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« Hé connard, devine quoi ? / C’est les trois emmerdeurs notoires, déter’ comme des Iroquois / Communistes et pro-Pal’, libertaires quand il faut pas / Laisse béton c’est trop sale, on défonce tous les quotas… »
II : on prend les mêmes et on recommence ? Oui, mais à quelques décalages près. La photo est prise au même endroit, mais la nuit a laissé place à la clarté du jour et les blousons ont été troqués contre des tee-shirts et des lunettes de soleil. Sur cette photo, les membres du trio ont permuté : cette fois Skalpel est au premier plan, E.One au milieu et Akye en retrait à gauche. Dans le livret, on relève que Skeez est ici non seulement au mastering mais aussi au mixage. De nouveaux noms de producteurs apparaissent (Tideux, qui signe six instrus, Sismographe, Many the Dog), complétant la liste de ceux déjà présents sur le premier album (Nizi, KaBé Prod, Don Korto, E.One lui-même) ; d’autres ont disparu, dont celui de Saïkness, beatmaker d’Eskicit. Enfin, alors que Première Ligne premier du nom restait focalisé sur le trio, il y a cette fois une poignée d’invités au micro, tantôt côté couplets, tantôt côté refrains.
Mais l’essentiel demeure : du rap hardcore en noir et rouge, politisé jusque dans les inserts vocaux, nombreux, et bien associés aux scratches, qui le sont tout autant (politisés et nombreux). Même l’exercice de l’egotrip a ici de la substance, comme sur « High Cocktail » (dans le même esprit que « Mon style ») et son obsédante voix pitchée. Ces voix, parlons-en : certaines sont poussées jusque dans leurs derniers retranchements, notamment Janis Joplin et Lou Reed martyrisés respectivement sur « Le cap » et « Perfect Day ». Ce sont les plus évidents, car d’autres sont moins faciles à trouver… jusqu’au clin d’œil final (« Did you ever stop to figure what makes this crazy world go round ? »). Musicalement la part belle est donc toujours faite au sampling, gorgé de jazz et surtout de soul. Sur le fond, l’équilibre du discours, ou plutôt les tensions qui le constituent, est grosso modo le même que sur le premier album, là encore avec sa part de variation. On retrouve ainsi les sujets chers au groupe, mais aussi des thèmes qu’il n’avait pas traités frontalement jusqu’ici, en particulier la question écologique sur « Eco-warriors ».
Pas de baisse de rythme ni de panne d’inspiration : on ne s’ennuie pas un instant alors même que le disque frôle les soixante-quatorze minutes sans interlude, le long de dix-neuf pistes et autant de véritables morceaux, un seul passant sous la barre des trois minutes. Pas de baisse de niveau non plus : II est aussi bon et même sans doute meilleur que son prédécesseur, y compris le seul morceau qui se présente expressément comme une suite, « Si tu savais 2 ». Quant à la résignation, si elle menace toujours, elle demeure tenue à distance. Certes plusieurs instrus, comme ceux de « Ghost Dog » ou du maladif « Joker », ne sont pas faits pour rigoler. Les passages qui expriment des moments de doute, de fatigue ou de désenchantement ne sont pas rares. Et si le dernier morceau s’appelle « Demain », il anticipe la fin bien plus qu’il n’est tendu vers le futur. Reste que le ton est toujours aussi révolté, l’opus se révélant même dans l’ensemble plus énergique que son précurseur, plus enlevé, porté notamment par quelques débuts de morceaux qui dépotent (le morceau-titre « II », ou « Posse Cut »).
Seul bémol, des références assez régulières aux armes à feu et autres métaphores explosives qui peuvent lasser. Mais ça ne doit pas empêcher d’écouter attentivement ce qui se dit ici, qui ne se résume pas à quelques clichés pour peu qu’on prenne la peine de s’y pencher sérieusement. D’ailleurs, c’est peut-être dans des morceaux qui choisissent un angle plus oblique pour contester l’ordre établi, comme l’excellent «Personne », dans lequel E.One se met tour à tour dans la peau de personnages ou de figures minoritaires ou stigmatisées, que Première Ligne frappe paradoxalement le plus fort.
Ça ne commence pas exactement comme on pourrait s’y attendre. Pas de démarrage furieux, pas d’explosion inaugurale. Juste un petit tambour discrètement martial en crescendo, puis une guitare sèche et un harmonica sur un tempo plutôt tranquille. Le texte, évidemment, c’est autre chose. « Arrêtons de débattre : posons les machines / Pendant qu’ils exploitent, la planète se calcine / Le ciel s’obscurcit, de drones, missiles / Belles démocraties, qui pillent et assassinent… ». Dix-huit pistes et plus de soixante-et-onze minutes plus tard, Première Ligne (l’album) s’achève sur une note tout aussi inattendue. Un dernier hymne à la révolte, relevé par une bonne couche de scratches et ponctué d’un coup de feu qu’on croit, comme dans le clip, définitif… à tort, car c’est un sample de « If You Don’t Know Me By Now » qui déboule, et avec lui une petite touche de cuivre soyeuse qui prend à contrepied l’ambiance de rage qui nous a portés jusque-là.
Entre ces deux surprises, le disque a alterné moments d’éruption et faux calme le long d’une ligne directrice sans équivoque, annoncée cartes sur table dans le nom du groupe comme dans ceux des morceaux. Une ligne « non standard » (pour reprendre le titre du maxi précédent, dont aucun des quatre morceaux n’est repris ici), aussi combative que minoritaire, et qui porte haut l’étendard rouge et noir. Dans la droite ligne des opus antérieurs de La K-Bine et Eskicit, les groupes à partir desquels s’est formé le trio composé du DJ Akye (également taulier de Bboykonsian) et des MC’s E.One et Skalpel, Première Ligne incarne l’aile libertaire du rap français, « à jamais ennemie des flics et des patrons », et plus largement de l’association (de malfaiteurs?) du capitalisme et de l’État. Celle qui ne rappe pas seulement sur disque sa haine de l’oppression, qu’elle soit brutale ou insidieuse, mais écume les salles associatives et les concerts de soutien. Celle qui se définit volontiers (et pour cause) comme « anti- », mais aussi, entre autres, comme féministe : « Prisons de Poupées », le genre de morceau qu’on entend à peu près nulle part ailleurs dans le rap français.
Ce qui distingue Première Ligne, ce sont les textes d’abord et avant tout. On aimerait garnir la chronique de citations, mais il est bien difficile de choisir… Entre lutte des classes et virées nocturnes, le discours (et la musique qui l’accompagne) évolue sur une corde raide entre révolte ouverte et souffrance intime — les deux faces de la même médaille dès lors qu’on est dominé et lucide, ou utopiste et précaire. C’est donc tantôt la contre-offensive, tantôt l’introspection, avec un peu d’egotrip entre les deux en guise de ciment («Mon style»). Personne ne dit mieux qu’eux-mêmes, dans la présentation de l’album, les dimensions qui s’entremêlent (déclaration de guerre, récits d’existences anonymes brisées, propos personnels) et dont ressort une tension permanente entre vigueur combative et accablement.
Car si « Fin alternative » fixe le cap à suivre en faisant passer de l’aliénation à l’émancipation, un spectre hante le disque : celui de la résignation. C’est nous contre eux, comme l’indique «Ligne de Front», construit autour de cet antagonisme irréductible. Mais c’est aussi nous contre nous, au sens où il faut lutter en permanence non seulement contre des cibles bien identifiées, mais aussi résister à l’abdication et sa suite logique, le consentement. La colère et la tristesse se partagent donc le disque à parts égales. « La vérité, c’est qu’on est tous secrètement flippé par ce qu’on va devenir, et c’est pas rien de le dire… » (« Seul(s) », poignant). De la mélancolie teintée d’une pointe d’ironie pour aider à tenir bon : on devine le sourire en coin derrière l’insert vocal de « La dèche », qui sample un morceau de chanson française des années 1930.
Le son s’accorde à cette ambivalence : du boom-bap un coup d’humeur rentre-dedans, un coup d’humeur cafardeuse, homogène malgré la présence d’une grosse poignée de producteurs différents — une homogénéité à laquelle participe la présence des scratches tout au long du disque, faisant la part belle à des fragments de rap français. Première Ligne fait aussi bloc grâce à la complémentarité des deux rappeurs (aucun invité ici, contrairement au deuxième album). Tout en colère rentrée, E. One s’impose comme un des meilleurs lyricistes du rap français d’autant que ses placements sont aussi précis que ses textes sont ciselés, pendant que Skalpel compense une moindre aisance technique par la conviction de l’interprétation et le poids de l’histoire personnelle et collective qu’il rend palpable. Tout juste peut-on regretter un ou deux morceaux moins marquants, contrepartie de la longueur de l’album. Un album qui, en ces temps de dérèglement politique généralisé, pourrait être décrété de salut public.