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Grödash – « Hip-Hop Académie » feat. DJ Rolxx
La discipline et le dépassement de soi, les amitiés nouées par passion, la culture comme refuge contre l’ennui, le partage… Il est question de beaucoup de choses dans « Hip-Hop Académie ». Dans ce titre de Monnaie Time 3, inspiré par la structure culturelle du même nom créée par Grödash, l’illustre membre d’Ul’Team Atom explore ses doux souvenirs de jeunesse construite grâce à « l’art de rue ».
Mais dans « Hip-Hop Académie », la nostalgie n’est pas un prétexte pour Grödash à fermer le ban et à jouer au gardien du temple. Ses réminiscences de la débrouille et de l’état d’esprit hip-hop sont au contraire pour lui un moteur de transmission. Pas de complainte façon « le-rap-il-a-changé » : « Le rap m’a ramené aux quatre coins de la planète. Partager sa culture : c’est boire du champagne en canette ». Ce titre est au contraire une célébration, soulignée par les scratchs de phases de déclaration d’amour au rap assurés par DJ Rolxx sur sa propre prod. Le Montpelliérain a déniché une boucle de guitare douce-amère et l’a posée sur une rythmique brise-nuque, rebondie malgré sa droiture. Elle colle à la voix grasse de Grödash comme un durag sur son crâne pour transmettre sa passion avec entrain, bienveillance et exigence. – Raphaël
F430 – « J’oublie pas »
Depuis plus de dix ans, une typologie unique de rap français a émergé dans le 91. En décalage avec les influences méditerranéennes et afro-caribéennes dominantes, leur souffle mélodique vient des flows déliés et émotionnels de Young Thug, YoungBoy Never Broke Again, et surtout Lil Durk, véritable parrain artistique informel de la scène. On retrouve également dans leur musique l’héritage très nostalgique des jeux-vidéo et dessins-animés de leur adolescence. La production de Lil Ben sur « J’OUBLIE PAS », titre sorti des archives du duo F430, est ainsi gorgée du sentimentalisme propre à certains animes japonais, où les départs à l’aventure s’accompagnent souvent d’un petit déchirement. Une bande-son qui va comme un gant à F430 : constant depuis leur premier album Thank You God sorti en 2019, Jet et Sensei ont fait le choix de s’éloigner de la rancune et de l’anxiété des textes et productions de la majorité du rap français « mainstream ». À la manière de Lil Durk, ils chantent une vie injuste et pavée d’obstacles, que « Dieu merci » ils ont réussi à surmonter. Tout comme le rappeur de Chicago, ils n’échappent pas au « biais du survivant », avec tout l’attirail dommageable du « tu peux le faire j’en suis la preuve ». Un titre comme « J’OUBLIE PAS » n’en reste pas moins un rayon d’optimisme lumineux, denrée rare dans un rap français abonné à la noirceur et à une certaine amertume. – chosen
Saïf – « Le contrat »
Le rap racontant l’illégal et le crime en France – registre résumé de manière simpliste à « la rue » – foisonne toujours. Moins couvert, moins relayé, il se dit qu’il subit une couverture médiatique moindre par mépris de classe – estimation pas totalement infondée. Pour autant, malgré l’urgence nécessaire pour certains jeunes artistes de se prêter à l’exercice, et parfois d’autres par facilité, peu d’entre eux parviennent à tirer le genre vers le haut, en racontant avec un sens de l’observation aiguisé et en évitant de romancer les enjeux, les risques, les travers de cette existence. Saïf fait partie de ceux-là. Sélectionné parmi les onze rappeurs à suivre cette année par Booska-P (et le seul dont la performance a été remarquable), Saïf peaufine depuis début 2024 son rap aux observations froides, comme un narrateur omniscient posté dans chaque cave ou hall, dans chaque coeur et cerveau des protagonistes de ses histoires, souvent tragiques.
Dans « Le Contrat », l’un des grands moments de son EP L’Hiver, Saïf rappe le parcours du « petit », un gosse embauché pour un contrat de règlement de comptes. Une histoire « basée sur des faits réels », selon l’avertissement au début du clip – et largement plausible, puisque ce genre de faits divers funestes nourrissent la presse locale. Construit sur une mélodie de violon poignante, l’instrumental de 75Sleepy et Kyprod, quelque part entre les bandes sons des JVLIVS de SCH et les envolées vulnérables de Zamdane, offre un cadre sonore sur le fil pour le récit de Saïf. De sa voix abrasive, il retrace chaque détail, matériel comme mental, de cette histoire où « les p’tits cons ont volé des bolides plus chers que le prix de leur vie ». Un constat sentencieux, rappé par Saïf avec un mélange de distance et de dépit, au diapason dans son premier disque. – Raphaël
Josas – « Mini coeur »
« Mini cœur » de Josas paraît assez classique à première vue, un énième morceau d’amour, et une rime à base de « mamacita ». Mais le rappeur lyonnais lui donne du relief par son inventivité. Le titre s’intègre bien dans l’album Pichchi, bien rappé, avec quelques hits (« Pichichi », « Tacchini »), des thèmes plus sérieux (« Seul ici »), le tout de sa voix aux airs de Soolking, très chantante, qui s’envole. Sur « Mini cœur », Josas rappe sans filet, et déroule à l’instinct son texte comme son poignet dirige machinalement son éventail vert. Un animal mythologique, « le minotaure », se retrouve associé à un petit joint, « un mini teh », le tout en restant cohérent avec le discours du rappeur. Un peu plus tôt, il surprend agréablement avec une rime inventive : « laisse moi pas seul » / « Newcastle ». Josas parle avec recul de relation amoureuse (« on s’est déchiré le cœur mais on aura rigolé »), en posant des mots sur l’appréhension des débuts (« Ouvrir son corazon, ça rend malade. ») En bref, confier son cœur à quelqu’un peut sembler risqué, mais, comme les rimes à l’aveugle de Josas, ça s’avère parfois payant. Certaines phases sont dispensables certes, et comme l’éventail fixé à sa main, il peut être vu de deux façons, il brasse de l’air, ou plutôt, il amène de la fraîcheur. – Victor
« Plus qu’un simple trappeur, JRK est un rappeur prêt à aller vers d’autres sonorités. Et ce sans jamais perdre de son authenticité. »
Femtogo – « UN AUTRE JOUR »
Souvent associé à un imaginaire fantastique, froid et bourré de références, Femtogo ne s’est pourtant jamais gardé d’évoquer simplement la souffrance endurée dans son enfance. Si le rappeur a parfois incarné un personnage de fiction pour le faire, c’est même un thème récurrent au fil de ses EPs, et particulièrement dans les plus récents : “GEÔLE” sur La Bête, “GAISERIC” sur NAMELESS BELLIGERENT… Sur FRANCS-TIREURS PARTISANS – nommé après l’organisation de résistance fondée par le PCF en 1941 – il laisse ainsi de côté le spectaculaire au profit d’une histoire plus ancrée dans le réel. Celle d’un gamin de province qui grandit dans un village éteint, routinier, où ne résonnent que les voix des anciens et le ronronnement des chalutiers. Plus intime, ce que Femtogo décrit n’en est pas moins violent : il est à l’époque une anomalie dans le décor, reclus au collège et ailleurs, pense à “en charcler un” ou à “[s]’ouvrir les veines.” De ce sombre tableau, le refrain et le deuxième couplet tirent la lumière. “C’est juste un autre jour, demain tout ira mieux”, chante doucement le rappeur, qui trouve la paix dans le sourire d’êtres chers. “J’veux être le cle-on qui sort le cross au gamin, pas celui qui sort du r’pas complètement torché comme un coing.” À la prod, neophron se met au diapason de son éternel duo par une rythmique cyclique et une mélodie douce et nuancée samplée de “Little Light”, de la chanteuse américaine Lisa Papineau. L’épilogue d’un EP profondément critique envers les maisons de disque et le consumérisme, mais aussi empreint de convictions antifascistes appuyées par les références de Femtogo – comme sur l’hommage à la résistante, journaliste et militante anticolonialiste Madeleine Riffaud (“MME. RIFFAUD”), décédée en novembre dernier à l’âge de 100 ans. – Juliette
JRK 19 – « Paramètres »
Depuis son émergence express à la fin de l’année 2023, JRK19 a su très rapidement prendre le dessus sur un créneau convoité et historiquement cher au rap français : celui de la rue et de son quotidien, entre désir de réalité et volonté de ne jamais en grossir les traits. Nouveau visage de la nouvelle vague du 19eme arrondissement parisien (Nono La Grinta, La Mano 19…) le Francilien est ainsi très vite devenu une figure importante de cette scène à mi-chemin entre sonorités drill, trap, et jersey, qui aura collectivement mis un coup de pied dans la fourmilière trap française. Sur ZERO BLUFF, son dernier EP sorti en février, le rappeur confirmait ce statut tout en tentant quelques pas de côté aussi surprenants que bienvenus. Notamment sur “Paramètres”, un titre qui dénote énormément dans le reste de la jeune discographie de JRK. Dans une ambiance jazzy portée par quelques notes de piano et une trompette mélancolique signée du musicien Béesau, le Parisien raconte ainsi sur une rythmique trap plus traditionnelle “la rue la vraie” et ses affres, tout en emmenant l’auditeur au fond d’un bar enfumé parisien dans les années 30. Un contre-pieds rappelant un peu dans son esthétique le “Titi Parisien” de Seth Gueko, qui, en plus de renforcer l’aura de charbonneur de JRK 19, montre aussi que le Parisien est, plus qu’un simple trappeur, un rappeur prêt à aller vers d’autres sonorités. Et ce sans jamais perdre de son authenticité. – Brice
Veust – « Arachide » feat. Zek
“Arachide” est un morceau brut, drôle, moche parfois, mais surtout vrai. Se mélangent une lucidité violente, un dégoût du monde et un amour du style comme si la plume était le dernier moyen de rester digne. Veust, c’est l’ancien qui maîtrise ses codes, qui écrit avec une distance froide, presque philosophique (« Je n’aime pas l’Homme, j’suis misanthrope »). Les lignes sont crues mais toujours chargées de sens, jamais gratuites. Il parle comme on parle entre potes, dans la caisse ou en bas d’un bloc, quand on en a marre mais qu’on tient debout. Zek, c’est la version plus jeune, plus ironique, plus désabusée encore. C’est froid, clinique, ultra référencé mais jamais prétentieux. Il vise la superficialité ambiante, les faux-semblants et le désespoir planqué derrière les postures. Il ne cherche pas à briller, juste à mettre le feu aux masques. Le tout repose sur une prod signée GrandBazaar & Fausto Maccario, minimaliste, poisseuse, qui laisse respirer les silences et donne tout l’espace aux mots. Pas là pour ambiancer, mais pour appuyer là où ça fait mal. « Arachide » n’est pas un banger de club mais un morceau qui accompagne les fins de soirée lorsque la ville est silencieuse et que la paranoïa parle fort. – AndyZ
Médine – « QI Rap »
Si l’engagement de Médine revient souvent au moment d’évoquer sa musique, une autre thématique traverse sa discographie : des années 2000 jusqu’à la décennie 2020, le rappeur a toujours fait ici et là un morceau pour rendre hommage à la musique qu’il exerce, tout en saluant ses acteurs. Il y a évidemment “Lecture Aléatoire”, dans lequel le Havrais racontait en 2008 son parcours d’auditeur plutôt que de rappeur, mais aussi plus récemment ‘La France au Rap Français”, un titre où il célébrait la nouvelle génération du genre qu’il exerce sur son refrain. Une tradition qui perdure aujourd’hui avec “QI Rap”, un nouveau morceau en guise de premier single de son nouvel album Stentor surprenant dans sa forme, tout en étant touchant dans le fond. Porté par un sample de soul riches en cuivres chaleureux et solennels, Médine y déclame ainsi son amour pour le rap, sa fidélité au genre, et sa quête d’intégrité au sein d’un milieu tenté par les affres de l’industrie, tout en montrant combien il continue d’être à jour dans ses flows et ses placements. Comme une célébration heureuse – un registre assez rare dans sa musique – les cuivres de la production signée Kaonefy et Ashesswav accompagnent ainsi un Médine qui défend sa musique, tout en tirant allégrement sur les opportunistes du milieu, au rythme des différents flows qu’il enchaîne le temps de trois minutes techniques et précises. Une déclaration d’amour qui trouve sa fin dans un beatswitch où la prod comme Médine doublent la cadence, comme pour mieux appuyer sur son statut de gardien d’une certaine découpe rapologique tout terrain. Si “QI Rap” a des airs de morceau “léger” dans l’arc étendue de la discographie de Médine, il vient pourtant rappeler une vérité importante sur son auteur : derrière l’engagement sans faille, les points de vue sur la société, et la volonté de répondre à ses pourfendeurs, Médine reste avant tout un amoureux de ce qu’il fait. De la musique, et de l’art. – Brice
Souffrance – « Miroir déformant »
Le parti pris de TonyToxik et de Souffrance sur Hiver Automne, qu’ils expliquent en interview, est de laisser place à une part de fiction, le rappeur empruntant aux histoires vues ou entendues, vécues par d’autres. Sur Hiver Automne, le “je” des précédents opus se fait autre, les récits se confondent, les miroirs sont déformants. “Tu verras pas derrière le masque” clame Souffrance sur le deuxième titre de l’album, morceau épuré qui tient sur à peine plus qu’une boucle anxiogène, travaillée par Mani Deïz. Le masque devient la promesse contenue dans son blaze, Souffrance cesse de rapper Souffrance, pour rapper les “romans dérisoires” de la “France d’en-dessous”. La production est à l’os, l’écriture aussi. Une anecdote est égale à une image, rarement plus d’une phase : “Il m’a douillé, je t’ai douillé, la mauvaise coke s’achète comme une patate chaude”. Il n’en perd pas son humour (“J’ai un blaze chelou comme Mítroglou”), mais gagne en interprétation. La rage de Souffrance n’est plus froide, elle a comblé la distance ironique qui caractérisait sa posture sur les premiers albums. Il crie un propos qui ne s’embarrasse pas de métaphores : “C’est pas des rumeurs, ils violent des mineurs c’est lunaire, personne n’écoute leurs cellulaires, / en bas un délit mineur et tu vois plus la lumière.” Les comparaisons sont sans ambiguïté : “À la télé, ils parlent comme le moustachu dans les années 1930.” Souffrance ne trahit pas son esthétique mais la poursuit par d’autres moyens : le miroir déformant donne une image plus que réelle du monde qu’il reflète. – Paul
Blackmo & Bazz – « Félé » feat. Green Money
Dans un rap où la cadence effrénée prédomine, « Félé » de Blackmo (rappeur belfortain) en featuring avec Green Money s’impose par un équilibre remarquable entre sa production, ses flows et ses textes, révélant une maturité artistique. La charpente sonore, œuvre de Bazz (beatmaker de Vaulx-en-Velin), se distingue par un rythme plutôt lent. Loin des cadences effrénées, il érige une toile où chaque élément, des percussions lourdes et mesurées aux lignes de basse sourdes, marque le pas avec une gravité calculée. Sur cette assise, les flows prennent leur mesure. Blackmo pose avec une certaine présence dynamique, tandis que le style laid-back de Green Money capte l’attention. Son phrasé, légèrement en retrait du temps, crée un contraste saisissant avec la lourdeur du beat, soulignant l’impact des paroles et l’efficacité d’une diction mesurée. « Félé » explore sans fioritures les thèmes de persévérance et de labeur. L’authenticité (« Nique les clones, j’rentre pas dans les cases, différent depuis le départ« ) et le récit du bitume sont exposés avec une lucidité palpable. Le refrain « Fais les bails on me dit Félé… ça mitraille comme des Félés” agit comme un leitmotiv lancinant, le terme « mitraille » symbolisant la charge constante d’une vie-assaut, expression de résilience. En définitive, « Félé » est un témoignage sonore où chaque composante contribue à une œuvre cohérente et profonde. Par sa gravité maîtrisée, ce titre peut laisser une empreinte durable. – AndyZ
« Le refrain agit comme un leitmotiv lancinant, le terme « mitraille » symbolisant la charge constante d’une vie-assaut. »
Vicky R – « Nova »
Avec « Nova », troisième piste de son EP LOBBY sorti en mars, Vicky R explore un format court mais maîtrisé, où le minimalisme devient outil de narration. Loin des envolées techniques ou des punchlines à répétition, la rappeuse opte ici pour une écriture dépouillée, centrée sur les sensations. Dès le refrain, répété presque comme un mantra : “je ressens rien, je ressens rien maintenant”, elle installe une forme de vide émotionnel, accompagnées de notes de doute sur ses bienfaits.
La production, brumeuse et feutrée, évoque une errance nocturne dans laquelle les silences sont aussi parlants que les mots. Les drums, présents sans jamais alourdir, viennent soutenir cette atmosphère contemplative. Vicky R y cultive un certain détachement : “mes rêves m’éloignent un peu plus de tout ce qui me freine”, phrase pivot du morceau, affirme une volonté de rupture douce, presque nécessaire.
En clôture, le refrain se transforme et inverse la trajectoire : “je me sens, je me sens bien maintenant.” Un basculement discret mais significatif, qui marque un certain apaisement. Un instant de flottaison précieux pour la ligne de cohérence tenue sur les 7 titres proposés. – Inès
Asfar Shamsi – « 2006 »
Bientôt deux décennies ont passé depuis la transversale fatidique de David Trézéguet face à l’Italie, mais le souvenir de ce soir-là ne manque jamais de serrer le cœur à celles et ceux qui étaient là. Avec ses basses amples et dépouillées, l’instrumental de « 2006 » composée par Wolby et Loufox évoque le vrombissement d’un stade qui vibre au rythme d’une émotion unique, collective, une de ces ambiances qui décuplent la joie et adoucissent les peines. Les paroles et le clip ravivent ce sentiment d’assister à une catastrophe aux proportions épiques, qui paraît aujourd’hui bien futile – à présent, chante Asfar Shamsi au refrain, il y a « d’autres sortes de problématiques. » Pour une génération dont l’enfance dans « la France de Mélanie » n’est plus qu’un lointain souvenir sous filtre sépia, et qui voit depuis défiler en continu sur ses écrans des désastres autrement plus réels, l’euphémisme est vertigineux.
La violence de l’époque invite à la fuite nostalgique, et la culture de ce milieu des années vingt paraît parfois saturée d’incessantes injonctions à se replonger dans l’enfance, sur fond d’esthétique « Y2K » supposée évoquer un âge d’insouciance dorée dans lequel trouver refuge. Le texte de l’artiste strasbourgeoise semble parfois jouer sur cette corde-là, mais son interprétation raconte autre chose. Il y a, dans ce refrain qui ne demande qu’à être chanté en chœur avec le volume à fond sur une banquette arrière, dans ces couplets où la rappeuse livre ses douleurs avec la même détermination que quand elle avait « la veine au front » quelque chose de résolument combatif et fédérateur. Quelque chose qui donne envie de continuer à espérer que tant qu’il reste des artistes pour refuser d’aller « au stud comme à l’usine », Babylone n’a pas encore gagné. – Beufa
urde – FRAP
Dès les vingt premières secondes de ce titre, intro d’un EP intitulé où je vais, urde a déjà tout dit en condensé. Une sirène lancinante habille l’instrumentale d’un sentiment d’urgence, et thèmes et images défilent en avance rapide : l’Opinel affûté du grand-père, une déclaration d’amour-haine au rap français, la tendresse d’un garçon envers ses proches, la colère des peuples en Europe, au Sénégal et partout sur le globe, la quête sans cesse recommencée d’un peu de paix. Le rappeur arrive sur la prod lance-flammes en main, prêt à carboniser les alumni des grandes écoles en costard-cravate, les rappeurs en cosplay d’entrepreneurs dynamiques, Big Pharma et ses cachetons, les quidams lambda en voie de fascisation – et à peu près tout le reste, à force de « rajouter du feu dans le feu ». Au premier abord, « FRAP » sonne comme le souffle d’un cocktail molotov qui s’embrase, flambée de colère rappée avec le couteau entre les dents.
À bien y regarder pourtant, la colère incendiaire laisse aussi deviner en creux une douceur sous-jacente. Tout en affirmant d’entrée de jeu « détester les rappeurs », les lyrics voient défiler une galerie de grands noms de ce mouvement, de PNL à la Fonky Family, de Kekra à Aketo – qui est même passé dans le clip offrir son sourire de tonton bienveillant en guise de bénédiction. Quand urde lâche le micro après ces couplets incendiaires, c’est pour laisser entendre au mieux la pureté cristalline de quelques notes de piano et la douceur d’un sample vocal à peine encore troublé par les échos des sirènes. Le titre atteint ainsi un délicat équilibre entre deux facettes de la personnalité de son auteur, entre haine au vitriol et recherche d’harmonie. – Beufa
Cash Crime – « QUELQU’UN VEUT UN HAMBURGER ?! »
Cash Crime est un intimidateur. Et le Belge, originaire de Kinshasa, est bien décidé à le montrer. La pression qu’il exerce sur les sorties du moment en est la preuve : quelques freestyles, une apparition remarquée sur le Planète Rap de Genezio et une flopée de singles dont “QUELQU’UN VEUT UN HAMBURGER ?!”. Le titre du morceau, directement tiré du hood movie “Menace II Society”, fait référence à une scène culte où O-Dog – adolescent impétueux de Watts, un quartier noir de Los Angeles – abat froidement l’un de ses clients accro venu réclamer sa dose. Une référence assez logique pour le rappeur dont le style et les lyrics se nourrissent du vécu. « Du mal à changer de vie, j’ai gardé mon glizzy depuis le block. » Sa voix épaisse, puissante, ses punchlines tantôt en français, tantôt en lingala, hypnotisent et piquent la curiosité quant aux superbes perspectives qu’elles ouvrent. Peut-être sur un plus long format ? – Juliette
ADVM – « .DANS L’DEHORS. »
“En vrai, je vais bien.” “.MONDE AUTOUR.” clôturait .ÉTEINT LE SOLEIL., l’EP d’ADVM paru en début d’année, sur une note positive. “.DANS L’DEHORS.”, l’intro de .ÉTEINT LE SOLEIL. (extended) joue sur une tonalité autrement plus sombre. Quand il ferme les yeux pour ne pas voir le dehors, le jeune rappeur se retrouve seul avec lui-même. L’introspection irrigue le morceau, placé sous le signe de l’auto-contradiction et du fragment. “J’ai commencé à fumer pour me faire des contacts, aujourd’hui je finis un paquet seul chez moi.” ADVM se veut porte-parole d’une génération de contradictions ambulantes : “on veut retrouver l’imagination qu’on avait gamin en fumant du shit”. Le rappeur exploite cette alliance des contraires pour exacerber ses images : “Au fin fond de la campagne je voyais des battes et des Delorean” ; “Sur le béton, il y a des bouts de nuage.” Les lyrics collent à une prod sombre et planante de 999biggie, qui, en quelques notes, fait instantanément changer l’humeur de l’auditeur trop joyeux. Le pré-refrain est la synthèse de cet art de la noirceur, qu’on devine un peu forcé : “Ma vie en dents de scie, j’ai versé aucune larme depuis que je suis vraiment triste”. ADVM ne s’épanche pas plus. Le morceau ne constitue donc pas un portrait mais une humeur désespérée, paradoxalement créatrice et drôle. L’auto-tune, maîtrisé, donne son ampleur au morceau. Le rappeur tient ici un joli moment de bravoure, à l’image de l’EP. – Paul
Bekar – « Quand il neigeait encore »
Le rap, la pop, la mélancolie, les souvenirs, et tout ce qu’il y a autour. Dans le registre de l’émotion, Bekar brille particulièrement à intervalles réguliers sur ses albums : autant à l’aise pour poser sur un boom bap pur que pour donner de la voix sur un refrain fédérateur, le rappeur de Roubaix a su perfectionner avec le temps son jeu d’équilibre entre couplets débités et moments plus mélodiques, pour livrer une musique à la fois technique et souvent poignante. Un constat qui se confirme à nouveau sur Alba, un second album qui brouille encore plus les frontières avec la pop dans sa musique, sans jamais renier le rap qui l’a élevé. “Quand il neigeait encore”, second single dévoilé en avril dernier, en est sans doute la preuve la plus marquante : composé avec son producteur de toujours Lucci ainsi que Le Caméléon, le morceau prend le parti pris d’allier un habillage musical pop riche en claviers, roulements de batteries organiques, et guitares blindées de réverbérations, avec un Bekar rappant sur sa nostalgie et le temps qui passe, notamment durant ces dix dernières années (“Mes amis ont grandi, mes parents ont vieilli, pas d’magie pour changer ça. Mes albums de rap préférés ont dix ans. Qu’est-ce qu’on a fait en dix ans, à part courir sur un chemin glissant ?”). L’alliage rap et pop du début laisse alors place à un refrain intégralement chanté dans lequel Bekar montre l’étendue de ses qualités en matière de topline (qu’il avait évoquées auprès de l’Abcdr du Son l’an dernier) avant de laisser la production de Lucci et Le Caméléon s’effacer discrètement. Dans la même veine que “Razorlight” sur son précédent album, “Quand il neigeait encore” réussit le pari de mêler couplets rappés et refrain entêtant, sans jamais choisir entre les genres. Un morceau fédérateur pensé pour allumer les briquets en concert et enflammer les cœurs, tout en restant attaché aux codes du rap. C’est comme cela que Bekar a trouvé un son qui lui est propre. Et c’est aussi comme cela qu’il excelle. – Brice
Jsuispasrappeur – « Assassins »
Jsuispasrappeur répète son blaze comme un mantra, pour ensuite livrer « Assassins », un morceau fleuve plus que jamais rap français, sans refrain, sur une production boom-bap d’Alexandrovitch, à base de kick agressif et de notes de piano. Le rappeur de Mulhouse raconte une vie où le soir, il apprend tout de la journée du voisin, la faute à l’épaisseur des murs. Si chaque phase est précise, les idées se mélangent, « comme les syllabes quand (il) pillave », avant de s’imbriquer dans un puzzle qui forme le portrait d’une jeunesse pleine d’ennuis, sans grands moyens, faites d’amis qu’on n’aime pas vraiment mais dont la présence rassure. Des relations où les non dits s’accumulent jusqu’à ce que la tension explose, et qu’une « erreur » de plus s’ajoute à toute celles que Jsuispasrappeur mentionne déjà. À force de pardons et de chapelets récités, il cherche à rectifier le tir, et ce morceau nommé « Assassins » vise juste. – Victor
32 – « SEXY MODE » feat. Jäde
Over les pulls en laine et les doudounes : en cette période de grande chaleur, tailles basses, bretelles et mousseline envahissent les garde-robes. La peau apparaît, transpirante et salée, et les filles passent en “SEXY MODE”. 32 et Jäde ont aggravé la canicule, pourtant, elles ont tout de rafraîchissant. D’un côté, l’une des rappeuses les plus prometteuses du moment, proactive en 2025 avec les trois-titres SOUTH SABOTAGE et HNINA MONTANA – entre autres singles. 32 est une véritable hustleuse, fière, effrontée, aux lyrics incisifs et parfois amusants. Comme quand elle dit de ses copines que “c’est trop des mayonnaises” (“Le soleil, la mer”) ou quand elle “roule un doré, posée sur sa bidoche” (“EN PIRATE”). C’est là l’un de ses points communs avec Jäde, de l’autre côté : charismatiques et malicieuses, les deux femmes se font un plaisir de piquer régulièrement la gent masculine. D’autant plus quand elles se réunissent sur un titre estival et sensuel, produit par birdschipinn et kamanugue, illustré par un clip sans prétention à coups de ralentis et de couleurs vintage. – Juliette
N3MS – « Une fleur ça s’arrose »
Dans « UNE FLEUR ÇA S’ARROSE », extrait de l’EP LE MARATHON, N3MS délivre un récit brut, viscéral, porté par une boucle de piano mélancolique et un rythme métronomé qui donnent au morceau des allures de freestyle des années 90. “Dans ma tête j’ai des images”, et ce sont ces visions qu’il déverse sans filtre, avec une plume fluide, quelque peu acérée mais surtout habitée.
Entre hargne, peine, espoir, amour et solitude, le rappeur évoque la Palestine, le Congo ou encore l’Iran et dénonce la posture vide de ceux qui clament des causes sans jamais les porter vraiment. Mais derrière la critique sociale se dessine aussi une réflexion plus ou moins profonde de son quotidien, où N3MS traverse ses douleurs personnelles, ses manques, sa famille, l’amour abîmé, la fierté d’un père. C’est en quelque sorte, une table des matières de ce qui irrigue son parcours et alimente son feu. Loin de s’enfermer dans un discours militant ou égocentré, il éclaire son monde à travers un prisme intime, lucide et sincère. “On restera vivant et focus si on prend des bonus” : un avertissement autant qu’une promesse, ce morceau est la preuve que N3MS continue d’arroser son talent. – Inès
Moudjad – « Si tu m’cherches »
Du G-Funk lascif et je-m’en-foutiste, une ode à la ride et aux plaisirs simples en compagnie d’une femme, voilà un morceau que ne renierait pas Aelpeacha. Il est pourtant signé par Moudjad, prodige passé sous les radars du rap de la fin des années 1990 et 2000, et encore plus aujourd’hui. Désormais cadre dans l’industrie Informatique, l’ancien du groupe La Ménagerie est devenu un MC intermittent, qui se trouve plus souvent au bord du lac Léman à Genève que derrière un micro. Alors à ceux qui le cherchent, direction la capitale suisse, où avec un peu de verte dans la poche, quelques billets à dépenser, Moudj se balade, rigolard et détendu, dans d’élégants établissements. Et si la légèreté de ce « Si tu m’cherches », issu d’un EP 7 titres réalisé avec la chanteuse Wawa West (qui est aussi sa compagne) peut avoir des allures de branleur de service, il ne faut pas se méprendre : Moudj sait très bien d’où il vient. « De la tour moisie à la bourgeoisie » comme il le dit. Et s’il goutte avec insouciance au fait d’être arrivé à destination, il y ajoute : « tu peux voir tout mon background dans mes yeux, pas dans LinkedIn ». Et en profite pour faire comme il y a 25 ans : broyer quelques MCs sur le chemin. « De la tour moisie à la bourgeoisie », la route fut longue, mais ça visiblement, ça valait le coup. – zo.
« Derrière son lyrisme épique habillé de compositions dignes de musiques de films, le disque révèle un aspect plus ludique, reposant sur la complicité palpable des deux rappeurs. »
IMAM – « Birkhadem »
Il y a quelques années de cela, IMAM sortait « Kouba Libre », envoûtante chronique algéroise joliment mise en images. Depuis, il n’a quasiment rien produit de plus, du moins rien qui ne soit parvenu au public. Le rappeur, désireux d’explorer les sonorités brésiliennes, était sans doute en peine pour trouver les productions nécessaires tout autant qu’il lui fallait s’exercer pour écrire et poser convenablement sur lesdites sonorités. Rapper en français sur des instrumentaux gorgés de percussions sud-américaines est chose ardue ; ceux qui ont essayé sont plus nombreux que ceux à avoir réussi. Il se trouve qu’IMAM appartient à la deuxième catégorie, comme en atteste le morceau « Birkhadem » issu de son EP DZ do Brasil. Sous sa casquette et sa plume, le nord de Paris (« zombieland ») devient le point de jonction entre l’Algérie et le Brésil : on y mélange le Selecto et le Guarana Antarctica, on y claque des Madjer en maillot de la Seleçao et on dédicace le 16029 au rythme des percu’. À l’instar des trois autres morceaux qui composent ce premier EP, « Birkhadem » repose sur un minutieux mélange des tons, du sérieux au festif comme peut l’être un apéritif entre camarades à la terrasse d’un quelconque café. On pense parfois aux anciens que la machine a broyés, parfois à la prochaine tournée, et souvent l’une appelle l’autre de ces pensées. – B2
Scylla & Furax Barbarossa – « Loin »
Il ne fallait pas s’attendre (et tant mieux) à moins de la part de son duo d’auteurs : Portes du désert est un album dense. Enregistré dans le désert marocain en dix jours et dix nuits, Furax et Scylla y dissertent sur leur retraite par misanthropie, les relations à leurs proches, leurs questionnements existentiels et leur quête spirituelle derrière des rimes multisyllabiques à la précision d’horlogers, qui révèlent leurs richesses de sens et de sons à mesure des écoutes. Pour autant, derrière son lyrisme épique habillé de compositions dignes de musiques de films, le disque révèle un aspect plus ludique, reposant essentiellement sur la complicité palpable des deux rappeurs – un lien dont il est question dans certains titres de cet album.
Le titre « Loin » compresse sans doute le mieux les différents aspects de l’album. Moins contemplative que d’autres productions de l’album, celle de Messah dépouille le côté orchestral pour une attaque plus brumeuse et orageuse. Cet instru plus pêchu offre un cadre idéal pour un exercice de passe-passe entre l’ogre belge et le pirate toulousain. Ils y égrènent toutes leurs meilleures raisons de mépriser leur époque : la violence impunie des dominants, la médiocrité et la vénalité de leurs pairs rappeurs, le bruit de la civilisation. L’exercice du ping-pong verbal est une autre manière de démontrer leur amitié, construite sur leur passion commune pour le rap mais allant au-delà aujourd’hui. Et c’est ce lien si précieux et solide, comme une ligne de vie en alpinisme, qui rend leur numéro de funambules spectaculaire sur quelques titres dont ce « Loin », au milieu d’un album au ton plus élégiaque. – Raphaël
Engal Sama – « Violences, Meurtres, Espèces »
Quand un artiste percute, ça s’entend. Engal Sama, rappeur et beatmaker de Vaulx-en-Velin, lâche « Violence, Meurtres, Espèces ». Un titre d’une vérité crue qui frappe. La prod, façonnée par l’artiste, est le cœur du morceau. S’y perçoit une touche californienne loin du cliché pastiche G-Funk : basses profondes, mélodies lancinantes. Cet instru immersif et prenant privilégie la profondeur, révélant une vraie maîtrise. Elle pose un véritable écrin sonore. Sur cette toile sombre, le flow d’Engal Sama est d’une efficacité redoutable. Pas de show, juste une cadence de conteur. Son débit, posé, parfois indolent, sait être incisif. Sa présence vocale, indéniable, porte le récit avec une force brute. Les textes sont la moelle. Engal Sama ne brode pas, il déterre le réel. Il plonge dans la brutalité sans fard de son environnement. Violence, meurtres, quête d’espèces : chaque vers est un constat amer. Une lucidité désarmante s’en dégage. Le propos, ciselé, martèle une narration percutante qui ne laisse aucune échappatoire. Au final, dans « Violence, Meurtres, Espèces », Engal Sama expose sa vision d’artiste complet. Un morceau qui s’impose par son atmosphère et sa capacité à graver le bitume dans les esprits. – AndyZ
« L’instru de « 2006 » évoque le vrombissement d’un stade qui vibre au rythme d’une émotion unique, collective, une de ces ambiances qui décuplent la joie et adoucissent les peines. »
Isha – « Drôle d’oiseau »
Plumage Brillant. Ce n’est pas un scoop: Isha est sans doute le meilleur rappeur francophone. Rares sont ceux qui savent écrire avec autant de simplicité et de justesse la complexité humaine. Isha en a fait une spécialité. Il se raconte, il raconte ce qu’il voit, et malgré les traumas, malgré la noirceur, la lumière n’est jamais loin. Comme il le dit lui-même sur Drôle d’oiseau : « Je mets les choses au clair. » C’est exactement ce qu’il fait durant 3,45 : il éclaire les bas-fonds de l’humanité en rappant ce paradoxe constant : marcher à côté du monde, sans jamais cesser d’en faire partie. Sur ce morceau, il fait kiffer ce maudit piano sur une prod signée Horaze, toute en pureté et mélancolie. Cet instrumental laisse de la place, il met la voix d’Isha au centre. Guru l’avait dit «Mostly the voice», Isha l’a compris. Ses cordes vocales sont des cordes sensibles, elles vibrent autant que les cœurs qui écoutent. Violences physiques, violences économiques, luttes invisibles : tout y passe. Pourtant, Isha reste debout, fier, mais jamais prétentieux. C’est cette posture, lucide et accessible, fragile et solide, qui le rend si précieux. Isha vide son sac tout le long du morceau, il vide aussi un peu celui des autres. Il se libère en rappant. L’auditeur se libère en l’écoutant.
Si Isha était vraiment un drôle d’oiseau, ce serait un étourneau sansonnet. Un oiseau noir au plumage brillant, qui danse comme une ballerine pour faire fuir ses prédateurs. Un survivant qui danse au bord du vide. – Bachir
Medusa Glow – « Ouistreham »
La réussite d’un morceau de rap ne réside pas toujours dans une série de cabrioles verbales. Ni dans la prétendue audace de son créateur. Et encore moins dans sa capacité à appréhender les tendances. C’est même plutôt l’exception. Un bon titre de rap, c’est d’abord un son et des lyrics qui ont leur propre souffle et expriment des craquements de vie. Et ça tombe bien, de sa boucle organique samplée d’un vinyle aux questionnements personnels de ses trois rappeurs, le craquellement du corps et de l’esprit sont tout le squelette de « Ouistreham ». Sur quelques notes de clavier plaquées sur une ritournelle de cordes, le trio Medusa Glow partage avec pudeur quelques enseignements de vie et de corps cabossés. Flows ralentis, nonchalance désinvolte, lucidité sur le monde qui les entoure, E.One, Tideux et FL.How ne font ni dans la prouesse stylistique, ni dans l’outrance. Ils racontent leurs bleus, à l’âme, au corps, et distribuent à la marge les coups. Aux conspi, aux patrons, et parfois à eux-mêmes. Pour ces trois résidents de la pointe Finistère, plus qu’une posture d’être en marge et qui sentirait les embruns du bout du monde, c’est comment exister dans un monde à bout. Un monde où tout ce(ux) qui est fissuré et cassé est invisibilisé. « Ouistreham » est d’ailleurs titré en hommage discret au travail de la journaliste Florence Aubenas, en immersion auprès des travailleuses précaires de Normandie. Bref, du rap cartilagineux. – zo.
« Déjà en gestation, prochain album, c’est Protest Song. »
« Arabospritual » (Arabian Panther), 2008
Cinq ans. C’est le temps qu’il aura fallu à Médine pour sortir son cinquième solo. C’est aussi plus de temps qu’il ne lui en aura fallu pour, entre 2004 et 2008, sortir quatre albums – tous de bonne voire d’excellente facture soit-dit en passant. Une attente qui s’explique avant tout par la traversée d’une période de doute et de remise en question, concrétisée par un Table d’écoute 2 qui mettra plus en avant ses confrères de Din Records que lui-même.
Mais depuis un peu plus d’un an, la tendance s’est inversée. Avec la parution de l’ouvrage Don’t Panik coécrit avec Pascal Boniface et l’EP Made In l’accompagnant, c’est Médine qui revient sous le feu des projecteurs. Soignant toujours davantage ses morceaux et leur image (le très bon Made In sera intégralement clippé), il annonçait un Protest Song sous les meilleurs auspices.
Ce nouvel opus est celui du changement, que certains n’attendaient plus et que d’autres devaient redouter. De toutes parts, les horizons s’élargissent. Pas anodine, l’ouverture du havrais à de nouveaux producteurs – Skalp et Blastar – va de pair avec une identité musicale redéfinie, plus accessible. Les nombreux refrains chantés, plus (« Courage fuyons ») ou moins (« Home ») réussis, facilitent l’écoute. De Youssoupha à Orelsan, les featurings qui auparavant se limitaient peu ou prou aux membres de Din Records mènent au même constat, et il y a fort à parier qu’une nouvelle frange du public rap s’ouvrira à Médine dans les mois qui viennent.
Pour autant, sa plume ne perd ni son poids ni sa mesure, elle se délaye. Le discours que l’on connaissait concentré se dilue dans une écriture jamais simple mais simplifiée, et globalisée. Un peu trop peut-être, car l’impression qu’il manque à Protest Song un fil conducteur est tenace. Quiconque a saigné dans les largeurs la discographie du rappeur normand se rendra vite compte qu’il ne s’agit plus ici de ranger les morceaux par catégories, ni de les composer autour d’un symbole commun (l’image de la panthère omniprésente dans Arabian Panther, le répondeur téléphonique récurrent de Table d’écoute…). L’étiquette protestataire apposée au disque est bien présente, mais ne se dégage jamais réellement. Les marques de fabrique habituelles de Médine sont absentes : on ne retrouve ni story-telling historique, ni focus sur un fait d’actualité plus ou moins récent. Si c’est en soi une bonne chose que le MC du Havre ose enfin sortir de sa zone de confort, le résultat ne convainc pas totalement. De concepts éculés (le faux clash de « Blokkk identitaire ») en morceaux moyennement inspirés (« Iceberg » notamment), une petite moitié du disque manque cruellement d’allure et l’on en vient à regretter ce changement de cap pourtant entamé avec une certaine réussite sur Made In. D’autant que les deux morceaux qui en sont issus n’y changent pas grand-chose. Les excellents « Alger Pleure » et « Trash Talking » auraient pu être des titres porteurs, ce qui n’est pas le cas d’un « Le bruit qui pense » somme toute convenu. Et « Biopic », qui fait toujours office de diptyque parfait avec « Arabospiritual », clôt joliment le disque mais peine à retrouver l’efficacité et l’émotion qui étaient les siennes en introduction du EP, lorsqu’il symbolisait les vraies retrouvailles du rappeur avec son public après plus de quatre ans.
Seuls deux symboles purement médiniens survivent. Le nouvel « Enfant du destin », passage obligatoire, en est un. Après les claques assenées par « Petit Cheval » et surtout « Kunta Kinte », deux story-telling quasi-cinématographiques magistralement mis en scène, la barre était placée haut. Mais il faut bien avouer que si « Daoud » est en soi un excellent morceau, il souffre de la comparaison avec ses aînés. À l’image de la pirouette scénaristique qui le relie au « David » de 11 Septembre, il opère un retour au passé – sujet déjà traité, composition moins complexe, musicalité plus linéaire – qui étonne voire déçoit quelque peu. Au vu du talent de Médine dans ce domaine, on était en droit d’en attendre davantage. À l’inverse, la série initiée par « Besoin de résolution » et poursuivie avec « Besoin de révolution » se retrouve sublimée par un « Besoin d’évolution » titanesque. Proof livre ici la meilleure production de l’album, à la fois épique et solennelle, et Médine profite de ses variations pour livrer une performance vocale mémorable.
« À chaque album, en mieux je refais le même. » En 2008, on aurait volontiers acquiescé. En 2013, cette phrase pourtant tirée d’ « Iceberg » paraît immédiatement désuète tant la transition est consommée. Pas un mauvais disque, Protest Song est à la fois le projet le plus et le moins important de Médine. Le moins parce qu’il est qualitativement un ton en dessous de ses prédécesseurs, le plus parce qu’il représente un tournant majeur dans la carrière de son auteur. La provocation de Jihad et les critiques émises à son encontre – démontées peu après dans « Hotmail » – sont loin. Soldat pacifiste dans l’âme, le barbu du Havre a fini de préparer sa guerre et s’apprête à faire la paix. Pour ajouter une ligne au « Portrait chinois » d’Arabian Panther : si Médine était un personnage de Dragon Ball, il serait Son Goku venant de terminer un Genkidama. Suite au prochain épisode.
Yelawolf – « Shake N Bake » (The Ballad of Slick Rick E. Bobby, 2008)
Oh oui, le refrain de ce morceau n’a pas plus de sens que la devise de Ricky Bobby et son pote Cal, « Shake and bake ! », dans le film d’Adam McKay, mais il sonne terriblement bien et c’est tout ce qui compte. Pas le temps de se poser de questions existentielles, on enfile son casque avec des sponsors stupides et on tourne en rond sur un circuit. Avec un accent pas possible, Yelawolf reprend sur ce morceau (et sur cette mixtape) l’histoire du pilote de Nascar joué par Will Ferrell. C’est drôle, jouissif, entraînant, et c’est surtout le signe d’un talent certain pour réussir à nous faire ricaner sur un concept aussi foireux. — David
Médine – « Alger pleure » (Made In, 2012)
Si l’on devait schématiser grossièrement le répertoire de Médine, on pourrait le diviser en trois catégories : l’introspection (« je »), la fiction (« je » ou « il/elle ») et la revendication (« nous »). Peut-être pour la première fois, le barbu du Havre réussit sur « Alger pleure » à mélanger ces trois dimensions avec équilibre. Il y mêle regard subjectif et critique, narration, et surtout mise à nue de ses doutes sur son identité de métis franco-algérien, accompagné par une production au diapason (nappes augustes, guitare électrique troublée, mandole orientale). « Le plus grand combat est contre soi-même », rappelait-il en 2005 ; voilà sa part de lutte intestine. — Raphaël
Bangladesh – « Buy » (Ponzi Scheme, 2013)
Mais qui est Charles Ponzi ? Un financier véreux, escroc notoire, parti de rien et devenu multimillionnaire grâce à un système pyramidal d’investissement : le Ponzi Scheme qui aurait pu inspirer Bernard Madoff. Ponzi Scheme c’est aussi un instantané de l’univers de Bangladesh : un recueil de ses dernières productions chargées d’absinthe et servies à un casting de fins soiffards (2 Chainz, A$AP Rocky, Pusha T, Future), un mélange d’interludes sur ces impitoyables chercheuses d’or et une (lettre de) recommandation d’un de ses pères : Ludacris. En d’autres termes, un apéritif offert par la maison, avant le plat de résistance Flowers & Candy, premier album de l’insaisissable faiseur de sons, toujours proche de Cash Money. Un premier long format qu’on imagine truffé de surprises, comme ce « Buy » avec son sample hautement improbable du gros hit « My Sharona ». — Nicobbl
Lupe Fiasco – « ITAL (Roses) » (Food & Liquor II : The Great American Rap Album pt.1, 2012)
Après la douche froide mâtinée d’électricité que fut Lasers, il est rassurant de savoir que Lupe Fiasco est toujours capable de franches réussites. Alors certes, Food & Liquor II : The Great American Rap Album pt. 1 peine à porter son titre, autant qu’à se montrer digne de l’excellent premier disque du natif de Chicago. Mais derrière une bonne demi-douzaine de beats peu inspirés et autres refrains aseptisés destinés à satisfaire les pontes d’Atlantic, il distille l’air de rien quelques-uns des meilleurs morceaux de son auteur. « ITAL (Roses) », par exemple, parvient à renouer brillamment avec la force et l’universalité qui faisaient la magie de titres tels que l’envoûtant « Hurt Me Soul ». Sur une armée de cornes éclatantes, Lupe y évoque la superficialité du rap, la con-sommation et en profite au passage pour clarifier ses déclarations à l’encontre d’Obama. Et surtout prouver qu’il n’a rien perdu de sa superbe. « Aiight nigga we know« . — David²
ZA – « Putain d’Prédateur » (Brutal Muzik, 2008)
Rares sont les MC chez qui l’on décèle à la fois la violence et l’intelligence de la rue. ZA est un funambule pressé, maintenant l’équilibre malgré le poids des maux. Il n’y a qu’à observer sa gestuelle pour comprendre. Tout est en lui. Pas d’habillage ou d’artifice, juste l’instinct de l’homme et du rappeur, du « vrai ». Et une question, une seule : et si le meilleur rappeur français était Belge ? — Diamantaire
Il y a des rappeurs qui ne connaissent pas l’indifférence du public, dont la démarche attise la controverse. Médine est de ceux-là. Manieur de symboles, parfois perçu comme manipulateur dans la mise en avant de sa foi, son rap a l’esthétique de la géopolitique : une vérité scandée et actualisée en temps réel, des histoires qui font l’Histoire, celle-la même qui conditionne les trajectoires du monde. « Il suffit de peu de choses pour construire un enragé, il suffit de peu de choses pour construire un engagé » assénait Casey. C’est dans les tâches de sang qui émaillent les civilisations que Médine a appris à rugir. Un rugissement qui commence à s’entendre bien au-delà de la brousse. Et c’est bien là son ambition ; celle qui le pousse à se proclamer Arabian Panther.
En titrant sa troisième trace discographique solo Table d’écoute, Médine pourrait laisser croire qu’il a la prétention d’estimer que sa voix compte assez pour que les services de renseignements en fassent une mixtape. Flow binaire pour discours bipolaire, telle est la première impression. Celle-ci est fourbe et la réalité plus complexe. Frappé du sceau du vocabulaire du monde de l’espionnage et de ses mouchards technologiques, le discours de ces 10 pistes trace les contours d’une différence de traitement : la parole est décryptée avec plus de minutie selon la communauté et les symboles qui la portent.
Le barbu du Havre n’est lui pas du genre à crypter ses phases. Parfois présenté par ses admirateurs comme l’une des meilleures plumes du rap français, la vérité est autre. Celui dont le courrier électronique est bourré d’Anthrax ne fait ni poésie ni littérature de haut vol. La créativité ne réside pas ici dans les effets de style. Pas d’assonances, rimes riches et autres figures de style à l’exception du bien nommé ‘Machine à écrire’. Au contraire, l’encre de Médine est brute, chirurgicale, barricadée dans une pièce tapissée de coupures de presse, noyée sous des piles de livres et les éclats stroboscopiques d’une télévision diffusant une chaîne d’information en temps réel. Des phases de colères qui passent pour avoir été préparées derrière une porte avec le regard plongé dans l’œil de bœuf. Celui-ci plonge bien au-delà d’un palier de cage d’escalier. Ce qui amène Médine à sortir de ses gonds, à faire face aux suspicions nées de ses deux précédents albums.
Prisme communautaire pour vision déformée ? Reste que la parole de Médine est de celles que l’on n’entend pas souvent en tournant le bouton de sa radio ou en maniant la télécommande de son téléviseur. Médine : la géopolitique en guise de symptômes, l’Histoire en guise de diagnostic, subjectif dans son traitement de l’information mais honnête car transparent. La presse devrait en prendre de la graine. Entre journalisme et militantisme, à la fois héritier des annales du monde et harangueur romançant des réalités, Table d’écoute conjugue art du story-telling et mémoire, travail de documentation et revendications. Une posture qui remplit les mesures de mises au point (le très nerveux ‘Hotmail’), d’épiques égotrips (Le martial ‘Arabian Panthers 1’), d’hommage à un rap français dont même la poupe commence à être engloutie par les eaux (les premiers amours rap émus d’un ‘Lecture Aléatoire’), de romance historique (un ’17 Octobre’ qui fait froid dans le dos), voire même de film d’action (la traque d’un ‘Table d’écoute’).
Et c’est là que Table d’écoute définit finalement l’assise de Médine : une écriture certes peu musicale, un flow âpre et monolithique, une voix rugueuse pleine de hargne, mais une définition pointilliste de ses thèmes, des propos clairement identifiés et identifiables. Il y a du martèlement chez ce rappeur, digne de celui d’un chef de guerre, d’un orateur, d’un leader militant. Aussi consciencieux que rugissant, avec de la constance dans la détermination et dans la hargne, Médine s’acharne à donner la vision des vaincus et des suspects. Il est de ceux qui ont compris que les mots galvanisent l’Histoire. A défaut de la refaire ? Au risque d’étouffer l’auditeur, de s’affirmer binaire ?
Celui qui proclame avoir conçu son tracklist dans un stand de tir a de toute manière quelque chose proche du dédoublement de personnalité entre son interprétation et ses textes. Ses phases ne sont pas des calligraphies, mais plutôt des tracts ravageurs. Champs lexicaux, faits, dates, noms propres, balayage au sonar de la géopolitique mondiale, du milieu du renseignement aux arcanes religieuses, voici le terreau de la tête d’affiche de Din Records. Paroles minutieusement pesées, finement renseignées afin d’en optimiser le punch mais assénées avec la sécheresse sans fioriture ni élégance du coup de poing. Les « couplets qui portent le kimono » sont littéralement boxés sur des instrumentaux denses, à mi-chemin entre étalages synthétiques et simples notes de piano qui ont tant collé à la peau du rap français. Autant grandiloquentes que sombres, épiques voire « peplumesques », les productions pressurisent pour ne pas finir écrasées sous la voix éraillée et criarde du MC qui vient s’y poser. Ce qui passe par une volonté d’envelopper l’auditeur d’une ampleur sonore ayant pour crédo la puissance et l’ébullition mentale. Finalement, reprendre la formule d’un rappeur Montpelliérain (Ahmad pour ne pas le citer) est sûrement la meilleure manière de définir le rôle sous-jacent des beats de Table d’écoute : « la musique, c’est l’armée derrière le porte drapeau. Ces mecs là, quand ils écrivent ils vont au combat ».
Scandant sa vision du monde, glissant un peu plus du combat contre soi-même à celui pour affirmer un droit à énoncer haut et fort une autre vision de l’histoire et des faits, tel est le tournant que semble représenter Table d’écoute dans la discographie de Médine. Ce que confirmera ou non Arabian Panthers. Et si ce hors-série peut sembler surfait dans certains de ses détails, à l’instar de ses extraits de messagerie vocale, ou encore maladroit dans le fossé qui sépare les qualités d’écriture de son rappeur à celles de ses featurings, il satisfait humblement sa propre prétention : celle d’un dix titres censé combler l’espace entre deux albums. L’auditeur lui ne restera pas indifférent. Une nouvelle fois, Médine agacera un peu plus ceux qui lui reprochent une vision communautaire, ceux qui digèrent mal de revendiquer « l’appartenance à des tribus« . « J’apporterai de l’encre noir à tous vos moulins, j’éclairerai toutes vos lanternes avec mes refrains« . Entre prétention et volonté de transparence, cette phase résume à elle seule les paradoxes que soulève le Havrais. Ceux d’un rap pouvant être vu comme moraliste, connoté de références qui devraient être déclencheuses d’allergies chez plus d’un athée et agnostique, dans un pays où la laïcité a aussi ses intégristes. Pourtant, la teneur des paroles dont l’e/ancre a été jetée dans la mer de l’histoire, la volonté de défricher les impacts de balles de la géopolitique avec un stylo gâchette sans silencieux interpellent. Mieux, elles décloisonnent un rap déclamé par « une horloge biologique calée sur celle de La Mecque ».
Jihad, deuxième album du havrais Medine. Sous-titre : « Le plus grand combat est contre soi-même. »
Notes sur un bout de feuille… Jihad : combat spirituel, effort sur le chemin de Dieu. La traduction plus usuelle de « jihad » par « guerre sainte » est moins exacte. Elle ne permet pas de traduire ce verset essentiel du Coran : « Djihad al-aoual djihad an-nafs. » « Le premier combat spirituel est le combat contre soi-même. »
« De nombreux auteurs spirituels, sunnites et shi‘ites, insistant sur le sens même du mot, enseignent que le premier « effort » est la lutte à exercer contre soi-même et ses passions, et contre tout mal moral au sein de la communauté. C’est là « le grand djihad » (al-djihad al-kabir). »
Louis Gardet, Encyclopédie Universalis
« Dans l’islam, le premier combat spirituel, le premier djihad, c’est le combat contre soi-même. C’est bien vu, parce que la nature humaine est à géométrie variable : le « nafs », le soi, doit être contrôlé. Je ne sais pas si je peux dire ça, j’ai peur d’être mal compris, mais tous les jours, je suis en djihad. Ça veut dire que, devant une situation, je vais me dire : « Ça, c’est bien ; ça, c’est pas bien ». Il n’y a aucune imagerie guerrière derrière tout ça. C’est d’abord une idée de maîtrise et de contrôle. »
Akhenaton, dans le livre Marseille, énergies et frustrations de Baptiste Lanaspeze, Éditions Autrement, 2006.
« Les players disent que la vie est une pute. Je suis un guerrier, je la considère comme une lutte. »
Ali – ‘Préviens les autres’ (Chaos et Harmonie, 2005)
Jihad.
Medine fait du rap martial. Du rap qui motive, à l’image du saignant ‘Victory’. Du rap exigeant et qui exige – de lui-même et des auditeurs – incitant au retour sur soi, à la ré-flexion et à la prise de conscience. Critiquer l’Occident islamophobe, « parler de ce qui ne va pas « , d’accord, c’est « son boulot » (‘Médine’). Mais ne pas oublier qu’ « avant d’être un loup pour l’homme, l’homme est un loup pour lui même » (‘Entre loups’) et que la guerre est plus intérieure que contre autrui. Alors, hanté par ces « voix du passé portées par le vent mais absentes des manuels » (‘Écoute’), Medine lutte et raconte ce combat, la recherche de la sérénité contre la colère, le support qu’est sa foi, et son perpétuel ‘besoin de résolution’, sur des productions à la fois simples et quasi-cinématographiques composées par Proof, excellentes mais reléguées au second plan par les prestations rageuses du MC.
« Dès lors je mène la plus immense bataille contre moi-même parce qu’on élève les plus puissants remparts au fond de soi-même. »
Sako – ‘Prisons’ (Sincèrement, de Chiens de Paille, 2004)
Medine gifle. Par son flow presque rigide, qui martèle ses phrases comme tombent des sentences. Par sa voix éraillée et agressive – « c’est pas un chat que j’ai dans la gorge mais un tigre enragé alors je le crache avant de finir allongé« . Certains tiquent, trouvent l’ensemble trop scolaire et braillard. Mais c’est de cette forme rêche, de ces « dérapages d’énervé couchés sur une page arrachée« , que naît la force du rap de Medine, son intensité. Comme une colère contenue trop longtemps qui explose en mots plutôt qu’en coups. Un rap érudit, plein de références à l’Histoire, plein d’histoires, et tout terrain : egotrip, morceaux sur la boxe, sur lui-même, sur la nature humaine, sur les femmes, storytelling (la série des « Enfants du destin », poursuivie ici avec ‘Petit Cheval’ ; ou ‘Du Panjshir à Harlem’, sur les parcours du Commandant Massoud et de Malcolm X)… A un moment ou à un autre, au détour d’un couplet (comme celui de Lino sur ‘Poussière de guerre’, mémorable) ou d’un refrain, à la première écoute ou à la dixième, tous les morceaux de Jihad finissent par coller la chair de poule.
Abcdrduson : Médine, dans ‘Hotmail’, tu fais référence à ces interviews qui se transforment en interrogatoires. L’un des univers qui fait ta cohérence tout au long de tes albums est celui du renseignement, de l’espionnage, du militaire et de la défense. Très franchement, est-ce que tu te sens personnellement fliqué ?
Médine : Oui, bien sûr, et pas qu’à mon simple petit niveau de citoyen. Je pense qu’à tous les niveaux, il y a un climat ultra sécuritaire qui continue de s’installer aujourd’hui. Le traçage en est un bon exemple, que ce soit sur internet ou avec les puces. Au-delà de l’atmosphère de fiction que j’installe sur mes albums, il y a une réalité de la surveillance et du sécuritaire, qui est déjà en œuvre en Angleterre et qui est en train de glisser vers la France. C’est vrai qu’aujourd’hui, on a l’impression d’avoir en permanence un œil au-dessus de la tête et que quoi qu’on fasse, on sera repéré et trouvé, que partout où on va on sera localisé.
Aujourd’hui, je le vois dans mon quotidien, par exemple quand je vais à la mosquée et que je discute avec des frères qui ont décidé de monter une association pour aider des jeunes. Quel que soit le but de l’association, sport, aide aux devoirs ou autre, ils sont convoqués aux renseignements généraux. Ca veut dire que leur nom a été signalé et qu’on leur demande leurs réelles intentions. Pourtant, ces intentions, elles sont données officiellement dès la déclaration de l’association…. Nous sommes toujours suspectés de quelque chose en tant que jeunes issus de l’immigration, des quartiers. On a de multiples étiquettes sur le front et on doit s’en débarrasser en répondant à des convocations, en devant rassurer, en disant « ne vous inquiétez pas, on ne veut pas égorger des gens ».
Bref, j’ai toujours cette impression que quoi que tu fasses, tu seras retrouvé, entendu, et que tu devras donner des explications sur tes faits et gestes, sur tes intentions, alors qu’elles sont établies depuis le début !
A : A l’écoute de tes textes, à la lecture de tes interviews, on a parfois l’impression que tout ce que tu fais est motivé, pesé, argumenté et justifié. Même ton flow, âpre et super méticuleux, donne l’impression d’une démarche justement ultra méticuleuse, justifiée dans le moindre détail. D’où cette question : Quelle place laisses-tu à l’instinct quand tu rappes et écris ?
M : C’est vrai que j’en laisse très peu. J’essaie de calculer au maximum ce que je fais et dis car aujourd’hui on ne nous permet pas de laisser planer un quelconque doute tellement nous sommes facilement suspectés par les médias, les institutions. Si tu laisses trop de place à l’instinct, tu peux parfois tomber dans le débordement et aller dans des écarts qui peuvent prêter à confusion. Moi, quand je parle de quelque chose, je veux d’abord être ultra documenté sur cette chose-là. Quand j’utilise un beat, c’est parce qu’avec Proof on est au clair : on sait d’où vient chaque sample, chaque caisse. Je ne veux laisser aucune faille car on ne me laissera pas le droit à l’erreur. En face, nos interlocuteurs médiatiques, institutionnels, et même le public, ne laissera aucune place pour un quelconque écart. Alors on essaie d’être le plus clair possible.
Parfois, c’est vrai, ça peut sembler très militaire, et on nous le reproche souvent. Même moi je me le reproche. Je me dis : « mais pourquoi je lâche pas un peu de lest ? Pourquoi je ne rappe pas plus au feeling ? Y a un bon beat, vas-y rappe sur ce que tu as envie ! ». J’y arrive un petit peu plus avec des morceaux plus décontractés ou plus coups de gueule, comme « Rappeur de force » qui est un morceau coup de gueule que j’ai posé sur la compilation Illegal radio. C’est un morceau pour lequel je n’ai pas eu une grande documentation, j’y balance des références, j’y parle un peu de tout et de rien. Simplement, ça reste important pour moi de connaître dans les détails ce dont je veux parler.
Aujourd’hui, le rap effleure trop les problèmes sans vraiment rentrer dans les sujets. Il parle de la crise identitaire, de la colonisation, mais sans en connaître totalement les tenants et aboutissants. J’essaie à mon niveau de me documenter au maximum pour ne laisser aucune faille à qui que ce soit.
A : Dans ‘Salaam’, tu évoques tes douleurs et doutes sur la nature humaine et l’existence et ponctue par « mentale torture, résultat Médine trois mois sans écriture ». Quand on t’écoute, il est pourtant difficile d’imaginer un MC qui écrit uniquement lorsqu’il est dans un état de joie, de sérénité. D’ailleurs dans ‘Un seul’ sur « One beat », tu dis que le rap te permet d’évacuer ton spleen. Comment tes états d’esprit conditionnent ton écriture ?
M : Il y avait une époque où j’écrivais très peu. Sans romancer ma réponse, j’avais besoin d’un retour spirituel, humain et intellectuel vers moi-même. J’ai arrêté la scène trois quatre ans, j’ai arrêté d’écrire, c’était avant mon premier album « 11 Septembre ». J’ai pris du recul. Je me suis documenté, retrouvé spirituellement. J’ai essayé de trouver l’équilibre entre le rap et l’Islam, chose qui est aujourd’hui un grand sujet de débat au sein de la communauté religieuse. Bref à cette époque-là j’écrivais très peu. Et est arrivé un moment où tout ce que j’avais emmagasiné avait besoin de sortir, notamment le stress et la frustration suite au traitement médiatique du 11 Septembre 2001. Je voulais donner mon droit de réponse à tout ce qui s’était dit sur ma communauté. J’avais envie de parler de certaines choses, de décharger la frustration que j’avais accumulée pendant trois ans. Je me suis mis à écrire mon premier album, et sans vouloir être prétentieux, c’est devenu mécanique. J’ai pondu 11 Septembre, j’ai enchaîné sur le Savoir est une arme de La Boussole, puis sur mon deuxième disque Jihad, le plus grand combat est contre soi-même. Tout s’est vraiment fait de façon très mécanique. J’avais un thème, j’écoutais un beat, et hop on adaptait. Ca sortait. Ca sortait sans s’arrêter.
A : Machine à écrire comme tu dis !
M : Oui, c’est vraiment devenu mécanique. Je commence seulement aujourd’hui à épuiser mon stock de frustrations, de documentation, de tout ce que j’ai emmagasiné pendant cette période de formation et de frustrations. C’est vraiment devenu machinal !
A : Certains te reprochent ton flow sec, tranchant, âpre…
M : On me dit parfois binaire aussi…
A : Certains disent que ces aspects de ton flow brouillent ton discours. J’ai envie de te dire que tes textes et ton propos sont Dr Jekyll et ton flow Mr Hyde. Comment tu assumes cette posture de la forme violente et provocatrice face à un fond didactique et réfléchi ?
M : Je pars du principe qu’aujourd’hui, lorsque tu as besoin de te faire entendre… Je vais reprendre une phrase à la fin du film Se7en, prononcée par le psychopathe. Il dit que lorsque que tu as envie que ton message rentre dans le cerveau des gens, il ne suffit pas de leur taper sur l’épaule. Il faut le marteler ! C’est de cette façon là que je rappe aujourd’hui. Je n’ai pas envie de rapper avec un flow mélancolique. Je n’ai pas envie que la forme prenne le pas au point de masquer le fond. Je ne veux pas délaisser le fond, au contraire, je veux m’y consacrer exclusivement. C’est vrai que la forme est très importante. Comme je le disais tout à l’heure je la calcule mais j’ai tellement de choses à dire que ça ne me laisse pas beaucoup de marge de progression. Il y a tellement de choses à dire que je remplis toutes les mesures avec le contenu !
Pour que ce soit joli, je fais en sorte de ponctuer mon texte, de retirer des mots, d’agencer mais c’est vrai que quand tu fais du rap conscient, c’est très compliqué d’être le plus joli possible. Parce que parfois, les choses conscientes ont besoin d’être dites brut de pomme. Si tu les embellis trop, tu tombes vite dans le pathos ou le second degré alors que ce que tu as à dire, c’est du sérieux, c’est du premier degré. Il y a un nom ou une institution qui doit être dénoncé, il faut le faire ! Comme on dit, il ne faut pas tortiller du cul pour marcher droit. C’est dans ce sens là que j’écris mes couplets, en essayant d’être le plus documenté possible. Alors forcément, ça amoindrit l’étude de la forme. Mais ça ne veut pas dire que je la néglige totalement non plus. Je sais que j’ai toujours une marge de progression. Je n’ai que 25 ans et j’espère arriver à un certain âge avec un flow assez abouti et pouvoir allier fond et forme en parfaite harmonie.
A : Tu veux rapper comme on tape du poing sur la table en fait ?
M : C’est exactement ça. C’est pouvoir mettre des points d’exclamation à toutes les phrases, qu’elles soient toutes des punchlines avec des chutes qui s’imprègnent dans le cerveau de l’auditeur. C’est vrai que parfois on a tendance à dire que trop de punchlines noie la punchline, mais j’essaie d’aérer au maximum. Je recherche le bon compromis.
A : Tu as écrit il y a quelques temps un article pour le célèbre magazine Time dans lequel tu évoques un « culte de la victimisation » qui entoure les minorités, et qu’elles-mêmes pratiquent, parfois tel un réflexe. Le rap a souvent nourri ce « culte ». 3 ans plus tard, quel bilan tires-tu ? Il s’est renforcé ou apaisé ?
M : En réalité, quand j’ai écrit ça, j’avais mon propre coup de gueule par rapport à ma communauté : la communauté musulmane, mais aussi les gens issus de l’immigration et des quartiers populaires. Je me disais qu’on n’était pas totalement des victimes et qu’on avait une part de responsabilité dans la situation dans laquelle on était. J’ai écrit ça pendant les émeutes de 2005. C’est important de comprendre qu’il ne suffit pas de tendre le miroir vers les institutions en disant : « regardez vous êtes des bourreaux, vous nous oppressez H24 ». Je pense que parfois, il faut aussi tourner le miroir vers soi-même et trouver un équilibre entre notre part de responsabilité et celle des institutions médiatiques et politiques.
Cet article, je l’ai écrit dans un contexte bien particulier et aujourd’hui, je suis plus nuancé sur la question. Je pense que maintenant, ma communauté doit diversifier sa réussite. Il y a plusieurs formes de réussites aujourd’hui, et je pense qu’on doit toutes les saisir. J’insiste particulièrement sur la réussite économique. Aujourd’hui, les banlieues françaises en sont la lanterne rouge. Nous ne sommes pas reconnus et estimés comme la communauté juive ou la communauté gay peuvent l’être. Pourquoi ? Car nous avons beaucoup moins de pouvoir d’achat, nous sommes économiquement très faibles. On manque aussi de grands leaders ayant émergé de notre communauté. Et je pense que nous sommes dans une période qui peut nous permettre de faire émerger des leaders, des gens forts humainement et économiquement, avec un discours puissant et tranché.
Aujourd’hui, je pense qu’il y a moins de victimisation. Il y a plus de prise en charge, plus de réussite qui peut donner une autre image de notre communauté. Et quand je dis communauté, je ne parle pas exclusivement de la communauté musulmane. Je parle des gens issus des quartiers populaires, et ça comprend des noirs, des blancs, des arabes, des juifs, etc.
A : La Turquie a laissé voter les femmes avant la France. Elle est l’un des rares pays véritablement laïque d’un point de vue constitutionnel. Quel regard portes-tu sur tous les débats qui entourent son éventuelle adhésion à l’Union Européenne ?
M : Je pense que c’est à cause de leur islamité. Ça fait encore très peur. On a fabriqué de toutes pièces le spectre d’un Islam qui serait le cancer de tous les maux de ce pays et de l’Europe, voire du monde en général. Les médias y ont contribué, les politiques et certains intellectuels aussi ont installé cette ambiance islamophobe. Voilà pourquoi je pense que ce n’est rien d’autre que sa forte pratique musulmane qui empêche la Turquie de rentrer dans l’union. L’Europe craint le voile, a peur de la barbe, de l’assiduité, de la pratique religieuse, des rites, des cultes, etc. C’est le reflet d’un fantasme qui s’est créé autour de l’Islam. Et je pense d’ailleurs que la Turquie n’accédera jamais à l’Europe.
A : Pour toi c’est plié ?
M : Oui, même si là-bas, il y a le discours très tendancieux de certains politiques modérés, ou plutôt dits modérés. Pour moi ce sont des gens qui retournent leur veste, qui se veulent plus royaliste que le roi en disant à l’Europe et au monde « ne vous inquiétez pas les musulmans on va les effacer de notre pays ».
On est dans une période où l’on interdit aux femmes de porter le voile, où l’on interdit l’arabe. Ca se passe déjà en Tunisie, dans certains endroits en Turquie. Il y aura toujours des gens qui tenteront de séduire l’occident en occultant leur appartenance ethnique, religieuse et sociale.
« Je veux rapper comme on tape du poing sur la table. »
A : Dans « Ennemi d’état », tu écorches Fadela Amara. « Ni violeur ni terroriste« fait foncièrement référence à l’association Ni putes ni soumises dans laquelle elle fût très impliquée. Quelles conclusions tu tires de son implication dans le gouvernement actuel ?
M : Ca montre l’opportunisme de certaines personnes, de gens qui étaient à gauche et qui aujourd’hui sont à droite, de gens qui avaient un discours très tranché sur le gouvernement de droite quand ils étaient dans des associations, et qui aujourd’hui sont membres d’un gouvernement qui est la continuité de l’ancien. Elle essaie de sauver les meubles en poussant parfois sa gueulante mais c’est de l’opportunisme individuel, tout comme les gens de S.O.S Racisme font aujourd’hui.
Fadela Amara, je pense qu’elle est instrumentalisée depuis le début, tout comme son mouvement. Ni Putes ni Soumises, ça a été commode pour le gouvernement et les médias. Ils voyaient en ce mouvement une façon de s’opposer aux jeunes de banlieues en les discriminant, une façon de s’opposer à la communauté musulmane en la diabolisant. Aucune fille voilée n’avait le droit d’entrer dans le mouvement Ni putes ni soumises. J’ai vu sur des plateaux télévisées, notamment sur Arte dans je ne sais plus quelle émission, une jeune fille voilée qui demandait à Fadela Amara de rejoindre son mouvement car elle voulait aider la condition féminine. Fadela Amara lui répondait que non, jamais elle ne viendrait, car avec son voile elle était considérée comme soumise. C’est vraiment une classification de la population, qui vise à dire qu’il y a les jeunes de banlieues qui ont un pied dans les mosquées, un autre dans les tournantes, et qu’à coté, il y aurait les gens bien, ceux qui enlèvent le voile de leur femme.
Je me suis senti diabolisé et discriminé par ce mouvement, donc par sa présidente. Je ne l’attaque pas elle en tant que personne humaine, j’attaque ce qu’elle représente. D’ailleurs en concert on prend le temps de s’arrêter et de ré-expliquer l’affaire, de clarifier pourquoi on a cité Fadela Amara, car ça a prêté à confusion pour certaines personnes. On m’a demandé pourquoi j’avais attaqué Fadela Amara, elle qui est pour le droit des femmes. Ça ne veut pas dire que je suis contre le droit des femmes et leur émancipation, bien au contraire ! Mais je ne pense pas que c’est en relookant les afghanes ou en faisant des marches silencieuses le 8 mars qu’on améliore la condition de la femme. Je pense qu’il y a un travail de moralité à mettre en place, qu’il faut travailler sur les mentalités avant de défiler silencieusement dans la rue.
A : A part la référence à Massoud « Le lion du Panshir », pourquoi ces multiples références aux félins dans tes paroles ?
M : Parce que c’est un monde qui fascine, c’est un monde très brut, très animal. On appartient aussi à cet univers. Il y a une phrase qui dit « plus je fréquente les hommes, plus j’aime mon chien ». On a ce rapport avec le monde animal qui me dit qu’au final, au niveau de la mentalité et de l’instinct de survie, on est finalement très proche, d’où Arabian Panthers, le tigre dans la gorge, etc. Je pense que l’apparence mise à part, il y a finalement moins de nuances qu’on le croit entre le monde animal et le monde humain.
A : En écoutant « du Panjshir à Harlem », un autre membre du site me disait qu’il repensait souvent à la phrase de Rocé « La France connaît les Blacks mais pas les Noirs ». Si tu devais refaire ce morceau en tenant compte de cette phrase, par qui remplacerais-tu Malcolm X ?
M : [Il reste songeur] Peut-être des gens comme Aimé Césaire ou Frantz Fanon… Peut-être… Je n’en vois pas d’autres.
A : Comment expliques-tu que la jeunesse française soit plus marquée par le combat des noirs américains ?
M : Je pense que c’est une histoire de médiatisation et d’époque. Malcolm X, Luther King, ce sont des gens très cités par les rappeurs mais aussi par le cinéma des années 80. Leur histoire a été formalisée et diffusée, comme l’a fait Spike Lee pour Malcolm X. Il y a eu beaucoup plus de formalisation sur leurs histoires et leurs combats que pour Aimé Césaire ou Frantz Fanon. Eux ont vu leurs écrits diffusés, mais il n’y a pas encore eu de films, de grands reportages, de grosses biographies ou de morceaux cultes qui les citent, qui racontent leur personne, leur histoire, leurs combats. Je pense que les noirs américains ont pris conscience qu’ils avaient un très gros patrimoine, de par leurs leaders qui ont émergé à la fin des années 60, et se sont dit qu’ils allaient le formaliser et le faire vivre à travers leur musique, leurs films, etc. C’est pour ça que dans les années 80, on pouvait voir de nombreuses références au mouvement des Black Panthers dans les clips de Public Enemy, des références aussi à Malcolm X ou Luther King. Et je pense que c’est pour ça qu’aujourd’hui en France, nous faisons beaucoup plus référence à ces leaders afro-américains. On se sent très liés à la culture afro-américaine de par déjà l’origine de rap, mais aussi de par notre condition de gens qui ont immigré vers un pays, même si je nuancerais en rappelant que eux sont allés aux USA de force alors que nous nous sommes venus de notre plein gré, même si on fuyait quelque chose, une réalité et une misère. Et le combat des leaders afro-américains a été bien plus médiatisé que celui de Frantz Fanon.
A : Tu entretiens un rapport très fort avec l’Histoire, que tu aimes mettre en abîme à coups de story telling. Tu en reprends de nombreux symboles, très forts. L’Histoire est souvent soumise à polémique, à interprétation. On sent que tes textes sont très documentés. Tu disais dans une interview vouloir faire du rap à la manière d’un journaliste. Ça ne contraste pas avec cette notion d’engagement que tu défends ? Quelle est ta notion de l’objectivité ? L’histoire peut-elle être engagée ?
M : Tout d’abord, quand je dis vouloir avoir la démarche d’un journaliste, je n’utilise jamais le terme d’objectivité, car pour justement en avoir discuté avec certains journalistes, je suis convaincu que l’objectivité n’existe pas. J’essaie donc d’être le moins subjectif possible. J’essaie de m’en tenir aux faits, aux constats, sans forcément rentrer dans le parti pris. Mais je ne peux pas totalement échapper aux partis pris, puisque je considère que l’objectivité n’existe pas. Je tombe donc parfois dans la subjectivité, mais j’essaie vraiment de m’en tenir aux faits, aux constats, à la réalité de l’histoire en essayant de comparer les versions historiques qui ont été révélées.
Malheureusement, il y a une célèbre phrase qui dit « l’histoire est écrite par les vainqueurs », et on aura jamais vraiment la version des vaincus. Il y a un proverbe africain encore plus détaillé : « lorsque les lions auront des érudits parmi eux, alors on n’arrêtera de voir l’histoire par la vision du chasseur ». Je pense que ça résume assez bien l’état d’esprit dans lequel je suis. J’essaie d’être l’érudit des lions pour éviter que seuls les chasseurs donnent leur version.
A : Dans le cadre de la sortie de ta mixtape Don’t panik, tu poses avec un T-Shirt ciglé « I’m muslim, don’t panik ». Le message est simple, provocateur et pour le moins efficace, mais tu n’as pas parfois l’impression de marier ta foi avec le business ? D’en faire ton fond de commerce ?
M : Déjà, je ne parle pas de ma foi, je ne parle pas de religion ni de culte, je parle d’appartenance à une communauté. Je parle d’être musulman, en tant que facteur d’exclusion. C’est dans ce sens là que j’en parle. Je ne parle pas de dogme, je ne fais pas de prosélytisme, je ne pousse pas les gens vers ma religion, je parle d’appartenance à une communauté. Certes je le revendique, certes je le placarde sur les t-shirts, oui je le commercialise, mais je n’y vois en aucun cas une manière de me servir d’une communauté ou de me servir d’une foi dans le but de m’enrichir personnellement.
Ce qu’il faut savoir, c’est que Din Records, c’est des jeunes de quartier qui se sont réunis, qui se sont professionnalisés et qui font vivre une dizaine de familles au coeur du quartier. La plupart sont issues de l’immigration. Il y a des noirs, des arabes, des français de souche, des chiliens, et nous sommes dans une logique de réussite communautaire. Demain, je peux quitter Din Records, aller voir une maison de disque et leur dire « signez-moi un chèque, je vous appartiens ». Je prends mes 400 000 euros, je roule ma bosse, je sors deux ou trois t-shirts persos et puis je me fais des thunes. Mais non. On s’est dit « il faut qu’on ait un million d’euros ensemble ». A 10, peut-être, et ça fera 100 000 euros chacun quoi qu’il en soit. On est dans une logique certes économique, mais avec du sens. D’où le fait qu’on ait appelé notre marque « le savoir est une arme ».
Quoiqu’il en soit, il faudra que l’on survive, que l’on ait de l’argent pour avancer. On ne veut pas dire et mettre n’importe quoi sur ce que l’on produit. On recherche vraiment des messages. Par nos T-shirts, on va provoquer. On veut rallier les gens à notre cause et les fédérer autour d’un t-shirt, d’un cd, d’un concert.
A : Aujourd’hui, l’Islam fait peur autant qu’il attire. Tu évoques souvent la force que t’apportes ta foi. Imagines-tu qu’un rappeur catho ou juif qui appuierait parfois autant sur sa foi que tu peux le faire dans tes textes arriverait à se faire une place dans le paysage français ?
M : Franchement, j’ai du mal à m’imaginer la situation, ne serait-ce que par rapport à l’Histoire. Le rapport avec le monde occidental est très différent pour l’Islam qu’il l’est pour le Catholicisme. L’Europe est judéo-chrétienne. Bon, je pense que le juif ressentirait beaucoup plus ce que je ressens aujourd’hui que le protestant ou le catholique, et ce justement à cause de l’Histoire. Pourquoi ? Parce qu’il y a beaucoup d’antisémitisme en France, il ne faut pas le nier, et c’est dû encore une fois à l’Histoire. La communauté juive est très discriminée et à plusieurs niveaux. Ce n’est pas seulement dans le monde européen. Il y a de l’antisémitisme dans le monde arabe, il faut le dénoncer de la même manière qu’il faut dénoncer l’islamophobie dans le monde occidental.
A : Si je te pose cette question, c’est entre autre parce que je suis récemment tombé sur un rappeur qui revient beaucoup à son rapport avec Jésus dans ses textes. Et franchement, sur le coup, je ne peux pas cacher que ça m’a surpris, d’autant plus que son univers est très rauque et funèbre.
M : Il y avait un groupe, dont je ne me souviens plus du nom, deux capverdiens je crois, qui affichaient leur foi chrétienne. Ca avait quand même des tendances très prosélytes. Il ne parlait pas de religion en tant que communauté. Moi c’est comme ça que j’en parle. C’est uniquement par rapport à l’appartenance à une communauté. Eux avaient des allures de prosélytes « Jésus nous guide » etc. Ce n’est pas mon registre, je ne dis jamais « Mahomet, dieu nous aide », etc. Bref !
« Je parle d’être musulman, en tant que facteur d’exclusion. Je ne parle pas de dogme, je ne fais pas de prosélytisme, je ne pousse pas les gens vers ma religion, je parle d’appartenance à une communauté. »
A : Tu peux nous parler un peu de Din Records. Où en est la structure aujourd’hui ? Quel est le bilan, quels sont ses projets ?
M : Le bilan est très positif. On est de plus en plus actifs à plusieurs niveaux, que ce soit sur le disque ou le textile. La marque « Le savoir est une arme » est en pleine expansion, ce qui n’est pas pour nous déplaire. Pour ce qui est du disque, nous essayons de développer les artistes qui sont là depuis le début comme Bouchées doubles, Aboubakr, Koto, tout en restant sur cette chasse gardée sur le conscient.
A : Tu travailles désormais également avec Because Music. Où s’arrêtent les prérogatives de Din Records et où commencent celles de Because ?
M : Désormais, le taff de Din Records s’arrête une fois que l’artistique est terminé. Quand l’album est fini, on repasse le bébé à Because, tout en gardant un œil très ferme sur leur travail, pour qu’ils puissent le marqueter. On se met d’accord avec eux sur des stratégies, en disant ce qu’on ne veut pas faire, sur quoi on aimerait se concentrer. On essaie de trouver des terrains d’entente avec les équipes de communication de Because Music, qui ne sont pas du tout relous au niveau de l’artistique, qui n’interviennent quasiment pas à ce niveau et qui écoutent surtout en tant que producteur car ils ont un rôle à jouer. Financièrement, ça nous permet de sortir la tête de l’eau.
Le modèle économique indépendant est très étouffant, il y a des mois où tu ne touches pas de salaire. Mais je ne suis pas là pour faire la pleureuse ! Quoi qu’il en soit, comme un gars de chez Because l’a dit, « une main seule n’applaudit pas ». Je pense que travailler à deux va renforcer mon message et l’emmener dans plus de foyers.
A : Beaucoup aimeraient te voir en featuring au côté d’Ali.
M : [Il sourit] Je rêve de faire un featuring avec Ali.
A : Il y a une chance que ça se fasse ?
M : Il est très peu accessible. Je ne sais pas exactement pourquoi. J’ai tenté de mon côté de le rencontrer pour faire un morceau. Ca ne s’est pas fait pour des raisons de planning, mais j’espère toujours faire un featuring avec lui. Je me suis fixé comme objectif de faire des featurings avec mon top 5 de rappeurs, dont Ali.
A : Toi qui fais allégeance au rap français dit « conscient », qui dit que son apogée a été atteinte en 1998, tu rappes sur les sons d’un producteur qui ne cache pas ses influences U.S. On a souvent reproché au rap français la faiblesse de ses sons, et à cette époque, sa tendance au combo textes conscients sur instru « violon – piano ». Cherches-tu à concilier le son US et les textes à la française ?
M : C’est exactement ça. On est vraiment orientés dans une dynamique « acoustico-urbaine » si je peux dire ça comme ça. On aimerait vraiment donner de la musicalité à tous ces morceaux de références à la structure très simpliste, très minimaliste, basée sur une rythmique plus un piano. Certes c’est ce qui a fait le rap français.
Comme je le disais dans une autre interview, le rap français a trouvé sa propre ramification à la fin des années 90 et s’est détaché du rap américain. On avait une couleur française qui était très violon et piano, beat urbain. La couleur américaine est aujourd’hui devenue ce qu’elle est et personnellement je la déplore, car je ne me retrouve que très peu dans le rap américain si ce n’est des gens comme Common ou Talib Kweli. A partir du moment où le rap français a pris son envol et s’est détaché du rap américain, nous nous sommes dits : le rap français c’est ça, voilà ses 5 morceaux de références, en voici les dix instrus de référence, on va se baser sur ça, les décupler, les exploser pour donner à nouveau une couleur au rap français tout en gardant un œil sur le rap américain qui reste quand même le maître en terme de création musicale.
A : Les albums de Médine seront-ils toujours produits uniquement par Proof ? C’est vraiment un duo ?
M : Oui. Franchement, on a fait l’expérience de vouloir travailler avec d’autres producteurs. Ca ne s’est pas mal passé, ça c’est même plutôt bien passé, mais on s’est rendu compte qu’on avait un degré d’exigence supérieur à toutes les forces qui pouvaient être réunies dans le rap français. Moi j’appelle Proof à deux heures du matin en lui disant que le charleston ne va pas, il va de suite au studio et le change. Toutes les sessions, on les chamboule, le travail d’éditing et de réalisation est de plus en plus important. On est de plus en plus minutieux.
Aujourd’hui, on passe beaucoup plus de temps sur un morceau qu’à l’époque de « 11 Septembre » et j’espère que ça portera ses fruits. On essaie d’apporter plus de musicalité. Comme je te le disais au début de l’interview, le fond remplit tellement les mesures que ça laisse peu de place à la forme. On fait donc un effort sur la musicalité et à la façon d’aérer les morceaux afin qu’il y ait un confort d’écoute. On ne veut pas balancer un pavé dans le bide des gens et qu’ils trouvent l’album indigeste. On veut qu’ils puissent digérer nos disques !
A : Là, c’est un sentiment personnel qui guide ma question : quand tu dis par exemple « je cale mon horloge biologique sur celle de La Mecque », dans ce genre de moment je me prends à regretter que tu te revendiques d’abord en tant que musulman. Est-ce que la foi n’est pas quelque chose qui se vit à l’intérieur, est-ce que tu ne penses pas parfois trop exposer quelque chose qui ne fait partie que de la sphère de l’intime ?
M : Je pense qu’à aucun moment j’ai trop exposé ma foi. Je ne pense pas avoir fait de prosélytisme. Je ne pense pas trop étaler mes convictions personnelles. Au contraire ! Cependant, je pense que c’est important que les gens sachent bien qui je suis, quel est mon état d’esprit pour qu’ils cernent bien mon discours, qu’ils comprennent bien mon action. C’est important pour l’auditeur.
Peu connaissent vraiment l’Islam. Pour beaucoup c’est égorger des moutons, faire le ramadan, et parfois avoir envie de faire péter des tours. C’est important de revenir à un Islam disciplinaire, dans le sens où si tu enlèves le mot Islam, ça restera une discipline, une hygiène de vie, comme toutes religions. Il faut comprendre que si je cale mon horloge biologique sur celle de La Mecque, c’est parce que j’ai besoin de me cadrer personnellement. C’est ce qui fait que mon rap aujourd’hui est cadré, que j’ai une documentation, que j’ai un discours bien particulier, que j’ai une provocation mais qu’elle est justifiée, etc.
C’est un équilibre de vie que j’ai envie de partager avec les gens. C’est dire « regardez, j’ai mon équilibre de vie, c’est celui-ci ». Ca ne veut pas dire que pour toi, ce sera l’Islam ! Mais tu as certainement un équilibre de vie que tu construis selon ta propre expérience, qui va te permettre d’équilibrer les choses au quotidien. Quoi qu’il en soit, chacun doit trouver un moteur, quelque chose qui le règle, lui donne une discipline de vie.
A : ‘Victory’, le clip de ‘Lecture Aléatoire’, tu sembles avoir un certain attrait pour la boxe… Pierre Carles titrait son film sur Bourdieu et les médias « la sociologie est un sport de combat ». Le rap en est un aussi ?
M : Ouais, à 100%. On retrouve le même esprit de compétition dans le rap que dans le sport. Pourquoi avoir choisi la boxe anglaise ? Parce qu’on l’appelle le noble art et je pense que le rap est une noble discipline, qui est trop souvent entachée par des gens qui ne la respectent pas.
J’ai vraiment l’intention d’amener le rap conscient à son plus haut niveau commercial comme à son plus haut niveau artistique. Le rap conscient a ses pères, ses piliers fondateurs, et il y a ceux qui reprennent le flambeau. J’espère en faire partie.