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Laverie Les débuts

Deen Burbigo : Soit tu fais référence à la vidéo dans laquelle Nekfeu et moi on faisait un freestyle dans une laverie soit tu veux parler de l’endroit où j’ai commencé à rapper mon premier texte. C’est pour ça?
Abcdr du Son : Exactement.
D : J’étais au lycée du Coudon, à la Garde, dans une petite banlieue toulonnaise, et entre là où on habitait et le lycée, il y avait un local lessive comme ça. À l’époque, on avait un groupe qui s’appelait La Relève, qui était le tout premier groupe avec lequel j’ai commencé à rapper, et on se se posait là parce qu’il n’y avait pas grand monde qui venait laver son linge. En plus tu es bon parce que tu as trouvé une image avec un distributeur : il y en avait aussi un dans notre laverie qu’on pouvait décaler et débrancher. Du coup on débranchait le distributeur, on branchait un petit poste CD d’un pote à nous, et on mettait des instrus de CD gravés.
Pourquoi la laverie en particulier?
D : C’était en face du lycée, et c’était le coin où l’on pouvait se cacher un peu. On séchait les cours, personne ne pouvait trop nous voir, donc on était tranquilles.
C’était tes débuts dans le rap?
D : J’étais déjà bercé par cette musique, j’ai des grands cousins qui m’ont mis du rap dans les oreilles très jeune. Mais à la base je faisais du breakdance dans une MJC au Pradet. J’aimais le rap, mais je ne me disais pas que c’était quelque chose que je pouvais faire… Et puis un jour un grand est venu dans notre MJC avec une platine, un micro, et une baffle. Il a branché des faces B, c’était trop futuriste pour nous : il n’y avait même pas de paroles sur la musique ! [Sourire] C’était la première personne que je voyais rapper devant moi, et je me suis alors dit « Vas-y, il y a une instru’ on peut écrire.” Du coup j’ai arrêté le break et j’ai passé mon temps à écrire.
Gare de Lyon L’arrivée à Paris

D : Ah la Gare de Lyon! Ça m’évoque deux choses. La SNCF déjà : j’ai travaillé dans une gare à Toulon où j’étais bagagiste et je faisais de l’aide aux personnes à mobilité réduite. Et ensuite, la Gare de Lyon c’est mon premier rapport avec Paris. Je suis né à Marseille, j’ai grandi à Toulon, la Gare de Lyon c’est le premier endroit de la capitale où j’ai posé les pieds. C’était le début de l’aventure.
A : Qu’est-ce qui a fait que tu t’es dit : « Je pars à Paris »?
D : Le sud c’est une région qui est très belle mais pour des jeunes, très honnêtement, il n’y a pas grand chose à y faire. Les seules personnes qui ont réussi à faire quelque chose là-bas sont soit des gens qui sont pistonnés, soit des gens qui ont su être assez intelligents pour investir et faire de l’oseille. C’était un peu une évidence : je me suis dis qu’il fallait que je bouge d’ici sinon je n’allais rien faire.
A : Donc entre-temps tu travaillais à la SNCF?
D : Exactement. Je travaillais dans un groupe qui faisait de la sous-traitance pour la SNCF , toutes les personnes qui avaient besoin qu’on leur porte leurs bagages comme les vieilles dames, je m’en occupais. Et je faisais aussi monter et descendre les handicapés des trains.
A : Tu avais l’impression de stagner?
D : Je faisais des petits boulots mais je n’avais pas de perspectives professionnelles particulières. J’avais le Bac donc je me disais que je pourrais quand même m’inscrire à une fac et je savais que dans le Sud je ne ferais rien, il y a trop d’attractions avec les potes, la vie… Je suis monté à Paris pour faire des études et pour continuer à rapper. Même à un moment donné tu te dis que tu as fait le tour, tu veux aller ailleurs : le Sud c’est un grand village, tu croises toujours les mêmes têtes, tout le monde se connaît un peu.
A : Que fais-tu quand tu arrives à Paris?
D : J’avais une copine à l’époque, elle avait un appartement de cité U et on était tous les deux dans une chambre de neuf mètres carrés à Châtenay-Malabry dans le 92. Avant ça, j’étais allé sur Internet en me disant « qu’est-ce que tu peux faire comme études? » À l’époque j’étais à fond dans l’histoire et la géopolitique, je lisais Jeune Afrique, Manière de Voir. Du coup je me suis dit pourquoi pas Histoire. Je vais sur Internet, je tape « Histoire FAC Paris » et je tombe tout de suite sur « inscription la Sorbonne Paris 4 » sur Google. Et La Sorbonne, même pour ceux qui ne viennent pas de Paris, c’est quelque chose que tu connais : il y a un côté un peu prestigieux. J’ai essayé de m’inscrire en ligne sans trop y croire, et quelque jours plus tard j’ai reçu un dossier d’inscription sérieux, avec le tampon La Sorbonne… Ma mère a vu le dossier dans la boîte au lettres, elle avait presque versé une petite larme. Pas parce qu’elle n’avait pas confiance en moi mais plutôt parce qu’elle me voyait enchaîner les petits boulots et qu’elle ne pensait pas que j’allais reprendre mes études.
A : Donc tu enchaînais les TD, les amphis, et le rap?
D : Les TD je n’y suis pas beaucoup allé. [Sourire] Je suis bon sur des pointes de stress et de pression, mais sur le long terme je n’arrive pas à me motiver. Il y a des matières où je me suis fait assassiner avec des notes ridicules, mais pour celles qui me plaisaient, je cartonnais : quand quelque chose m’intéresse je peux être facilement bon parce que je travaille sans m’en rendre compte et je suis méticuleux. Quand ça ne m’intéresse pas c’est plus compliqué de me faire rentrer les infos dans la tête.
A : Et tu avais le temps de rapper?
D : Oui carrément. Pendant ma troisième année, j’allais à la fac, je travaillais comme animateur dans un centre de loisirs le mercredi et les vacances, et à côté de ça j’étais au Rap Contenders. Pour te dire, la veille de mon troisième battle de Rap Contenders contre Taïpan, j’avais mon dernier partiel et cette semaine-là je me disais : « si tu arrives à cartonner ton partiel et gagner le battle, cet été c’est tranquille. » Et ça l’a fait. C’était sûrement le plus bel été de ma vie : on est partis un mois à New York, une semaine à Montréal, deux semaines à Barcelone, on a bien décompressé.
Rap Contenders Première exposition

D : L’ancien ! “Détèr’, crâne rasé comme un militaire à trente piges. » Ça c’était le battle contre Gaïden, le seul que j’ai perdu, à l’Éclipse à la Fourche. Je peux te dire plein de choses sur cette photo : dessus, tu peux déjà voir Eff Gee, Mekra… C’est l’époque où on est tout le temps ensemble en équipe dehors, à faire tous les battles et les freestyles que l’on peut. Dessus tu vois aussi Dony S et Stunner, qui sont des gens qui nous ont lancés sur un hasard chanceux mine de rien. C’est l’époque de l’insouciance, sans aucun calcul : pour te faire une idée on est à la Fourche dans le dix-septième arrondissement de Paris, dans l’arrière salle d’un bar, L’Entracte, pas particulièrement connu, et à l’époque on ne se pose même pas la question de savoir si ça va prendre sur le net ou pas. Rap Contenders avait appelé tout le rap français à leur lancement, et personne n’avait répondu présent. Nous on était tous arrivés en bande avec L’Entourage !
A : Les Rap Contenders, c’est ce qui vous a tous propulsés?
D : Clairement, ça a donné un nouvel élan. Honnêtement, je pense qu’on a remis au goût du jour quelque chose qui n’était plus du tout à la mode : tous les petits gars que je vois freestyler, même certains anciens qui avaient un peu laissé ça, ils se sont mis à rimer plus qu’avant. Peut être que c’est prétentieux et que je suis à côté de la plaque, mais je crois que les gens qui nous critiquaient au début n’ont vu que le côté « rappeurs blancs ». Maintenant ça doit grincer des dents : que tu aimes ou que tu n’aimes pas, tu ne peux pas nier qu’on rappe. Même sur notre freestyle le plus obscur, il y a des rimes, des placements, des jeux de mots… je ne dis pas que c’était génial mais pour celui qui nous regardait de haut, ça devait être piquant de voir un groupe où tout le monde rappait comme ça.
A : Et ce succès soudain, vous l’avez bien géré?
D : Il n’y avait rien derrière nous. On n’avait pas de manager ou de label, on ne pensait pas faire de buzz… C’est une fois que le buzz était là qu’on s’est dit qu’il fallait essayer de gérer les choses. Et là on a fonctionné dans une logique d’urgence tout en étant déjà visibles : il fallait qu’on sorte tout le temps des freestyles, des morceaux… On n’était pas prêts à ça, et on n’a pas eu le luxe de pouvoir se préparer avant de se faire connaître. On était ultra naturels dans les interviews, on rappait naturellement, sans calcul. Et je pense que c’est aussi ça qui a fait que l’on a marché.
L’attente La maturation
Ma tête quand je vois les snap de @DeenBurbigo mais que j'attends toujours l'album ? pic.twitter.com/0erQJCJ9bh
— Bleu Noir (@bgdegou) October 18, 2015
D : J’ai mis trois ans à pondre ce putain d’album. En vrai je ne mets pas tant que ça de temps pour écrire, mais j’ai du mal à finir : très souvent je commence des textes, mais je ne les finis pas. Le nombre de quatre mesures ou d’instrus que j’ai envoyées en l’air parce qu’elles me gonflaient…
Cette image, ça m’évoque aussi quelque chose de notre époque : aujourd’hui si tu ne sors pas une vidéo toutes les deux semaines et un album tous les six mois les gens te disent que tu es “à l’ancienne”. Il y a quelques semaines j’ai sorti le clip de “Me Réveiller”, une semaine après je voyais des gens qui me disaient que ça faisait un moment que c’était sorti. Moi je ne peux pas suivre cette cadence ! On s’est fait connaître comme ça au début, il y avait un freestyle qui sortait toutes les semaines, des featurings, mais là il m’a fallu du temps pour finir l’album. Je l’ai d’ailleurs appelé Grand Cru pour montrer que j’ai pris le temps de faire maturer mon projet.
A : Pourquoi avoir pris autant de temps?
D : Je n’étais pas prêt. Je m’y suis mis tout de suite, mais j’ai aussi fait des tournées, j’ai jeté des morceaux, je n’en ai pas finis… Je ne me suis pas dis « tiens, je vais prendre trois ans pour faire un album! » J’espérais le faire en un an, mais j’ai passé beaucoup de temps à marcher à tâtons, j’essayais des choses. Ce qui est sûr, c’est que pour la suite je mettrai bien moins de temps, maintenant que je sais où je vais, ça change un peu la donne.
Grand Cru L’album

D : Alors là, il y a énormément à dire. [Sourire]
A : Qu’est ce que tu voulais de plus sur ce disque par rapport à tout ce que tu avais fait auparavant?
D : Il fallait que ça reste toujours technique dans le rap, mais que les morceaux soient aussi plus accessibles. Et puis je voulais aussi avoir quelque chose de plus ouvert dans les influences : Inception c’était très rap, Fin d’après minuit montrait de nouvelles ambiances, et pour mon album, j’ai encore poussé ça en étant le plus pointilleux possible sur la partie production.
A : Quelles étaient tes craintes?
D : Je ne voulais pas trahir mon son, perdre la couleur de ma musique. J’avais envie de faire quelque chose dont moi j’étais content mais qui plairait aussi au plus grand nombre : « Pas Une Autre » par exemple, c’est un morceau qui peut sonner plus grand public mais je ne l’ai pas fait en me disant que j’étais en train de faire mon morceau radio. C’est dur de faire des morceaux plus ouverts, qui peuvent rentrer plus facilement en radio et en télé, tout en étant content de sa musique : quand tu arrives à avoir ce genre de balance tu as gagné.
Némir l’ami

D : Au delà du fait que Nemir est un ami, quelqu’un que j’estime beaucoup c’est aussi un artiste dont je suis fan. Il est vraiment trop fort : son album est quasiment fini, ça va être une sacrée baffe. Bizarrement, « Ailleurs » n’est pas un morceau de moi, mais c’est celui où j’ai posé qui a le mieux marché. Quand je le joue aujourd’hui encore en concert, les gens sont comme des fous. C’est vraiment l’époque de l’improvisation, sans calcul. Je me rappelle qu’on était à un concert au Nouveau Casino, j’avais écrit le couplet en une heure dans les loges, le lendemain on le posait en studio, et trois jours après on shootait le clip à Montpellier. C’est mon seul titre qui est rentré en playlist sur Skyrock, et à l’époque que ce soit moi ou Nemir, on n’avait aucun label, aucun manager, pas d’éditeur. Et on se retrouve playlistés sur Skyrock : ça montre vraiment la force du morceau.
A : Vous vous êtes bien entendus parce que vous prenez du temps pour faire vos projets non?
D : Il y a un peu de ça en effet. [Sourire] On est aussi torturés l’un que l’autre. Lui un peu plus que moi ! Moi j’ai mis trois ans, lui il en est à quatre. C’est un malade, ça relève de la psychiatrie. [Rires] J’ai entendu certains morceaux, il aurait eu de quoi faire un album déjà : il a bazardé, recommencé des morceaux… mais il est très très fort. Et en plus ils a une couleur musicale bien à lui, ce que j’envie à fond. Je rêve d’arriver à développer une couleur qui ne soit qu’à moi.
Daniel Balavoine Le chant

D : Ah ! Ce vrai Balavoine ! J’ai une phrase dans « On Y Va » où je dis « Ma France à moi c’est Desproges, Balavoine et Coluche » parce que ce sont trois figures du patrimoine français qui m’ont marqué par leur personnalité. Leurs créations aussi, mais j’ai surtout appris à apprécier ces gars-là quand j’étais jeune en tombant sur leurs interviews sur YouTube. Balavoine a un côté très irrévérencieux, jeune fougueux, un petit peu naïf mais à bonne dose. Je trouve ça bien parce que c’était à la fois quelqu’un qui croyait en l’homme et qui n’avait pas peur de se mouiller pour aller dire ses quatre vérités aux personnes qu’il avait en face. Musicalement, j’ai mis plus de temps à rentrer dans son univers, mais c’est un artiste que j’aime beaucoup aujourd’hui. Quand j’ai l’occasion de tomber sur des anecdotes sur lui ou les autres, ça m’intéresse toujours de les lire.
A : Tu écoutes d’autres choses qui n’ont rien à voir avec le rap?
D : À fond. Brel, Brassens, Aznavour, je suis fanatique. J’aime bien la soul aussi, les musiques afro-américaines entre 1960 et 1990… je peux passer d’un Bob Marley, Peter Tosh, Gentleman à Aretha Franklin ou Kaaris. Plus ça va, et plus j’apprends d’ailleurs : j’ai par exemple des cousins à moi qui sont plus dans le rock et qui m’ont fait écouter des playlists récemment. J’ai toujours été hermétique au rock et là, depuis quelques temps, il y a pas mal de choses qui me parlent. Je pense que c’est une histoire d’âge et de sensibilité : il y a certaines choses, ce n’est pas le bon moment pour les écouter. Mais avec le temps tu les comprends.
A : Daniel Balavoine, c’était aussi un prétexte pour parler du fait que tu chantes maintenant. Comment ça t’es venu?
D : Je le faisais déjà un peu avant mais j’ai passé plus de temps à travailler ça en studio. La voix c’est un instrument pas facile à apprendre en autodidacte : je ne suis pas un grand chanteur mais maintenant j’arrive à trouver les bonnes notes en studio, et à me casser la tête pour faire les bonnes prises. Et puis je prends tellement de plaisir à chanter maintenant ! Le rap aussi hein, mais c’est quelque chose que je maîtrise plus. Quand je chante un refrain et que je l’écoute je suis trop content. Plus que pour un gros couplet parce que ça me surprend un peu moins. Un bon refrain chanté ça me vient moins naturellement.
Pôle Emploi Les galères

D : Pôle Emploi, c’est grâce à eux que j’ai tenu ma première année de fac à Paris. Je suppose que c’est en rapport avec ce que je dis dans “Retour En Arrière”? [“Envie de les flé-gi quand ils me grattent des selfies devant Pôle Emploi”, NDLR] C’est une histoire vraie en plus : aujourd’hui je suis intermittent du spectacle, donc quand je finis ma tournée je dois passer par le Pôle Emploi pour relancer l’intermittence. Et une fois, à la sortie du Pôle Emploi, je croise un gars qui me connaît et qui me demande une photo. Du coup je me suis retrouvé à faire un selfie devant le Pôle Emploi. [Sourire] Le mec ne pense pas mal, mais toi tu te dis : « putain mais quelle vie! Je sors du pôle emploi et on me demande un selfie devant l’agence. »
A : Sur ton album, dans tes textes, tu ne t’inventes pas de vie par rapport à l’argent. Tu dis par exemple à un moment que tu as « deux mois de loyer en retard. »
D : [Rires] a date un peu ça. Mais je me souviens qu’au moment où j’avais sorti Inception, j’étais allé voir ma banquière, et j’étais premier sur iTunes depuis deux ou trois jours. Je suis allé à la banque avec une capture d’écran d’iTunes pour lui montrer. [Il tend les deux bras avec une feuille imaginaire, NDLR] « Voilà. Je suis numéro un au top des ventes d’album toutes musiques confondues. Je sais que je suis à découvert mais il faut me débloquer la carte ! » J’étais en loose totale, loyer impayé, je n’avais pas un rond, je me faisais avancer de l’argent à droite à gauche…
A : Elle avait débloqué ta carte?
D : Oui ! Elle était cool, c’était une renoi du 95, qui me disait qu’elle écoutait du rap hardcore. Elle m’avait mis bien de fou (sourire).
A : Tous les rappeurs ne parleraient pas de leur argent comme ça.
D : Aujourd’hui, je vis bien, ça va. Mais c’est vrai qu’il y a pas mal de morceaux où je parle de cette démesure entre le fait d’être connu et de ne pas avoir un rond. Cet album, c’est la synthèse de mes années parisiennes parfois galères, mélangées au succès. Je trouve que c’est une thématique qui est peu exploitée : on est dans une période où tu peux te faire connaître via Internet à une échelle démesurée tandis que les rentrées d’argent ne sont parfois pas à la hauteur de cette notoriété. Au début je n’avais pas un rond, et en même temps les gens me voyaient dans le métro, ils ne comprenaient pas ce que je faisais là. C’est marrant quand même.
A : Le fait d’être connu, c’est quelque chose qui te plaît?
D : Je ne peux pas m’en plaindre vraiment, ça serait cracher dans la soupe : si je n’ai pas de patron, si je fais ce que je veux et vis de ma passion c’est grâce à ça. Mais après est-ce que c’est quelque chose qui me plaît ? Non, pas du tout. Moi si je pouvais ne jamais me faire reconnaître, je le ferais. Si j’avais su, j’aurais été un Daft Punk ou un Kalash Criminel. Ça met un genre de filtre entre toi et tous les autres qui est peu relou. C’est pour ça que, sans mauvais jeu de mots, c’est important de garder un entourage proche, soudé, parce que ça te permet d’être toi-même. J’ai même déjà eu une fille qui me connaissait qui était venue me demander une photo, et juste après ses trois potes me demandent la même sans savoir qui je suis. Je trouve ça dingue comme concept.
Nekfeu Le succès

D : Je n’ai pas encore vu le film! Imagine que là c’est un de tes meilleurs amis, et… voilà. [Il montre Catherine Deneuve du doigt, NDLR] Tu vois mon morceau « Me Réveiller » ? Il illustre ça. On s’habitue à tout, mais tout paraît tellement irréel. Ça ne m’étonne même plus mais en même temps je garde le recul de me dire « Putain, mais c’est trop fou. » Je me rappelle de la fois où il avait aussi fait une vidéo pour Canal + avec Marion Cotillard, on était comme des fous dans notre canapé. « Ah le batard! Il va clasher Marion Cotillard ! »
A : Vous avez tous bien géré le succès de Nekfeu entre vous?
D : Le voir exploser comme ça, ça nous a mis à la fois et une bonne et une mauvaise pression. Si un gars de ton équipe a réussi et ce ne n’est pas le cas pour toi tu te dis que tu as raté quelque chose. Mais pour autant, ça te donne une pression positive parce que Nekfeu est aussi celui qui a le plus bossé : et voir que celui qui a le plus travaillé est celui qui réussit le mieux, mine de rien, tu te dis que tu peux toi aussi faire quelque chose. Mais je crois que personnellement, c’est quelque chose de stimulant : Nekfeu fait Bercy, tu te dis qu’il va falloir remplir le Bataclan quand même.
A : Ce qui est surprenant, c’est qu’en voyant tout ce qui est arrivé à chacun d’entre vous au sein de L’Entourage, vous êtes toujours restés soudés. Même avec le succès, l’argent, les fans, il n’y a pas eu de jalousie ou d’autres aspects négatifs du succès qui se sont interposés.
D : C’est parce qu’on a eu quand même des belles déconvenues auparavant : avant d’avoir fait un euro avec le rap, on a connu les escrocs du business, les envieux, les jaloux, les embrouilles de rue – pour certaines plutôt sérieuses – donc on n’a pas eu le temps de se monter les uns contre les autres. On était tous dos à dos à devoir faire face au reste du monde. Il y a eu une seule tête qui est partie, et là oui, le succès n’a pas fait que du bien. Mais entre nous, dans l’équipe telle qu’elle est aujourd’hui, il n’y a rien de tout ça.
La Vie L’inattendu
D : J’avais oublié ce post Instagram ! Je ne sais même plus où j’avais trouvé cette image. Mais c’est exactement ça. Moi, mon album il devait sortir en un an, mais rien ne se passe jamais comme prévu.
A : C’était quoi les creux pour toi?
D : [Il soupire] Un disque dur qui a brûlé avec mes morceaux, un feat incroyable que je devais faire et qui est tombé à l’eau, des mois de saison sèche où je n’étais pas inspiré et je n’avais plus trop envie de sortir… La vie t’apprend aussi à ne plus visualiser la ligne droite : quand tu te lances dans un projet il vaut mieux préparer le pire, pas le mieux. Tu es toujours plus ou moins préparé au meilleur. Le pire, c’est beaucoup plus dur. [Rires]
A : De tous les membres de l’Entourage, on a l’impression que dans tes textes, les embûches, les galères, c’est quelque chose qui te définit le plus.
D : C’est plus la débrouillardise je dirais. Avant d’être dans le rap j’étais dans l’intérim. Je ne pense pas être celui qui ai le plus galéré d’entre nous mais clairement le fait de ne pas avoir eu de manager, d’être autodidacte dans tout ce que je faisais, d’apprendre sur le tas, de tout gérer tout seul, ça m’a vraiment influencé. C’est plus ce côté de faire beaucoup avec peu qui est important pour moi, plutôt que de parler des galères en elle mêmes.
A : Les petits boulots c’est quelque chose qui t’a marqué?
D : C’est ce qui m’a motivé à me dire qu’il allait falloir me bouger : recevoir des ordres de trous du cul qui ne sont pas plus intelligents que toi juste parce qu’ils ont deux diplômes et que du coup ils peuvent te dire « ferme ta gueule », « va là-bas », « fais ça, fais ça », ça va… Je ne suis pas venu sur terre pour ça. Ça m’a appris la vie que je ne voulais pas avoir.
A : Et ça ne te donne aucun regret sur celle que tu as aujourd’hui?
D : Clairement. Je n’ai pas de regrets ça sert à rien. « Regrets », c’est moche comme mot ! Il vaut mieux apprendre de ses erreurs.
A : Tu en as fais beaucoup des erreurs dans ta vie?
D : Ouais… (rires). Faire confiance à des mauvaises personnes, faire deux trois conneries étant jeune, blesser quelques femmes. Avec du recul, je n’étais pas obligé. [À l’autre bout de la pièce, l’attaché de presse et ami de Deen Burbigo le regarde avec un sourire complice : « On vous dérange, tout se passe bien ?”, NDLR] Il me demande si j’ai fait des choses que je regrette ! Je cherche. Disons qu’on va s’arrêter là, je suis un mec bien avant tout. [Sourire]
A : Des erreurs, tu en fais moins aujourd’hui?
D : Non. [Sourire]
Exceptionnellement, on est sorti de notre studio parisien pour aller visiter la ville d’Akhenaton. Comme l’an dernier, on y était pour couvrir le tremplin Buzz Booster. Mais également pour rencontrer plusieurs personnalités emblématiques du rap marseillais. Une émission hors-format donc, entrecoupées d’interviews et de live-report. Florilège de portraits (Nemir, Rocca, Gros Mo, Dj Djel, R.E.D.K, Nor… dans la même émission), de vannes, de ballades sur le Vieux Port et de coups de soleil.
La Casa Musicale de Perpignan en centre de formation, Nemir dans le rôle du parrain, un paquet de scènes pour prendre de l’épaisseur et quelques couplets qui ont compté (« Ratatatat », « Monnaie courante »). Avec la barbe de Fidel Castro et sans gros Beretta, Gros Mo pose depuis quelques années les fondations. Et le bien-nommé Fils de pute sert à la fois de galop d’essai et de première marche discographique.
« Coupe un peu le buvard que je me tue le cerveau » (« Rabzouz »).
En sept titres et une petite vingtaine de minutes, il dévoile un univers où la défonce et les femmes sont un pain quotidien. Et deux obsessions qui rongent un cerveau qui tourne au ralenti. Entre nuages de fumées et hallucinations chargées en codéine, Mo traîne sa nonchalance et ses pupilles dilatées dans un univers entrecoupé de nappes de flou et de violence froide. Le crâne chargé en psychotropes et en visions nocturnes, il pose ses mots au rythme d’un marcheur blanc. Loin d’être monotone pour autant, le chemin de ce joyeux Fils de pute est aussi marqué par ses montées d’adrénaline, ses accélérations couplées à des roulements de batterie. Avec quelques cuillères de sirop dans le cornet, Enz’oo et Everydayz servent un univers poisseux, à mi-chemin entre « Purple Swag » et « REMember », où réalité et illusions s’entremêlent.
« Au lieu de me prendre la tête, tu ferais mieux de me prendre la verge » (« Tranquille »).
À la fois brut(al) et sophistiqué, Gros Mo déroule un phrasé sans filtre mais pas sans maitrise. Et s’il fallait un contre-pied pour équilibrer l’ensemble, Nemir endosse le rôle du couteau-suisse toujours impeccable, alternant couplet haut perché (« Click Bang ») et refrain acidulé (« Gimmik »). En deux morceaux, les deux larrons de Perpi’Zoo dévoilent une alchimie évidente dans des registres complémentaires. L’autre invité de la petite sauterie, Alpha Wann, apporte une autre touche, dans un morceau qui détonne avec le reste. « Big Boss » envoie de la savate et de la bonne salve d’égotrip dans un esprit boom-bap et battle rap directement inspiré des années quatre-vingt-dix.
Concis et abouti, ce Fils de pute marque (également) l’ascension programmée d’une vraie scène perpignanaise où Nemir joue les locomotives pour quelques forts en gueule comme Gros Mo et Hassan. Enfin une bonne nouvelle dans une ville sinistrée. Louis Aliot, cet EP est pour toi.
Il est 19 heures dans une rue du dixième arrondissement. Le cliché pas tout à fait éculé du soleil perpignanais paraît bien loin en cette fin de journée de janvier cintrée de débris de neige. Et pourtant, si les villes sont de plus en plus froides, de plus en plus monochromes, de plus en plus austères, c’est aux rencontres que l’on y fait qu’on doit toute leur chaleur. Auprès de celui propulsé dans une cité qui n’est pas la sienne ou au coin de la rue, on retrouve l’enthousiasme habituellement gommé par les pas pressés et les vitrines qui se répètent. Et en matière d’enthousiasme, difficile de faire mieux que Némir, dont les rayons de soleil d’un EP fraîchement sorti remplacent les vacances que l’on n’a pas forcément pu prendre. Bonnet, lunettes sombres et cigarettes sous une mansarde parisienne. Les chats et les graffeurs qui marchent sur les toits de la capitale n’avaient qu’à tendre l’oreille : depuis un vasistas de la rue Lucien Sampaix, l’exaltation de Némir et ses idées qui rebondissent les ont transportés Ailleurs.
Abcdrduson : Némir, on va commencer cet entretien de façon un peu casse-gueule, c’est à dire avec un compliment. Il vient de Deen Burbigo, qui parle de toi en disant que tu as entre les mains l’équation pour devenir un grand artiste. Je ne sais pas si tu as vu cette interview [donnée à Cultiz.com, NDLR]…
Némir : [il rit] Bien sûr que je l’ai vue !
A : Il dit donc que pour devenir un grand artiste, c’est une question d’équation, de paramètres qui se rencontrent. Et il dit que tu as cette formule magique entre les mains : Tu viens à la fois du quartier avec en même temps un style qui dénote, que t’es super technique, que tu maîtrises le chant, que t’as un producteur attitré avec lequel il y a une osmose. Est-ce que tu adhères à cette idée d’équation, de formule magique, d’élixir du succès ?
N : Je ne préfère pas me dire ce genre de choses. Je ne suis pas même sûr de la réalité de cette équation. Tu sais, Deen Burbigo, c’est comme un frère de parcours pour moi. Je ne le connais que depuis un an et demi mais il y a eu une espèce d’affinité artistique avec lui, malgré nos différences de parcours, de perception, de plein de choses. C’est particulier, c’est un frère pour moi et je le remercie pour ses témoignages de sympathie, ou je ne sais comment définir ça.
Mais pour en revenir au fond, c’est très dur de répondre à ça car je n’ai pas le recul. Pour moi, la formule magique, le vrai élixir, c’est la qualité de travail. Et comme n’importe qui aujourd’hui, je ne suis pas à l’abri de passer à côté d’un choix ou de faire le mauvais, de me retrouver dans une posture plus délicate que celle que j’ai aujourd’hui. Pour moi, il n’y a pas de réel élixir. Mais ce qui est sûr, c’est qu’avoir un producteur attitré, assumer d’où je viens et ce que je suis, ma musique, la perception que j’en ai, aller au bout des choses, me met dans une situation où je suis en accord avec moi-même. Là on peut dire que c’est déjà ça de gagné et que ça me met dans une bonne situation. C’est déjà énorme. Il y a tellement de gens qui font des choses où ils ne sont pas forcément eux-mêmes, dans des situations où ils sont perdus, où ils ne peuvent pas vraiment faire ce qu’ils aimeraient, où on les guide. Ils se retrouvent un peu étrangers à eux-mêmes dans ce qu’ils font… Moi non, j’ai vraiment l’impression d’habiter ce que je fais et d’être en harmonie avec En’zoo, mon beatmaker attitré avec lequel je cohabite. Ce qui est cool en ayant un producteur attitré c’est que ça te permet d’aller au bout d’une idée. Tu as le moyen, la personne, le talent que ça nécessite, et le cadre. Après, le reste, c’est le travail.
A : Dans les interviews que tu as pu donner jusqu’à maintenant, tu parles souvent de spontanéité. Quand il s’agit de faire des choix, tu ne tergiverses jamais, tu fonctionnes à l’instinct ?
N : Je fonctionne à l’instinct, mais les instincts changent en fonction des humeurs. Alors au contraire, je suis le mec qui tergiverse le plus. Un morceau, je le retourne quatorze fois ! Mais je suis toujours sûr de la première impulsion. C’est dans le travail qui suit cette première impulsion que je tergiverse. Mais la première impulsion, c’est souvent celle qui reste car elle arrive de façon très naturelle, sans questionnement.
A : C’est un reste de ton parcours de musicien non ?
N : Je pense. C’est surtout l’oreille. J’ai toujours été sensible à la musique, aux instruments. Je ne peux pas me considérer comme un vrai musicien, j’ai joué de façon très amateur.
A : Tu as joué dans une batucada [fanfare rythmique d’inspiration brésilienne, NDLR] non ?
N : Oui, au collège, j’ai continué encore un peu au lycée. Après j’ai fait de la batterie. De la 6ème à la 3ème, j’étais dans une chorale aussi, pour délirer. J’y allais sans aucune prétention : « On fait de la musique ici ? Bah j’y vais ! » Et je découvrais. Je sortais d’un quartier, tu me parlais de chorale, gospel, j’avais des notions, mais c’est tout. J’y ai appris plein de trucs. Mais la démarche, c’était une sorte d’attrait, j’étais aimanté par ça. De là, en apprenant des choses, tu découvres ce que tu aimes, ce que tu aimes moins, tu fais des choix. Tu t’imbriques dans des circuits. Mais tu sais, la théorie, pour revenir à ce que disait Deen, bien sûr que c’est cool ; mais quelque part, la théorie, c’est un peu l’antithèse de la musique. D’abord tu fais ta musique, et après, quand tu as fini, tu pourras analyser, théoriser dessus.
A : Et justement, là tu as sorti Ailleurs. En préparant cet EP, as-tu analysé les Next Level, dont deux morceaux ont d’ailleurs été repris sur l’EP ?
N : J’ai l’impression que Next Level volume 2, c’est les prémices d’Ailleurs. Comme Ailleurs, c’est sûrement les prémices de l’album. C’est vraiment ça. Il y a à chaque fois des nouveaux angles qui s’ouvrent, dans lesquels je peux jeter mon regard. Ça élargit mon éventail. Dans l’EP, j’ai essayé d’explorer des choses que j’avais en moi, comme par exemple l’envie de rendre plus mélodieux mon rap, d’y intégrer du chant. J’ai toujours été passionné par le chant. Trouver le bon compromis pour mettre le chant au service de mon rap, c’était ce que je voulais, c’était tout une démarche.
Et puis si je veux faire un album pour l’année prochaine par exemple, je me laisse une période en oubliant que c’est pour l’année prochaine. Et pendant ce temps-là, je vais créer les impulsions, je m’autorise tout jusqu’à ce que le temps se contracte. Et c’est à ce moment-là que je regarde un peu tout ce que j’ai pu faire. C’est en faisant, en le vivant, que tu restes cohérent.
A : Sur Ailleurs, tu as repris deux morceaux de Carences et Parenthèses Volume 2.
N : De Next Level Volume 2 ! Ouais !
A : [rires] « On Block »…
N : …Et « Ailleurs » !
A : Oui « Ailleurs ». Pardon pour le lapsus, mais tu vas comprendre qu’il n’est pas là par hasard. Les deux Next Level, dont le morceau le plus exposé a sûrement été « Carences et Parenthèses », étaient deux EPs dotés d’une certaine nervosité. Attention, une nervosité pas forcément hostile, mais speed et qui avait de la hargne…
N : Oui de culture bitumeuse, ça fait partie de moi aussi.
A : Et là, tu es passé d’un truc nerveux, speed, à un EP super ensoleillé, laidback… C’est une question d’humeur ?
N : Je n’ai pas fermé la porte, mais oui, c’est une question d’humeur, de sensibilité du moment. Mais le registre bitumeux, je ne lui tourne pas le dos, il fait partie de moi autant que le côté ensoleillé. Tu sais, à chaque fois qu’il y a eu un registre musical dans le rap, je m’y suis intéressé, car pour moi, la vérité est globale, elle ne s’arrête pas à un registre, une école, un style. Toutes ces visions forment une espèce de vérité, et toutes m’intéressent, me touchent d’une manière ou d’une autre. Après c’est sûr c’est une question d’humeur, de sensibilité du moment, et de volonté personnelle. Où j’avais le plus à explorer à ce moment-là ? Dans ce côté « musical » du rap. Et c’est aussi là où je m’exposais, où je me mettais un peu en danger. Ca aurait été beaucoup plus facile de refaire quelque chose comme « Carences et Parenthèses », avec un simple beat, sur lequel j’aurais tout axé sur mon interprétation et mes paroles. Mais non. D’autant plus que le côté musical, je savais que j’avais une affinité avec. Je ne m’y suis pas jeté totalement à l’aveugle. Mais je voulais aller vers ça, quelque chose d’assez dangereux pour moi, dont je ne connaissais pas le résultat final, sans réelle expérience.
A : Des choix comme celui-ci sont partagés avec En’zoo ?
N : De ouf ! Lui aussi y a contribué. Déjà, il est aussi à fond dans cette école style Detroit, genre Slum Village, axée sur la musicalité à mort. Étant donné que j’étais dans une période où j’avais envie de ça, et que lui est convaincu que c’est ce qu’il veut faire, ça s’est emboîté, et tac ! Ça a donné cette espèce de trajectoire. Mais attention, même lui est un peu schizophrène, et des périodes de souffrances qui conduisent à des morceaux comme « Carences et Parenthèses », il m’arrive d’en vivre ces derniers temps. En fait, j’essaie de vivre le truc de façon très spontanée, et surtout de ne rien m’interdire. C’est ça la règle : ne rien m’interdire. Si demain je suis dans un état de déprime et de révolte personnelle concernant quelque sujet que ce soit, et si ça doit sortir de façon encore pire que « Carences et Parenthèses », ça se fera, au prix de faire tâche dans une approche plus musicale. Je ne m’interdis rien du tout. Si je commence à m’interdire des choses, j’arrête. Si je fais de la musique, c’est pour ne rien m’interdire.
A : Sur Next Level volume 2, il y a cette intro du morceau « C’est pas ma faute » où tu arrives chez lui et tu lui beatboxes une mélodie.
N : [hyper enthousiaste] Oui ! Naturel !
A : Cette intro, c’est un moment de vie qui reflète votre façon de travailler ensemble ? C’est comme ça que vous bossez vraiment !
N : [toujours très enthousiaste] Ouais, 90 % du temps ! Pour « Ailleurs », l’intro [il la chantonne], j’étais avec En’zoo, il faisait un beat avec ça qui tournait. Je me dis « ça tue, mais pendant trois minutes, ça va casser la tête ». Il a étiré le sample. Et en étirant le sample, il y avait plusieurs cycles. Et de là c’est parti ! Il y a également des parts où on a une idée bien en tête et où on crée en ayant réfléchi, mais beaucoup de fois, ce sont des accidents. À un moment donné, il va jouer du clavier, et il va faire une fausse note. Sauf que cette fausse note, elle ouvre vers une autre idée, avec des notes plus justes. Et au fur et à mesure… Il y a 50 % d’accidents, 50 % de voulu. C’est ça aussi : l’aventure !
A : Et cette part d’accident avec laquelle vous composez, est-ce que c’est à l’image de ta rencontre avec la musique dont on parlait plus tôt ?
N : Oui, il y a une grande part de hasard, c’est clair. Comme dirait Akhenaton « la première fois où ma main a touché un mic, j’voulais rire« . Bien sûr ! La première fois qu’on m’a donné un micro, j’avais presque envie d’éclater, de faire un fou rire. « Mais qu’est ce que c’est que cette situation atypique ?« … [songeur] C’est fou ! Et j’ai toujours eu une sensibilité personnelle pour le domaine du spectacle et en particulier de la musique. Quand j’étais tout petit, je faisais des spectacles chez moi en dansant sur du Michaël Jackson. En primaire, je jouais au smurfeur, à faire des grands écarts américains. La musique, c’est là où je prenais le plus de plaisir et ça c’est inscrit dans mon cerveau. À chaque fois que je me faisais chier quelque part, je n’oubliais pas la musique.
A : Je t’ai entendu dire que tu avais l’impression d’être dans un âge d’or du rap français…
N : [il coupe, super enthousiaste] Sûr !!
A : Ah ouais, « sûr », carrément ?
N : Oui je le vis de l’intérieur. Et pourtant j’étais très jeune en 96/97.
A : Quel âge as-tu ?
N : 28 ans. Je suis un jeune de la vieille, j’ai pu m’inspirer de l’âge d’or de l’époque. J’avais un grand cousin qui me transmettait tous les bénéfices de l’esprit hip-hop de cette époque là, qui était une sorte d’âge d’or. Et j’ai l’impression qu’aujourd’hui, on vit le nôtre !
A : À quoi vois-tu que nous sommes dans un « âge d’or », aujourd’hui ? À des choses dans lesquelles tu t’es inscrit, comme Can I Kick It avec des anciens de l’âge d’or, Cassidy, Kohndo, Rocca, Triptik…
N : Oui !
A : Il y a aussi La Fronce, même si là, c’est plus ce qu’on a appelé plus ou moins maladroitement « le rap alternatif ».
N : Oui, La Fronce c’est une autre équipe.
A : Et cette impression d’âge d’or, elle vient de ça, ces passerelles qui se créent entre plusieurs générations ? Ou aussi le retour des crews, des collectifs, une certaine émulation ?
N : C’est tout ce que tu viens de dire. L’émulation, l’état d’esprit, des plateaux qui se font de façon très naturelle et qui regroupent des gens qui ont tantôt des parcours similaires, tantôt des parcours différents. Il y a une effervescence en fait ! Même dans la musique en général. Et aussi l’état d’esprit. Tout le monde essaie d’amener sa touche au truc, il y a des registres qui n’ont rien à voir les uns avec les autres, donc bien sûr ! En plus, il y a une demande de la part du public. Les festivals et les radios qui ne jouaient plus de rap s’y mettent. Tout s’emboîte. Il y a une espèce de ligne droite sans obstacle qui est là. Les obstacles arriveront, comme dans tout âge d’or.
A : Est-ce qu’aussi le public rap français, et peut-être même les rappeurs, ne sont pas plus sages qu’à l’époque, plus rangés ?
N : C’est clair. Mais ils sont plus sages pourquoi ? Parce qu’ils ont eu l’héritage des anciens. Les années 2000, pour moi, c’est les années noires dans le rap. Quand je dis 2000, c’est de 2004 à 2007. Des années où tout le mauvais esprit du milieu était apparent, où la proposition musicale était unique, c’est à dire que tout le monde voulait rapper comme Booba. C’était triste ! Et je pense que la génération d’aujourd’hui en a eu un petit peu marre et a voulu exprimer quelque chose de différent. La difficulté de la « première génération« , c’est qu’elle n’avait pas d’exemple. Elle a tout défrichée par elle-même.
Et puis effectivement, tu as aussi le public qui a changé. Il y a quelques années, le rap critiquait des mecs comme Hocus Pocus, et encore plus son public. C’est presque si on les considérait pas parfois comme hors du rap. Mais aujourd’hui, le public a changé, et le rap va être obligé d’arrêter de critiquer tel type de public, de réclamer un auditoire stéréotypé, unique. Tu ne peux pas critiquer un public potentiel. Et regarde même les rappeurs. Au début, on a parlé de rappeurs fashion pour ceux qui avaient les cheveux longs et tout. Mais aujourd’hui il y a une omerta là-dessus. Ce public là, c’est aussi lui qui vient aux concerts aujourd’hui, qui écoute du son. Désormais, c’est même peut-être même lui qui fait le milieu. C’est clair que le rap a sûrement vu son public se déplacer vers les classes moyennes. Moi je trouve ça super. Le rap ne peut pas avoir que comme vocation de s’adresser aux quartiers. Bien sûr qu’il peut le faire, et qu’il n’a pas à s’en priver. S’il peut aider des mecs des quartiers, c’est magique. Mais si ça peut aussi parler à des gens de classe moyenne qui peuvent aussi y trouver quelque chose, peut-être de moins intense ou moins dans la revendication. Après tout, pourquoi pas ? Il n’y a rien de plus dangereux que la pensée rigide. Tout peut être complémentaire, pourquoi l’un ne pourrait pas cohabiter avec l’autre ?
A : Depuis tout à l’heure, on parle de nouvel âge d’or, des compliments de Deen Burbigo comme quoi tu es peut-être le futur grand, et tu te définis comme un « jeune de la vieille ». Début 2000, si je suis bien informé, tu faisais des Open Mics avec Grems ou Vicelow ?
N : Ouais, on ne se clashait pas directement mais on faisait des perfs oui ! Les gens applaudissaient et voilà.
A : Ça fait un bail quand même ?
N : Tu sais, j’ai commencé à rapper, j’avais onze ans. À 14 ans, j’animais des premiers battles de danse hip-hop. Dans le milieu danse hip-hop j’ai fait quasi tous les battles de France…
A : Et pourtant, pour beaucoup, tu es un rookie.
N : Mais je suis un rookie ! Ça ne me dérange pas du tout qu’on me voit comme tel. Je me considère comme investi sérieusement dans le rap avec la volonté de faire des choses sur la durée que depuis 2009. Étant donné qu’on est en 2013, ça fait peu d’années. Alors oui, je suis un rookie sans aucun problème et je trouverai même ça illégitime qu’on me prenne pour autre chose.
A : Ailleurs est un EP digital payant qui fait suite à deux projets digitaux gratuits. Ses clips qui ont aujourd’hui autour d’un million de vues quand ceux de Next Level en avaient à peine cent mille. N’as-tu pas l’impression de justement passer un cap, de quitter le statut de rookie, d’internet MC ?
N : Peut-être. On peut même dire que oui, sinon je ne pense pas que j’aurais pris la décision de le sortir en physique. Au départ, il ne devait sortir qu’en digital. Mais le nombre de critiques un petit peu positives et le soutien de la part de différents médias qui ne jouaient pas spécialement de musiques urbaines dans leurs playlists nous ont poussés à aller au bout de l’idée. Ce projet a été perçu comme un projet complet avec une véritable identité. Pour moi c’était un véritable challenge de réussir ce coup là, on ne pensait pas forcément y arriver.
A : Là tu as utilisé l’expression de « musiques urbaines ».
N : [il sourit] Je l’utilise parce qu’on me met des inceptions dans la tête. Parce que je l’entends chez tous ces mecs de France Inter, Radio Nova, qui pour utiliser des expressions un peu plus acceptables s’en servent. C’est comme dire « issu des minorités » pour ne pas dire noir, arabe, ou je ne sais quoi. Ce sont des inceptions de la vie quotidienne, si je les prends c’est que ça ne me dérange pas.
A : Vraiment ?
N : À partir du moment où c’est rassembleur, bien sûr que ça ne me dérange pas. Si ça peut rassembler des gens, ou leur ouvrir des portes qu’ils ont l’habitude de préférer voir fermées quand on utilise d’autres mots, pourquoi pas ? Après, si tu me demandes si je suis conscient du côté dilué de ces mots, oui bien sûr ! « Musiques urbaines« , « issus de la diversité« … C’est le langage qui se met en place… Je ne suis pas sûr que la révolution se trouve là, dans ces choses. Je pense plutôt qu’elle passe par la maîtrise de ton propre environnement. Il y a des règles du jeu, et si tu veux les changer, tu ne peux pas le faire en refusant de jouer. « Je ne joue pas ! » ? Non c’est trop facile. Au contraire : « Ah c’est ça les règles du jeu ? OK, je veux jouer, j’arrive, et quand j’aurais gagné quinze fois de suite, là oui, c’est moi qui vais vous proposer une autre règle« . C’est ça l’idée pour arriver à ce que l’on veut vraiment, quelque chose de plus juste.
A : Tes deux morceaux clippés qui ont respectivement six cent mille et un million de vues sont des titres avec des gens de 1995 et l’Entourage [Alpha Wann et Deen Burbigo, NDLR]. En sachant bien qu’ils ne sont pas là par intérêt commercial ou contre un billet, j’aimerais tout de même avoir ton ressenti : avoir ces gars quand on sort un disque aujourd’hui, ça joue un rôle de locomotive ? Surtout que Deen sous entendait, avec le sourire, qu’aujourd’hui, tu étais passé bien devant.
N : Clairement. Pour parler de Gros Mo ou de Taipan, pourquoi se sont-ils retrouvés sur mon EP ?
A : [le coupant] Gros Mo c’est l’équipe !
N : Oui, c’est vrai. Mais s’ils se retrouvent sur mon EP, c’est qu’ils ont le même niveau d’investissement que moi aujourd’hui dans le milieu. C’est qu’on se retrouve sur les mêmes plateaux. C’est qu’on a les mêmes envies. C’est qu’on fait les mêmes sacrifices. Donc forcément, à un moment donné, tu partages tellement de choses que les featurings deviennent naturels. Je n’ai pas appelé Deen Burbigo sans le connaître en lui disant : viens poser. Non ! Ce qu’il s’est passé, c’est qu’un jour on était ensemble, et il me dit « c’est dommage qu’il n’y ait pas de second couplet sur ce titre. J’ai même songé une fois à dupliquer l’instru pour poser une suite dessus. » Je l’ai regardé et je lui ai dit on le fait ! On était au Nouveau Casino, dans une soirée, il a écrit son couplet dans une loge et on a été le poser le lendemain en studio. C’était du hasard. Et bien sûr que ça m’a aidé. Il était super bien exposé via Rap Contenders, via L’Entourage et toute la base fan qu’ils ont réussi à construire autour de ça. Il a fait ce morceau avec moi parce qu’il aimait ce titre, il ne l’a pas fait en boitant ni pour me rendre service. Alors certes ça m’a servi. Et puis, je ne suis pas sûr que les choses aient changé tant que ça contrairement à ce qu’il dit. Tu sais, Deen, il vient du sud ! Et il transforme les mots en phrases !
A : [rires] Tu viens du sud aussi.
N : Ouais [sourire]. Mais c’est normal aussi qu’aujourd’hui je sois plus exposé. Mon EP vient de sortir, le sien non. Il suffit qu’au printemps il sorte un disque qui tienne la route et ça le fera. Et c’est aussi ça l’émulation, c’est ça qui est génial. Mais là, oui, mon EP a été bien accueilli, j’ai cette chance, ces signaux positifs, avec une sortie physique le 28 Janvier. Tout ça me pousse à continuer dans ma démarche. Mais l’actualité sera remplie pour d’autres plus tard pendant que moi je me replierai sur moi-même pour aller chercher ce que je veux.
« La nouvelle génération de rappeurs, c’est aussi une nouvelle génération de public. Mais c’est aussi une nouvelle génération de chroniqueurs radio, et même une nouvelle génération d’instituteurs ou de politiques ! »
A : Justement, est-ce que tu penses que des passages radio comme ceux que tu as en ce moment, je pense à France Inter ou Le Mouv’, auraient existé sans que tu sortes ton disque en physique ?
N : Ils nous ont playlisté dès le mois de novembre, avant qu’on annonce que le disque sortirait en physique. Donc oui. Mais ce que j’ai surtout remarqué, c’est que ce sont des radios qui ont renouvelé leurs équipes. Quand j’ai été chez eux, je leur ai demandé pourquoi ils me playlistaient. Ça m’intéressait de savoir : Qui ? Comment ? Pourquoi ? Et souvent, le bilan que j’ai pu faire, c’est qu’ils ont chacun renouvelé leurs équipes. Une nouvelle génération est arrivée, et c’est eux qui vont aussi voir les « anciens » programmateurs en leur faisant écouter des trucs, en leur disant « ça c’est cool« , etc.
A : Tu veux dire que ce que l’on disait tout à l’heure à propos du public qui change, c’est aussi le cas dans les médias, les radios ?
N : C’est clair ! La nouvelle génération de rappeurs, c’est aussi une nouvelle génération de public. Mais c’est aussi une nouvelle génération de chroniqueurs radio, et même une nouvelle génération d’instituteurs ou de politiques ! Peut-être qu’un jour, comme aux États-Unis, le président aura un album de rap près de lui, comme Jay-Z avec Obama. C’est évident même. Quand le rap est arrivé, c’est clair qu’il a fait peur. Mais aujourd’hui, ça transgresse moins, et même si des rappeurs continuent à transgresser, c’est devenu inclus dans le conscient. C’est imprimé dans la société. Les clichés d’il y a quinze ans, les « wesh wesh ghetto », ça existe encore dans le rap, mais l’inconscient public ne résume plus le rap à ça. C’est de la musique. On s’en fout d’où elle vient, la seule question c’est est-ce qu’elle est bien faite ou pas.
A : Pour parler un peu plus de ton flow, de ton écriture, tu expliques avoir une écriture très spontanée, parfois même d’abord poser en yaourt, avant ensuite de réécrire, sortir des mots. C’est une démarche assez rare, ou du moins qu’on entend rarement décrite comme cela. Est-ce qu’il y a cependant des artistes qui t’ont influencé, des albums qui t’ont poussé vers cette approche ? Consciemment ou pas !
N : Une génération ou un type de MC, oui c’est clair. Quand j’écoutais du rap à l’époque, ceux qui me percutaient le plus, c’était les acrobates du flow. Tous ceux qui faisaient des acrobaties au micro !
A : Comme qui ?
N : Pff ! Busta Rhymes ! Ou même en France Busta Flex. J’ai discuté avec lui récemment, et je lui disais, sache que la première fois que j’ai écouté « Eh yo j’arrive sur le beat comme le métro sur le quai négro » [Il pose les premières phases du morceau « Style Gratuit« ], j’étais en 6ème, je me le suis pris en pleine gueule. Alors lui, il me disait « je kiffe ce que tu fais« , mais moi, j’étais là à lui expliquer que non, son morceau sur Hip-Hop Soul Party 2 m’avait plié. Je l’avais appris par cœur et j’ai dû essayer une centaine de fois de le reposer par dessus. Ça m’a marqué, je m’en souviens encore. C’est ça que j’adore, les freestylers, les mecs qui laissent parler leur instinct, leur musicalité.
A : Une expression que je t’ai entendu utiliser dans une interview en parlant de ton flow, et je l’ai trouvée assez géniale, c’est celle de « grimace verbale ».
N : Oui !
A : Et ça me fait plaisir que tu parles de Busta Rhymes, parce que quand je t’ai entendu utiliser cette expression, je me suis dit d’abord « oh putain, c’est le truc que j’aurai aimé écrire » et ensuite, j’ai réfléchi un peu et je me suis dit « si quelqu’un qui ne connaît pas Busta Rhymes me demandait de décrire son rap, ce serait exactement ça : une grimace verbale ».
N : Busta Rhymes, ça tue, c’est exactement ça : une grimace verbale. J’adore. Mais attention, je n’aime pas que ça. J’ai eu mon époque Gang Starr, Group Home, qui eux sont axés sur la rage, les tripes. Moi c’est un mix de tout ça : les mecs qui ont du putain de flow, des tripes, la rage, qui savent écrire des trucs solides. Et je ne dis pas qu’il faut toujours parler de trucs graves ou quoi. Mais simplement ne pas tomber dans la facilité. C’est une question d’écriture plus que de thèmes. Regarde, un truc comme le Saïan [il imite le Saïan] j’adorais, mais parfois ça manquait de mots, de phrases claires, d’écriture.
A : Et tu n’as pas l’impression d’avoir flirté avec ça justement sur Ailleurs ?
N : Oui ! Forcément, oui, c’est ressorti. Mais j’ai essayé d’amener ma touche. En fait, ce qui me dérangeait chez eux, c’était que ça parfois, ça finissait par manquer de lisibilité. Moi je tiens quand même à la syntaxe, à la cohérence de l’écriture.
A : Si j’ai bien capté, tu poses d’abord à l’instinct…
N : Oui !
A : Et après il y a une phase d’écriture, ou plutôt de réécriture ?
N : Moi je vais finir schizophrène à ne plus savoir qui je suis, j’en suis persuadé. En’zoo me le dit aussi d’ailleurs. Je le rends malade ! J’ai des vérités absolues, mais elles se bousculent les unes les autres. Chacune de mes humeurs va avec ses vérités. J’ai des périodes où j’ai des lignes mélodiques en tête. J’ai les placements, l’articulation, mais sans avoir l’intonation des mots parce que justement, à ce moment-là, il n’y a pas encore de mots ! Mais je connais l’intensité que je veux donner. Et j’enregistre direct. [il se met à poser en yaourt] Ce n’est que ça ! Puis après je réécoute, et au milieu de mon yaourt, j’entends des mots qui ressortent. Et je pars de ça. Le mot m’évoque une idée, et je brode. Et il y a aussi le hasard, les idées qui te tombent sur le coin de la figure, le fait de se laisser guider par les choses. Le principal c’est d’avancer, quelle que soit la manière dont tu prends le truc, que ce soit par la queue, par l’oreille, le nez, rien à foutre, il suffit juste d’avancer ! Si tu vois que tu avances, tu continues, tu t’agrippes ! À ce qui te viens, à tes idées, à ton instinct, aux hasards. Tout ça c’est de l’escalade en fait !
A : On t’a déjà plus ou moins posé cette question, mais en te parlant de Jay-Z et je sais que quand il s’agit de faire des comparaisons avec Jay-Z, les rappeurs se font tout petits. Donc je vais te la faire en te parlant du dernier album de Zoxea Tout dans la tête. Ne plus écrire, c’est aussi ça vers quoi tu tends ?
N : Je n’ai pas de règles, et celle-ci n’en sera sûrement pas une. Des fois, j’ai simplement la flemme. Je ne fais rien pour le prestige ou l’exploit ou quoi, pas du tout ! J’avance en fonction de mon humeur. Je fais limite tout pour être tranquille, me faciliter les choses. Des fois ça me casse les couilles d’écrire, mais pourtant, j’ai des choses qui me viennent alors je dis à En’zoo « ouvre le micro » et blablabla, je rappe juste une phrase. Et cette phrase, elle va terminer sur un temps, sur un mot. Et là « tac ! » Sur un drop, je vais poser une deuxième phrase, et clac, et clac, et clac, jusqu’à avoir quelque chose à réécouter. Et là en réécoutant, j’arrange tout ça, je réécris, je garde ce que j’aime, vire ce que je n’aime pas. Jusqu’à ce que ça finisse par quelque chose de bien et là ça devient vraiment un morceau. Des fois je me divertis moi-même en fait ! Mais d’autre fois, au contraire, j’ai envie de dire quelque chose d’assez subtil, et là je vais me prendre la tête à cogiter, à sortir un dictionnaire de rimes et le ronger jusqu’à la moelle, chercher des gammes de sonorités, chercher des liens entre les choses, mater un documentaire pour me mettre dans l’émotion du truc. Tout dépend. Je ne donne aucune exclusivité à quoi que ce soit. Moi c’est vraiment à l’humeur, au plaisir… Et il m’arrive parfois d’écrire comme les rappeurs français, punchlines sur punchlines, et en fait je me rends compte au bout d’un moment que ça me saoule !
A : Une de tes marques de fabrique, c’est aussi de faire des morceaux très courts.
N : J’adore ça ! Ce qui m’intéresse dans un morceau c’est l’intention, l’impulsion, l’impact. C’est un petit peu comme dans les sports extrêmes : ça dure trente secondes, ça te donne des sensations incroyables, mais ça t’a demandé des années de préparation. Et maintenant, même quand j’écoute de la musique, si je ne me fais pas surprendre, si le second couplet commence à être une réédite du premier, tu peux être sûr qu’au troisième couplet, je n’écoute même plus, je suis passé au prochain morceau. C’est même un peu ma vision de la musique.
Après, j’ai d’autres envies qui commencent à apparaître. Envie de m’inscrire sur des choses un peu plus pesantes, sur du long format. Mais pour le moment, c’est l’impact que j’aime. PAF ! Même sur scène, il m’arrive rarement d’interpréter un morceau jusqu’à la fin. Je mets l’intention, bim, bam, premier couplet, refrain, un cut, feinte, décalage, morceau suivant ! Sinon je me fais chier. Et j’ai un gros problème de concentration, je suis obligé de m’auto-disquetter moi-même pour rester concentré. Il me faut du mouvement. Même dans l’écriture. J’ai toujours du mal à écrire le second couplet, du coup je demande à En’zoo de trouver le truc musical qui fait que j’ai l’impression de redécouvrir le morceau. Si ma seconde impulsion ressemble à la première, ça ne m’évoque rien. Et c’est comme ça, quand il rajoute des trucs au morceau, il fait venir de nouvelles émotions. Mais c’est un problème de concentration tout ça. Je suis conscient de tous les maux que j’ai, et j’essaie de leur apporter des réponses, des parades. Je joue avec moi-même en fait. Je ne me mens pas, mais je me raisonne, je me vends des arguments, je me trouble… [pensif] Quand je suis bloqué sur un morceau, je suis obligé de me disquetter.
A : Tu prépares un volume trois des Next Level ?
N : Oui.
A : Comment tu l’appréhendes après Ailleurs, qui franchit un certain palier ? Il n’y a pas une appréhension, voire une difficulté, à revenir à ce moment-là à un projet gratos, à d’autres ambiances ?
N : Bien sûr, c’est la question qui m’angoisse un peu. Pour moi Next Level 3 c’est un format forcément un peu moins exigeant, plus au feeling, gratuit sur le net. Le but c’est aussi bien sûr d’occuper l’espace, de proposer quelque chose mais avec moins de prises de tête que sur l’EP. Pas par mépris, mais simplement pour donner quelque chose. On n’est pas obligé d’être toujours super propre, sur la perfection, on peut aussi parfois se laisser aller. Et Next Level, c’est un peu l’occasion pour ça. Mais c’est sûr que c’est un peu compliqué, le EP vient de sortir, il a assis quelque chose, une image et une exigence aussi, et j’ai l’impression que du coup, on ne pourra pas s’en passer sur Next Level 3 sinon ce sera vu comme une régression, même si c’est volontaire d’être plus à la cool ! Alors vu que sur l’album, on est censé être quatre fois meilleurs, on va tenter sur Next Level 3 d’être deux fois meilleurs que sur l’EP !
A : Justement tu annonces un album. Ça en est où dans ta tête ?
N : Alors là j’explore, parce que le but ce n’est pas de rééditer mais d’être dans la continuité, c’est à dire que lorsqu’on réécoutera Ailleurs, on se dira « putain, en fait l’EP c’était les prémices de l’album« . Je veux livrer d’autres aspects de ma personnalité, qu’il y ait de la richesse artistique. Je veux aller beaucoup plus loin, et qu’on se le dise en l’écoutant. Je veux livrer quelque chose de vraiment plus poussé. Et là j’explore car ça m’évite de me braquer sur une date, d’avoir un fantôme dans ma tête qui me dit tous les soirs « le 22 janvier 2014, l’album, vite il reste six mois« . Surtout que maintenant que l’EP est sorti, je l’ai digéré. Je cherche la fraîcheur ailleurs du coup. Et quand ça se fera de plus en plus pressant, je fouillerai dans tout ce que j’ai exploré. Ça se dessinera.
A : Tu as une autre façon d’occuper le terrain que les Next Level, c’est avec la scène. Là tu viens de signer avec Furax… [tourneur assez connu qui s’occupe de Nneka, Emilie Loizau, C2C, Zenzile, etc., NDLR]
N : [il coupe] Oui, c’est la seule signature qu’on a accepté.
A : Comment ça la « seule signature » ? Tu veux dire qu’il y a eu d’autres propositions ?
N : [Plus réservé que jusqu’à maintenant] On a eu quasi toutes les majors, honnêtement, sans faire d’excès de zèle. Avec tout le respect que je leur dois, ils ont été super cools et on est en pourparlers. Pour des éditions on a eu quasi tout le monde, pour des licences ou signatures aussi… Mais pour l’instant, la seule certitude qu’on a eu c’est le tourneur, c’est Furax [il claque des doigts] ! Parce que j’adore ce qu’ils font, parce que je ne voulais pas être dans un repère de rappeurs, non pas par mépris, mais justement pour apprendre, en étant quelque part où mon courant n’est pas majoritaire et pour apprendre de cette diversité. Voilà… Pour le reste, pour l’instant on est en pourparlers, je ne sais pas quelle sera la suite. C’est pour ça qu’il y a des gens qui travaillent sur ça, à qui je fais confiance. J’essaie de m’entourer, ça me permet de rester concentré sur l’essentiel c’est à dire ma musique. La base c’est la musique. Si ta musique tue, ne te fais aucun soucis. Les gens prennent ce qui tue. Ils t’écouteront, en parleront, te chroniqueront, te playlisteront. Ils viendront te voir.
A : Tu ne crois pas au truc de l’artiste maudit, qui tue, mais que personne ne calcule, ou alors une fois qu’il est mort ?
N : L’artiste maudit, il tue, mais sa proposition est en décalage au niveau de son environnement et du temps. Moi j’essaie d’être en harmonie avec mon temps, même si j’ai parfois des petites folies où je me permets des décalages vraiment bien prononcés. Mais ces décalages, ils me servent aussi de repère entre le classique très attendu et le gros décalage. C’est inconscient, mais c’est comme ça que ça se fait. Moi je n’aimerais pas être considéré comme un artiste qui explore des chemins sinueux, des grottes où il n’y a aucune lumière. Au contraire, j’aime quand c’est bien éclairé. Après, c’est aussi un art de trouver le bon registre qui correspond à ta personne, qui apporte vraiment quelque chose et qui se situe dans l’air du temps, au sens noble, pas au sens galvaudé du terme, genre « je veux faire des tubes« . Saisir ton environnement, c’est ça le but ! Mais c’est une équation très complexe. Et moi, je considère que ce qui nous arrive depuis 2010… [il réfléchit] Il y a bien sûr une part énorme de bonne volonté, de travail, mais il y a aussi une part de chance. La même méthode, la même formule mais à une autre période, ça n’aurait pas marché si ça se trouve !
A : Par rapport à ces histoires de signature en major. En’zoo est ton producteur attitré…
N : [il coupe, très affirmatif] C’est clair !
A : Alors, un choix comme celui-ci, comment ça se passe. Surtout qu’à chaque fois que je t’ai entendu parler de lui, tu le décris comme un ermite !
N : Grave ! Mais si demain je devais signer, ça ne serait pas sans lui.
A : Soit, mais comment vous travaillez ensemble ? Et même, comment vous décidez de ce genre de choses ?
N : Comme un groupe avec son chanteur et ses musiciens. On est à deux, partout. Chacun interagit sur le travail de l’autre, on a aucune limite, on regarde et on se permet d’intervenir sur ce que l’autre fait. En’zoo, c’est mon réalisateur. Qu’il fasse toutes les prods ou pas, c’est lui qui me connaît le mieux. Il sait quoi et comment faire avec moi. Pour moi, personne n’a les compétences qu’il a. Au-delà de l’affection, je suis forcé de le dire, je ne peux pas ne pas le voir, il le prouve à chaque fois : il est incontournable dans ce que je vise artistiquement. Rien que par ce biais là, il est number one dans mon projet.
A : Comment vous avez été amené à travailler ensemble ?
N : C’est un mec dont j’ai toujours entendu parler à Perpignan qui est une petite ville. En 2009 je lui ai proposé de faire un morceau ensemble. À Perpignan, c’était clairement l’un de ceux qui était déjà le plus pointu. Il connaissait des trucs que tous les beatmakers ne connaissaient pas forcément à l’époque. Donc on a fait ce morceau, puis un deuxième, puis un troisième. On est devenus potes. On vit en collocation. Et ça a pris tout seul, il a fait tout le Next Level 2, et l’EP pareil ! À la base il ne devait faire que la moitié de l’EP et ouvrir les titres restants à d’autres personnes. Mais au final, c’est lui qui produit tout. C’est son projet aussi, 50/50 ! En plus ça correspond aussi à ce qu’il souhaitait faire. On voulait vraiment faire un projet où si tu retirais un morceau dans le tracklist, ça créait un vide. On ne voulait pas une sorte de mégamix avec 8 producteurs différents, au contraire, on souhaitait un univers musical très perceptible, à l’image de celui dans lequel on baigne. Et a priori, d’après les critiques, ça ressort pas mal.
A : Tu décris Perpignan comme une ville de passage dans une interview à Basket Blanches. Avec un EP titré Ailleurs, et le brassage que peut représenter Perpignan, ainsi que le quartier d’où tu viens, à quel point ça t’a aidé ?
N : Être né à Perpignan dans un quartier qui a une grande diversité, qui plus est dans une ville de passage, ça ouvre ton champ de vision. Tu ne peux pas avoir une vision étroite quand tu baignes dans autant de différences. Ça a contribué à m’ouvrir à la musique. Je dis d’ailleurs souvent aux gens que je fais du rap par amour de la musique. Attention, ce n’est pas du mépris pour le rap, mais le rap, pour moi, c’est aussi un prétexte pour faire de la musique. Quelle qu’elle soit, c’est la musique qui me transcende, et le rap en est une. Alors c’est clair que Perpignan, c’est mes racines, mais c’est peut-être aussi cet aspect passage qui m’a en partie ouvert à tout un tas d’autres choses. Je ne suis pas dans le chauvinisme. Quand on me demande si je fais du rap de perpignanais, je ne peux que répondre non. Ça ne veut rien dire du rap de perpignanais ! Je fais de la musique tout court, que ce soit d’enculé ou de mec cool, je m’en fous.
A : Venant d’une des pointes sud de la France, qui a la réputation d’être un pays très centralisé, avec sa dichotomie Paris/Province, est-ce que tu estimes qu’en terme de musique, internet, les réseaux sociaux, ont explosé la barrière entre la capitale et le reste ?
N : Ça a glissé oui. En tous cas c’est ce que je ressens et ce que ressentent les gens autour de moi, que je croise. De toute façon, il y a eu la démocratisation des home-studios. Avoir un studio chez soi, désormais, ce n’est plus fantastique. Il faut certes se donner les moyens, mais si tu as cette passion, tu peux y arriver et tu le feras. Donc déjà, production, home-studio : moins de difficultés à produire. Ensuite, une fois que tu t’es enregistré, quel est ton objectif ? Te diffuser ! Internet, l’outil : diffusion maison ! C’est réglé. On n’est pas dans des délires La Distinction de Bourdieu. Bien sûr que ça joue toujours un peu, et bien sûr qu’il reste encore des endroits en France perdus, où il n’y a pas de passage, où on ne rencontre pas grand monde hormis ceux avec lesquels on vit depuis trente ans. Mais aujourd’hui, si jamais t’es bon, que tu proposes quelque chose de personnel, qui tient la route et qui est consistant tu pourras te faire connaître. Mais il faut rester exigeant, parce qu’il y a beaucoup de gens qui te parlent d’indépendance, mais qui en font aussi un prétexte pour justifier une qualité moyenne voire mauvaise de leurs projets. Un auditeur, quand il t’écoute la première fois, il s’en fout que tu sois indépendant ou pas. Si jamais c’est mal mixé, et que tu lui réponds « ouais mais on a pas de thunes, il s’en fout. Quand il te découvre, il ne le sait même pas. L’indépendance, ça ne doit pas être un prétexte, quelque chose derrière lequel on se cache. Au contraire, c’est un moteur ! Et pour en revenir à la Province, je pense que ça contribue à une certaine originalité, le fait de venir d’ailleurs justement.
A : D’où le titre de l’EP ?
N : Bien sûr, ça fait partie de l’idée, celle de proposer quelque chose de différent, de venir d’ailleurs. Toujours avoir cette envie d’aller dans le risque, de chercher quelque chose de différent, donc d’aller voir ailleurs. C’est l’ouverture, c’est l’autre. Sans être dans le côté cul-cul la praline, c’est avoir les bras ouverts, être réceptifs à d’autres choses, à d’autres personnes.
A : Tout à l’heure, tu parlais du rap comme un prétexte pour faire de la musique. Tu t’imagines faire aussi autre chose que du rap ?
N : Je dois tout au rap, c’est la seule musique, qui en me parlant clairement m’a dit « avec moi, tu as tout pour faire de la musique. C’est la seule musique qui m’a dit « tu n’as pas d’argent pour acheter des instruments ? Eh bien, avec moi tu ne vas pas en avoir besoin ». « Tu kiffes les trucs, qui bougent ? On a ça dans le rap !« . « Tu kiffes les trucs à tripes ? Dans le rap on a des choses à dire !« . Alors je pense que oui, j’en ferai toujours. Mais il y aura aussi forcément des choses qui vont venir se greffer sur ce corps là. Quoi que je fasse, tu sentiras toujours l’expérience rap et le rappeur derrière, les placements, la rythmique. C’est l’art de faire de la musique avec sa voix et les mots. J’en ferai toujours, je dois tout au rap. Mais mon amour est plus grand que ça, j’aime la Musique. Il y a des rappeurs qui n’aiment que le rap. Moi j’aime la musique.
A : À propos des rappeurs, le clip de « Carences et Parenthèses » avait une introduction super caricaturale…
N : Ce clip, on l’a fait avec Tcho [réalisateur de clips, entre autres pour Casey, B.James, Virus, AL, Rocé, NDLR], que j’adore. Avec les moyens qu’on avait sur le moment, le temps, le hasard des idées aussi, ce qu’on a voulu dire, c’est simplement affirmer qu’on proposait quelque chose de plus consistant que ce que l’on caricaturait. En plus, on était dans une période où on disait beaucoup le mot « slam », et moi les paroles sans musique, qu’est ce que je m’emmerde ! On voulait s’engager avec humour là-dessus, peut-être avec un peu de mépris aussi, mais le mépris associé à l’humour parfois ça ne fait pas de mal [sourire]. On voulait aussi s’inscrire contre le côté démago, gentillet, naïf, mais aussi contre ceux qui ont fait ce que j’appelais tout à l’heure les années noires du rap, c’est à dire tout ceux qui voulaient rapper comme Booba. Moi je kiffe Booba, mais pas ses copies ! Et d’ailleurs, ce qui est cool aujourd’hui, c’est dans nos générations, un mec va se dire : « c’est cool, je kiffe Booba, mais moi je suis qui ? Alors je vais faire MON rap« . Alors qu’il y a un moment, j’ai plus eu l’impression que c’était : « Booba ? Il marche. Je vais faire pareil !« . C’était obscur, sombre, déprimant cette période.
A : Depuis toutes ces années, à chaque fois que je parle avec un MC, il y a toujours un moment où l’on finit par parler de Booba.
N : Mais je kiffe Booba, encore plus depuis que j’ai arrêté de l’écouter au premier degré ! C’est moins bien réalisé avec les années qui passent, le dernier album tu vois que c’est loin du précédent, mais ce n’est pas grave, c’est le personnage qui reste. Quand j’écoute Booba, je matte Heat. Je me prends l’action que je voulais, l’humour que je voulais, j’aime bien son côté très gras aussi. Il faut des artistes comme ça. Ce n’est pas mon registre de prédilection, ce n’est pas ce que je veux faire, ce n’est pas ma personnalité, mais ça me nourrit, ça me fait rire, ça ne me laisse pas indifférent. Moi ce que j’aime, c’est la musique qui me fait quelque chose, pas celle qui me laisse indifférent. Il n’y a rien de pire qu’un disque qui me laissera de marbre. Je préférerais toujours un album qui m’énerve à un disque qui ne me fait rien.
A : Cette question est plus un prétexte pour discuter de choses plus larges, mais il y a une phrase qui faisait tiquer dans le Next Level Volume 2, je crois même que Le Banlieuzart t’avais un peu interrogé dessus, c’est « je me fais rare…
N : [il complète directement la phrase] …comme un français en France qui est désolé d’être blanc ».
A : Je me doute que je ne suis pas le premier à t’en parler !
N : [souriant] Bien sûr !
A : Cette phrase, elle vient de ton côté impro ?
N : Complètement !
A : Et du coup, ces phrases qui viennent de ce côté impro’, est-ce que tu n’as pas parfois l’impression de perdre un peu la maîtrise sur ce que tu dis ou ta façon de le dire ?
N : Si je regrettais cette phase, je ne l’aurai pas enregistrée parce qu’après l’impro, je retravaille toujours tout. Pourquoi ? Parce que dans l’impro, il y a l’essentiel, c’est à dire l’impulsion, le côté sincère, très naturel. Mais il y a aussi tout le côté imparfait de l’improvisation. Donc tu affines, tu pars d’une base d’impro et après tu travailles cette base, tu la travailles dur. Et pour en revenir à cette phase, ça dépend sous quel angle tu la regardes. Si tu la regardes comme une attaque sur le fait d’être blanc, c’est sûr que ça choque. Mais moi je n’ai jamais été contre quoi que ce soit, donc ça dénature mon propos de la regarder comme ça. Avec cette phrase, on est dans l’élément de comparaison. À ce moment-là, je n’étais pas productif, du coup « je me faisais rare comme un français en France qui est désolé d’être blanc« . Et c’était aussi une manière de dire qu’évidemment, ici, dans les rapports sociaux, on en revient souvent aux gens d’origine étrangère. C’était pour amener une touche d’humour, à aucun moment le but n’était d’attaquer le mal par le mal.
A : Je n’ai jamais compris ça, c’est sûr…
N : [il coupe] Voilà ! Mais on m’a déjà dit « tu as dit ceci sur les blancs » etc. Non mais ça va pas ? Je m’oppose au racisme, et ce n’est pas parce qu’on rencontre du racisme qu’on doit à notre tour devenir racistes. Jamais de la vie ! Moi je suis tout le contraire, je suis tolérant, je suis pour le mariage homo par exemple. Je suis trop ouvert pour un rappeur même, limite ce n’est pas bon pour moi de trop faire étalage de mon ouverture. Dans le milieu, ce serait contre-productif [rires].
A : Que veux tu dire ? Il faut encore être un peu « réac' » pour être un rappeur aujourd’hui ?
N : Ce n’est pas qu’il faut être un peu réac’, et ça ne vaut pas que pour les rappeurs ! Pour être un individu dans une société, il faut accepter les modèles. C’est comme tout, et c’est comme ça aussi dans le rap. Regarde les manifestations contre le mariage homosexuel. En 2013, je ne sais pas… L’homosexualité, moi je m’en bats les couilles, ça ne me concerne pas, et justement, du coup, il ne me faut pas 10 plombes pour me poser la question si je suis pour ou contre. Pourquoi je serai contre ? Deux personnes veulent se marier, qu’est ce que tu veux que ça me fasse ? Alors c’est vrai que dans la société, quand tu transgresses certains modèles, tu te mets parfois des petits bâtons dans les roues, mais ça ne me dérange pas ! Moi j’aime bien la liberté de parole, la liberté d’opinion et j’aime aussi entendre des avis avec lesquels je ne suis pas complément d’accord. Ça m’enrichit ! Mais pour en revenir à ta question, tu avais compris quoi de cette phase ?
A : J’avais bien compris que ce n’était pas une attaque sur les blancs, il suffit de voir avec qui tu rappes, ce que tu racontes. Mais je trouvais ça formulé bizarre, je m’étais toujours demandé ce qu’il y avait vraiment derrière ça. Et là, c’est sûrement moi qui dit une connerie, mais si j’étais MC en écoutant ma chute de studio, je me serai peut-être auto-censuré, ou j’aurais rendu la formulation du truc moins ambiguë… Mais bon, l’auto-censure ou le politiquement correct ce n’est pas très bon non plus… Bref, on discute !
N : Non mais c’est clair ! Moi la première fois que j’ai intégré l’angle de vue pseudo raciste de cette phase, c’est justement la première fois qu’on me l’a dit. Pour moi c’était de l’humour. Un arabe en Algérie, il n’est pas désolé d’être Algérien, tu vois ? Un chinois en Chine idem. Et si même j’avais pensé un truc pareil, je l’aurais affirmé clairement comme certains font des morceaux pro-black. Il y aurait eu récidive, etc. Là c’était une punchline qui ne laissait pas indifférent, dite avec un sourire en coin.
A : Tout à l’heure, tu expliquais avoir commencé le rap très jeune, et dans ton entourage, y a des petits gars, à peine adolescent, encore des enfants, qui rappent, c’est Les P’tits Boss.
N : Ouais ! Ils sont mes petits frères artistiques !
A : Est-ce que justement, le fait d’avoir commencé le rap tôt fait que tu les pousses ? Et si oui, avec quel recul ?
N : Oui, j’ai commencé au même âge qu’eux. Je les pousse mais vu que là, je suis concentré sur mes affaires, je les laisse vivre leur adolescence. Moi quand j’ai commencé, mon rythme de travail était à l’échelle d’un pré-ado ou d’un ado, c’est à dire que je restais un adolescent avant d’être un rappeur. C’est pour ça que je les laisse ! Au début, j’ai eu tendance à vouloir leur mettre l’essentiel dans la tête, en me disant que comme ça, ils gagneront du temps. Mais en fait, ça ne marche pas comme ça. Il faut qu’ils vivent leur truc, et c’est d’ailleurs ce qui fera qu’il y aura une personnalité qui s’installera dans leurs morceaux. Il faut que leur instinct naturel parle. Et puis, c’est un bon test aussi, ça permet de voir s’ils sont assez passionnés pour continuer sans la motivation que je leur envoie et de voir comment ils vont s’en sortir ! Depuis quelques mois ils vivent leur truc, j’ai quelques liens avec eux, et on va se revoir bientôt pour bosser sur Next Level 3.
A : Ils seront dessus ?
N : Oui. Ce sont des mecs super talentueux, et Soso, le plus petit des trois, en impro c’est un malade. C’est en impro aussi que je vois le talent, du moins, moi j’y suis sensible. Et il m’arrive de lui mettre des rythmiques qui n’ont rien à voir les unes avec les autres, et je lui dis improvise ! Ce qui m’intéresse ce n’est pas ce que tu dis, c’est comment tu te places. Et dans ce qu’il dit, ce n’est pas un super improvisateur, mais par contre il a un vrai instinct, avec une belle part de naturel et d’innée. S’il travaille et qu’il a la passion qu’il faut… Parce que pour réussir, il n’y a pas que le talent, il faut aussi la passion, car quand tu vois le nombre de sacrifices qui vont avec !
A : C’est quoi les sacrifices ?
N : Tout. Ils sont financiers, parce que tu ne travailles pas. Tu peux construire ta vie dans quelque chose de plus sûr, mais tu vois que tu ne le fais pas, que la passion est au-dessus. Le rap c’est une voie marginale, les perspectives sont floues et abstraites, et ça il faut l’avoir en tête pour ne pas être déçu.
A : Un mec comme Flynt a marié les deux je crois…
N : Il ne bosse plus ! Mais oui, à un moment, tu es amené à marier les deux parce que la vie te rattrape. Mais mon objectif, c’est de ne pas marier les deux [rires]. Il ne faut pas se leurrer, quand tu consacres 50 % de toi à autre chose, c’est 50 % en moins pour ta passion. Et même le temps, le fait de t’enfermer là-dedans, socialement, ça peut te couper, parce que tu te mets à parler de trucs qui ne parlent plus à ta famille par exemple ! Ta nouvelle famille devient un peu le milieu, et tu as le risque de vivre en vase-clos avec des gens qui visent et vivent les mêmes choses que toi. Parfois t’es un peu choqué quand tu reviens à la vie « réelle ». Mais les sacrifices, il y en a partout. La vraie question, c’est est-ce que ça les vaut ? C’est ton degré de passion qui t’amènera la réponse. Moi je serais limite prêt à mourir pour la musique, c’est jusqu’à la mort le truc, avec ou sans argent, avec ou sans âge d’or, d’épuisement ou quoi, c’est jusqu’à la mort !
A : Dernière question. Tu as quasi systématiquement une cigarette à la main dans toutes les vidéos où tu apparais !
N : [il souffle et sourit] Je suis accroc ! Et finalement je crois que je vais mourir de ça. Je suis accroc à la nicotine, au geste aussi, je suis très nerveux, j’ai les mains occupées, j’aime parler avec. Et ça m’angoisse plus d’être sans qu’avec ! C’est une aliénation ! Mais je compte m’arrêter ! Là j’ai diminué déjà ! Mais arrêter quelque chose auquel tu prends du plaisir, c’est chaud. Et j’ai la maladie du fils unique, qui a du mal à aller à l’encontre d’un désir ! Arrêter quelque chose que je kiffe faire… Toi tu fumes aussi [l’interview a eu lieu dans un espace fumeur, NDLR]. Ça fait combien d’années ?
A : 16 ans…
N : Mais c’est affreux !! Qu’est ce qu’on va devenir ?!
« Au bout de la première ligne t’es déjà sous le charme, ça fait longtemps que je ris mais j’en paie les charges. » (« Ailleurs »)
Si cela fait longtemps qu’il en rit, cela fait aussi longtemps que Nemir traine ses guêtres dans le rap hexagonal. Avec le collectif Unité de Valeur puis en solo, avec deux gros EP (les Next Level) dans les bagages, Nemir a du passif et une discographie en construction. Ces premiers tremplins sont venus accompagner une montée en puissante progressive, une affirmation enrichie par une occupation grandissante de la scène. Jusqu’à devenir une figure pas seulement récurrente… mais marquante. Du Buzz Booster à End of the Weak jusqu’à Can I kick it, Nemir était partout ces deux dernières années pour mieux prendre à contre-pied l’axe Paris-banlieue parisienne et rappeler son origine perpignanaise.
La sortie de Ailleurs, son premier dix titres, s’avère donc tout sauf un acte isolé. Elle vient concrétiser ce travail de fond et révèle un personnage truculent, parfois nonchalant, avec un sourire quasi-constant même s’il prend parfois des reflets jaunes. Un mec attachant qui a le recul de celui qui a bourlingué et pris de la hauteur. Pas porté sur la surenchère, ni dans la violence, ni dans le misérabilisme, Ailleurs déborde avant tout d’égotrip. Mais en quelques mots, Nemir dresse par instants des portraits éclairs qui en disent plus long que bien des engagements éphémères.
« Pendant que les condés se demandent seulement ce qu’ont les vrais jeunes, sous le manque eux ne pensent qu’à s’enfumer comme des vrais junks, Le mot violence sur les lèvres, la plupart n’ont pas de vrais guns. » (« Wake up »)
À l’image du clip de « Wake up », Nemir lève tout voile grisâtre pour dérouler avec nonchalance un univers ensoleillé et porté par une bande-son qui laisserait divaguer vers la Californie. Entièrement assurée par le seul En’Zoo, elle ne manque ni de chaleur, ni de cohérence pour accompagner justement le verbe. Entre boucles cuivrées, breaks qui claquent et basses imposantes, le méconnu En’Zoo dévoile une belle palette d’inspirations et d’influences éparses. Le cumul des écoutes renforce un peu plus cette étrange impression de fusion, voire d’évidence, comme si le duo Nemir-En’Zoo avait déjà des millions de kilomètres au compteur. La réussite de Ailleurs tient aussi à cette alchimie qui laisse transparaitre ce sentiment de facilité.
L’autoproclamé impertinent de Perpignan glisse sans effort apparent avec une maîtrise de vieux briscard. Maîtrise dans les placements et le phrasé, il étoffe sa panoplie de rimeur d’une kyrielle de gimmicks bien sentis avec des jeux récurrents sur les assonances. Et pour achever la démonstration, il joue à volonté avec la pédale d’accélérateur, étoffant le laid back de quelques montées en pression impeccables sur des productions synthétiques potentiellement tirées d’un marécage du Mississipi (« Ratatatat »). Condensé, cohérent tout en étant varié dans les thématiques et ambiances, Ailleurs flirte avec le quasi sans-faute. Le seul bémol tient dans les quelques invités venus accompagner son auteur, parfois branchés sur courant alternatif. S’ils alternent le très haut (Alpha Wann sur « Wake up ») et le plutôt solide (Deen Burbigo sur « Ailleurs »), on touche de très près le dispensable (Gros Mo sur « Ratatatat »).
Ni vraie surprise, ni véritable révélation, Ailleurs n’est pas non plus un aboutissement. Il s’affirme par contre comme une incontestable réussite et un vrai grand pas en avant pour Nemir. À la fois pour ce qu’il est et confirme, mais aussi pour ce qu’il laisse présager.