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Que restera-t-il de l’empire Roc-A-Fella ? Une certitude : la discographie complète de Jay-Z. Et après ? Cam’ron et Kanye West ont tous deux livré des albums de très bonne facture – les seuls succès publics du label en dehors de You Know Who – mais chez les jeunes pousses du ROC : rien, ou si peu. Memphis Bleek restera éternellement le voisin du dessous le plus chanceux de l’histoire du rap, on regardera le clip de ‘Do it again’ en se demandant qui pouvait bien être cette rappeuse aux sourcils envahissants, puis on se dira que, quand même, les Young Gunz ont été produits comme des rois le temps d’un album. Mais, en dix ans, aucun artiste n’aura véritablement su s’imposer comme le Scottie Pippen de Shawn Carter dans le label au diamant.

Enter Beanie Sigel. Fidèle homme de main de Roc-A-Fella depuis 1998, Beans n’a pas encore livré un album à l’image de sa robustesse, malgré quelques coups d’éclat sur ses deux premiers longs formats (‘The truth’ dans l’album du même nom, ‘What your life like part 2’ dans « The reason », sorti en 2001). Et si son troisième opus, The B.coming, peut déjà être considéré comme un album-clé dans l’histoire du label – il marque chronologiquement le divorce entre Jay-Z et ses associés Dame Dash et Kareem Burke – chaque fan du ROC, désormais scindé entre le Damon Dash Music Group et la « Carter Administration » espère secrètement que B. Mack livrera avec ce projet son Blueprint : un album irrésistible, personnel et racé.

Il le réussit – ou presque. Condamné à un an de prison suite à une fusillade devant un bar de Philadelphie, en juillet 2003, Beans signe avec The B.coming un album-rédemption aux titres évocateurs : ‘I can’t go on this way’, ‘Change’, ‘Lord have mercy’. Dans le surprenant premier single, le nuageux ‘Feel it in the air’, Sigel évoque ces petits moments de calme avant la tempête : une ouverture magistrale de la part de celui qui a multiplié les sessions studios et les tournages de clip avant son emprisonnement. Toujours sur le fil entre rap et conversation, le « Broad Street Bully » instaure dès lors une proximité avec l’auditeur tout à fait appropriée au regard de l’ambiance de l’album, marquée par la frustration, le stress et les regrets.

Là où The reason souffrait d’un fossé important entre des titres monumentaux et des productions plus anecdotiques, The B.coming ne s’autorise aucune fioriture. Hormis le fade ‘Don’t stop’, commandé à des Neptunes tristounets, c’est bien le sample qui forme le cœur de l’album. Un sampling plus soul que jamais et un casting quatre étoiles, une fois de plus. Avec leurs influences mutuelles, les producteurs se tiennent la dragée haute, malgré les différences de génération (Aqua et Boola d’un côté, Buckwild et Heavy D de l’autre) et les jolies leçons assénées par Just Blaze (‘Bread & Butter’, malin) et le trop sous-estimé Bink!, tout en justesse dans le remuant ‘One shot deal’. Si la présence de Redman sur ce dernier titre est une heureuse surprise, on regrettera l’omniprésence d’une foule d’invités très hétéroclites : Grand Puba et Snoop, Bun B et Twista, plus la famille State Property au grand complet, dont un Peedi Peedi (hum) en pleine promo pré-album et l’impayable Freeway, dont le timbre de voix ravageur en fait à coup sûr le digne héritier de Ghostface dans le superbe ‘I can’t go on this way’.

Libéré de prison le 9 août dernier, Beanie Sigel a repris en grande pompe la promotion de ce B.Coming homogène, sans faille mais peut-être un peu trop sage pour porter le sceau des grands albums. Son troisième solo n’en est pas moins impressionnant du début jusqu’aux bonus tracks : ‘It’s on’, rescapé de la compilation State Property 2, et l’excellent ‘Wanted’, avec un Cam’ron rock n’roll (like Bon Jovi). Mais en ne s’octroyant que deux plages en solitaire, Beanie Sigel estompe la dimension introspective d’un disque qui marque pourtant un tournant dans sa vie personnelle. Reste un excellent album – assurément le meilleur de son auteur – qui vient se frotter à la discographie de Jay-Z dans le hall of fame d’une dynastie à reconstruire.

Flamboyant ou ridicule. Génial ou médiocre. Fascinant ou ennuyeux. Avec Cam’ron, les avis sont tranchés. Et pourtant, force est de constater que Cameron Giles a réussi à se muer en une véritable icône. Richissime tycoon, dealeur de coin de rue ou gravure de mode drapée de rose, Killa Cam semble avoir kidnappé les fantasmes du folkore rap pour y modeler son univers. Depuis quelques mois, le MC d’Harlem est auréolé d’une hype aux limites du rationnel. Pour certains, il est la honte du hip hop. Pour d’autres, il est un génie du surréalisme. Ses rimes tarabiscotées, faites d’allitérations frénétiques, d’onomatopées et de références obscures sont l’objet d’un culte – ou d’un rejet – sans commune mesure. Début décembre, le très sérieux New York Times a évoqué le phénomène. Son nouvel album, Purple Haze y était décrit comme un disque abstrait, aux « récits fracturés », presque expérimental. Alors, Cam’ron : génie novateur ou rappeur kitsch ? Ecoutons.

Purple Haze fait suite à Come home with me, certifié platine chez Roc-A-Fella. Sorti en 2002, le LP s’inscrivait alors dans la lignée du son cultivé par le label depuis The Blueprint, avec la participation des artistes maisons et la signature étincelante de Just Blaze, responsable du mythique ‘Oh boy’. Depuis, Cam’ron est monté en grade pour affirmer son identité. Sous son influence, les Diplomats sont passés du statut de gloires locales à phénomène mondial. Imbibée de crunk juice et de références aux années 80 (des Goonies aux bonbons Laffy Taffy), l’esthétique Dip Set fascine, des rues de Harlem jusqu’aux cercles branchés.

Désormais plus libre, Cam’ron fait ce qu’il veut, quitte à faire n’importe quoi. Musicalement, la couleur de l’album est à l’image des choix typographiques de la pochette : bariolée, grasse, clinquante, mais indéniablement attirante. Cam’ron ne flirte pas avec le mauvais goût, il l’a épousé. Purple Haze a des allures de grosse confiserie dont on s’empiffre jusqu’à l’écœurement. D’un genre à l’autre, les titres s’accumulent aléatoirement : gangsta rap west coast (‘The dope man’), sonorités new yorkaises fin de siècle (‘Leave me alone pt 2’), influence midwest (‘Adrenaline’, excellente reprise du ‘Adrenaline Rush’ de Twista). Souvent méconnus, les nombreux concepteurs sons du LP ont pioché dans des répertoires plus incongrus les uns que les autres pour un résultat inégal. Si ‘More gangsta music’, porté par un Juelz Santana monté sur ressort, et le bien nommé ‘Bubble Music’ sortent du lot avec une utilisation explosive de samples reggae, on fast-forwarde ‘Harlem Streets’ et sa boucle tirée du générique de la série Hill Street Blues.

Beaucoup de choses sont détestables dans Purple Haze. La mysoginie vertigineuse de Cam se ressent autant dans l’affligeante médiocrité des titres-pour-filles réglementaires (‘Girls’, ‘Hey lady’) que dans certaines de ses rimes (« I keep bitches straight up like Simon Says : open vagina, put ya legs behind ya head« ). Par ailleurs, l’utilisation récurrente et vulgaire des samples de soul (‘Soap opera’) sonne le glas d’un genre vite écoeurant s’il n’est pas placé entre des mains expertes – on y arrive. Et pourtant, au milieu des chutes de mixtapes et des interludes poussifs, Purple Haze compte suffisamment de tueries et de couplets bien ficelés pour qu’on ne puisse s’empêcher d’y revenir inlassablement.

En tête : ‘Down and out’, produit par – roulement de tambour – Kanye West. Ces derniers temps, on a beaucoup glosé sur la boulimie productive du golden boy de l’échantillonage. Cette charge épique remet les pendules à l’heure et rappelle qu’un producteur du calibre de West a la capacité de sublimer un morceau, du sample jusqu’au refrain. En fin d’album, il réitère presque la performance avec le très bon ‘Dip Set forever’.

Et puis il y a ‘Get’em girls’, LE titre emblèmatique de Purple Haze. Sur une production tétanisante de Skitzo, à mi chemin entre Carmina Burana et un rite vaudou, Cam’ron entre en zone rouge. « When it’s repping time, I get on extra grind, fried to fricassee, pepperseed to pepperdine, Jeff Hamilton, Genesis, leather time, bitches say I’m the man, I tell ’em nevermind« . Incompréhensible ? Peut-être. Incroyable, sûrement.

Alors, Cam’ron : génie novateur ou rappeur kitsch ? Comme d’habitude, la réponse n’est peut-être pas si tranchée. Cam’ron a créé un univers lexical trop singulier (si si) pour que l’on ne s’attarde pas sur sa musique – au moins le temps d’un ‘Get’em girls’. Mais il est également trop balourd, trop prévisible et trop « trop » pour être présenté comme le Jackson Pollock du hip hop. Avec ce quatrième LP, Cam’ron enchantera ses fans, mais ne convaincra pas les sceptiques. Un peu longuet, Purple Haze souffre d’une direction artistique hasardeuse, qui le place un cran en dessous de son prédécesseur, notamment en terme de productions. Malgré tout, et assez paradoxalement, Cam’ron livre là un album qui lui ressemble, jusque dans ses lourdeurs, ses outrances et ses foudroyances.