Sa musique, du coup, prend à son tour une tout autre dimension, devenant non pas simplement celle d’un nouveau-riche-qui-se-la-raconte mais de la motivational music encourageant l’auditeur à rester concentré sur ses objectifs, quels qu’ils soient, et à croire en lui. Au-delà de ses aspects caricaturaux et de son humour à prendre à 1,5°, c’est son essence même.

Alors, oui, l’écriture de Booba est beaucoup moins dense et riche que sur Mauvais Œil ou ses premiers solos. Mais ce que la plume a perdu à l’élagage, le rappeur l’a gagné en magnétisme – et ce magnétisme irradie, depuis 0.9, et explose encore une fois sur Lunatic, donnant une apparence classe à des rimes qui, sur le papier ou dans la bouche d’autres rappeurs, seraient ridicules. Le rap français et ses vingt ans de contradictions avaient cruellement besoin d’un personnage de cette envergure. Capable de le rééquilibrer par son apparente surenchère individualiste. Capable de tirer implicitement vers le haut et de motiver l’auditeur tout en donnant l’impression de puiser dans la fange et de lui cracher à la gueule. Un sourire narquois aux lèvres. Les bras en croix. Le regard vers le ciel et la bite toujours dans le champagne. Plus que jamais mi-homme, mi-bête.

Un couple mixte qui explose en vol, ou les Elie et Dieudonné du rap français : telle aura été l’éphémère trajectoire de la comète Lunatic, à l’angle de la rue des XXe et XXIème siècles. « Du son pour lé-rou, un putain de flow de banlieue pour les khos » : union d’une tête penchante (Ali) et d’une tête perceuse (Booba), la fusion vira à la fission dès lors que l’un se mit à chercher l’autre, à se trouver pour mieux le perdre. A compter de cet instant, ce fut l’auditeur qu’il fallut panser, inconsolable qu’il était de n’avoir pas vu le Mauvais oeil se refermer.

Le premier, Booba entra en scène pour un acte II attendu « depuis le landau ». Ce furent les albums Temps mort (2002) et Panthéon (2004), dégoulinants de morgue, de déconcertances et de science infuse. Du côté d’Ali, il fallut attendre 2005 pour assister au retour de bâton du berger à la bergère. L’album s’intitulait Chaos et harmonie, et Ali y donnait enfin à entendre le fruit de cinq ans de matière et de réflexion.

« Selon mes calculs, si je t’encule bien, c’est minimum l’hernie discale » : avec Ouest side, Booba ne fait pas que signer son troisième solo en quatre ans, son quatrième album en six – avec une prédilection pour les années paires. Avec ce « Côte Ouest version Parental advisory« , Booba s’affirme plus que jamais comme un homme qui dit « suce, bite, chatte, encule, pédé », et qui en vit. Faut-il s’en réjouir ? C’est un peu comme lorsque les Nuls ont déboulé sur Canal +, avec peu ou prou les mêmes arguments : cela change de l’ordinaire. Et, pour être franc, en ces temps de maccarthysme larvé – vous avez dit grosdidisme ? -, cela fait un bien fou.

« Laquelle de ces rappeurs veut tester un MC de Bakel ? »

B2O. Dans cent ans, il se dira sans doute de cet MC qu’il était une énigme. Qu’il était aussi insipide en interview qu’il pouvait évoluer loin, très loin, au-dessus de ses contemporains dès lors qu’il s’agissait de passer du caniveau au cerveau, du cerveau à la feuille et de la feuille au micro. Qu’il aura pulvérisé, banalisé puis poétisé l’outrance (« J’ai la tête dans les nuages, la bite dans le champagne »), réconcilié la haine pure et WWF (« MC t’as trop traîné ton cul sur les bancs de la fac, je vais te faire un manteau de fourrure avec les poils de ta chatte »), rendu la compassion ringarde (« On s’achète pas des BM en livrant des pizzas »), le machisme délicat (« J’ai du gloss sur la verge »), l’auto-dérision avantageuse (« Zéro point sur le permis, je roule comme une vieille dans mon Land Cruiser »), l’arrogance abordable (« J’ai le prix d’une Clio au poignet ») ou le désenchantement amusé (« Tu peux pas faire deux pas sans qu’on te dévisage ; impossible de serrer une blonde, même avec un défrisage »).

Mieux : contemporain d’une époque où la droitisation progressive des esprits oblige à tripler les paires de gants dès lors qu’il s’agit de manipuler les concepts de liberté, d’égalité ou d’identité, Booba y va à mains nues, à la matraque ou au « scalpel rouillé ». Les tabous ? Il les énuclée à coups de pelle et les achève avec les dents. Avec une majuscule et un point par coup porté. Des exemples ? Il y en a trois minutes trente par morceaux… L’époque est à l’hypocrisie, aux discours en V.O.S.T. (version officielle à sous-titrer pour les non-initiés) ? Booba assume : « Boulogne, Aubervilliers, Garges-lès-gonesse ? Grillé, les flics et les putains me reconnaissent. » L’époque est à l’ethnocentrisme ? Booba distingue : « C’est pas la rue mais l’être humain qui m’attriste, comment leur faire confiance, ils ont tué le Christ. » L’époque est aux murmures, aux lamentations ? Booba constate : « L’État fait tout pour nous oublier ? Si je traîne en bas de chez toi, je fais chuter le prix de l’immobilier »… Là où d’aucuns transpirent pendant des mois pour écrire la moindre rime potable, lui semble les aligner aussi placidement que des balles dans le canon d’un fusil. Et mieux vaut ne pas se trouver sur la trajectoire.

« Booba aura rendu obsolète le concept de punchline, inventé celui de punchalbum.  »

« J’ai demandé ma route au mur, il m’a dit d’aller tout droit » : comment se remettre d’une phrase comme celle-ci ? Le vocabulaire de la langue française compte un nombre presque infini de mots et de combinaisons, Booba sans doute un peu moins. Pourtant, le commentaire que suscitent chez l’auditeur les trouvailles de l’autoproclamé ‘Mauvais garçon’ est à chaque fois le même : « Comment n’y avais-je pas pensé avant ? » Le terme « dé-déraciner », par exemple, dans ‘Duc de Boulogne’ : des historiens et des sociologues auront rédigé des pavés entiers pour essayer de l’exprimer, au moins en substance. B2O fait aussi bien en cinq syllabes. Eux aussi, leur dernière heure venue, pourront inscrire sur leur faire-part de décès la mention : « Booba m’a tuer ».

Il aura rendu obsolète le concept de punchline, inventé celui de punchalbum. Du premier au dernier titre de « Ouest side », les trappes phonétiques et les atemis verbaux se succèdent, crissent des pneus, accélèrent, déboîtent et se rabattent là où personne ne les attend. Le pire ? Le pire, c’est que l’ensemble reste cohérent. Les morceaux tiennent debout, lors même que les auditeurs repartent « de boîte en boitant ».

« Mal à la chatte à ta grand-mère, la grosse biatche » : dans la bouche de n’importe qui d’autre, l’expression sonne vulgaire, donnerait des envies de gifle à tout François Bayrou qui s’ignore. Chez Booba, elle sonne aussi naturelle que la méfiance d’un danois dans une mosquée… Il y a des morceaux où tu vois arriver la rime, grosse comme une maison. Tu sais qu’il va la dire, et puis tu te dis : « Non, il va pas la dire… » Et il la dit. Et toi tu restes dans ton coin, prostré, à te répéter : « Putain, il l’a dit… » Le morceau ‘Couleur ébène’, par exemple, avec ses instants suspendus qui séparent le crochet sur la joue droite (« Si t’as pas de raison de vivre… ») de celui sur la joue gauche (« Trouve une raison de crever »). A froid, ça ne rime pas à grand-chose ; dans le contexte du morceau, il n’y a rien à rajouter.

Côté instrus, les producteurs ont opté pour du sur-mesure à la mesure de sa démesure, permettant au fauve de se lâcher complet. Instrus bling-bling (‘Boulbi’), instrus zouk love (‘Au bout de mes rêves’), paramilitaires (‘Ouest side’), bals popu (‘Couleur ébène’) ou stratosphériques (‘Outro’), Boob’s le météore est servi on the rocks, et l’album s’écoute avec un bouclier, un garde du corps et un pare-choc. Des titres comme ‘Garde la pêche’, ‘Boulbi’ ou ‘Ouest side’ ont clairement vocation à devenir des hymnes pour les fosses, à l’instar de ce que fut naguère ‘Hardcore’ d’Ideal J, ou, plus confidentiellement, le récent ‘Ta gueule !!!’ de D’ de Kabal.

« Mon fils, à l’école, tu seras imbattable. Si tu échoues et que je meurs avant toi, prends mes sous, jette ton cartable » : la trentaine approchant, le discours de Booba se fait plus mûr, moins gratuit. Au point de s’aventurer jusqu’au bord du précipice au fond duquel l’attendent les fêlures de l’enfance (‘Pitbull’, version baggy de ‘Mistral gagnant’), ou de se frotter de plus en plus frontalement à la question noire, fil rouge de tout l’album. Une question qui, biologiquement, ne devrait le toucher qu’à 50% mais qui, égalité zéro oblige, le concerne visiblement dans des proportions nettement plus importantes. Ses invités aussi – à noter que le niveau de ceux-ci est sensiblement monté par rapport aux albums précédents (Booba les aurait-il ghostwrités ?), à l’instar de la troublante anecdote de Kennedy, propre à plonger tout Ministre de l’Éducation Nationale dans des abîmes de consternation : « Au lycée les surveillants viennent me voir pour pécho du popo : prends ton shit et casse-toi, bolos ! » (‘Je me souviens’).

Le week-end de la sortie de son album, Booba voyait sa mère et son frère se faire kidnapper. Grâce à Dieu (un peu) et aux forces de police (beaucoup), il les retrouvait dès le lendemain. Rarement une info aura autant désamorcé l’impact d’un album. Le maître de cérémonie avait beau paraître fort, très fort, conchier tout ce que l’État compte de fonctions régaliennes, il n’en reste pas moins d’abord le fils et le frère de quelqu’un. L’homme a beau chanter le contraire, il n’en reste pas moins humain. « It was all a dream »

N’empêche. Pour un chroniqueur, la vie et l’œuvre de Booba résonnent un peu comme celle du tennisman Roger Federer, pour les journalistes : à force de lui répéter qu’il est doué, il risque de l’entendre, d’y croire et de finalement se crisper. Ce serait dommage. Aux derniers Masters de Shanghaï, Roger Federer avait battu en demi-finale le n°7 mondial, l’argentin Gaston Gaudio, sur le score de 6/0, 6/0. Un journaliste avait alors écrit que le joueur suisse ne jouait plus contre les autres, mais contre l’Histoire… Vingt-sept ans plus tôt, l’italien Corrado Barrazutti n’avait pas dit autre chose au soir des demi-finales de Roland-Garros 1978. Le suédois Bjorn Borg venait de le balayer 6/0, 6/1, 6/0, et le vaincu avait alors eu ces mots : « Cet homme ne joue pas contre les autres, mais contre le Temps ».

Le Temps et l’Histoire… L’Histoire et le Temps… Une fois le porte-avion Ouest side désamianté, il semble que c’est là que se trouvent les prochains challenges de « l’ourson qui met la pression » : se mesurer à l’Histoire et au Temps. Pourrait-il en être autrement de la part d’un tel chantre du rapprochement entre les êtres, les couples et les ploucs, abbé lance-pierre de l’amitié entre les troupes, les poutres et les croupes ? Car comme dirait le vieux sage pragmatique qu’il est déjà en passe de devenir : « Tu veux baiser sans sucer, bouffonne ? Garde la pêche. »

Skyrock, la compromission et la réédition. Gab’1, la pression et l’ourson. 45 Scientific, les tensions et la scission. Les prévisions, l’attente… et Panthéon.

« Le grand manitou a créé les animaux du mont de Tallac en leur donnant des formes différentes, et si on prend les ours par exemple, certains sont énormes et se régalent en mangeant des fruits et du miel, alors que d’autres sont des bêtes féroces qui déciment les troupeaux. Si Bouba appartient au deuxième groupe – celui des bêtes féroces -, il continuera à attaquer les troupeaux jusqu’à la fin de ses jours, c’est certain ; alors la seule chance pour lui de rester en vie, c’est de s’exiler dans un endroit où les hommes ne vont jamais et où il ne risquera pas d’être abattu comme une bête malfaisante »

Parler de Booba sans passion est une tâche ardue. La provocation outrancière qui émane du personnage y est pour beaucoup. Le talent insolent du bonhomme aussi.

« J’ai le verset qui bouleverse, ma diction est malédiction« .

Pas de changement radical pour cet album : Booba demeure l’auteur de textes peaufinés, grâce une inaltérable capacité à faire naître des images percutantes (« Je pourrais […] t’ouvrir l’esprit à coup de battes« ). Toutefois, celle-ci est désormais entièrement au service d’un égotrip envahissant. Mais l’arrogance sans limite de Booba, épaulée par un humour acide peu présent jusqu’alors, compense la faible portée de certaines phases.

Côté interprétation, l’évolution constante de Booba prend aujourd’hui une tournure intéressante. D’un flow très proche de celui de « Temps mort », il se permet de jouer de ses intonations sur quelques morceaux (notamment ‘Baby’, ‘Alter ego’ et ‘Hors-saison’). Et contrairement au durcissement artificiel de son flow opéré voilà quelques années, cette ultime évolution semble naturelle… comme si, au fil des projets, l’homme avait fini par rattraper le rappeur et en prendre le contrôle.

Le choix des instrus confirme cette impression. Marchant à l’instinct, Booba ne s’est pas systématiquement tourné vers ses producteurs attitrés (Animalsons), mais a fait largement confiance à des noms à la mode (Medeline, Kore & Skalp) aussi bien qu’à des inconnus (Skread). Une claque magistrale (‘Tallac’), quelques belles idées (‘Bâtiment C’, ‘Mon son’, ‘Alter ego’), beaucoup de sonorités synthétiques : a priori, cela fait peu. Pourtant, l’immense cohésion qui ressort des productions fait de Panthéon un projet solo exemplaire, court et tranché, lourd et tranchant.

Booba, clutch-player devenu player-coach ? En tous cas, tout porte à le croire. De manière assez inexplicable, tous les invités (à l’exception de Nessbeal) complètent royalement les interventions de Booba sans jamais les plomber – contrairement à l’album précédent. Issaka et Brams accomplissent leur tâche de fidèles bras droits, Doum’s réitère la technique du « un-p’tit-couplet-et-laisse-pantois » déjà opéré sur Mauvais œil, tandis que Léya Masry, Wayne Wonder et Mala apportent de fines touches colorées grâce à leurs timbres respectivement doucereux, clair et éraillé.

Paradoxalement, on a l’impression que l’ex-membre de Lunatic n’a jamais été aussi « indépendant » que depuis son départ du 45 Scientific. Signé en licence chez Barclay via son propre label, Tallac Records, le météore est désormais seul à tenir les rênes de son destin et cet album s’en ressent. On s’attendait à un Booba diminué, on le retrouve plus confiant que jamais, n’en finissant plus de renouveler l’exploitation du même filon. Successeur d’un Temps mort inégal, Panthéon brille par la cohérence de son univers musical. Un album simple, direct, maîtrisé ; la surprise que l’on espérait de Booba.