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Un matin, Geoff Barrow se lève de mauvais poil et décide qu’il en a ras-le-bol. Lui qui, destiné au rock, s’était retrouvé embarqué dans l’épopée hip-hop au cours des années 1980, incorporant le sampling et le turntablism à ses compositions au sein de Portishead, ne s’y retrouve plus. Alors, remonté comme la pendule de Flavor Flav, il commence par dessiner une jaquette en forme de ville en ruines — représentation imagée de l’état de délabrement dans lequel se trouve son genre d’adoption. Sur sa lancée, il reprend son pseudo de Fuzzface (inauguré dix ans plus tôt à l’occasion de remixes des Pharcyde et des Gravediggaz) puis contacte ses deux compères Stuart Matthews (alias 7Stu7) et l’australien Katalyst pour les mettre dans le coup. Enfin, il attrape son téléphone et passe des coups de fil. Beaucoup de coups de fil. Et voilà rassemblés pas moins de trente-cinq rappeurs (dont une rappeuse), parmi lesquels quelques anciennes vedettes (Prince Po, General Steele…), des noms plus récents ou affiliés au label Stones Throw (Guilty Simpson, Aloe Blacc…) et pas mal d’inconnus. Pour bien signaler qu’il a sévèrement les boules, le Geoff reprend sa jaquette et ajoute, sous cet impressionnant line-up, « Warning : contains hip-hop« .

Une fois réuni, le trio de tête appuie sur un bouton et actionne le rouleau compresseur. Car il faut être dans de bonnes dispositions pour avaler d’un coup une mixture de cette envergure (41 morceaux ou fragments de morceaux, 70 minutes au total). Quand on l’est, on prend beaucoup de plaisir à ingurgiter cette sorte de mixtape XXL, façon open mic géant ; dans le cas contraire, ça peut se révéler un peu indigeste. En tout cas, l’effet contradictoire produit est assez bluffant. D’un côté, c’est l’impression de collage, de patchwork qui domine, à coups de brusques changements de ton. D’un autre côté pourtant, la concrétion sonore enchaînée sans temps mort donne la sensation d’une trame continue malgré les ruptures, à l’aide de transitions assez classiques (cuts, extraits audio, etc.) ou plus ou moins inattendues (du type grondement de moteur ou bruit non identifié, genre décollage de soucoupe volante sur « There it is »/ »RIP »). On se dit que ça part dans les tous les sens, y compris dans les textes (certains font dans la tirade politique, d’autres dans l’egotrip, d’autres dans le storytelling…), et en même temps s’impose une certaine unité de ton. Une sorte de boxon calculé au millimètre.

Hybride, Quakers l’est jusque dans un son à la fois crade et soigné ou soigné dans le crade, avec des couches de samples et des breaks à foison (le second disque, instrumental, permet de les saisir plus facilement). C’est dans l’ensemble son côté brut de décoffrage qui fait tout son charme. Le ton d’ensemble est percutant et rugueux, même si quelques moments d’apaisement permettent de reprendre sa respiration. Il y a du cuivre rutilant et du cuivre torturé, des lignes de basse funky et d’autres caverneuses, des nappes de synthé stridentes et des riffs de guitare trafiqués, des voix soul plus ou moins triturées et même quelques chœurs pop, le tout menant d’un boom-bap bancal aux accents « madlibiens » à des échos électro-rock. On peut s’amuser en passant à repérer un emprunt à Radiohead (sur « Fitta Happier ») ou un sample de « Que je t’aime » (sur « I Like to Dance »)…

Hélas, l’album ne réussit pas l’exploit de maintenir l’attention de l’auditeur au même niveau tout du long. Son côté zapping frénétique peut user. Surtout que, comme c’était à craindre avec une telle brochette d’invités, le disque est inégal. Une production moins convaincante que ne relève pas un rappeur quelconque, et la tension retombe. C’est ce qui empêche Quakers d’être vraiment captivant sur la durée. C’est moins le genre de disques qui s’écoute en boucle que celui qu’on se met, une fois de temps en temps, pour prendre une bonne beigne.

Rappeur méconnu, resté dans l’ombre des projecteurs, Prince Po appartient à cette vaste liste de MCs répertoriés par les initiés mais souvent ignorés du grand public. Prince Po a payé le prix d’un malentendu tenace et d’un obstacle de poids. D’un côté, on l’a souvent confondu avec Prince Paul, à tel point qu’il est obligé de mettre les points sur les i au début du raté ‘Hold Dat’ — qui donne l’impression désagréable d’être à l’usine. Ensuite, il a été éclipsé, au sein de sa légendaire formation d’origine Organized Konfusion, par la présence envahissante de son compère Pharaohe Monch. Si le Prince complétait parfaitement le Pharaon, les performances de ce dernier (comme son couplet incroyable dans ‘Bring It On’ sur l’incontournable Stress : The Extinction Agenda) lui attribuaient un magnétisme plus immédiat. Preuve de ce décalage, le premier album de Pharoahe Monch, Internal Affairs (plutôt réussi, bien qu’inégal) est sorti il y a plus de cinq ans. La reformation du groupe fait partie de ces rumeurs qui traînent depuis quelques années. Les deux rappeurs avaient par exemple œuvré ensemble, mais sous leurs noms singuliers, sur ‘Frontline’, dans l’album Superrappin.

Prince Po balance un LP plus homogène que celui de son ancien partenaire, mais aussi plus poussif. The Slickness décolle efficacement grâce à un ‘Hello’ ténébreux, sec comme un coup de trique, qui ramènerait presque dix ans en arrière. Malheureusement il atterrit en catastrophe avec l’affreux remix de ‘Hold Dat’, que même les dance-floors risquent de refuser à l’entrée. Entre les deux, on trouve à boire et à manger, et en fin de compte, on reste sur sa faim. La faute en revient essentiellement à des productions certainement pas honteuses, mais souvent moyennes ou anecdotiques, qui se laissent oublier. Elles sont en plus plombées par un mixage plutôt curieux, qui a tendance à étouffer ou à écraser un son qui manque de souffle.

Prince Po ayant signé chez Lex, l’album est principalement placé sous la tutelle de Danger Mouse, qui s’est notamment fait connaître par un Grey Album aujourd’hui clandestin tentant de marier Jay-Z et les Beatles. Mais la palette de producteurs est large. The Slickness mise dans l’ensemble sur des tempos rapides, sur lesquels Prince Po pose un flow nerveux. L’agilité qu’il place au fronton de son solo n’est plus à prouver, cependant aucune performance mémorable ne se distingue du lot : Prince Po ne surprend pas beaucoup. Cela donne des morceaux tout à fait audibles, comme ‘Too Much’, l’estival ‘Love Thang’, ou la combinaison avec Raekwon ‘Bump Bump’. Mais enfin, il n’y a pas de quoi se lever la nuit. Certains instrus (notamment chez un Madlib forcément inconstant, puisqu’il est partout) sentent même sensiblement le fond de tiroir, ou la répétition d’inspirations mieux exploitées ailleurs (‘The Slickness’, et son influence arts martiaux usée).

Plusieurs titres ont alors carrément du mal à convaincre, spécialement ‘It’s Goin’ Down’ et ‘Meet Me At Tha Bar’, tous deux réalisés par J-Zone. Amusants à la première écoute par leur construction décalée et leurs boucles dissonantes, ils finissent par lasser. Et puis, tout se passe comme si le syndrome de l’éclipse poursuivait Prince Po sans relâche, car on se surprend souvent à prêter davantage l’oreille à ses invités qu’à lui… Il faut ajouter une absence dramatique de scratch, qui prouve qu’une forme d’aseptisation plus sournoise que l’édulcoration « commerciale » menace des projets respectables. Les crissements de platine auraient pu permettre de relever une sauce qui prend, certes, mais dont le goût reste trop fade.

En certains endroits, dès qu’il est appuyé par un son malin et finement ciselé, on retrouve Prince Po au sommet de son art. D’où l’impeccable ‘Social Distortion’ et son ambiance souterraine parfaite de bout en bout, où MF Doom et son hôte rivalisent de maîtrise. Plus étonnant, Prince Po réalise parmi les meilleures productions de son propre album ; peut-être aurait-il dû passer plus de temps derrière ses machines. Dès que l’ambiance se réchauffe (‘Grown Ass Man’), et que Danger Mouse ajoute quelques cordes et des cuivres à son arc (‘Fall Back’), le résultat coule de source. Pour sa part, Prince Po signe ainsi l’intégralité du très réussi ‘Be Easy’, une petite perle qui développe brillamment une atmosphère intimiste.

Bancal, sans digression inutile mais du même coup un peu court, The Slickness est une déception (surtout à 21€, mais c’est un autre débat…). Le constat peut paraître un peu sévère, car au fond cet album est plutôt bon. Le verdict est simplement à la hauteur d’une mise de départ élevée, dont on s’attendait à ce qu’elle montre un très gros jeu. Il manque cruellement au premier long format solo de Prince Po le petit cachet nécessaire pour le classer parmi les réussites de l’année, et plus simplement, celui qui aurait donné envie de le mettre plus souvent sur sa platine.