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Quand contact est pris avec Rimcash, il nous annonce qu’il prépare son prochain EP, Système Polaire, un titre parfaitement adapté au froid glacial qui couvre la région parisienne en ce mois de novembre 2018. Rendez-vous est donné sur les rives du canal de l‘Ourcq côté Pantin, au Dock B, vaste bar-restaurant qui se veut lieu de convergence culturelle pour les pensionnaires gentrifiés des environs.

L’homme est discret, un peu méfiant même quand il faut se lancer dans le jeu des questions-réponses. Pour autant, Rimcash avance à visage découvert : le repère à bobos est son lieu de travail, il y est responsable du bar. Là où nombre de ses collègues préféreraient sûrement voir leaker une photo d’eux à poil plutôt que de reconnaître avoir un travail salarié, Rimcash a passé l’âge de raconter des salades (si tant est qu’il l’ait jamais eu). Il a suffisamment inspecté les recoins de son âme pour savoir de quel bois il est fait, il connaît ses qualités et ses défauts : qui l’aime le suive, et tant pis s’ils sont peu nombreux.

Découvert avec ses aventures Mothafuckamook (en duo avec son compère de toujours Didaï) puis mis en lumière sous la bannière du crew tentaculaire La Fronce avant un premier album solo, celui qui a pourtant des “ambitions de géant dans un corps de lutin” est désormais père de famille. Ses priorités ont changé mais après quelques années à se faire discret musicalement, Rimcash fait son retour en début d’année 2018. Quelques Fuites avant les douceurs de Donuts, cette fois c’est avec une trap polaire que le MC originaire de Montreuil (décidément !) se rappelle à notre bon souvenir.


Abcdr du son : J’ai trouvé assez peu d’interviews de toi, c’est un exercice qui te déplaît ?

Rimcash : À l’époque, on était une grande équipe, on avait des gens comme Grems ou Greg Frite qui étaient déjà dans le rap depuis un moment. On savait pas trop ce qu’on faisait : on faisait des clips parce qu’on avait des mecs qui nous sollicitaient, maintenant c’est un peu plus calme, les choses sont retombées… et puis j’ai arrêté le copinage aussi. Aujourd’hui il faut savoir se vendre et moi je suis pas un commercial tu vois, je sais pas trop me vendre. Après quand on m’appelle, je réponds à l’invitation avec plaisir mais je suis pas à la recherche de ça. Il y a des mecs qui passent leur temps à chercher des interviews, des featurings… Il y en a qui font ça bien, comme Sofiane que j’aime bien d’ailleurs : il a fait son truc, il charbonne, il est pas égoïste, c’est bien. Ou Demi Portion, à une autre échelle, lui c’est de l’indé.

A : On t’a découvert avec Didaï vers 2012 avec vos premiers clips et morceaux. Il y a eu quoi avant ?

R : On a commencé vers 2010 avec la vague des Nekfeu, A2H, etc. Des gens comme Greg Frite ou Grems sont venus se greffer à nous parce qu’on faisait du rap qui sortait un peu du rap de tous les jours et ils pouvaient plus s’y identifier, eux qui étaient déjà un peu chelous dans leur délire. Avec Didaï, on rappe depuis 1998. Je faisais mon truc dans mon coin, j’en avais rien à foutre, j’avais un bar-tabac à mon nom, je taffais 7 jours sur 7, je faisais de l’argent. J’en avais rien à foutre du rap. J’en faisais de temps en temps, quand je m’ennuyais au quartier. Après six ans dans mon café, ça m’a saoulé, j’avais d’autres problèmes et je l’ai vendu. Tous mes gars me disaient “Tu fais quoi maintenant ? Rien ? T’as un peu d’argent, ben vas-y fais du rap, on va voir”. Alors on a fait du rap, on a fait un clip “Mothafuckamook” sorti de nulle part, sans attaché de presse ni rien du tout et on a fait tout de suite des milliers de vues. On a commencé dans la chambre de Didaï : on s’est dit qu’on allait faire un clip, un vrai morceau, un vrai projet et qu’on verrait bien. On est vraiment partis au petit bonheur la chance, c’était le bon moment, la bonne alchimie. On a lancé le clip, j’avais même pas de compte Facebook, j’en ai créé un que parce qu’on me disait que ça serait bien que j’ai un endroit pour faire tourner mes sons… De là, Dabaaz a posté le clip et on m’a contacté de ouf. On s’est mis à faire des 5 000 vues par jours, ce qui était beaucoup à l’époque, alors qu’on était personne.

A : Comment vis-tu cet engouement immédiat du public ?

R : Pour moi, c’est un cadeau, un don de Dieu. Tu demandes rien, tu fais ton petit truc dans ton coin, tu mises pas là-dessus et ça te tombe dessus… c’est bien ! Avec le recul, je me dis qu’on a fait des concerts en Belgique, en Suisse, on a fait presque le tour de France, c’est bien, c’est de l’expérience. On a tapé des bons délires, y a eu des trucs moins cools aussi mais avec 8 ans de recul, tu peux que te dire que c’est cool, que c’est bien, ça nous a apporté des choses.

A : Tu as toujours fonctionné avec Didaï apparemment…

R : Didaï, c’est mon ami d’enfance. C’est lui qui m’a plus ou moins mis dans le rap. Un jour, il s’est acheté un logiciel pour faire des instrus, il a commencé à en faire et il s’est mis à écrire des textes, il rappait, il chantait… C’était en 2000 ! Je me suis mis à gratter un peu et puis ça a donné ce que ça a donné.  De toute façon, le rap c’est une passion avant tout. Snoop, il nous a niqué nos vies en 1993. On avait 11-12 ans, j’écoutais Naughty By Nature, des trucs comme ça mais c’était pas encore le truc. Doggystyle est sorti, c’était… le choc. C’était de la musique, c’était plus seulement des boom baps avec des mecs qui font du slam.

A : Vous sortez les premiers clips avec Didaï, un petit buzz se crée. Quelle est l’étape suivante ?

R : Après les deux EPs Mothafuckamook, pas mal de gens nous contactent et on se constitue une petite team. Greg Frite nous contacte aussi à ce moment-là et on réalise deux EPs avec lui, sous le nom de Djunz. Il devait y en avoir un troisième mais il n’est jamais sorti et ne sortira jamais parce qu’il y a eu des tensions avec Greg Frite.  Comme Greg connaissait plein de gens, il nous a emmenés dans plein d’endroits, fait rencontrer plein de gens. Des affinités se sont créées avec d’autres… et ça a donné La Fronce.

A : En tant que public, on a ressenti qu’à un moment donné, partout en France, émergeaient des rappeurs qui étaient dans un délire un peu différent, pas forcément “hardcore”, et que c’est cette volonté de proposer autre chose qui vous a réunis naturellement…

R : C’est exactement ça. Grems et moi avons beaucoup fait pour créer La Fronce. Greg apportait sa sagesse, c’était l’ancien. Avec son expérience, il a su mettre des règles dans le truc parce qu’avec Grems et moi, c’était un peu compliqué. [Rires] Le noyau dur de La Fronce, autour duquel tout s’est construit, c’est PMPDJ (Pour Ma Paire De Jordan, composé de Grems, Starlion, MiM et NT4000), Set & Match, Djunz et Kussay.

A : Est-ce qu’on peut considérer “Hummer” comme le morceau fondateur de La Fronce ?

R : Je ne sais pas, je ne l’ai pas vécu comme ça… Après s’il fallait dater le truc… J’avais pas vu ça comme ça mais c’est vrai que c’était un hymne. C’est pas faux en tout cas.

A : Vous étiez extrêmement nombreux à un moment donné, vous vous connaissiez tous ?

R : Pas du tout. Il y a des mecs, comme Lexxcoop, la première fois que je les voyais c’était au concert de La Fronce à la Machine du Moulin Rouge. À ce concert, j’ai pu rencontrer énormément de gens que je n’avais jamais vus, c’est là que j’ai rencontré Rif et l’équipe de Perpignan. Depuis, lui et moi on ne s’est jamais lâchés, c’est mon gavars sûr !

A : Tu disais avoir fait beaucoup de concerts, je me souviens que Set & Match avaient fait la première partie de Freddie Gibbs et que vous aviez déboulé sur scène…

R : Il était tellement chaud ce concert ! Gibbs fumait des gros pétards, il a embrouillé son DJ après un mauvais enchaînement : “Qu’est-ce que tu fais enculé ?” [Rires] C’était caillera, c’était chaud ! Pas de backer, torse nu, le mec a du débit en plus, il a enchaîné pendant 1h30, il était trop chaud !

« On avait un bon noyau et j’étais trop chaud pour monter une équipe qui pèse, un nouveau Time Bomb, une Mafia K’1 Fry, un Secteur Ä. »

A : Quels sont tes meilleurs souvenirs de cette époque ? Quand tu parles de La Fronce, tu t’allumes, on sent que ce sont de bons souvenirs…

R : Je kiffe et en même temps je suis déçu. Là on parlait des bons côtés mais moi, ce que je reproche à La Fronce, c’est que tout le monde s’en est servi pour faire du buzz, n’a pensé qu’à sa gueule pendant que moi je m’étais vraiment investi avec quelques autres. Il y a des dissensions qui arrivent, tu connais. Tu te retrouves dans un groupe avec 45 personnes, ça fait resurgir des trucs. Y en a deux qui s’embrouillent… après les choses sont plus pareilles, etc. Tout ça est parti de Grems et moi. On a beaucoup parlé tous les deux et je lui disais “Je suis trop chaud pour monter un nouveau Time Bomb, une Mafia K’1 Fry, un Secteur Ä”, devenir une équipe qui pèse dans le pe-ra. On avait un bon noyau, il y en avait pour tous les goûts, on bougeait aux radios ensemble, quand un faisait un clip les autres étaient là… Y avait vraiment un bon truc.  Ensuite chacun veut ramener des gens. Les mecs commencent à dire “hey mais si lui a ramené lui, pourquoi je ramènerais pas un autre gars ?” et tu te retournes après deux mois, y a 50 personnes. Avec plein de gars que tu connais pas et encore pire, des fois, des mecs que t’aimes pas. Comment tu veux être fier de représenter ton équipe ? Avec les dissensions, les choses se sont essoufflées naturellement. Quand je me suis rendu compte que plein de gens n’étaient plus investis, j’ai arrêté de m’investir aussi. Avec le temps, le truc est mort dans l’oeuf. On a fait le concert qui était vraiment un truc de ouf, et voilà. Après tout le monde s’est mis à ne penser qu’à sa gueule, ils ont arrêté de représenter La Fronce et c’était fini.

A : C’était à quelle époque ? 2013 non ? Au moment de la sortie de ton album solo. On sent la déception dans certains titres, que c’est une période compliquée…

R : Je suis un sentimental. J’aime les gens. Et plein de gens ne m’aiment pas en fait. [Rires] Mon album, ça a été une autre épreuve. D’un côté ça s’est bien passé, on n’a pas perdu d’argent, je n’ai pas pris des millions mais j’ai touché un beau chèque et c’est cool tu vois. Mais avec ce qui se passait, j’étais un peu déçu des gens, je me disais “si c’est ça la musique, j’ai pas trop envie d’aller là-bas.” Je préfère aller taffer, au moins avec les gens bourrés je sais à quoi m’en tenir. [Rires]

A : Quand j’écoute l’album, je suis frappé par les choix musicaux. Tu sortais de Djunz, La Fronce avec un son assez “moderne” qu’on retrouve par touche seulement sur “Vie d’ordure”. Il y a des morceaux très “classiques”, très rap français…

R : Je sortais d’une période musicale avec plein de couleurs, là c’est vrai que c’était plus sombre. J’ai voulu prendre les gens à contre-pied, qu’ils m’entendent sur des sons auxquels je ne les ai pas habitués. C’est là l’intérêt du truc aussi à mon sens. Cet album, j’aurais dû le sortir sous “Karim” [son prénom, NDLR] plus que “Rimcash”. Cet album c’est vraiment moi, ce que je suis, ma vie d’homme, mes galères, mes kiff. Musicalement, j’ai essayé de faire tous les raps qui m’inspirent, que j’aime bien. J’ai essayé d’en faire pour tout le monde… en fait non c’est même pas ça, c’est que dans ma tête on est plein et je l’ai fait pour moi. J’ai fait tout ce qui me tenait à cœur de faire.

A : Je l’ai raté à sa sortie. Tu l’avais sorti dans quelles conditions ?

R : J’ai eu de la promo de ouf ! J’ai fait toutes les radios à part Skyrock, j’ai eu ma double page dans Le Monde, j’ai eu des articles dans 20 Minutes, les Inrocks… À l’époque où l’album est sorti, dans le paysage il y avait plein de trucs et il s’est peut être un peu perdu dans la masse. Mais j’ai eu ma promo, ma mini-tournée… c’est pour ça qu’on a pu gagner un peu d’argent d’ailleurs.

A : Tu disais être sensible, ça se ressent dans ta musique. Comment se passe le “service après-vente” avec le public ou les médias ? Aborder certains thèmes comme un exutoire est une chose, qu’on vienne te parler de ces choses intimes en est une autre…

R : J’ai toujours eu de super retours par rapport à ça. Même des meufs surprises qui me disent : “Ah mais t’as un cœur et tout.” [Rires] Je suis pas un dalleux, je serai jamais un dalleux… Déjà y en a trop, si tu veux te démarquer, faut pas être un dalleux. Mais c’est bien, il en faut pour tout le monde, ça permet de se comparer, de se rassurer, de te rendre compte à quelle hauteur tu es. [Rires] À la base, il devait y avoir deux fois plus de sons dans l’album, j’ai beaucoup coupé. Je n’ai gardé que ceux qui avaient le plus d’importance pour moi. Il y a des morceaux comme “C’est dégueulasse mais ça déchire” ou “Divertissement” qui avaient au moins cinq ans quand l’album est sorti. Et à coté de ça, t’as “Bang bang” avec Naï que j’ai enregistré la veille du master. J’avais mon album mais j’avais pas de feat avec Naï : c’était pas normal. Je sais qu’il aurait compris qu’il y ait pas de morceau avec lui sur l’album, il a vu le cheminement de l’enregistrement mais c’était pas possible. J’étais chez Didaï, on faisait les dernières modifications sur un son, la date du master était bookée pour deux jours après, impossible de la bouger. On finit notre session et Didaï nous dit qu’il a fait une prod : on écoute, on la veut. On sort de chez lui, chacun à ses trucs à faire. Le lendemain on s’appelle : chacun avait son texte, on avait un refrain, on est partis poser, ça a été mixé dans la foulée et “Bang bang” est parti au master avec le reste. Je suis content de ce que j’ai fait sur ce disque. Quand il fallait choisir les titres, Didaï m’a dit « c’est ton album, c’est la trace que tu vas laisser dans le futur” et ma manageuse de l’époque m’encourageait à en écarter certains parce qu’il y avait déjà un son de la même couleur. Au final, je trouve qu’on a fait un bon truc. La pochette c’est Grems qui l’a faite : cet album, je ne l’ai fait qu’avec ma famille.

A : Ce sont les mêmes qui sont toujours les mêmes aujourd’hui non ?

R : Plus vraiment. Il n’y en a même plus beaucoup. Il reste Didaï, on est menottés lui et moi. [Rires] On se connaît depuis qu’on a 10 piges, en sixième au collège. On se voit moins, on a tous les deux une petite fille, on taffe, on habite à l’opposé mais on se parle toujours. C’est des gens que je vois peut-être moins au quotidien mais ça reste des bons bougs.

« Aujourd’hui, ne pas faire trop de buzz, c’est quelque part une volonté sans en être une.  »

A : Après l’album et jusqu’à début 2018, plus trop de traces de toi…

R : Je n’ai pas très bien vécu la sortie de l’album, ça ne se passait pas très bien avec ma manageuse, elle m’envoyait au casse-pipe, je n’aimais pas trop ça. Je voyais des gens autour de moi devenir jaloux donc j’ai fait une pause. Et ça a coïncidé avec une période où j’ai aussi eu des soucis dans ma vie personnelle. Mais j’ai continué à faire du son. On a sorti deux EPs Shish & Skonk avec Naï, il y en a un troisième qui n’est jamais sorti et ne sortira jamais non plus. [Rires] J’ai fait des trucs qui n’ont pas rencontré le même succès… mais Shish & Skonk, c’était engagé, c’était un risque. Déjà tu ne parles qu’aux fumeurs donc tu te coupes d’une partie du public. J’ai eu plein de messages qui me disaient que ça déchirait et plein de messages pour me dire “ça pue, arrête de me saouler avec ta drogue, parle-moi d’autre chose, j’aime bien quand tu me parles aussi d’autres choses”.  C’était de toute façon un projet éphémère, un goodies pour l’été. Déjà, les deux EPs sortis c’était des faces B, ça te limite dans les possibilités d’exploitation de sons, les tournées… Après on a fait un super EP qu’on a tellement taffé qu’à la fin, j’en pouvais plus. J’entendais plus rien, ils changeaient la basse, le charley… Des fois au mixage, ils me changeaient l’instru frère ! Tout ce qui était derrière passait devant, ce qui était devant passait derrière, ça te change complètement ton morceau ! J’ai été obligé de dire au gars “hey gros, on t’a pas demandé un remix, on t’a pas demandé de faire le créateur”. Au bout d’un moment, j’ai craqué. En plus, ma fille est née en 2015 donc à partir de là, les priorités changent. J’avais emmagasiné plein de sons mais après sa naissance, je m’en battais les couilles du rap, c’était le cadet de mes soucis. Surtout me prendre la tête à faire la promo, etc.

A : Sur Fuite, tu dis “Faire un EP j’étais pas trop pour”. Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ? C’était quoi la motivation derrière Fuite ?

R : On était avec quelques gars, on tapait un délire, je suis parti en freestyle et on s’est dit que je pourrais en sortir un de temps en temps, comme ça… Des fuites quoi. C’était histoire de me rappeler au bon souvenir des gens, leur dire que je reprenais un peu du service. C’était pour faire patienter avant de sortir un EP mais je trouvais pas trop ce que je voulais faire, c’était plus une compile qu’un EP… Au final, je me suis retrouvé avec 7 titres et on a décidé d’appeler ça Fuite parce que c’était déjà le titre de quelques freestyles qui étaient sortis. C’était plus un package de sons alors que Donuts, il y a un vrai concept.

A : D’après ce que tu disais sur tes premières amours musicales, Donuts, ton EP sorti été 2018, c’est finalement un retour aux sources !

R : Donuts, c’était l’occasion de refaire du son ensemble avec Didaï, ça faisait longtemps. Lui, il ne rappe plus, il n’a plus trop le temps et je crois que ça le fait chier mais il fait toujours des prods. C’est lui qui est venu en me disant “je t’ai fait un petit pack west coast, il faut que je te l’envoie”. J’ai écouté et c’était que des balles : sur les 10, on en a fait 7 morceaux. La première que j’ai écoutée, c’était la prod de “Friendzone”. La deuxième c’était l’intro… À chaque nouvelle prod, c’était chaud. Didaï a proposé qu’on fasse un petit EP, vite fait. ça nous a pris trois mois pour le faire, grand max. Une fois que c’était prêt, j’ai décidé de le sortir, sans promo, à l’arrache.  Aujourd’hui, je m’en bats les couilles du rap. Tu as vu où on est, j’ai pas besoin du rap, je gagne ma vie. Mais je continue à faire du son. Dans mon laptop, j’ai encore des balles qui dorment. Je vais d’ailleurs commencer à lâcher les inédits : il y a un nouveau EP qui va arriver très prochainement dans l’hiver. Je pourrais le sortir maintenant, à l’arrache, comme je l’ai fait pour les deux derniers, il est prêt. Mais je pense qu’on va prendre un peu plus de temps pour celui-là parce qu’il y a des vrais bons sons. Mais bon, en vrai, je m’en bats un peu les couilles de la promo. Le fait de faire partie de cette génération qui a émergé en 2010, ça m’a donné un mini package de gens qui m’écoutent et pour l’instant, ça me va. J’ai pas envie d’aller trop trop loin dans le rap aujourd’hui : aujourd’hui j’ai une petite fille, faire des concerts à Rennes, à Lyon, à Montpellier toutes les semaines… je ne peux plus ne pas être là tous les week-ends. Quelque part, c’est une volonté sans en être une, de ne pas faire trop de buzz, je ne pourrais pas l’assumer derrière. Ou au détriment de certaines choses qui vont me coûter. C’est pas vraiment l’intérêt du truc. Après, je fais du son, à un moment donné il faut que je le partage. Normalement je donne tout gratuitement tellement je m’en fous mais on m’a convaincu qu’il fallait que ma musique soit payante. J’ai eu des discussions à ce sujet, notamment avec Starlion qui a su trouver les arguments qui m’ont convaincu. Et puis c’est la moindre des choses en fait : aller en studio, faire des masters, ça me coûte de l’argent aussi alors on fait payer les projets juste pour ne pas perdre de thunes.

A : Sur “Tchin Tchin”, Driver réarrange son mythique refrain de “Aïe Aïe Aïe”. C’est une idée de toi ?

R : C’est Didaï ! Il avait fait la prod, il l’a contacté, Driver était chaud. Didaï m’a fait une dinguerie d’ailleurs. Il m’appelle pour me demander si j’ai mon texte, j’avais pas trop le temps, il me dit qu’il comprend. Il me rappelle 30 minutes plus tard pour me dire qu’il a booké le studio trois jours plus tard. J’ai fini mon texte pendant qu’ils posaient, je ne pas l’ai posé super bien… Je suis revenu le lendemain, je ne pouvais pas laisser ça comme ça, il y avait des erreurs, c’était pas possible. [Rires] D’ailleurs, c’est les 20 ans de la sortie du premier album de Driver, Le Grand schlem. Il donne grave de la force, ce que je kiffe c’est qu’il est parti à fond dans le délire autotune, j’ai vraiment kiffé ! À la base, ce morceau était pour un EP intitulé Nuits Blanches sur lequel on bossait avec Didaï et qui ne sortira jamais. [Rires] On a laissé tomber le EP mais vous entendrez tous les morceaux sur d’autres projets. Sur les 7, 6 sont sortis et le dernier, “La fin du film” sera sur le EP qui sortira cet hiver. Comme “Tchin Tchin” et “Friendzone” sonnaient vachement westcoast, je trouvais plus cohérent qu’on les retrouve sur mon EP, ça collait plus musicalement.

A : Le personnage d’Anakin [Skywalker, père de Luke et futur Dark Vador, NDLR] revient souvent dans tes morceaux. Qu’est-ce qui te plaît chez lui ?

R : C’est pas qu’il me plaît c’est que… c’est mes amis proches qui m’appellent comme ça, parce qu’ils trouvent que je ressemble beaucoup à Anakin. Je suis Anakin mais je suis pas Dark Vador, Anakin qui a le seum au fond de lui et qui se bat contre. Je suis pas trop celui qui revient vers la lumière à la fin, je suis plus celui qui se coupe la main au début. [Rires] C’est mon caractère : j’ai un grand cœur et quand je vois des choses que je n’aime pas, je prends le seum direct. Très violemment. Je n’aime pas les injustices… Je peux me pé-ta avec des keufs pour un truc pas juste tu vois. Pour une connerie, mais parce que ce n’était pas juste ça m’aura rendu fou. “C’est pas Coubertin ce que t’as fait frère, t’as pas rendu la balle”, des trucs comme ça, ça me rend ouf. C’est aussi pour ça que… tranquille la musique. Je partage mes petits trucs, si ça vient pas, tant mieux, quelque part ça m’arrange. Pour moi c’est plus un exutoire. Je me lâche quand j’ai besoin de me lâcher, je fais mes morceaux “Vie d’ordure” et après je suis content.

« Je fais ça à la sudiste : pas trop vite le matin et doucement l’après-midi. Je m’en bats les couilles, les sons sont coffrés.  »

A : Sur le prochain EP, il y a un concept comme il y avait pour Donuts ou ça se rapproche plus de la compile comme Fuite ?

R : Ça sera de la trap glaciale. Ça va s’appeler Système Polaire et ça sera produit par Gizzle à l’exception de deux morceaux produits par Didaï. Je vais bientôt rentrer en studio… J’ai déjà pas mal de singles mais sans cohérence, c’est plus “les Rimcash compiles”. La suite, on verra, selon l’envie. L’hiver dernier, de septembre à décembre, j’ai fait plus ou moins les 3 EP. J’ai commencé par enregistrer Fuite, puis Système polaire et je me suis dépêché d’enregistrer Donuts pour que ça soit prêt pour l’été.  Je dois sortir des clips mais ça traîne un peu. [L’interview est réalisée en novembre 2018, NDLR] Là, c’est un problème technique, on a tout sur l’ordi de mon gars mais son Mac a cané. Il vient juste de récupérer un ordi, je dois lui renvoyer le master du son parce qu’il ne l’a même plus… J’ai déjà commencé à clipper pour des titres de Système Polaire. Pour Donuts, le clip de “Friendzone” arrive, c’est un de mes morceaux préférés, le premier que j’ai fait pour le EP. Le refrain est sorti direct quand j’ai écouté la prod. Comme je me suis installé de quoi enregistrer chez moi, j’ai posé direct. Et il y aura un clip pour “Nuits Blanches” aussi. Mais bon, comme je te disais, je suis pas trop dans la promo. Je fais ça à la sudiste : pas trop vite le matin, doucement l’après-midi. Je m’en bats les couilles, les sons ils sont coffrés, quand on veut clipper on clippe, on se fait plaisir. Il y a des choses qui vont continuer à arriver jusqu’à l’été prochain. Dans l’idéal, on sort un autre petit EP cet été.

A : Qu’est-ce qui te motive encore ? Tu ne veux pas vraiment que ça explose, tu n’as pas envie de partir en tournée…

R : C’est un exutoire ! Je suis quelqu’un qui ne parle pas beaucoup, quand je fais mes morceaux, je me lâche, ça me fait du bien. C’est un peu ma thérapie, c’est comme si j’allais chez un psy pour m’allonger sauf qu’à 70 balles la séance, je préfère payer le studio ! [Rires] Ça fait des années que j’enregistre dans le même studio, on se connaît bien maintenant, ils sont cool avec moi. Greg, l’ingé son, sait tellement bien comment je taffe que parfois j’ai même pas besoin d’être là pour mixer. On s’est pris la tête, ça a pris deux ans pour qu’on se comprenne bien mais maintenant je lui donne des pistes, il me les mixe en deux heures. Équipe resserrée mais fiable. Je ne parle plus avec personne. J’ai Chino avec moi, Mouky et Le Huss pour les vidéos, j’ai mon studio, merci au revoir. T’as pas tellement besoin de grand-chose de plus en fait. Et pour ce qui est de la promo, si un jour je décide d’en faire, j’ai deux trois contacts, on les paie et ils nous font la promo. Je fais ça sans prétention.

A : Avec la dématérialisation de la musique, est-ce qu’un artiste comme toi arrive à gagner de l’argent ? 

R : Ouais, un peu. Vraiment un tout petit peu. Je ne compte pas vraiment dessus, je n’ai même pas été voir combien avait rapporté Donuts. Didaï m’avait envoyé que le premier jour on était 32e au top iTunes, ça veut dire qu’on a dû en vendre quelques uns. Après, c’est sorti un 31 août, il devait pas y avoir grand-chose ce jour-là, t’en vends 50 t’es premier. [Rires] Ce que ça rapporte, ça paiera un clip ou les prochaines séances de studio.

A : Vous avez assez mal éduqué votre public en mettant la plupart de vos projets à disposition gratuitement, non ?

R : Oui et non. Le deuxième Djunz était payant, Vie d’ordure était payant. On n’a pas fait que des trucs gratuits. On était dans une époque délicate, est-ce qu’il faut faire payer ou pas ? Ça dépend de comment tu abordes le trucs, si tu veux vendre des concerts, du merchandising… Aujourd’hui, je me dis que tout travail mérite salaire, j’ai taffé sur mon EP : achetez-le les gars. Quand bien même vous pouvez ou voulez pas l’acheter, il y a des plateformes de streaming, vous pouvez l’écouter là-bas. Un artiste, il se prend la tête. Des fois, je galère sur un texte, à la virgule près, remplacer un mot que j’aime pas par un autre que je trouve pas, parfois je passe une journée entière sur une phrase à me prendre la tête. “Wesh Saïd”, je l’ai pas écrit sur l’instru qui est sur Donuts. C’est moi qui l’ai créée avec ce que j’imaginais, qui ai dit quel élément isoler pour que ça pète… Toi quand tu as posé ton couplet à l’origine, c’était pas ça le morceau. Depuis, il y a eu des edits, des arrangements, c’est une science. Il y a des mecs qui sont payés uniquement pour faire ça tellement c’est compliqué.  Donc à un moment donné, il faut que tu t’y retrouves un peu. 1€ le son, je trouve pas que ça soit une folie, c’est abordable par tout le monde. Maintenant, tu peux écouter la musique sans compte… Aujourd’hui la musique ne coûte plus rien à personne, sauf à ceux qui la font. Je veux juste pouvoir rentrer dans mes frais, si le public joue le jeu, ils me permettent de continuer.

A : C’est le moment de la question de vieux : pas de sortie CD pour aucun de tes projets ?

R : C’est fini le CD ! Il aura duré moins longtemps que la cassette non ? Chez moi, si j’avais pas la Playstation, j’aurais rien pour lire un CD ou un DVD. Il faut vivre avec son temps, si aujourd’hui les gens écoutent la musique en streaming, il faut te rendre disponible sur ces plateformes. Si t’es utopiste et que tu continues à espérer vendre du CD, tu vas te casser la gueule. Toutes les évolutions ne se font pas forcément vers le meilleur mais t’es obligé de t’adapter. On m’aurait dit il y a 5 ans que des gars feraient des disques d’or en équivalent streaming, j’aurais rigolé !

Au début des années 2000, portée par les imports et les flux Internet de labels américains tels Anticon ou Definitive Jux, l’étiquette de rap alternatif commence à naître en France. Quinze ans plus tard, dans son inusable réécriture, l’Histoire n’a principalement associé que quelques groupes parisiens à ce terme, dont l’idée d’une contre-culture rap continue à mettre mal à l’aise certains de ses acteurs.

À la même époque pourtant, dans une ville peu réputée pour sa culture hip-hop, un bouillonnement se faisait sentir. Il s’agit de Bordeaux. L’oriflamme de la ville est d’abord tenu principalement par Kroniker, groupe qui a un petit écho national, notamment en se rapprochant d’abord de Triptik. Puis, plusieurs collectifs et individualités émergent, aidées par Internet ou les mixtapes, qu’elles soient de leur propre production ou réalisées par Bursty à travers la série Maximum Boycott. Au point qu’un axe Paris – Atlantique naît et unit des MCs bordelais à quelques rappeurs parisiens comme Sept, Le Jouage ou Grems, à cette époque installé entre les deux villes. Leur rap est technique, à la fois sombre et énergique, souvent audacieux, parfois classique. La compilation Kuality Records, mais surtout le collectif Olympe Mountain, scelleront définitivement l’identité de cet agrégat de rappeurs alors inattendus.

Parmi eux, il y en avait un doté d’un étrange suffixe : Iraka 20001. Contrairement à certains de ses confrères d’Olympe Mountain, il disparaît de la scène rap dans la foulée de ces sorties et de celle de son album démo intitulé Deux années d’merde. Jusqu’à renaître en 2010, de façon un peu illisible pour ses anciens confrères. Iraka était un rappeur habitué à noyer l’auditeur de mots, à faire déferler des images et des scènes de vie comme autant de polaroïds. Il livre finalement un album aéré, proche du spoken-word, à la réalisation tellement lo-fi qu’il en devient insaisissable, presque évanescent.

Peu importe, Iraka se sert de ce disque pour resculpter son art, cinq ans durant, sous le climat méditerranéen. Il ressort de vieux textes et maquettes de l’époque bordelaise, en écrit aussi de nouveaux. Il rencontre des musiciens, ne cherche pas à coller à des codes, tire tout ce qu’il peut tirer de son vécu de slameur, découvre la scène et ne s’effraie pas d’être baladé d’une catégorie à une autre au gré de ses morceaux. Dans les concerts qu’il effectue désormais principalement dans les Bouches-du-Rhône, il est tantôt vu comme un chansonnier, tantôt vu comme un slameur, tantôt vu comme un MC. D’une certaine manière, même s’il s’est envolé subitement de Bordeaux depuis plus de dix ans, Iraka est en train d’établir son plan de vol, celui qui lui permettra de casser chaque case dans laquelle il pourrait se faire enfermer.

Alors en 2018, Livingston sera son credo. C’est ainsi qu’il titrera son album, prévu pour cet été et introduit par un EP de trois titres publiés à la fin de l’année dernière. Une référence à l’histoire de ce goéland, prénommé Jonathan, qui s’affranchit de tout pour le simple plaisir de voler, au-delà des codes que veulent imposer les clans, quelles que soient leurs étiquettes. Un entretien à lire comme un nouvel envol, loin de battre de l’aile.


Bordeaux Passion rap

Je commence le rap à Bordeaux où mon père a été muté. J’arrive là-bas un peu avant dix ans, à l’origine je viens d’Antibes. Je découvre le rap d’abord via un gars de ma classe, en cinquième, qui écoute le Wu-Tang Clan, qui rencontre IAM, qui est branché en fait. C’est lui qui nous envoie le rap. Quasiment la classe entière tombe dedans. À partir du Wu-Tang, je découvre toute la galaxie qu’ils forment, leurs albums solos, ensuite Sunz of man, le lien avec IAM joue aussi, évidemment. J’écoute aussi beaucoup Fabe, un peu Time Bomb, Diable Rouge, les X Men, encore une fois des groupes qui à ce moment ont des connexions avec IAM. Il y avait aussi Cypress Hill que j’écoutais beaucoup et rapidement, je deviens un de ces jeunes adolescents qui taguent, puis qui se mettent à rapper un peu, dans leur chambre, comme des ados. Vers mes seize ans, je me retrouve avec un petit groupe de gens de Mérignac, en banlieue de Bordeaux. Parmi eux, il y a un mec qui s’appelle Matthew, alias Jey Sky. [Membre fondateur du groupe OSC, NDLR] Il est Anglais d’origine et il s’intéresse à la production, à la technique. Comme il a un peu de matériel, il commence à bricoler des instrus et on est un petit groupe qui commence à produire de la musique comme ça.

Quelle que soit l’image de ville rap que Bordeaux puisse avoir, il y a une scène et une émulation à ce moment-là. Kroniker était là, et ils étaient déjà proches de Grems. Il y avait aussi une émission radio, sur la station locale La Clé des Ondes, il y avait des gens comme Shocker ou Xeno qui diffusaient la culture hip-hop sur la région. Quelque part, Matthew est l’un d’eux. Avec son matériel, sa curiosité et son savoir-faire, il nous amène la notion de producer. En fait, on réalise tous qu’on peut produire de la musique nous-mêmes, qu’il n’y a pas besoin de rencontrer un ingénieur du son ou d’avoir un plan studio. Alors au fur et à mesure, il y a un effet boule de neige. On s’est rapidement mis à diffuser localement les sons que l’on produisait autour de Matthew et la scène bordelaise qui existe à ce moment-là est un peu surprise de nous voir arriver, mais elle est réceptive. Je pense que pour l’époque, ce qu’on faisait était assez frais. C’est une époque où il y a pas mal d’effets boule de neige sur Bordeaux, de mon point de vue symbolisés principalement par Matthew d’un côté et Kroniker de l’autre. Tout le monde s’aperçoit qu’il n’est pas tout seul. Via D’Oz de Kroniker qui fait des aller-retours à Paris et qui se rapproche notamment de Triptik, il commence aussi à y avoir les premières connexions avec d’autres villes, dont Paris. La street-tape Virus que fera Kroniker en 2001 sera importante pour beaucoup d’entre nous d’ailleurs. Il y a aussi eu Lyrikal Teknik avec Arm de Psykick Lyrikah et Grems, évidemment, qui à l’époque est encore basé sur Paris.

En 2002, après avoir passé deux ans à Marseille pour mes études, je reviens à Bordeaux et me retrouve en collocation avec Rodd [MC Bordelais assez impliqué dans la scène locale et notamment membre d’Olympe Mountain, NDLR]. Notre appartement devient un peu une base. Avec Rodd, on produit des instrumentaux. Grems habitait près de chez nous, Sept venait souvent nous voir, il fera d’ailleurs son premier album chez Jey à Bordeaux. D’autres MCs ou beatmakers, qu’ils soient du coin ou pas, comme Star Propaganda, viennent parfois passer du temps chez nous. L’appartement était devenu le lieu où l’on créeait et il y avait beaucoup d’émulation. On était en plein dans le mode de vie propice à cet âge de la vingtaine : la fête, la musique, les petits boulots, et le fait d’avoir toujours des MCs à la maison faisait qu’on rappait vraiment tout le temps. Le rap, c’était le fil conducteur de nos vies.

Iraka 20001 - « Une vie »

À la même époque, Bursty est à fond sur son label, De Brazza Records et continue à développer ce qu’il avait commencé avec ses cassettes Maximum Boycott. En plus de faire des mixtapes, il commence aussi à sortir des compilations en CD et c’est vrai que les rappeurs basés en région avaient une visibilité sur ses disques. Il s’est notamment beaucoup intéressé à nous les Bordelais, de façon sincère, je pense qu’il aimait ce qu’on faisait. Le véritable projet de Bursty était de faire vivre la musique. Lui essaie de le faire avec son label, De Brazza Records. Des gens qui avaient la démarche de Bursty, c’était rare à l’époque. Quant au message Maximum Boycott, il me parlait à l’époque et je pense qu’il parlait à pas mal d’entre nous. Cette idée de dire : « si on est pas de Paris ou Marseille, personne ne nous calcule, mais on existe, on fait du rap et on le fait comme on veut, on vous emmerde », ça collait bien à Bordeaux, dont les rappeurs, hormis avec la mixtape Virus sortie par Kroniker, n’était jamais trop calculés par le rap français. Il faut remettre ça dans le contexte de l’époque : on est des jeunes adultes, on est chauds et on propose un rap assez frais à notre sens mais qui n’a aucune visibilité médiatique. Et puis, il y avait aussi des Parisiens sur les Maximum Boycott, mais des Parisiens qui avaient également quelque chose de différent, je pense à Sheryo par exemple qui avait rappé sur un instrumental de Gang Starr. Avec le temps, Bursty a rapidement voulu ne plus se limiter qu’à des mixtapes et des compilations mais aussi produire nos projets solos. C’est lui qui a fait le premier album de Sept [Amnésie, 2003, NDLR], celui de Grems aussi [Algèbre, 2004, NDLR], parfois avec quelques ratés ce qui a donné lieu à des rancœurs, mais il a eu le mérite de le faire et de s’intéresser à nous.

Olympe Mountain Mythologie alternative

À l’appartement, avec l’émulation, on enregistre pas mal de morceaux dont ceux qui finiront par former le projet Olympe Mountain. C’est un noyau composé des MCs qui sont le plus souvent chez nous et qui sont le plus à fond. Avec Sept, Grems, Rodd, les années de travail nous ont emmenés à un certain niveau. Tous les trois sont des MCs super techniques et de manière générale à Bordeaux, le niveau était assez élevé. Alors quand tu te mets au micro pour poser un couplet à la suite de ces trois rappeurs, tu dois te mettre au niveau. En plus, aucun ne ressemblait à l’autre, on ne s’est jamais copiés les uns les autres. En fait, on avait déjà assez copié les MCs qu’on écoutait gamins en commençant à rapper. [Rires] Qui j’ai copié moi ? Fabe. Brassens aussi un peu. [Rires] Mais adolescent, Fabe est vraiment quelqu’un qui m’a marqué, même si je le regarde différemment aujourd’hui. Je pense que c’est le rappeur que j’ai le plus copié avec Akhenaton. AKH, c’était quelque chose, au point que j’avais fait un album de reprises de ses textes sur des bouts de ses instrus que je rebouclais moi-même. J’avais repris certains de ses couplets avec IAM, d’autres de Métèque et Mat et des Faces B comme « J’ai rien à perdre ». Je n’ai jamais donné ça à personne mais je l’ai fait. [Sourire] J’ai aussi eu une époque où je reprenais des textes de rap américain et où je réécrivais des phases en français avec les mêmes schémas de rimes. Je crois que c’est comme ça que j’ai le plus appris d’ailleurs. Il n’y a rien de plus formateur que reproduire les schémas de rimes des américains !

Comme on se connaît tous bien, on devient vraiment super efficaces. Chacun adhère à ce que fait les autres et Sept théorise toute l’identité du projet Olympe Mountain. C’est lui qui trouve le concept, qui nous pousse à choisir des personnages de la mythologie grecque à incarner. Moi je choisis d’incarner Séléné. Je voulais amener une femme dans le groupe [il en sourit] et incarner la Lune collait bien aux ambiances que je développais. Sept a vraiment travaillé pour pousser à fond cette idée de Parthénon et de jeux olympiques du rap, cet univers mythologique. C’était cohérent, organisé, avec une véritable identité. Les morceaux se créent dans l’appartement où l’on vit avec Rodd. Le Jouage rejoint l’équipe avec James Delleck qui mixe le projet. On le sort sur internet, gratuitement, en 2005. L’air de rien, on fait partie de cette première vague de rappeurs qui utilisent internet pour diffuser des projets complets. Celui-ci était un projet collectif et conceptuel, de gens qui n’étaient connus soit que localement, soit via des mixtapes qui tournaient un peu hors du réseau parisien, soit par des gens qui avaient internet et fréquentaient des sites comme le vôtre ou celui de 90bpm.com. Tout le monde n’avait pas internet comme aujourd’hui, et ne pas le sortir en physique à une époque où cela comptait encore beaucoup a peut-être empêché le projet d’aller plus loin. Peut-être aussi que c’était trop particulier et conceptuel au regard des standards de l’époque. Mais je pense que notre proposition musicale était assez pointue.

Olympe Mountain - Le Masque et la plume

À l’issue du projet, ça a été plus ou moins l’explosion. On s’est tous embrouillés, plus ou moins selon les cas. Rodd et Grems se sont fâchés. Sept est reparti à Paris alors qu’il avait beaucoup poussé ce projet. Sept est quelqu’un qui a un véritable idéal de collectif et sur ce projet, on a atteint cet idéal. On avait fait tout ça avec beaucoup de motivation mais au départ ça restait anarchique. C’est lui qui a vraiment travaillé le projet pour en faire quelque chose de cohérent et organisé, avec une identité. Il l’a d’ailleurs remis en ligne, sur Bandcamp. Avec le temps la grande majorité d’entre nous s’est réconciliée.

Deux années de merde Puis cinq ans de pause

À la même période, j’avais sorti Deux années d’merde, un album solo de dix-huit pistes que je présente comme une démo. C’est un disque que j’ai construit avec des piles de textes et des piles d’instrus qui devaient se rencontrer et que j’ai donc confrontées. C’est presque un bootleg de textes d’un côté, d’instrus de l’autre, que je transforme en album en fait. Je décide de l’intituler Deux années d’merde car c’était un projet qui clôturait des années éprouvantes. Avec le recul, je dirais juste que c’était la vie, faite parfois de périodes merdiques, de trucs personnels que tu vis mal, à un âge où tu as une vie un peu mouvementée. Tu galères pour payer le loyer, tu bosses dans une pizzeria, tous les soirs tu sors, et à part ça tu fais du rap dès que possible. Si ce n’est pas ça, tu cogites sur les choix que tu fais ou que tu imagines devoir faire.  C’est vraiment une époque où je suis entre deux extrêmes. Soit je vois beaucoup de monde, notamment des gens avec lesquels je fais du rap, soit je suis beaucoup tout seul. C’est un peu le monde moderne, entre solitude et sur-entourage. Beaucoup de temps à marcher dehors, à traîner dans les villes, « salade, tomate, goudron » comme je l’ai dit dans un titre, oui.  [Rires] C’est un peu ça que racontait mon écriture.

Du coup, sur ce disque, je suis dans un débit de paroles, avec des interludes slamées et un flow très parlé. C’est un album qui a un côté journal intime, dans le sens où il n’y a que ma voix en plus des instrus. Tout est traité de la même manière et il y a un gros débit de textes, dans lequel des paroles m’échappent je pense. C’est à l’image du titre de l’album en fait. La tracklist n’a aucun titre, ce sont juste des pistes numérotées, toutes très courtes. Le projet s’appelle Deux années d’merde et ça ne sert à rien de titrer les morceaux, le titre de l’album se suffit à lui-même : ces dix-huit pistes sont deux années de merde. Les textes avaient des titres, « Le Violeur de rêves » par exemple [La piste 9 du disque, NDLR], mais à mon sens les sons ne devaient pas en avoir.

« Le monde moderne, c’est un peu cette alternance entre solitude et sur-entourage et c’est ce qu’essayait de raconter mon écriture »

Je sors l’album en le présentant comme une démo, sans imaginer l’amener plus loin. On ne réalise que cent copies, qu’on a déposées dans quelques boites aux lettres ou que les gens pouvaient obtenir en écrivant à Rodd, notamment via le forum de 90bpm.net. Parallèlement, on le laisse disponible gratuitement sur Soulseek [Réseau Peer2Peer très fréquenté à l’époque, notamment par les fans de rap français, NDLR]. Je pense que Bursty aurait aimé sortir cet album mais moi je commence à être usé du rap. Je n’imaginais pas me retrouver face à un producteur ou un label qui aurait voulu réenregistrer des titres, refaire des instrus. Je ne voulais pas de ça et de toute façon, je percevais le tout comme abouti, jusque dans la façon dont il a été fait et distribué. Reproduire et refaire des sons, parfois, c’est aussi perdre en intention. Et j’aime bien l’idée de sortir ce disque de façon un peu punk. C’est une époque où de toute façon, je ne sais pas faire les efforts nécessaires pour faire vivre ma musique. À l’issue de cet album, j’en fais un deuxième avec grosso modo ce que j’ai déjà de posé un peu à plat dans l’ordinateur. Ce second disque, je l’intitule Maladroit, sauf qu’au lieu de le sortir, j’arrête le rap. Je prends cette décision parce que je ne vais pas bien. J’ai besoin de me balader, de faire autre chose. Il y a aussi des choses personnelles, le besoin de revoir mes parents notamment. On est en 2005 et je repars à Marseille. Je fais une pause avec la musique, sauf que je ne me dis pas que je fais une pause mais que j’arrête définitivement.

Iraka 20001 - « Deux années d’merde » (bootleg)

Arrêter me fait vraiment du bien. Le mode de vie qui allait avec tout ça commençait à m’atteindre. On ne prenait pas de came, mais c’était une période éprouvante, y compris émotionnellement. Il y a eu les tensions à l’issue d’Olympe Mountain, il y a également l’attente artistique que je vis mal. Tu te mets à imaginer qu’il est possible de vivre du rap, à te projeter dans certaines choses, à sentir que tu es attendu, aussi minime que soit ton public. Ça, ce sont des choses qui m’ont vraiment troublé. Artistiquement, c’était fructueux, j’avais vraiment atteint un bon niveau et faire de la musique par besoin artistique, c’est simple et beau. Mais te dire que ça va devenir ton taf, c’est éprouvant. Ça m’a fait peur en fait, donc j’ai choisi de me retirer. Humainement, ça ne me convenait plus.

Ce que le présent dessine S’éloigner des codes

Je reviens à des choses plus saines et simples. Je repars vers Marseille, à Aubagne où je m’installe. Les deux premières années, je travaille dans une reprographie. Ensuite, je reprends des études. Je décide de me reconvertir en tant que réalisateur ou designer sonore. J’entame donc une formation des techniques du son appliquées à l’image. J’apprends de nouvelles choses et ça me fait vraiment du bien. Je me mets aussi à certains instrument, notamment la guitare, que je joue tout seul dans mon petit cagibi d’étudiant. En 2010, un peu boosté par ce que je fais en cours et devant réaliser un projet de fin d’année, j’enregistre un album, tout seul chez moi : Ce que le présent dessine. Je le fais vraiment en mode étudiant en son appliqué à l’image. Je n’ai rien fait de 2005 à 2010 et là, je me lance dans ce projet où il n’y a même pas de beats à proprement parler. Ce sont plus des ambiances et des illustrations musicales que des productions. Je fais ça moi-même et c’est un projet avec beaucoup moins de voix et beaucoup plus d’ambiances sonores, bref, tout l’inverse de Deux années d’merde. J’amène ma personnalité de façon complètement différente en fait, sur un projet sous-produit, dans le sens où la musique est assez légère. C’est une dizaine de pistes durant lesquelles je suis assez silencieux. J’expérimente de nouvelles choses, qu’elles soient musicales ou techniques. Par exemple, avec les petites notions de guitare que je me suis faites, je prends plaisir à trouver des mélodies, je dirais même à appréhender ce langage de la mélodie que l’on n’a pas forcément dans le rap à l’époque. Ça s’exprime particulièrement sur les interludes que je vois comme des petits morceaux de musique qu’on peut fredonner. Techniquement, je teste des choses avec les petits moyens que les cours me proposent : j’utilise les studios de la fac, je m’essaie à l’exercice du mastering, je passe le son sur de vieilles bobines pour le retraiter et lui donner du grain. Je ne réalise par contre pas tout de suite que mon rap s’est appauvri, que mon niveau a considérablement baissé. C’est peut-être un mal pour un bien car si aucun de mes anciens confrères ne comprend le disque, moi ça me remet le pied à l’étrier. Après cinq ans d’arrêt, je retrouve du plaisir à faire de la musique, en plus en faisant quelque chose sans aucune velléité de dire : « je reviens. » J’ai trouvé un petit truc qui me plaît et coup de chance, Le 4romain [beatmaker notamment pour Rouge à Lèvres, NDLR] qui est en train de monter son label True Flav Records apprécie le disque et décide de le publier.

Durant la même période, je rencontre trois musiciens de la région. La plupart ne viennent pas du rap à proprement parler même s’il y a parmi eux un beatboxer, Zeph, et un DJ qui a un bon feeling à la MPC, Niko. Le dernier, Chnouf, est guitariste et il vient plutôt du milieu rock. Ensemble, on décide de reprendre des sons de Ce que le présent dessine, et au fur et à mesure de Maladroit, mon lost album. [Sourire]

Iraka - Antilibéraliste

Avec eux, j’ai l’impression de pouvoir pousser plus loin ce que j’ai entrevu sur Ce que le présent dessine, c’est à dire quelque chose d’un peu plus aéré et mélodique. Jusque-là, j’ai sorti des trucs de façon assez brute, presque un peu punk, et pouvoir aller vers quelque chose d’un peu plus travaillé, ça me plaît. J’apprends avec eux à réadapter mes morceaux. Pour ça, il y a un exercice artistique assez plaisant qui consiste à extraire une ligne mélodique qui faisait l’essence de ce que tu avais fixé tout seul, sur bande. Cette ligne mélodique, c’est ensuite à la guitare de se l’approprier. La MPC et le beatboxer la soutiennent, assurent principalement la partie rythmique ou les arrangements. C’est une référence un peu inattendue et sûrement bien trop grande pour moi, mais quand je dois parler de ça, j’aime bien penser à Jeff Mills qui adaptait sa musique techno avec des orchestres symphoniques. À notre petite échelle, c’est ce qu’on essaie de faire. Comme nous avons tous les quatre des trajectoires différentes, qu’on n’a pas forcément le même bagage artistique, ça donne quelque chose d’hybride, qui a une énergie un peu punk mais aussi quelque chose de mélodique.

L’une des conséquences de tout cela, c’est que je m’éloigne un peu plus du rap. Pourtant, j’ai toujours eu l’impression de faire du rap pur et dur. Même aujourd’hui, je n’ai pas de doutes sur ça, j’ai de toute façon appris à ne plus trop me prendre la tête sur les codes du rap. J’écoute pourtant beaucoup ce qui se fait aujourd’hui, mais recopier, décortiquer, ça ne me passionne plus. Je ne suis plus passionné par le défi et la légitimité techniques. À l’époque de Bordeaux, on se mettait la pression entre nous, mais aussi par rapport à la technique en général. On écoutait hyper attentivement les Américains, on disséquait ce qu’ils sortaient. Les Français qui rappaient tout droit mais qui arrivaient à toujours faire tomber leur rime pile au bon endroit, qui avaient une vraie mécanique, même si ce n’était pas ce qu’on voulait faire, on les décortiquait aussi. On était vraiment dans la technique. On cherchait aussi la reconnaissance des pairs qui était quelque chose d’important. À l’époque, elle passait beaucoup par la technique. Aujourd’hui, je crois que ce n’est plus du tout le cas. Maintenant, qui attache encore de l’importance à la technique d’un rappeur pour le valider ? Même moi je m’en fous désormais ! [Rires] Et je pense que ce n’est pas si mal car on est moins dans un truc de puriste qui devient parfois vite un carcan. Peut-être aussi que la technique est désormais ailleurs, plus dans la mélodie, dans la façon de poser une voix. Il suffit de voir comment PNL a fait plein de petits. À l’inverse, je me suis un peu lassé du rap oldschool. Quand je dis « qu’on ne me parle plus de rap conscient c’est de la pipotade, il n y a pas plus chiant, y a de quoi préférer le gangsta, car globalement les gens sont de droite et ne se pensent pas » [sur « Rainbow », titre extrait EP sorti fin décembre 2017, en prélude à l’album Livingston, NDLR], c’est que le rap conscient a parfois un côté très chiant. D’ailleurs, si tu regardes toute l’équipe Olympe Mountain, nous n’avons jamais fait de rap conscient. Dans nos morceaux solos, tu sens chez tous des idées politiques, chez Sept notamment. Mais ce n’est jamais formalisé comme du rap qu’on appelle conscient, aucun d’entre nous n’a jamais voulu faire ça. Faire cette petite pique sur « Rainbow » c’est aussi rappeler qu’un morceau est souvent meilleur quand il est autre chose qu’un chemin tracé d’avance, dont tu connais la conclusion dès les premiers mots.

Slam, Sidney Bechet et Printemps de Bourges La valse des étiquettes

Avec le groupe, nous commençons les concerts, uniquement dans les Bouches-du-Rhône ou à proximité. On joue dans des petits cafés, des salles alternatives et ça nous permet de nous roder. Jouer sur des mauvais systèmes, face à des gens qui ne sont pas spécialement là pour écouter les musiciens de passage ce soir-là, ça t’apprend à affirmer ta présence. La scène c’est quelque chose que je ne connaissais pas, puisqu’à part deux ou trois bribes d’open mics ou d’invitation sur scène avec Sept, mes expériences de concert venaient uniquement des soirées slam. L’étiquette « slam » est quelque chose qui revient parfois quand les gens me parlent de ma musique. C’est quelque chose que j’ai commencé à faire en 2002, lors de mon passage à Marseille. J’aime beaucoup le slam pour cette idée qu’à partir d’un texte, tout est possible. D’un texte, sans aucun autre appui, accompagnement ou artifice, tu dois apporter quelque chose. Le secret dans le slam, c’est que ça t’apprend à créer une présence au sein de ton texte. Quelqu’un que tu n’as jamais vu déboule, et hormis son corps, sa voix et son texte, il n’y a aucune autre information, zéro parasitage possible. C’est un exercice qui est aussi corporel en fait, tu apprends à habiter l’espace avec un texte. De toute façon, le rapport au texte a toujours été important pour moi. Je le vois comme le noyau. C’est pour ça que je pense que le slam n’a pas à être trop musicalisé, même s’il y a des choses à trouver dans le côté hybride et sans codes de l’exercice. Sage Francis a fait de superbes pistes de slam par exemple. Après, Sage Francis est avant tout un rappeur pour lequel la frontière entre rap et slam est très fine.

C’est dans ces soirées slam que j’ai rencontré Fred Nevchehirlian alias Nevché, avec lequel j’ai tout de suite travaillé et travaille encore aujourd’hui puisqu’il est le directeur artistique de Livingston, l’album que je sortirai durant l’été 2018. À Marseille, Nevché est un peu celui qui a fait vivre la scène slam marseillaise au début des années 2000. Artistiquement, c’est quelqu’un avec qui je me suis retrouvé. Dès 2003, je l’avais amené sur le troisième volume CD des Maximum Boycott par exemple. Depuis on est toujours resté en contact. D’ailleurs, quand je rencontre les musiciens avec lesquels je mets à reprendre des sons de mon répertoire, c’est Fred qui me fait comprendre que la scène c’est important et que l’environnement local a du sens. « Si tu veux vivre de la musique, tu dois aller voir les gens qui vivent en bas de chez toi. » C’est ce que je fais durant tout 2011 et en 2012, sans chercher à refaire des ponts avec le rap. Je suis dans un autre monde, qui se cantonne aux Bouches-du-Rhône et j’apprends beaucoup. Ça me permet aussi de commencer à vivre de la musique, entre les concerts que je fais avec le groupe et les ateliers slams que je fais dans des prisons, ces centres sociaux ou des établissements scolaires. Durant ces deux années, j’ai coup sur coup l’occasion de sortir deux disques. Le premier est plus une démo, pour laquelle on décide de choisir trois titres qui fonctionnent bien en live : « Le Sud » et « Au Cabaret » qui sont originellement issus de Maladroit, et « Antilibéraliste » qui vient de Ce que le présent dessine. Puis un deuxième, Hier, qui est une coproduction avec les ayants-droits de Sidney Bechet et qui se fait indirectement à cause de Star Propaganda.

Iraka - « Être bien »

En 2003 ou 2004, Star Propaganda m’avait fait une production à partir d’un sample de « Petite fleur » [Célèbre chanson de Sidney Bechet, NDLR]. Déjà à l’époque, on trouvait tous cet instru magnifique. J’ai de toute façon un énorme respect pour Star Propaganda, qui est à l’origine de beaucoup de choses pour plusieurs d’entre nous à Bordeaux, même s’il a choisi de ne pas faire du beatmaking sa vie. Sur ce sample de « Petite Fleur », j’avais écrit un texte qui avec mes années d’arrêt rap était un peu tombé dans l’oubli. Quand j’ai fait Ce que le présent dessine je suis retombé dessus et avec le groupe on décide de refaire le morceau, sans trop le changer. Je l’intitule « Être bien » et j’en suis vraiment content, au point que je veux le sortir. Comme le sample est grillé, je remonte jusqu’à Sidney Bechet Productions pour avoir les autorisations. Je téléphone, explique le motif de mon appel à Pascale Pelletier, la personne qui s’occupe de ça chez eux. Elle me demande de lui envoyer le morceau et me recontacte avec beaucoup d’enthousiasme après l’avoir écouté. Du coup on commence une correspondance, j’envoie d’autres textes que j’ai pu écrire, des bribes de mon travail. On finit par se rencontrer et ce qui devait à la base être un protocole de sample devient une coproduction. Ils sont habitués à inaugurer chaque année des salles au nom de Sidney Bechet un peu partout dans le monde et là ils ont pris ce petit risque pour moi. Ils m’ont payé un studio à Paris, ils ont mis un peu d’argent dans le clip de « On verra » sans me demander quoi que ce soit en retour. Je suis tombé sur des gens vraiment bien, réellement réglos, qui m’ont permis de réaliser un EP. Géographiquement, c’est aussi la première fois que ma reconstruction musicale se fait avec d’autres acteurs que ceux des Bouches-du-Rhône.

Je m’inscris aux sélections pour l’édition 2013 du Printemps de Bourges dans la catégorie « Chanson ». Le partenariat avec Sidney Bechet Productions me met un peu en avant, ça me donne une histoire à raconter. Le nom de Sidney Bechet est tout de même un nom qui résonne dans le milieu de la musique et je pense que ça m’a aidé car les sélections régionales du Printemps de Bourges, c’est assez chaud quand même. Plein de groupes candidatent chaque année [Au total, environ 35 artistes sont retenus nationalement pour à peu près 4000 candidatures, NDLR] et la musique autour de Marseille étant un petit milieu, les jurys sont encore plus difficiles à convaincre car il y a toujours des relations humaines et le passif de chacun qui rentre en jeu. Ce n’est pas forcément malveillant, c’est juste humain. Alors être le seul à sortir des sélections pour la région PACA, ça m’a vraiment encouragé ! Je n’avais jamais fait de lobbying, c’est à peine la période où je finis mon apprentissage de la scène et où je commence à apprendre à démarcher les gens, à parler avec des programmateurs locaux et m’impliquer dans des projets. Les planètes étaient également bien alignées puisque quelques mois avant, j’avais pu sortir cet EP en coproduction avec Sidney Bechet Productions, mais également car à peine quelques jours avant les auditions on était en résidence à Tripoli, en Libye avec le groupe, chose assez incroyable qui nous avait permis de travailler le concert. Deux jours avant les présélections, j’avais publié le clip de « On verra » qui quoi qu’on pense du morceau était bien, assez pro… Il y a eu un vrai concours de circonstances et être sélectionné, ça entérinait ce travail fourni durant plus de deux ans dans la région.

«  je sais aussi qui je suis : un rappeur. Un rappeur qui n’a jamais mis en avant ou porté les codes du rappeur certes, mais je reste un rappeur.  »

Travailler avec des musiciens, sortir des projets qui me permettent de postuler à un festival en catégorie chanson, c’est vrai que ça a parfois été une question qui m’a travaillé. Des fois je me dis que je devrais aussi revenir à la source : un beat, des rimes et on y va. Mais je sais aussi qui je suis : un rappeur. Un rappeur qui n’a jamais mis en avant ou porté les codes du rappeur certes, mais je reste un rappeur. Alors finalement, n’ayant aucun des codes sur moi, pourquoi ne pas aller plus loin ? Ce décalage dans les codes du rap, c’est lui qui est singulier, qui me permet de me faire remarquer. C’est parfois délicat parce qu’à un moment, les étiquettes te rattrapent, le rap, le slam, la chanson. [Pensif] Je me fais repérer par Le Printemps de Bourges en catégorie chanson, alors je deviens un chanteur ? Peut-être après-tout, pourquoi pas ? Jouer aux Trois Baudets comme je l’ai fait en 2014, est-ce la place d’un rappeur ? Je n’en sais rien. Faire du slam, c’est rester proche du rap ou se rapprocher de la chanson ? Pareil, je ne sais pas. Je suis un peu paumé au milieu de toutes ces frontières et étiquettes. Ça a un côté inconfortable. Par exemple, Mon prochain album, Livingston, moi autant que La Coopérative Internexterne [la société de production de Fred Nevchehirlian en charge de ce prochain disque d’Iraka, NDLR] passons du temps à chercher le bon curseur, à replacer le projet. Parce qu’on se mentirait si on se disait que ce projet est compatible avec l’air du temps rap. Qui pourrait intéresser ma musique dans le rap aujourd’hui ? Eux comme moi ne voyons pas le potentiel dans le rap par rapport à mon album. C’est de la chanson ? Du spoken word modernisé ? Du rap spé’ ? J’ai le sentiment que c’est un projet qui va avoir une histoire, qui va rencontrer des gens, mais je n’ai aucune idée d’à quel endroit. Ce que je sais, c’est que je n’ai pas du tout pensé à ça en faisant le disque. C’est une fois qu’il est dans la boite que tu te poses ces questions. Quand je démarre cet album, quelque part, c’est comme s’il était déjà fait depuis longtemps. C’est énormément de choses brassées durant des années qui ne demandaient qu’à sortir, à trouver une cohérence, un fil directeur. Encore une fois, c’est un peu comme si je finissais par sortir Maladroit. Sauf qu’il s’appellera désormais Livingston.

Livingston Nouvel envol

C’est Nevché qui m’a poussé à faire ce disque. On partait de loin, car en 2014 j’avais fait avec La Coopérative Internexterne Le Slameur et ça ne s’était pas très bien passé. C’était un disque un peu particulier qu’on n’avait pas su correctement défendre. Les textes n’étaient pas aboutis, ça n’a pas trouvé son écho, j’ai aussi un peu pêché par orgueil parce que je sortais du Printemps de Bourges et je me suis persuadé d’avoir une lucarne pour faire ce que je voulais, sans écouter les avis des autres. La boite de production a d’ailleurs été cool, parce que j’avais beau être là en disant « je sors ça et pas autrement que comme ça », ils m’ont tout de même soutenu. C’est grâce à eux que j’ai eu des dates, notamment celle aux Trois Baudets. [Salle parisienne, plutôt tournée vers des artistes indépendants de chanson ou de pop, NDLR] Mais la réalité, c’est que je n’avais pas fait les bons choix. Ce sont les concerts et des maquettes que je leur avais envoyés qui ont sauvé le truc. En entendant les maquettes, qu’il a reçu après une bonne date au Festival de Marne, Nevché me dit : « on fait l’album qu’on aurait dû faire il y a déjà dix ans. Envoie-moi des textes, des maquettes, des choses et on y va. » Je lui ai envoyé une cinquantaine de morceaux plus ou moins aboutis et là on a commencé à discuter. Nevché est devenu le directeur artistique du projet et je pense que j’en avais besoin. Sans quelqu’un qui tient ce rôle, je pense que je me trompe. Je suis du genre à faire les mauvais choix si je ne m’entoure pas. Je ne suis pas un bon promoteur, je manque parfois encore de lucidité. Aujourd’hui, je suis accompagné par une bonne équipe, ce qui ne m’est jamais arrivé depuis Olympe Mountain. Il y a une bonne alchimie, je suis en train de trouver ma place. Grems est quelqu’un qui a su trouver sa place. Il sera le seul featuring sur Livingston, c’est la seule personne extérieure au projet dont je me suis entouré. Star Propaganda a créé les ambiances sonores à travers ses productions. Arnaud Vecrin, avec qui j’avais déjà tourné, a joué des guitares sur quasiment tous les morceaux et Miosine a arrangé le tout.

C’est un album que je n’aurais jamais assumé il y a quinze ans. Je n’avais d’ailleurs pas assumé Maladroit. C’est aussi pour ça qu’il s’appelle Livingston, en référence au roman. [Jonathan Livingston le goéland, NDLR] C’est un peu cette histoire du goéland qui s’affranchit de son clan pour peaufiner son vol, l’élever au rang d’art. Jonathan traverse autant des états de grande joie que de souffrance. Je suis stable dans ma vie mais comme je l’ai raconté dans cet entretien, j’ai des bonnes périodes et d’autres qui le sont moins. Comme tout le monde ! Mais quelques furent ces périodes, j’ai toujours suivi cette idée de perfectionnement, un peu comme Jonathan. [Répondant à la remarque que Jonathan Livingston le goéland se fait bannir de son clan en voulant perfectionner son vol] Jonathan se fait virer de son clan, est-ce que moi je vais me faire virer du clan du rap ? Je ne sais pas. Y suis-je encore vraiment ? « Dans le milieu, on ne m’apprécie que peu, je suis mal assorti », voilà ce que je dis dans « Satie », qui est un titre que j’ai dévoilé sur l’EP en prélude à l’album [Fin décembre 2017, NDLR]. Il y a bien sûr ce sample d’une des Gnossiennes d’Erik Satie, mais ce qui m’intéresse chez Satie, c’est la même chose que chez Jonathan Livingston : persévérer dans sa vision des choses, malgré la non reconnaissance de ses pairs. Et puis il y a cette idée, peut-être un peu prétentieuse, que cette persévérance servira pour plus tard, que les gens finiront par comprendre. C’est pour ça que je termine ce morceau où je m’inspire de la vie de Satie en disant « comme si je voyais l’avenir ». Satie est mort pauvre et ignoré par ses contemporains, aujourd’hui sa musique est étudiée et considérée comme majeure. Certaines choses restent dissonantes, mais il a montré comment s’affranchir du temps musical, au sens du tempo. Les gens pensaient qu’il n’était pas technique parce qu’il faisait cela, alors qu’au contraire. Mais ne pas être obligé de tomber sur des schémas rythmiques établis, c’est toujours ce que j’ai cherché dans le rap. Le placement, la respiration, le silence, c’est aussi ce qui est passionnant dans cette musique. Satie est finalement lui aussi un goéland qui dit : « tant pis, je mangerai moins, je serai moins confortable, mais la passion est plus forte que moi. » Alors Livingston sera un album dont l’héritage rap sera souterrain. Le rap aujourd’hui c’est mon squelette, mon ossature. C’est lui qui m’articule. Mais ce n’est pas lui que tu verras. En 2003, j’aurais montré le rap. Maintenant je ne veux plus montrer le rap même s’il est tellement évident et présent en moi qu’il articulera forcément ce disque.

De toute façon, est-ce que lorsque je vais tourner « Rainbow » à la gaypride je transgresse les lois du clan ? Je ne sais pas non plus. Ce que je sais c’est que le milieu du rap n’est pas le plus ouvert sur ces questions-là. Et puis, dans ce clip et cette gaypride, il y a aussi l’idée de fête. Je dis à la fin du clip que je remercie tous les gens filmés dans le cadre de ce tournage improvisé pour leur gentillesse, leur joie et leur amour. [Rires] Ça a été un moment cool, les gens ne savaient absolument pas ce que je foutais là mais tous ont donné leur image, spontanément. Quelque part, Peace Unity et Havin’ Fun et cette idée de fête tu les trouves aujourd’hui plus à la gaypride que dans le rap. Je suis attaché à cette idée de fête dans l’espace public car aujourd’hui, la circulation des corps y est complètement contrôlée. La façon dont les villes sont aménagées, dont elles sont contrôlées, c’est très politique. D’ailleurs, la plupart des moments où la circulation des corps est libérée dans l’espace public, c’est lors de manifestations qui sont elles-mêmes politiques. C’est une adversité entre la politique de contrôle social et la politique des manifestants. La gaypride n’a pas cet aspect politique-là. Évidemment, il y a un aspect politique, qui est de rendre visibles d’autres sexualités que l’hétérosexualité, de dire aussi que l’homophobie n’a pas sa place. Mais c’est un moment de fête, assez désintéressé en réalité, où les gens se lâchent dans leur circulation. Et moi je suis là, voguant au milieu de tous ces gens. Je suis un peu tout le monde dans ce clip, c’est-à-dire un peu personne. Je suis à la fois anonyme et central. C’est toutes ces observations qu’on a essayé de mettre en valeur dans cette vidéo et c’est ce que Livingston veut atteindre : faire un disque qui a des présences mais dans lequel on ne montre rien. Ne rien montrer, c’est vraiment cette idée-là qui nous a guidés avec Nevché. Une voix c’est une voix. Quelqu’un qui dit quelque chose, tu l’écoutes, tu ne le regardes pas. Après, il y a forcément un personnage qui se dégagera. Jonathan Livingston est un personnage d’ailleurs. Mais ce n’est pas ça que tu retiens de lui : qu’est-ce qui ressemble le plus à un goéland qu’à un autre goéland ? Hormis en le regardant voler, comment peut-on différencier Jonathan Livingston d’un de ses congénères ? Alors est-ce que moi je serais un rappeur, un chanteur, ou un slameur ? Comme Jonathan je ne sais pas et ça n’a pas grande importance.

Fin des années quatre-vingt-dix. En dehors de l’axe Paris Marseille, peu de régions ont encore réellement droit de cité dans le rap français. Parmi elles, il y a la Haute Savoie, purement invisible à l’échelle nationale. Pourtant, à Annecy comme partout ailleurs, le rap a fini d’envahir les cours d’école et les quartiers. Dans cette ville où Fabe a brièvement vécu avant d’arriver sur Paris, deux groupes se distinguent le long de la frontière Suisse et à proximité de feu Sens Unik et de Double Pact. Le premier est Impact, qui aura un tout petit écho national. Le second est La Ménagerie.

Moudjad fait partie de ce bestiaire. Avec ses acolytes, il prône un rap un peu plus déjanté que celui qui domine l’hexagone à ce moment-là. La Ménagerie n’appuie que peu sur les phases conscientes et engagées. Ses MCs bouffent du rap américain au petit déjeuner et ne s’en cachent pas. Résultat ? Ils recherchent plus les couleurs chaudes, les flows ondulés et les phases what what que les témoignages de quartier assénés sur des caisses claires. Le trio, avec leur beatmaker Djé, est aussi une meute de jeunes chiens fous. De ceux qui aiment la fête et ses excès. Mais que personne ne s’y trompe : ils prennent tout de même le rap au sérieux. Tellement qu’ils finiront par s’embrouiller avant même que le groupe ait ses premières opportunités d’exposition nationale, aussi minimes soient-elles.

Moudjad sera finalement le seul rescapé de l’équipe. Descendu sur Paris, d’abord avec son ami d’enfance Bat, l’Annécien emmerde les réseaux parisiens et navigue dans Paris, une bouteille de whisky à la main, un bédot sur l’oreille et la vanne facile et enthousiaste en étendard. Il croise dans la capitale Fabe, puis Triptik auquel il sera souvent comparé, le beatmaker Sir-Yu mais surtout Grems, qui « l’emmènera toujours quelque part. »

Moudjad devient pourtant un animal solitaire connecté à une équipe qui est un peu l’autre rap indépendant français, dans l’ombre de celui qu’on a appelé alternatif. C’est l’époque d’Olympe Mountain, du rassemblement Soul’Sodium mené par l’équipe Kamasoundtracks, des compilations et mixtapes Maximum Boycott ou encore de la mixtape Lyrikal Teknik. Alors que les Sept, Grems, Iraka 20001, Booba Boobsa, Rodd, Arm, Bursty ou encore Soklak s’organisent, créent des passerelles entre Paris, Montreuil et les Régions, Moudjad reste un satellite, que seul le champ de gravité de Grems et la foi que le rappeur d’Annecy a en son talent sauront attirer. Jusqu’à se lasser d’avoir une « vie de bohémien. » Entretien avec un MC singulier qui est aujourd’hui un homme (presque) comme les autres.


Annecy zoo 1990 – 2000

J’ai quarante ans. Mon premier disque de rap, c’est Radio de LL Cool J que j’avais trouvé en Nice Price CBS, ce fameux autocollant rouge que les gens qui trouvaient du rap en cassette connaissent. J’écoutais ça, Public Enemy, mais aussi Benny B, je le dis sans complexe, on était des gosses. Contrairement à beaucoup de mecs de cités dans les années quatre-vingt, je n’étais pas dans le funk direct. Par contre, le rap me fait très vite tomber dans le funk.

Rapper au départ, c’est un délire de cour d’école. J’étais avec mon pote Spyke. Dans la cour du collège, on faisait des improvisations. Ce que j’aimais, c’était le groove mais surtout faire des allitérations, jouer avec les assonances. Jusqu’au lycée, je ne calcule pas trop le rap français. Ce qui m’intéresse c’est les Américains, ça a toujours été les Américains. Notamment leurs rappeurs multisyllabiques que j’adore. Big L, Notorious B.I.G, Nas et surtout Redman. Redman ce n’est pas pour l’écriture mais pour son énergie. C’est pour moi le MC qui représente le mieux la folie hip-hop. Et tous ces Américains ont un groove qui m’influence tout de suite. Ces flows un peu ondulés, c’est typiquement ce que j’ai essayé d’adapter à ma sauce en français. D’ailleurs, les seuls MCs français que j’ai vraiment adorés ce sont Ill et Dany Dan auquel on m’a souvent comparé. Eux ont ce groove, ce mélange de nonchalance et de calage hyper précis sur le beat, avec des rimes hyper élaborées, qui sonnent.

À Annecy comme ailleurs, le rap et le hip-hop étaient des vecteurs de rassemblement. Au lycée, je rencontre Franck alias Peuffi. C’est lui qui m’apprend les bases du rap. J’avais d’autres potes qui rappaient et on fonde un groupe ensemble : Swing G, avec notamment Ju, Peuffi, Bat le Primate qui fera plus tard partie de La Ménagerie. On était que des amis d’enfance là-dedans. C’était un beau bordel. On était une dizaine et on rappait sur des boucles de funk, la musique qu’on adorait tous. Franck, notre beatmaker, avait une SP 1200. On bouclait nos samples de Grover Washington, Joe Sample ou de Johnny Guitar Watson dessus.

On connaissait quelques groupes locaux comme Impact avec lesquels on était amis, mais ça ne me parlait pas trop. Par contre, dans le coin il y avait un duo de rappeurs qui s’appelait Extralarge. Ils sont deux rappeurs et ils ont une spécificité : l’un rappe en anglais, c’est Blue. L’autre rappe en français, c’est Dekpo. Ces deux mecs m’ont niqué la tête. Ils ne crachaient pas leurs phases sur des instrus comme plein de rappeurs le faisaient. Non, ils avaient un vrai groove, qui m’a fait comprendre comment on pouvait transposer le côté rap cainri. Flow, rimes, métaphores, ils avaient tout. On s’était croisés à une MJC lors d’un concert, genre session freestyle et on s’était mutuellement kiffés. Quand Blue est parti de son côté, Dekpo et moi nous sommes mis à rapper ensemble. C’est avec lui que je forme La Ménagerie.

Djé qui était le beatmaker d’Extralarge nous rejoint immédiatement pour faire les sons. Assez vite, en 1996, on sort une cassette. C’est un petit EP avec un Donkey Kong qui tient un micro dessiné sur la pochette. C’est le moment où Impact commence à décoller en Savoie et à avoir un peu de succès sur Annecy. De l’autre côté, il y avait nous, un rap plus funk, groove, festif, beaucoup moins revendicatif. En fait, Impact avait envie de raconter des choses alors que nous on voulait avoir du verbe. Bat nous rejoint, on fait tourner notre cassette sur laquelle il n’apparaît pas. Digit est notre DJ et un autre mec nous rejoint, Yannick alias Nick Larsen. Il est plus âgé que nous et il nous a beaucoup aidé. Lui son boulot, c’est le mixage, le mastering. C’est aujourd’hui un responsable respecté au sein de la TSR. [Télévision Suisse Romande, qui est aussi une radio, NDLR] Il a eu beaucoup d’importance dans notre tout petit parcours, surtout local, car il était plus mature. Il poussait beaucoup le groupe, nous encourageait. Et c’est aussi ses talents qui ont permis qu’on sonne vite assez bien.

C’est la période où on se fait nos premiers contacts, dont deux qui auront de l’importance pour moi. Ces contacts, c’est Sept et Sindbad. On les rencontre par un mec qui s’appelait H le Hurleur [rires] lors d’un freestyle absolument improbable dans le gymnase de notre cité. C’était un évènement contre la violence. Sauf que la veille, on avait eu une soirée galère de chez galère. J’avais eu un petit accident de voiture et mon pote, Flo, s’était battu. Résultat, on s’est retrouvés sur scène à ce cypher contre la violence, moi avec une attelle au genou en train de boiter et mon pote avec une cheville à moitié pétée et un œil poché. Les gens ont cru qu’on leur faisait un happening. [Rires] À la fin du freestyle, H le Hurleur vient nous voir et nous dit : « putain, je connais des mecs sur Paris qui sont dans le même délire que vous ! Il faut que vous les contactiez. » C’est comme ça que Sept et Sindbad sont apparus avec nous dès 1999, sur le premier album de La Ménagerie : En vous.

On est super motivés et on se trouve un tourneur. Il s’appelait Carlos, mais on le surnommait le tourneur-fraiseur car on n’était pas vraiment satisfaits de son travail. On a été un peu cons, car il avait capté des trucs et a réussi à nous placer sur des trucs mortels avant même qu’on sorte notre premier album. Déjà, il avait compris qu’on gagnerait à passer souvent la frontière pour jouer en Suisse. Là-bas, on a fait pas mal de dates qui nous ont permis de se roder, d’apprendre, que ce soit des freestyles dans des radios locales ou des concerts, notamment à Genève. Et surtout, il a réussi à nous placer en première partie des Jungle Brothers et de Redman. Ça, tu ne peux pas ne pas kiffer, surtout quand tu as moins de vingt ans. Tous ces concerts nous ont permis de nous faire des contacts et de mieux réaliser l’album qu’on préparait.

« La Ménagerie pour nous, c’était une métaphore du rap, surtout dans une ville où il était rare »

On fait l’album avec des bouts de ficelle. Nick Larsen a aménagé avec nous un studio dans la cave de la grand-mère de Dekpo. Djé nous faisait des instrus comme un fonctionnaire : tous les jours de huit heures à dix-huit heures, il écoutait du son et faisait des prods. On choisissait les samples avec lui. Avec Dekpo, on ramenait les concepts. Bat était plus en retrait dans la conception. On voulait faire un truc qui groove avec un côté très instinctif et animal. En fait, on surkiffait notre concept. La Ménagerie pour nous, c’était ce regroupement d’espèces bizarres qui ramènent leur truc. On y voyait une métaphore du rap, surtout dans une ville où le rap était rare. Faire du rap ici, c’est un peut être les spécimens du zoo. « On amène le bruit » comme on l’a dit plus tard sur la mixtape de Fabe.

La Ménagerie - « M.E.N.A.G.E.R.I.E »

On a tout enregistré dans cette cave aménagée par Nick Larsen. On y était fourrés quasiment tous les soirs et chaque week-end. Petit à petit, on fait tous les morceaux là-bas. C’est là qu’on fait notre première erreur : au lieu de trier un peu les sons, on ne jette quasiment rien. On veut tout garder pour l’album, on est persuadés qu’il faut qu’on sorte tout ce que l’on produit. On invite Sept et Sindbad à Annecy avec lesquels on s’était connectés pour qu’ils viennent rapper avec nous. On invite aussi Daskik, des rappeurs de mon quartier qui sont mes amis. Quand on termine l’album, on l’envoie en Suisse pour le mastering. Le rendu s’avère dégueulasse, on n’apprécie pas du tout le travail qui a été fait. C’était tellement dégueulasse qu’on a refusé de payer le mec et qu’on a décidé de faire le master nous-mêmes, avec une mixette de DJ. On s’en est servie surtout pour pousser les basses. Pour un truc do it yourself, ça n’a pas été si mal et en tous cas bien mieux que la première version qu’on nous avait rendue. Il y avait aussi les limites techniques de l’époque, les moyens limités qu’on avait en autoproduction. On a eu un grain particulier sur les sons que les vieilles machines et les contraintes matérielles permettaient d’obtenir. L’identité parfois Brooklyn, parfois façon Pete Rock, c’est ce qu’on aimait. En plus Nick Larsen aimait beaucoup le côté technique du hip-hop et il a réussi à faire sonner le disque de la bonne façon. Même si ce n’est pas le meilleur album que j’ai fait d’un point de vue technique, c’est un disque qui sonne encore bien si l’on excepte la pochette qui était notre troisième erreur. [Rires] On a voulu faire comme dans le livret de The Love Movement de A Tribe Called Quest. On voulait se fondre dans le fond blanc de la pochette avec nos t-shirts blancs. On a tout foiré en voulant tout faire nous-même. La pochette est finalement devenue la mochette. [Rires] On n’avait pas de budget pour faire mieux, aucune connaissance qui maîtrisait les retouches photos et finalement, on s’est habitués à en rire, donc on l’a gardée. Pour la sortie du disque, on était aussi seuls. On a envoyé des disques à Sept et Sindbad pour qu’ils le fassent tourner sur Paris mais le gros de la sortie s’est fait localement. On en avait pressé un millier d’exemplaires et ce qu’on a vendu l’a surtout été sur Annecy, lors de nos concerts. Malgré tout ça, je considère que c’est le meilleur album que j’ai fait. Ce n’est pas le plus abouti, c’est sûr, mais c’est le seul qui sonne comme je le voulais, c’est le seul qui a cette fougue. Je n’ai jamais réussi à retrouver autant de spontanéité. On avait dix-huit ans, on ne connaissait rien ou presque aux coulisses du milieu rap donc il y a un état de grâce, une touche un peu magique. Je suis content d’avoir commencé avec ce disque même s’il n’a pas eu d’écho.

La Ménagerie sur Paris 2000 – 2003

Pourtant, très rapidement après cet album, le groupe se sépare. En 2000. En réalité, La Ménagerie continue à exister durant deux ans mais sans Dekpo. On s’est chiffonnés comme des gamins. On était monté sur Paris pour enregistrer un truc qui a foiré. On était frustrés d’avoir fait un aller-retour pour rien. On était stressés, déçus aussi, car on prenait ça au sérieux et descendre sur Paris était une galère pour nous. Le ton a fini par monter entre Dekpo et moi, on s’est limite tapé dessus. Bat et moi étant des amis d’enfance, on est resté ensemble et on a  continué à faire vivre le groupe comme on pouvait. C’est à ce moment là qu’on a le plan pour faire Bonjour La France, la mixtape que Fabe est en train de monter.

Fabe avait vécu un an ou deux à Annecy, dans mon quartier, mais je ne l’ai pas connu à cette époque. Il est par contre repassé sur Annecy plus tard et c’est là qu’on l’a rencontré. Comme on avait une petite notoriété locale, il avait entendu parler de nous. Il aimait particulièrement les instrus de Djé, au point qu’on lui avait envoyé un DAT avec des productions, à sa demande. Je sais qu’il avait fait des essais dessus. Quand il a lancé son projet de mixtape, il a pensé à nous. On est descendu sur Paris, sans Dekpo, juste avec Bat le Primate pour enregistrer notre morceau. On se rend à l’adresse qu’il nous a donnée, dans le dix-huitième. On monte dans un immeuble, on frappe à la porte de l’appartement et là une meuf en hijab nous ouvre. Avec Bat, on est là avec notre bouteille de whisky dans la main et notre bédot sur l’oreille. On se dit qu’on s’est plantés, on s’excuse auprès de la fille qui nous a ouvert la porte. Elle nous demande qui on cherche. On lui dit qu’on cherche Fabe et elle nous répond avec un calme et une paix incroyable : « c’est là, entrez. » [Rires] À 18 ans, on était des chiens fous, on aimait aller là où il y avait de la fête. Alors quand nous sommes arrivés dans cet endroit où tout avait l’air calme, religieux, on était un peu déconnectés. Fabe nous accueille et nous propose de nous servir un Nescafé. C’est la seule fois de ma vie où on m’a proposé un Nescafé. [Rires] J’avais ma bouteille de whisky à la main, je crois que je l’ai regardé avec des yeux ronds. [Rires] « Mais attends, j’ai une bouteille de whisky, tu ne veux pas que je l’ouvre ? » Il me répond avec calme et douceur qu’il ne préfère pas et que pour le bédot, ce serait mieux de le fumer à la fenêtre. Du coup on a torché le morceau en une heure, parce qu’on ne pensait qu’à boire et fumer. Je crois qu’on était mal à l’aise en fait. Mais dans les quelques échanges que j’ai pu avoir avec Fabe, j’ai vraiment vu quelqu’un de droit dans ses bottes et d’extrêmement réaliste par rapport à sa situation dans le rap. Il sentait que l’industrie de la musique n’était pas ce qu’il cherchait dans sa vie, que ça ne le satisferait pas. Je n’ai pas vu quelqu’un d’aigri mais quelqu’un qui avait choisi son chemin. Grâce à lui, on a fait un morceau pas dégueu sur sa tape. Des mecs comme lui j’aurais aimé en rencontrer plus dans le hip-hop. Mais il ne faut pas se méprendre : Fabe avait beau avoir une notoriété, cette mixtape est restée très confidentielle.

La Ménagerie - « On amène le bruit »

C’est à cette époque que je décide de m’installer sur Paris. C’est là que le rap se passe, on voit que plein de disques sortent, que des labels comme Night & Day distribuent des disques de rappeurs à tour de bras. On a envie de refaire un album, j’ai la bougeotte, alors avec Bat on décide de descendre sur la capitale. C’est encore un truc que l’on fait comme des chiens fous, avec juste mille francs en fraudant le TGV et sans trop savoir où on va atterrir. Sindbad était d’accord pour nous accueillir car sa sœur était absente pendant plusieurs mois. Il nous a offert l’hospitalité, sa gentillesse et ses délires aussi. Mais forcément, ça a été la merde de descendre comme ça, tête baissée. On n’était absolument pas préparés à ça. On ne connaissait rien au business, ce n’était même pas quelque chose qu’on avait en nous. On ne savait pas réseauter. On était aussi pas forcément très gérables. Bat le Primate portait bien son nom et moi si je te sentais pas, je ne te parlais pas. On ne savait pas non plus où étaient les bonnes portes, les bonnes personnes. On n’est pas des gens comme Sofiane qui, même si ça lui a pris du temps, a su frapper aux bonnes portes. Nous on était juste des mecs qui savaient rapper et aimaient descendre une bouteille de whisky en rappant. On cherchait tout le temps des plans fêtes et surtout, on ne pensait pas à faire des featurings ou à faire partie d’une équipe. Tout ça, que ce soit Bat ou moi, on n’en avait rien à foutre. On voulait faire notre disque, pas s’installer dans un réseau. Pourtant, on a eu d’abord des premiers plans qui sur le papier avaient la classe. La mixtape Triptik avec Cut Killer, celle avec Fabe. Mais les gens ne viennent pas te voir en réalité. C’est très rare. Comme on manquait de contacts et qu’on ne savait pas aller vers les gens, ça s’est forcément vite essouflé. On n’a pas su prolonger ces portes qui se sont ouvertes, même si on a ensuite fait des trucs qu’on a adorés. Et même la mixtape de Fabe, elle n’a pas été connue. Très peu de médias en ont parlé, voire aucun. Quant à la mixtape Cut Killer consacrée à Triptik, tous les médias qui en ont parlée n’ont pas parlé de nous.

« Les multisyllabiques, c’était notre fond de commerce »

Triptik sont ceux dont on s’est sentis le plus proches à cette époque. Au départ, c’était surtout une affinité musicale. Eux-aussi avaient ce truc multisyllabique et ils assumaient leurs influences cainris. Ça nous plaisait. Nous, les multisyllabiques, c’était notre fond de commerce à l’époque. C’est Dekpo qui m’a appris le délire des multisyllabiques, comment Big L rappait. C’est cet usage des mots qui nous a donné envie de faire du rap, alors je comprends les générations qui sont venues ces dernières années en kiffant ça. Ce n’est pas exactement la même technique que ce qu’on faisait nous. Chez eux, les fins de rimes ne sont souvent pas les mêmes, la multisyllabique est plus souvent à l’intérieur d’une phase que sur la rime. Le flow est plus précis chez les jeunes, mais la rime l’est moins. « Vision d’holocauste, musique paradisiaque, mes kholotes chaussent les bottes et treillis shootent une Cadillac. » « Paradisiaque » et « Cadillac », ça colle parfaitement : A-I-Ak. [Ph] Les jeunes termineraient plus avec un mot comme « caillasse », avec une rime A-I-Ass. [Ph] Eminem le faisait très bien, mais tout le monde n’est pas Eminem. Certains français le gèrent, d’autres le font un peu juste pour dire qu’ils l’ont fait. Pour moi, c’est hyper important, j’ai eu le cerveau lavé à la multisyllabique car je l’ai toujours vue comme un moyen d’être plus musical tout en étant un putain de défi pour avoir du sens.

Il y a aussi des flows d’américains que j’ai vraiment pompés. Nas par exemple quand il dit « Nothing on my mind but the dime sack we blazed. With the glaze in my eye, that we find when we crave », ça c’est un flow que j’ai pompé : « rien d’autre dans mon crane que la canne qui s’achève et le rêve qui s’entame pendant que je plane les gars crèvent. » Je ne m’en cache pas, j’ai pris son flow. À propos des Américains, je prenais tellement cher dans leur manière de placer les rimes, que oui je peux le dire : quand c’est tellement bien fait, tu ne peux qu’essayer de faire pareil. Et avec La Ménagerie, on s’est dits que ces influences américaines et le multisyllabiques, il n’y avait pas grand monde qui faisait ça en France, ou du moins qui l’assumait. Notre style est certes pompé des cainris, mais en France, à part Ill et Dany Dan, personne ne le fait. C’est aussi là qu’on s’est retrouvés avec Triptik. Ils assumaient leur côté américain et la recherche de ce groove.

Triptik - « Panik » feat. Moudjad

C’est surtout Dabaaz qui kiffait notre truc, même si j’ai gardé des super relations avec Blackboul’. Après la mixtape réalisée par Cut Killer, Dabaaz m’a invité sur Microphonorama. On traînait un peu ensemble et on a souvent été comparés à eux. Il y a même eu ce délire autour de la paternité du morceau « Bouge tes cheveux. » Fouzi était un pote qui traînait avec moi et Bat. Encore un trublion de notre genre. C’était une sorte de Jamel Debbouz de deux mètres et cent kilos qui déconnait tout le temps même s’il ne buvait pas et ne fumait pas. Et comme Dabazz était chauve, Fouzi n’arrêtait pas de le chambrer en lui disant : « Hey Dabaaz, bouge tes cheveux. » Avec Bat, on en a fait un gimmick qu’on répétait à la suite de Fouzi : « Bouge tes cheveux, bouge tes cheveux. » [Il le dit en imitant le flow du morceau de Triptik, NDLR] Je pense qu’ils ont fait de cette vanne et de la façon dont on la plaçait un morceau. Sur le coup, quand tu entends le titre, tu ris un peu jaune : « hey, mais c’est notre délire réadapté en morceau ! » Mais tu n’as pas besoin de réfléchir longtemps pour te dire qu’en fait, c’est cool. Un délire de potes qui finit par donner un morceau qui a son succès ? Honnêtement, si tout le milieu du rap fonctionnait comme ça, ce serait bien mieux. Surtout qu’à côté, ils ne m’ont jamais fermé la porte, de Dabaaz avec Microphonorama à Blackboul’ qui m’a invité sur les concerts Can I Kick It.

Supermicro et animal solitaire 2004 – 2006

De notre côté avec Bat, on continue nos conneries, la principale étant de rester des paillus de Haute Savoie qui vivent au jour le jour et qui sont persuadés que leur talent va suffire. Pour beaucoup de gens, on était un peu les Gérard Muller du rap. [Rires] C’est là que je rencontre le mec qui va le plus m’aider et me motiver pour la suite : Grems. C’est chez Sir-Yu qui produira pas mal des sons sur lesquels je rapperai à Paris. C’est un apéro et je vois Grems avec ses lunettes et ses rictus à la Robert de Niro débarquer. Je ne le connais pas et il me dit : « mec, j’ai écouté ce que tu fais, respect, ça claque vénère. » Cool poto, ça fait plaisir ! Et à cet apéro, on commence à rapper. Je vais ensuite écouter ce qu’il fait et là, je découvre un Ill en version hyper speed, plus technique aussi, tout en ayant cette nonchalance incroyable. Grems me suivra et me motivera tout le temps. Il fera toutes mes pochettes et c’est lui qui m’a poussé au cul pour faire mon premier album ou en me présentant Bursty de Da Brazza Records.

Pour beaucoup de rappeurs de province, Bursty a vraiment compté. Avec sa série Fuck le maximum boycott, d’abord en cassette puis en compilations CD, il a au fur et à mesure mis en valeur plein de rappeurs de régions. Le seul problème de Bursty, c’est qu’il avait des ambitions démesurées par rapport à ce qu’il pouvait réellement faire. [Rires] Mais il était déterminé, il était connecté à Bordeaux, il était connecté à Paris et il a réussi un créer un axe Paris-Province super cool avec ces projets Maximum boycott et son label. Pour moi, ça a été une vraie chance. Sur ces projets, je retrouvais des gens que j’appréciais comme Sept, Sindbad, Grems et plein d’autres. Quelque part il nous a donné notre chance et il a aussi fait apparaître cette autre scène indépendante qui en réalité n’en était pas vraiment une. Avec Olympe Mountain ou Soul’Sodium, certains ont su se connecter. Mais avec Bat, même si on aimait bien certains rappeurs que tu pouvais retrouver dans ce milieu, on voulait faire notre musique à nous. On profitait des opportunités, mais on ne cherchait pas à se mélanger pour autant. Notre délire, c’était de garder notre son, l’identité qu’on avait créée avec La Ménagerie. Grems m’a parlé, Sept m’a parlé, D’Oz m’a parlé, Iraka 20001 et sa voix de dingue à la Akhenaton sorti du tombeau et sa poésie, ça m’a parlé. Mais en réalité, à part quelques featurings, on restait dans notre coin. On n’avait pas l’impression d’appartenir à une scène ou à un mouvement.

« J’ai vécu la musique comme un joueur de foot du dimanche »

Malgré ce côté un peu isolationniste que je pouvais avoir, Grems m’a toujours emmené quelque part. En 2005, je sors un bootleg commencé quelques années plus tôt et que je publie uniquement sur internet : L’Histoire. Je le fais avec DJ Klem’s et j’y rassemble plein de titres que j’ai pu faire. On retrouve 6000R, plein de gens qui gravitent autour de Maximum boycott, mais aussi Dekpo avec lequel je me suis réconcilié entre temps et que j’inviterai l’année suivante sur Droit Devant, mon premier album. Klem’s m’accueille chez lui pour enregistrer des inédits. Sa femme a fait quelques interludes où elle jouit en criant mon nom. [Rires] Abdel, un pote à moi, paix à son âme, a fait les autres interludes avec moi. J’enchaîne sur Droit Devant, mon premier album, sur lequel je commence à travailler à partir de 2004. Sir-Yu m’avait déjà mis des instru de côté et Grems me dit : « écoute, on va aller voir le gars de 2Good Distribution et on va sortir un putain d’album de Moudjad. » Évidemment j’étais chaud, je suis monté à Paris pour ça ! Ça m’a mis dans une bonne vibe. Au-delà des pochettes qu’il m’a toujours faites depuis L’Histoire, Grems a de toute façon toujours été un vrai moteur. Et pas que pour moi ! Si tu regardes son parcours, il a eu des dizaines de projets, de groupes et il a toujours amené les choses quelque part, a su leur donner du sens. C’est lui qui m’a permis d’avoir la seule distribution nationale dans mon parcours. C’est pour montrer l’importance que Grems a eu qu’il y a le logo Deep Hop sur Droit Devant, mais aussi pour le remercier de tous les concerts où il m’a emmené avec lui.

Moudjad - « Le Blues de l’ouvrier »

Tout ça m’arrive au moment où j’ai ma première fille et où je poussais des fly cases chez Crossroads [Entreprise spécialisée dans l’événementiel et les concerts, gros pourvoyeur de roadies et d’intermitents du spectacle vivant, NDLR] Je gagnais cinq cent balles par mois et je faisais un peu n’importe quoi. J’étais pourtant déjà débrouillard mais avoir ma fille m’a définitivement fait passer ma vie personnelle devant, quoi qu’il se passe dans le rap pour moi, album distribué nationalement ou pas. Ce n’est pas du tout pour faire le misérabiliste, mais quand ma fille est née, j’allais à l’assistance sociale pour lui acheter des couches. La vie m’a rattrapée en fait et à partir du moment où le frigo est vide, c’est boulot d’abord. Le rap, ce sera sur le temps libre. En fait, j’ai vécu la musique comme tu joues au foot le dimanche. D’abord comme un mec fougueux qui fait la fête et compte sur ses dribbles pour s’en sortir et se faire repérer sur le terrain le dimanche, sans aucune idée de plan de carrière. Puis ensuite comme le mec qui bosse et qui va taper la balle pour le plaisir avec ses potes les week-end où il trouve le temps. J’ai juste décidé que le rap ne m’autorisait pas à vivre comme un schlag. Aller rapper je ne sais où au fin fond d’une ligne de RER où on rémunère ton couplet en te laissant repartir avec une bouteille de whisky, en rentrant en fraudant et en ouvrant chez toi un frigo vide, ça va une fois, deux fois, trois fois, mais au bout d’un moment, non, ce n’est pas possible. Très vite tu vas à la boîte d’intérim pour remplir ton frigo. La vie de bohème, elle tient trois à quatre ans, pas plus, surtout quand tu as un enfant. Ma gosse, quand elle est née, elle n’avait rien demandé. Donc c’est aussi pour ça qu’après Droit Devant, je ne fais plus rien pendant presque 5 ans.

Printemps Arabo Savoyard 2006 – 2017

De 2006 à 2010, je ne fais donc quasiment rien. Je suis embauché chez Ikea, je passe en CDI, mon enfant grandit, je suis dans l’Essonne, je commence à m’en sortir, ma femme est posée, on regarde notre enfant grandir, on est heureux. Je continue le rap comme on fait du foot le dimanche, parce que j’aime ça mais je n’ai absolument pas le temps de me lancer dans un projet. Je fais des featurings à droite à gauche, quelques titres dans ma chambre, c’est tout. En 2010, je réalise que ça fait un moment que je n’ai rien fait. Je sors donc une net tape, comme je l’avais fait en 2005 : Le Taulier. J’ai toujours trouvé qu’internet était un moyen cool pour communiquer. Aujourd’hui, c’est évident, mais quand j’ai commencé à m’en servir en 2002, 2003 puis 2005 avec L’Histoire, ce n’était pas évident pour tout le monde. Internet n’était pas encore accessible à tous, tu n’avais pas de smartphone, les débits n’étaient pas ceux d’aujourd’hui. Mais déjà, ça permettait de by-passer plein de gens et d’être réactif. C’était aussi l’époque des forums. Mes fans, c’était un peu des avatars, que parfois t’as la chance de rencontrer. J’ai passé des heures sur le forum de 90bpm.net et ça donne de la force, que ce soit de recevoir un mail, de lire des retours sur ta musique sur un forum de passionnés ou de discuter à la fin d’un concert. Tu fais de la musique pour dire des trucs mais aussi pour être entendu, il ne faut pas se mentir. Quand en 2003 je recevais un mail d’une meuf qui me disait : « il faut que tu saches qu’au fond, quelque part, quelqu’un t’écoute et ça le fait vibrer », ça me foutait la pêche pour continuer.

En 2010, ça fait cinq piges que je veux m’installer en Suisse et je n’y arrive pas. Alors je m’apprête à rentrer à Annecy, mais je suis d’abord muté à Grenoble. Je suis là-haut, dans la campagne grenobloise où le dimanche, tu n’as rien d’autre à faire que rapper. Greg Frites [autre alias de Blackboul’ de Triptik, NDLR] me recontacte et me propose de rejoindre le collectif La Fronce et les concerts Can I Kick It. Greg me motive grave, m’appelle souvent. Quand des mecs sont moteurs comme lui ou Grems, alors que tu fais tes raps dans ta cave, bien sûr que tu viens, quitte à poser des congés. La Fronce, c’était une sorte de crew internet qui venait de partout, tellement qu’on a pu faire qu’un seul concert au complet, mais quel concert ! C’était à La Machine du Moulin Rouge et c’était vraiment un très beau casting et une sacrée équipe. Et Can I Kick It a été au final la meilleure expérience sur scène que j’ai eue. Ça a été super bien organisé, Greg est un mec carré et il avait monté un sacré plateau avec des mecs qui ont toujours pris le live au sérieux, y compris des mecs de la nouvelle génération comme Deen Burbigo, Némir ou Jazzy Bazz. Que tu aimes ou pas ces MCs, ce n’est pas le genre de rappeur avec lequel tu blagues en freestyle ou sur scène.

« Aujourd’hui, ce que j’aimerais c’est me casser une jambe »

Dans ma vie personnelle, c’est aussi le moment où j’en ai marre de bosser pour Ikea. Je veux changer de métier, c’est un moment charnière comme tu peux en avoir à trente-cinq ans. Je quitte donc Ikea et me retrouve au chômage. Niveau rap, je ressens aussi ce besoin de changement. Je vois que je commence à écrire dans ma petite cave des morceaux plus conscients. Je ne lâche pas le côté déconneur, festif, what what, mais j’appuie un peu plus sur le côté sérieux comme je le faisais exceptionnellement avec « Mes collègues » sur L’Histoire ou « Le Blues de l’ouvrier » sur Droit Devant. Je commence à rassembler mes textes et à faire un nouvel album. Ce sera Printemps Arabe. C’était le moment des Printemps Arabes et même si ça a été des mouvements récupérés politiquement, notamment en Tunisie et en Égypte, sur le coup, j’ai trouvé ce symbole beau. Et revenir comme ça, c’était aussi mon propre Printemps Arabe. Je m’appelle Moudj, je le sors en mai, je suis « de retour » avec le même style tout en proposant quelque chose d’un peu différent… C’est le printemps quoi ! [Rires] C’est un projet qui me remet le pied à l’étrier et dont je suis très fier. Je ne fais quasiment pas de promo et j’ai tout même quelques articles et surtout plusieurs milliers de téléchargements. Puis rebelote, il faut bien rebosser, alors back to life !

Moudjad - « Atlas »

J’ai trente-cinq piges, je n’ai pas grand-chose à moi : je bouge en Suisse pour chercher du boulot et je finis par trouver un taf de fou, dans une grande multinationale high tech américaine qui paie très bien. Très vite, je me retrouve à pouvoir construire enfin ma vie, à sécuriser les miens. J’achète un appartement, je voyage, en bref je fais tout ce que je n’ai jamais pu faire avant. Et le rap, comme toujours, j’y reviens quand j’ai l’envie et le temps de le faire. De toute façon, je ne crois pas que des gens m’attendent. Et si des gens m’attendent, alors qu’on vienne me voir et que je prenne un billet pour aller en studio. Je suis comme tout le monde : il faut que je rentre des sous. Le rap, c’est mon kif, ce n’est jamais ça qui m’a fait gagner de l’argent même si je l’aurais bien voulu. Même ici à Annecy, plus personne ne me connaît, tout le monde s’en fout de moi. [Rires] Je ne fais même pas d’ateliers d’écriture ou de travail en MJC, même si j’y pense. Donner des techniques d’écriture à des MCs, ça peut être cool. Je trouve qu’aujourd’hui, il y a beaucoup de rappeurs et peu de MCs. Quitte à paraître rétrograde, c’est un distinguo que je n’hésite pas à faire. Les rappeurs sont ceux qui font rimer toto avec réseau pour simplifier. Les MCs sont ceux qui se prennent la tête. C’est la même différence qu’entre un écrivaillon et un écrivain, qu’entre en scribouillard et un journaliste. Un mec qui fait ses trucs sans travailler, qui écrit en trente minutes en studio et pense que c’est génial, c’est mort. Et ce n’est pas une question de talent. Le talent c’est le travail, je sais de quoi je parle pour avoir parfois rien foutu. [Rires]

Du coup, depuis Printemps Arabe, j’ai fait un morceau pour la compilation de Samm de Coloquinte avec Sameer Ahmad et Kadaaz, mais sinon je n’ai fait qu’un morceau solo, « Veines Ouvertes », que j’ai sorti début 2017. Ce morceau est à la base issu d’une sollicitation. Sako m’avait contacté pour les quinze ans de « Maudits soient les yeux fermés » sur la B.O de Taxi. Il voulait sortir un remix avec plusieurs rappeurs et m’avait dit bien aimer ce que je faisais. C’est pour ça que tu retrouves les mots « couleur améthyste » dans le premier couplet de « Veines Ouvertes », car c’était une référence au titre de Chiens de Paille. J’avais enregistré ce premier couplet sur le beat qu’il m’avait donné et lui avait envoyé. J’avais eu un super retour, du genre « j’ai adoré ce que t’as fait, tu as plié tout le monde » etc. Puis je n’ai plus eu de nouvelles. Jusqu’à voir le morceau sortir sans moi. [Rires] Là j’avoue que je ne l’ai pas très bien pris. Autant, ne pas être dessus, c’est la vie. Mais alors pourquoi me faire un mail de suceur en me disant que j’ai tout tué et ne pas revenir ensuite me dire que je ne serais pas sur le titre ? Je n’ai pas besoin de me faire sucer moi, j’ai besoin de ne pas perdre mon temps quand je rappe. Ou alors tu me paies ! Du coup, je me suis retrouvé avec ce texte en carafe. Je l’ai repris quelques années plus tard et j’ai posé ça sur un son d’un producteur cainri que j’ai acheté en ligne. Je l’ai fait comme un one shot.

Moudjad - « Veines ouvertes »

Je ne sais pas quand il y aura autre chose ensuite. Je sais qu’il y aura autre chose, mais quand ? Je n’en ai pas la moindre idée. Ce qui est sûr, c’est qu’on entendra peu de choses de moi, mais par contre, on entendra des choses de moi jusqu’à mes soixante ans. Je veux juste continuer pour le kif. Je laisse les Niska où ils sont. Je fais du hip-hop, pas du rap. Aujourd’hui, ce que j’aimerais c’est me casser une jambe. Je cours toute l’année et j’en arrive à me dire qu’il faudrait que je sois immobilisé un mois pour trouver le temps de faire l’album de ma vie. Désormais, je ne rappe que sous la contrainte les gars ! [Rires] Celle du temps principalement. Alors quelque part, comme le dit Alkpote chez vous en interview, je pourrais me dire que le rap est le pire truc qu’il me soit arrivé dans mon existence. Mais en fait, c’est faux, c’est le meilleur truc qui me soit arrivé. J’ai galéré, je n’ai jamais percé, mais ça a été l’école de la vie. Tu me diras que ça aurait très bien pu être autre chose, mais moi je me suis confronté à la vie en descendant avec moins de mille balles sur Paris pour le rap. Aujourd’hui, après être passé par des tafs de merde, je gagne la paie d’un médecin, je travaille en Suisse, j’ai une baraque et un gros merco, ce que même pas trois pourcents des rappeurs français ont. C’est bidon dit comme ça, mais ce que je voulais avoir par le rap, c’est à dire vivre confortablement, je l’ai eu. Je ne l’ai pas eu par le rap certes, mais ce sont toutes les galères liées au rap qui m’ont formé. Al hamdoulillah comme on dit chez moi. Faites votre vie, battez-vous, c’est Moudj qui vous le dit bande d’enfoirés ! [Rires]