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Sitting Bull, né vers 1831 dans le Dakota du Sud, est un chef Sioux connu notamment pour avoir remporté la bataille de Little Bighorn face au général de cavalerie américain George Armstrong Custer. Aujourd’hui, « Sitting Bull » devient aussi le titre d’un morceau de Sameer Ahmad. Ce n’est pas la première fois que le rappeur montpelliérain invoque une figure historique dans sa musique. Il y a eu Barabbas, voleur bénéficiaire du privilège pascal, qui a regardé le Christ se faire crucifier à sa place et qui avait fait l’objet d’un morceau portant son nom. Il y a eu également le buste de Sargon d’Akkad, souverain de la Mésopotamie du XXIIème siècle av. J.C., qui ornait la pochette de Perdants Magnifiques. Ce goût pour l’histoire, Sameer Ahmad s’en sert surtout pour extrapoler des idées, des images, parfois des sentiments plus personnels, qui apparaissent dans ses textes sous la forme de références littéraires, géographiques, cinématographiques ou musicales. « Sitting Bull » ne fait pas exception à la règle : le morceau regorge de clins d’œil et de citations plus ou moins obscures, qu’il appartient à chacun de retrouver et d’interpréter selon sa propre expérience.
Produit par Pushaman, LK de l’Hôtel Moscou et Skeez’up, « Sitting Bull » et ses chants indiens s’apparente à une déambulation dans l’esprit d’Ahmad, une transe vaudou presque, emplie de vapeurs d’herbes de Jamaïque et de cigares Cubains. Dans le clip réalisé par Tommy Fischer (déjà auteur de ceux de « Drago » et « Un amour suprême, pt.1 »), Sameer Ahmad, ambiance nocturne à la HBO, apparaît en lévitation au milieu d’un pont. Image adéquate pour celui qui, au fil de sa discographie, s’est construit un édifice de références qui se répondent, comme un puzzle, de textes en textes. Dans « Sitting Bull », on retrouve ainsi les sparring-partner de « Berceuse Babylonienne », le Biggie Small de « Drago » ou encore le cyclope de « F.451 ». Et pour (un peu) dissiper la fumée plutôt dense de ce calumet, Ahmad a accepté de revenir sur quelques-unes des phases les plus marquantes ou les plus intrigantes de ce nouveau morceau, le premier d’une série de maxi à venir. Il est parti de Bagdad comme l’écriture, il s’est promené autour du globe, pour atterrir sur le sol d’une réserve indienne. Et depuis son tipi, il raconte quelques étapes de son voyage.
« Clic clic boom, que Sitting Bull nous goom Clint Eastwood »
La base du morceau, c’est de partir sur des idées assez enfantines. Sitting Bull contre Clint Eastwood, c’est les Indiens contre les cow-boys. Et ces choses enfantines peuvent généraliser, par extrapolation, des situations plus complexes et politiques. On peut parler par exemple d’un peuple tibétain, palestinien, de ce qu’il se passe au Yémen, en Bolivie, ou encore au Mexique. Tous ces peuples pourraient représenter les Indiens, puisque d’autres se sont aussi appropriés leurs terres. De notre côté, le héros qu’on nous a tous fabriqué, c’est celui de l’Amérique : le cow-boy. Clint Eastwood est emblématique du cow-boy, tout en étant un cas particulier parce que ce n’est pas un cow-boy à la John Wayne, au contraire même. Mais Clint Eastwood, c’est aussi Dirty Harry et plus tard le réalisateur de films comme American Sniper. Donc même Clint Eastwood qui était l’anti John Wayne a finalement été rattrapé par cela. Et il collait parfaitement avec la rime. [Rires]
« À l’endroit de ton placenta, j’y loge tout mon love, improvise un berceau sur mon avant-bras »
J’improvise un berceau sur mon avant-bras, c’est que je me sens à nouveau prêt pour être père, pour accueillir un enfant. C’est aussi par rapport à tout ce qui m’est arrivé l’année dernière. Je me suis réinventé, dans la vie de tous les jours. L’année dernière a été vraiment une sale période, j’ai eu une maladie de merde, depuis j’ai appris à aimer à nouveau des choses plus enfantines, à me faire plus plaisir, à plus profiter des choses simples.
« Vapeurs chamaniques où mes humeurs se baladent »
La danse de la pluie, les sorciers, les chamanes, je m’y retrouve complètement. Dans les nouveaux morceaux à paraître, tu en as un titré « Papa Legba ». Papa Legba est quelqu’un de très présent dans le vaudouisme haïtien, particulièrement celui implanté dans le sud des États-Unis. C’est d’ailleurs à lui que Robert Johnson a vendu son âme, et non au diable comme tout le monde le croit. Je ne sais pas si c’est pour exorciser des choses que je fais ces titres, mais en tous cas, je suis content de dédogmatiser des religions monothéistes quand elles sont apprises par cœur. Quand tu t’intéresses à toutes ces spiritualités ou pratiques religieuses, tu réalises qu’elles sont importantes, qu’elles ont des légendes communes aux nôtres malgré leur aspect folklorique. D’ailleurs Lourdes est aussi quelque chose de complètement chamanique et folklorique. Tu peux croire en tout en fait. C’est ça qui m’a intéressé, dépasser le folklore apparent, rester spirituel, mettre le doigt sur la force de l’esprit, que toutes ces spiritualités recherchent finalement.
« Mes prières se pavanent chez un fumeur de havanes »
C’est dans la continuité de ce que je disais. C’est pour ne pas dire Dieu, tout simplement. L’expression n’est évidemment pas de moi mais de Gainsbourg. [Issue du morceau « Dieu est un fumeur de havanes », NDLR] Le morceau de Gainsbourg est mortel. Dans le clip d’ailleurs, c’est Catherine Deneuve qui fume un havane, et pour moi, c’est elle qui symbolise Dieu à ce moment-là. Dieu, inconsciemment, on se le représente toujours au masculin. Alors que Dieu est asexué. Mais tout le monde l’associe pourtant à un homme. Dans un autre morceau qui va sortir, je dis « Ezekiel m’a dit : sache que Dieu est grande ». Mes morceaux se répondent souvent entre eux, mais surtout, cette asexualisation de Dieu, c’est pour insister sur le fait que ça nous dépasse, que c’est plus grand que nous.
Le fumeur de havanes, le cigare en bouche, c’est aussi une image du mafieux, du vieux bouge où se trament des choses louches. Les gens qui ne connaissent pas la chanson de Gainsbourg vont penser que je suis dans un vieux bourbi avec un vieux parrain, dans un lieu de perdition. Quand tu ne connais pas la signification divine de la référence au fumeur de havane, tu peux croire que je suis dans un tel lieu, et ça crée une toute autre association d’idée : « Hey mais il est dans un lieu de dépravation et il prie ? » Ça fait que tu peux me juger en ne connaissant pas la référence au fumeur de havanes, penser que je blasphème, que je prie dans un bistrot entre le diable et des histoires de cul. Mais en fait, quand tu découvres qui est le fumeur de havanes, tu vas me juger différemment, comprendre que je suis à côté de Dieu. C’est à l’image de la société où tu es très vite jugé sur des propos qui n’auraient qu’une grille de lecture et où n’importe quoi va déplacer en permanence le curseur du jugement.

« J’suis le mix illégitime d’un Hendrix et d’une Sarah Connor »
Il aurait fallu que je dise Hendrix en précisant qu’il s’agissait de ma mère et Sarah Connor en précisant qu’il s’agissait de mon père, mais rythmiquement, ça ne marchait pas. Ce n’était pas beau. Ma mère est encore quelqu’un de très artiste, un peu hippie. Mon père est un guerrier, le mec qui ne lâchait rien. C’est lui sur la photo qui présente « Sitting Bull » d’ailleurs. Si Sitting Bull c’est moi ou mon père ? Il aurait fallu mettre un « s » à Sitting Bull en fait, pour dire que c’est un peu des deux. Les Américains le font parfois, mais pour nous Français, c’est illisible. Bon, au final, Sitting Bull c’est quand même beaucoup plus mon père que moi, même si celui qui est dans un salon avec une jolie squaw et un tipi, c’est bien moi ! [Rires]
« Croisière sur Styx, escale à Barcelone »
Ça c’est une phase assez personnelle. Barcelone, c’est la Mecque actuelle du skate. Gamin, avant de découvrir le skate, j’étais vraiment influençable, perdu, gros fumeur. Lorsque j’ai découvert le skate, j’ai arrêté de fumer des joints par exemple. J’étais sur le fleuve de l’enfer avant de faire du skate ! [Rires] C’est une façon de dire que le mal peut quand même te proposer des rives vraiment cool. On avait été à Barcelone à l’époque des Jeux Olympiques où tu avais la Dream Team. [Référence à l’équipe de Basket américaine de l’époque, constituée de joueurs de légende dont l’emblématique Michael Jordan, NDLR] Il ne faut pas dénigrer le mal parce que parfois, c’est en passant par de sales périodes que tu atterris sur de bonnes choses. C’est ce qui m’est arrivé plusieurs fois dans la vie.
« Auto classé X comme El-Shabazz Malik »
Malcom X a un parcours qui commence de façon dégueulasse. Au début, la Nation of Islam, c’est hyper politique, il n’y a rien de spirituel dedans. Mais ce parcours très autocentré au départ, violent, l’amène à quelque chose de plus spirituel. Cette radicalité le force à l’introspection, à évoluer. Malik El-Shabazz c’est aussi une renaissance. Si Malcom X ne s’était pas perdu, serait-il devenu celui qu’il a été ? La renaissance passe par des périodes difficiles. Naissance et renaissance sont les thèmes principaux du morceau. D’une certaine façon, cela fait écho au Styx et à Barcelone. Malcom X a lui aussi navigué sur le Styx avant de s’épanouir et d’atteindre une tranquillité spirituelle.
« Du pain sur la planche de surf, j’taffe tranquille »
Cette phrase était dans un morceau prévu pour être sur Jovontae [Dernier EP en date de Sameer Ahmad, NDLR] mais que je n’ai finalement pas retenu. Comme je aime beaucoup cette ligne, je l’ai réutilisée car elle me représente bien comme je suis maintenant. J’ai compris qu’il y avait des choses plus importantes que le taf, que certaines passions… J’ai compris que le luxe, c’est vraiment le temps libre en fait ! Ne rien faire des fois, c’est un vrai luxe. Évidemment, tu as besoin d’un peu d’argent, mais il faut travailler avec une tranquillité d’esprit. Le surf est en plus quelque chose de basé sur l’attente, sur le rythme naturel aussi. Le surf, c’est le côté adulte du skate, c’est solitaire, méditatif, ça efface le côté urbain. J’ai acheté un petit lieu où me poser à Essaouira. [Ville du Maroc donnant sur l’océan, notamment célèbre pour ses vents et donc la pratique des sports de glisse, NDLR] Les Gnawas, les feux de camp… Sans faire dans le cliché, il y a une atmosphère vraiment spirituelle là-bas. Essaouira est en plus une ville qui a accueilli les hippies, Hendrix, les Stones… Il y a beaucoup de musique, années 70, blues, jazz perché, Hindi Zahra… Là-bas, l’esprit du surf est roots, ce ne sont pas les surfeurs de Lacanau.
« J’ai jardin secret, j’ai botanique de Jamaïque »
Je ne fume plus du tout mais j’aime exprimer un certain côté transcendant à travers des phases sur la weed. C’est le plus rapide pour évoquer un état second, et c’est bien plus joli que d’écrire « je suis resté deux heures sur la plage à regarder l’horizon. » J’essaie de parler de la weed comme un moment d’élévation, avec la même démarche que celle adoptée par certaines civilisations lorsqu’elle prenne du peyotl. [Drogue issue de fleurs de cactus, aux forts effets hallucinogènes et utilisée à des fins d’initiation au sein de communautés d’Amérique Centrale et du Nord, NDLR] Le côté jardin secret, c’est juste pour exprimer qu’il faut que je rentre dans un état intérieur particulier pour construire certaines choses personnelles. Mes textes sont très clivants, et la weed est un super raccourci pour faire comprendre des choses qui touchent à des états intérieurs. Sans ça, je ne suis pas sûr que j’arriverai à faire saisir où je veux en venir. [Rires]
« Pour elle je bâtirai château d’Espagne en plein Spanish Harlem »
C’est une idée de rapatriement. « Les châteaux d’Espagne », c’est une expression qui évoque quelque chose d’inaccessible, d’impossible. À travers ça, je parle de l’Espagnol de base. Spanish Harlem, ce sont des descendants d’esclaves espagnols. La source espagnole revient à eux à travers cette phase. Souvent dans la vie, c’est toi qui va vers tes origines, pour te retrouver. Là j’ai voulu inverser ça, montrer que tes sources peuvent venir à toi. C’est ce qui m’est arrivé l’an dernier quand j’ai eu des problèmes de santé, des gens sont venus vers moi, des amis, ma mère. J’aime cette idée que les sources reviennent naturellement à toi. Elles viennent pour te rapatrier vers ce que tu es et ce que peux être.
« Mon style : bestial comme le gros de Bed Stuy »
Biggie, ce n’est pas la première fois que j’en parle. Pour moi Biggie, c’est le nouveau testament du rap, encore plus dans le lyricisme. Des mecs comme lui, comme Nas, quand c’est arrivé… C’était un nouvel âge d’or du lyricisme ! Biggie en était l’un des instigateurs. Ils ont vraiment écrit le nouveau testament du rap. Et en plus, ce qu’ils ont apporté a fait plein d’enfants, de Jay-Z à Puff Daddy, des gens complètement différents… C’est encore cette idée de naissance et renaissance en fait : un nouveau démarrage pour le rap. Et Ready to Die, c’était vraiment un parcours qui part de la naissance et mène à la mort. Puis la vie après la mort avec Life After Death… Certains des textes de Biggie étaient vraiment noirs. Et il n’a jamais vu au final tout ce qu’il a apporté au rap. Il disait même que son corps serait un terreau pour sa fille. Booba avait d’ailleurs à moitié repris cette phrase : « si tu échoues et que je meurs avant toi, prend mes sous, jette ton cartable ». [Dans le morceau « Au bout de mes rêves », NDLR]

« Est-ce que je vois un peu de respect ? De l’amitié ? En parlant de ça, tête de cheval dans vos draps en soie »
Au début du Parrain, un mec vient solliciter Don Corleone à qui il demande de venger sa fille qui s’est faite agressée par des types. Et Don Corleone le regarde, sait que ce mec n’est jamais venu le voir avant et lui dit, calme mais froid, « Est-ce que je vois du respect, de l’amitié ? » C’est une façon de dire que tu peux être gentil mais qu’il ne faut pas te la faire à l’envers tout de même. C’était juste pour rappeler ça. Moi j’ai changé, je suis différent d’il y a trois ans, plus avenant, plus calme, mais il ne faut pas croire non plus que c’est portes ouvertes. Je reviens différemment, je me sens très différent de ce que je pouvais être il y a trois ans, mais les vieux réflexes restent. Évidemment, je ne mets pas des têtes de cheval dans les lits, mais je peux répondre aussi. Les épreuves comme ce que je me suis tapé l’an dernier, ça a été compliqué. Dans des épreuves comme ça, soit tu sors gagnant, soit tu apprends. Mais ça tu ne le comprends pas sur le coup. Sur le moment, c’est compliqué. J’étais dur, je pensais à des trucs de ouf.
« Je sais qu’il s’en passe bien des choses, et qu’on achève bien les chevaux »
Ça vient du film du même nom. On achève bien les chevaux, donc on peut bien achever les gens de la même manière non ? Le film parle de marathons de danse, de pauvres gens qui pour remporter un peu d’argent doivent danser des heures sans jamais s’arrêter. À un moment, l’héroïne pense à arrêter, elle voit que le public ne la suit plus, et il y a cette phrase de dépit qui dit grosso-modo : Le public n’en a plus rien à foutre de nous ? De toute façon on achève bien les chevaux ! » Pour moi, c’est une métaphore de ce qu’est le rap aujourd’hui, de ce qu’est l’industrie musicale. Il faut être là ! Dès que tu t’arrêtes, on t’oublie, t’es viré du truc. Quand elle a cette phrase de dépit, pour moi, c’est la réalité du rap aujourd’hui, du game comme on dit. Si tu t’arrêtes, tu perds. Je trouve ça naze. En plus, cette phase trouve un écho avec celle sur la tête de cheval glissée dans le lit, et j’aime beaucoup quand des phases se répondent.
« Fuck le gabarit, victoire des sparring-partner »
Ce n’est pas parce que ça n’a jamais été fait que ce n’est pas possible. Malcom X, tout le monde pensait qu’il allait s’enfoncer dans un délire pro-raciste, c’est au final devenu un homme de paix et une figure spirituelle. Quand je parlais du Styx et de Barcelone, tout le monde aurait pu croire que je resterai un loser influençable qui fume des joints. Même l’an dernier, quand j’étais malade, je pensais que ça ne s’arrêterait pas, que c’était foutu. « Autant me tirer une balle », c’est limite ce que j’aurais pu me dire. Et en fait non.
« Je fais un album à chaque ceau-mor »
Je ne veux pas être comme dans le film On achève bien les chevaux. Je ne veux pas de ce rap game-là. J’ai essayé de suivre ces règles, mais ce n’est pas pour moi en fait. J’ai besoin de mon rythme naturel, celui du surf. C’est pour ça que mon refrain dit « le rap game, je ne pouvais pas, j’avais swimming pool. » J’étais dans l’eau, avec les éléments, au rythme de ma propre nature, pas d’une nature que je m’imposerai à moi-même. Je veux reprendre le contrôle. Pas que dans la musique, mais là on est dans la musique donc je parle de ça. Pour moi, personnellement, un morceau est un projet à lui tout seul. Il a son clip, sa consistance textuelle et musicale, toutes ces choses-là. Pourquoi je serais obligé de faire des projets et de les enchaîner en attendant qu’on me donne une note ? On va trop vite dans tout, et cette vitesse elle va tuer les artistes. Tout le monde est obsédé par l’idée de projet, mais un morceau, ça peut aussi être un projet ! Tu fais du son quand tu ressens le truc, que tu as quelque chose à dire. Moi j’ai ce luxe de ne pas en vivre, et même mieux de ne pas avoir le besoin ni l’attente de vivre du rap. Alors oui, je ne gagne pas de tune avec ça, mais ma petite victoire, c’est de pouvoir faire ce que je veux et surtout quand je veux. Je ne suis pas esclave d’une temporalité ou d’une présence.
Genèse d’une échappée « Laisse le flingue prend les cannellonis »
Ce n’est pas un secret : en tant que journalistes culturels – et êtres humains accessoirement, la vie nous amène parfois à côtoyer, hors du cadre professionnel, de près ou de loin, des artistes avec lesquels se crée une certaine affinité. C’est ainsi qu’une petite partie de la rédaction de l’Abcdr est régulièrement en contact avec Sameer Ahmad, rappeur largement référencé dans nos colonnes, auteur entre autres de l’album Perdants Magnifiques, son dernier en date. Le 13 mai 2016, alors que nous étions en plein débat autour du dernier morceau de ScHoolboy Q, Sameer m’envoie un texto à propos de tout autre chose : « Je te ferai écouter un duo de MCs à qui j’ai coproduit quelques prods. Ils sont vraiment cools. Super univers. Ils s’appellent Un Amour Suprême. » Sur le moment, je me dis que c’est sans doute une bonne nouvelle, mais pour dire vrai, l’information me passe un peu au-dessus. Sans doute un projet parmi d‘autres, peut-être intéressant qui sait, mais ce groupe au nom étrange et complètement inconnu au bataillon ne pique pas plus que cela ma curiosité. On repart sur autre chose. Sameer, de temps en temps, me fait écouter des instrus pour son futur projet qu’il travaille, semble t-il, en parallèle. Deux mois plus tard, il m’envoie une première maquette du groupe. À l’écoute du morceau, je crois d’abord à une erreur de sa part, je ne comprends pas. C’est la voix de Sameer qui sort de mes écouteurs. Lorsque, après un instant de réflexion, je lui demande si ce ne serait pas en fait lui, Un Amour Suprême, sa première réaction est de nier. « Non non ! … Bon OK, ça reste entre nous. En fait, Un Amour Suprême, c’est un groupe qui n’existe que dans ma tête. C’est mon Sergent Pepper Club Band à moi. »

Qu’est-ce qui pousse un artiste en place à se créer une nouvelle identité ? S’il est très courant dans le rap de s’inventer des alias, il s’agit généralement d’un simple surnom, sans autre volonté que de caractériser un peu plus l’artiste existant et qui ne prendra jamais la place d’un nom de scène déjà installé. Dans le cas d’identités plus poussées, deux exemples viennent généralement à l’esprit : Kool Keith devenu le cinglé Dr. Octagon, et MF DOOM aux personnalités multiples (Zev Lov X, Viktor Vaughn, King Geedorah, Metal Fingers). À chaque fois, le nouvel alias prend sur le pas sur le premier pseudo de l’artiste, et l’éclipse complètement le temps d’un morceau ou d’un album, pour développer de nouveaux univers et une toute nouvelle personnalité. Le cas d’Ahmad est peu différent cependant : il n’est ni schizophrène comme le premier, ni avide de personnages à incarner comme le second. En réalité, l’idée va germer en lui alors qu’il enregistre la suite de Perdants Magnifiques : même ambiance, même phases, mêmes automatismes… Sauf que voilà, Ahmad ne veut surtout pas sortir un PM2. Alors qu’il songe à voyager pour trouver l’inspiration, pour ramener une ambiance différente, c’est finalement devant un documentaire au sujet d’un célèbre album des Beatles, The Making of Sgt Pepper, que la solution s’offre à lui. Comme eux, il doit créer une nouvelle entité artistique pour mieux repartir de zéro et se libérer de ses faits d’armes précédents. C’est ainsi que naissent Ezekiel et Jovontae du groupe Un Amour Suprême, deux jeunes rappeurs de Montpellier aptes à lui offrir la fraîcheur et la liberté qui n’étaient plus siennes.
Dès août 2016, un teasing se met en place autour de cette idée et un compte « Un Amour Suprême » est créé sur Facebook. Quelques photos de vieux magazines de skate, vintages et bariolées, sont publiées puis partagées sur le compte d’Ahmad, accompagnées de la mention « Sameer Ahmad présente ». Parmi les quelques visages entraperçus, les aficionados de la planche à roulette auront peut-être reconnu les jeunes Paolo Diaz et Ray Barbee : deux skateboarders adeptes du freestyle, qui sévissaient dans les années 80/90 et vont servir de modèles physiques respectivement à Ezekiel et Jovontae. Rien d’étonnant quand on sait qu’Ahmad est lui-même fan de skate et que son troisième album a pour titre Justin Herman Plaza, célèbre place de San Francisco connue pour avoir donné naissance à tout un pan du skateboarding moderne. Suite à cela peu de nouvelles, jusqu’au mois de décembre où un statut vient donner un semblant de concret : « Jovontae d’Un Amour Suprême aura son Extended Play. » Le groupe va donc débuter sa carrière par un album solo. Un choix qui fait sens pour deux raisons. La première, évidente, est d’ordre pratique : Ahmad ne peut/veut pas rapper avec deux personnalités différentes sur tout un projet (même si il le fera le temps d’un morceau). La seconde : cela va lui permettre de développer deux univers distincts et de chacun les approfondir pleinement. Attention : il ne faut pas croire cependant qu’Ezekiel et Jovontae sont des personnages particulièrement creusés comme les alias d’un MF DOOM. Tout au plus Ahmad leur a donné un âge (tous deux vingt ans, soit bientôt le sien après addition) et des origines un peu baroques (Spanish Harlem, l’Ethiopie, l’Australie Aborigène) qui sont là pour lui permettre d’amener sur disque un nouvel univers, bien différent de ce qu’il a pu proposer jusqu’alors. Autrement dit, Un Amour Suprême n’est nullement un concept en soi : c’est un moyen de création.

Ezekiel et Jovontae, jeunes espoirs « Ahmadeus pour casse-dédi Mozart fucking Salieri »
Première sortie d’Ahmad sous l’appellation Un Amour Suprême, Jovontae EP va peut-être déconcerter ceux qui ont suivi son parcours, ou en tout cas ceux qui s’attendaient à retrouver les ambiances souvent dures et grisâtres de ses dernières sorties. À titre de comparaison, la production volontiers froide et urbaine de Perdants Magnifiques se transforme ici en quelque chose de bien plus animé et coloré. Une étude rapide des covers permet de se faire une idée du changement de tonalité opéré. On se souvient de la pochette sobre et presque clinique de PM, avec son buste doré de Sargon d’Akkad, une larme sur la joue, détaché sur fond blanc. Tout le contraire de celle de cet EP où l’on voit Ray Barbee/Jovontae, chemise à carreaux, planche dans les mains et toutes dents dehors, se tenir entre deux palmiers, un globe terrestre en arrière plan. Douces et chaleureuses, pour ne pas dire tropicales, les couleurs dominantes sont le vert et le jaune-orangé. Ces nuances, associées aux motifs en impression, évoquent quelque chose entre l’art aborigène et les covers des premiers albums de la Native Tongue, notamment ceux des Jungle Brothers. Le ton est donné : Jovontae EP sera un disque de rap monde, pas dénué de saillies mais globalement chaud, rural, et feel-good, qui va davantage chercher ses racines du côté des Pharcyde et de Souls of Mischief que de Mobb Deep.
Il y a quelque chose de lumineux et de paisible dans la musique d’Un Amour Suprême. Imaginez un Ali rajeuni, après avoir troqué sa voix éraillée et son Coran contre du miel et un planisphère, rapper sur les instrus d’Isaiah Rashad et vous aurez une assez bonne idée du feeling de ce premier EP. Calme, ensoleillée, garnie de cuivres et de cigales, sa bande son évoque une campagne luxuriante où se croisent voix tièdes et percussions chaudes. Ahmad ne se cache d’ailleurs pas de certaines influences, notamment les albums Cilvia Demo et The Sun’s Tirade qui développent les mêmes ambiances verdoyantes. Il faut savoir qu’une bonne partie des productions n’est pas basée sur des samples mais a été enregistrée en live avec des instruments, ce qui, en plus de laisser imaginer le degré de finition du produit, permet de donner un cachet très organique et très texturé à la partition. Une très large place est laissée à la musique sur ce Jovontae EP, avec de nombreux passages uniquement instrumentaux au début, à la fin voire même au milieu de plusieurs morceaux, agissant comme autant de ponts ou de refrains. Un choix qui permet également de multiplier les arrangements avec un sens du détail parfois vertigineux, comme par exemple sur la piste 6 qui, entre les premier et deuxième couplets, s’enrichit d’un violon qui vient donner une toute nouvelle envergure au morceau.
« Un Amour Suprême, c’est mon Sergent Pepper Club Band à moi »
Sameer Ahmad
Cet écart affiché se retrouve volontiers du côté de la production textuelle. Alors bien sûr, on ne se refait pas non plus : Ahmad reste Ahmad, et son processus d’écriture est similaire à celui de ses derniers travaux. Toujours cinéphile (« Je n’ai peur que de Dieu et de Candyman »), toujours mélomane (« Le visage de Syd Barrett dans la fumée de ma cigarette »), toujours branché sur HBO (« Tu es Stringer dans The Wire nous sommes Balti-Baltimore ouest »), le montpelliérain reste riche de références et continue de jouir d’un sens de la formule particulièrement affiné. Sa façon de jouer avec les mots et les sons, de relier entre eux des termes contraires ou similaires pour mieux inventer ou réinventer une expression ou un idiome (« En plein été un fait divers a fait la une ») n’a pour ainsi dire pas changé. En revanche, sous les traits de Jovontae, Ahmad a aussi développé une écriture plus fluide, moins rêche et moins découpée que dans un PM où la concision était de mise. Alors qu’un ou deux mots pouvaient auparavant lui suffire à illustrer des idées complexes, on trouve ici beaucoup plus de phrases longues et développées. Les conséquences d’une interprétation qui se veut dans l’ensemble moins grave et moins urgente, plus douce et plus légère, en accord avec la partition sonore. À l’entendre rapper, Ahmad a recouvré via ses personnages une certaine fraîcheur, celle d’une jeunesse rebelle mais toujours bienveillante, héritée de la culture beatnik des années 50. Ce n’est pas un hasard si Jovontae ressemble à un jeune étudiant en tournée Erasmus : il part à la rencontre des Bushmen Australiens, mange des plats coréens, s’envole pour Los Angeles, atterrit sur le sol d’une réserve indienne avant de faire « le grand saut » entre la Jordanie et l’Etat du Mississippi. Cette ouverture sur le monde semble être une réponse directe à un besoin d’évasion, celui-là même ressenti par Ahmad lors des premiers essais post-PM. Finalement, Un Amour Suprême n’est autre que le réceptacle idéal de toute de la liberté créatrice d’un artiste, trop large sans doute pour n’être contenue qu’à l’intérieur de lui-même.
Sans fard, Ahmad a choisi de révéler aux auditeurs la vraie nature de son projet dès la sortie du premier extrait vidéo (à retrouver un peu plus bas). Une fois le teasing terminé, inutile en effet de continuer à brouiller les pistes ou à faire semblant : l’un comme l’autre, les deux personnages ne sont pas le plus important. Ce qui compte, c’est ce qu’ils apportent, c’est la matière qu’ils lui donnent à travailler, c’est cette vieille culture Apache, cette ambiance hippie, désinvolte mais concernée, dans laquelle baignent les écrits de Jovontae. Et si l’on ignore encore tout du Ezekiel EP, on peut d’ores et déjà se risquer à dire qu’il sera sans doute similaire dans l’approche, mais différent dans le ton adopté. Le couplet de son personnage, plus brut et plus sec (« Je joue le jeu, me dis que c’est la faute de Dieu, faute de mieux »), sur la deuxième piste du EP de son camarade, va en tout cas dans ce sens. En l’état, cette première sortie d’Un Amour Suprême – car si un seul personnage est aux commandes, rappelons que c’est bien le patronyme du groupe qui siège en nom d’artiste – remplit déjà son rôle le plus essentiel. À savoir offrir à Ahmad une nouvelle marge de manœuvre, suffisamment généreuse pour lui permettre d’amener une vraie belle proposition artistique. La beauté et la générosité. Voilà sans doute deux qualificatifs adéquats pour celui qui, dans un élan de candeur magnifique, présentait quelques mois plus tôt son duo d’avatars avec les mots suivants : « Loin de ceux & celles qui pensent faire « bien » au nom de Dieu, et ceux & celles qui pensent faire « bien » au nom de la laïcité, il y a Un Amour Suprême. »