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En 1988, alors même qu’il n’était pas censé initialement figurer sur le morceau, Masta Ace ouvrait « The Symphony », l’un des plus célèbres posse cut de l’histoire du hip-hop, voire l’étalon de mesure du genre. Plus de trente ans après, la cinquantaine bien sonnée, l’ancien du Juice Crew continue de brandir la torche du rap new-yorkais. Il le fait ici avec un voisin d’adoption, le beatmaker canadien Marco Polo, qu’il connaît depuis un bail. Il fut en effet l’un des premiers à le solliciter après l’arrivée de ce dernier dans la Grosse Pomme, alors qu’il bossait comme ingénieur du son et cherchait à placer ses sons. Cette rencontre donna « Do It Man », sur A Long Hot Summer (« show him some love », comme disait JB), faux dernier album, il y a quinze ans.

Masta Ace est, on le sait, un adepte des albums construits autour d’une trame narrative. Il en va de même ici et c’est bien son idée, même si elle ne le concerne pas. C’est en effet la migration de Marco Polo qui sert de fil rouge au disque. A Breukelen Story met en scène la volonté sans faille du natif de Toronto d’emménager à New York en général et à Brooklyn en particulier, dans ce quartier dont le nom dérive de celui de Breukelen aux Pays-Bas, via la colonisation néerlandaise – d’où le titre de l’album, explicité par une troisième piste qui sert de single, avec un refrain des locaux de Smif-N-Wessun. Les interludes réguliers (et courts) relatent une obstination finalement récompensée (félicitations maternelles en prime, comme c’est mignon) malgré les obstacles de tous ordres : réticences paternelles, opposition conjugale, inconfort résidentiel, etc.

Pour ce qui est de l’exploration, Marco Polo ne s’aventure jamais loin. Il chérit le boom-bap de la côte est et il s’y tient, sans audace mais avec un savoir-faire qui, dès le morceau d’ouverture, « Kings », avec des boucles de piano et de flûte, colle parfaitement au flow maîtrisé et réfléchi de son compère, lequel n’a décidément pas tout à fait la place qu’il mérite dans le panthéon du genre. Le maître d’œuvre de Port Authority sait trouver la boucle qui fait mouche, comme celle piquée à Henry Mancini et John Laws sur « Man Law », qui accompagne le ton aussi désabusé que déterminé de Masta Ace, épaulé ici par Styles P. Sur l’excellent « Count’Em Up », il a la bonne idée de trouver un refrain à contrepied, piqué à une comptine, sur un morceau qui, portant sur la discrimination judiciaire et carcérale, n’a pourtant rien d’insouciant, même si Masta Ace y met une bonne dose d’ironie. Le morceau bénéficie aussi bien de la présence de Lil Fame sur le second couplet que d’un scratch du jeune Masta Ace lui-même, via une phase sur le sujet reprise à « The Mad Wunz » (sur son premier album, Slaughtahouse). C’est que le membre d’eMC (ici réunis sur « Three ») ne s’arrête pas aux frontières du borough même si, comme le suggère la très belle pochette, Brooklyn est exemplaire de la gentrification. Il élargit la perspective, comme sur « American Me », idéalement placé après « Count’Em Up ».

Dommage qu’on n’échappe pas à deux-trois refrains chantonnés gnangnan (« You & I », « Sunken Place »), ainsi qu’à un « Still Love Her » un peu convenu, avec son personnage féminin incarnant le hip hop à la manière du « I Used to Love H.E.R. » de Common il y a un quart de siècle. Tout ceci est convenu, jusqu’à la critique des flambeurs (« Wanne Be»), et même si on ne boude pas son plaisir, un peu de (bonne) surprise n’aurait pas fait de mal. Mais même si la routine s’installe, il faut patienter jusqu’à la fin. Car on ne peut pas prétendre juger A Breukelen Story sans avoir écouté le morceau final, « The Fight Song », dans lequel, sur fond de sample choral glaçant, un Pharoahe Monch impérial incarne la sclérose en plaques contre laquelle Duval Clear lutte depuis vingt ans.

L’année dernière, Masta Ace évoquait avec Cunninlynguists le printemps du Hip-Hop dans ‘Seasons’, superbe morceau métaphorique dans lequel le rap était décrit comme un cycle saisonnier où le froid hivernal de la médiocrité finit toujours par laisser la place à un soleil éclatant. La présence de Masta Ace sur ce titre était judicieuse, car l’increvable vétéran n’en finit pas, lui aussi, de revoir un printemps : rescapé du Juice Crew, Ace a sorti en 2001 le magistral Disposable Arts, et mène depuis la fin des années 80 une carrière exemplaire, qui prend aujourd’hui un nouveau départ avec le lancement de son propre label, M3 Hip hop.

Sorti en août, A long hot summer est présenté comme le prequel à Disposable Arts, qui racontait, sous la forme d’un exercice de style captivant, l’histoire d’un repris de justice inscrit à un institut de formation au Hip-Hop. Le LP narre donc les causes de l’incarcération du héros, en 1996 : dans la moiteur de l’été new-yorkais, Ace rencontre Fats Belvedere, malfrat italo-américain qui devient son « road manager » et l’entraîne alors dans ses combines risquées. D’entrée, on remarque que les interludes, repères narratifs du disque, n’ont pas toujours la précision de ceux qui faisaient de Disposable Arts un modèle de construction, mais le LP en conserve néanmoins la fluidité et l’homogénéité.

Éclectique, l’équipe de production a été presque entièrement renouvelée, pour un résultat sensiblement proche de la couleur musicale du précédent album : omniprésence des samples, sonorités hors-modes (‘Wutuwankno’), instrus poignantes (‘The grind’, superbe) et beats nerveux (‘Travelocity’). Outre le très demandé 9th Wonder, auteur d’un ‘Good ol’love’ haut de gamme, on retrouve ainsi plusieurs valeurs sûres de l’underground (DR Period, DJ Spinna, Dug Infinite), quelques inconnus (DJ Serious, Krysis, Marco Polo), les Français de Get Large et le croate Koolade, qui livre avec ‘Beautiful’ l’une des meilleures compositions de l’album.

La simplicité et la cohérence des productions vont de pair avec le grain de voix et le message de Masta Ace. Au micro, il possède une humanité et un charisme qui donnent envie de suivre attentivement les temps forts de son histoire : la description sans artifices de son univers urbain (‘H.O.O.D.’), sa rencontre avec une belle indienne (‘Brooklyn Masada’), sa frustration clamée avec hargne dans ‘FAY (Fuck All Y’all)’, et ses moments de doute (‘Revelations’, parfait final), autant de chapitres mis en scène avec brio par le MC-narrateur.

Classique et inventif, A long hot summer sonne juste. Album cinéphilique –inspiré par Le Canardeur, de Michael Cimino -, il se situe peut-être un cran en dessous de Disposable Arts, avec un déroulement plus linéaire et un scénario moins élaboré. En revanche, on ne peut que saluer la capacité de Masta Ace à créer des albums intemporels et savoureux. Son septième LP, annoncé comme le dernier, est non seulement l’une des meilleures sorties de l’année 2004, mais surtout un disque maîtrisé qui respire l’honnêteté et le vécu. Show him some love.

En 2001, Landspeed Records a eu la judicieuse idée de rééditer le catalogue Cold Chillin’ pour permettre aux nostalgiques, aux retardataires et aux novices de retrouver la trace des membres du Juice Crew, équipe new yorkaise légendaire de la fin des années 80, emmenée par les productions de Marley Marl et les performances de Kool G Rap, MC Shan et Roxanne Shanté. La même année sort Disposable Arts, quatrième album de Masta Ace. Révélé en 1988 sur ‘The Symphony’, posse-cut emblématique extrait du non moins mythique album de Marley Marl, In control vol.1, le rookie d’alors est devenu 13 ans après un vétéran méconnu. La voix s’est assagie, le ton est moins enjoué, et le contexte défiguré. Construit à la façon d’un « rap-opera », comme Prince among thieves ou Deltron 3030, l’album constitue un témoignage subtil sur le parcours de son auteur et l’époque dans laquelle il évolue désormais, bien éloignée du « Golden Age » de ses débuts.

Scénarisé autour de nombreux interludes pertinents qui participent efficacement à l’amorce des morceaux, Disposable Arts raconte l’histoire d’un rappeur tout juste sorti de prison, décidé à ne pas retomber dans les mêmes pièges, qui entreprend de rejoindre l’IDA (Institute of Disposable Arts), entreprise parodique et diabolique dont la vocation est de former aux métiers du hip hop en dispensant pêle-mêle des cours de MPC, de street promotion ou encore de « player-pimpology« . De sa libération à son retour dans la rue, en passant par l’amusante rencontre avec son colocataire à l’IDA, fasciné par Brooklyn et interprété par MC Paul Barman, le scénario du LP permet au Music Man de disserter sur l’état du Hip-Hop, d’envoyer des piques à l’industrie du disque, mais aussi de décrire le quotidien des quartiers new yorkais (‘Take a walk’, imparable). Nostalgique de l’Eden rapologique, il s’exerce également à quelques figures imposées : la récitation de l’alphabet en un couplet (‘Alphabet Soup’), la métaphore filée du football américain pour dépeindre la hiérarchie implicite des ghettos (‘Unfriendly game’), la personnification du micro devenu muse (‘Hold U’) et un diss track vengeur adressé aux High & Mighty et Boogie Man, ‘Acknowledge’, assené sur des violons vertigineux et les voix scratchées de Nas et Guru.

Habilement surnommé « MC Amer » dans un ancien numéro de Radikal, Ace dispose d’une qualité particulièrement appréciable pour l’auditoire francophone : l’intelligibilité de ses paroles. Son énonciation claire, proche du langage parlé mais rythmiquement soutenue, permet de le suivre plutôt facilement au gré de l’album, et de deviner derrière la fiction racontée la mise en abîme du véritable Masta Ace, un peu perdu dans un Hip-Hop qu’il ne reconnaît plus (« I love rap no matter how much I say I hate it« ), et critique à l’égard d’une industrie qu’il ne rechignerait peut-être pas à rejoindre si l’occasion se présentait. A la fois acteur et narrateur, son récit oscille entre description distanciée et témoignage personnel. Dans ‘Block Episode’, il raconte : « My momma told me that that thug shit will get you buried / the next day there’s your name in the obituary / I asked her why we gotta live in this environment / She said Your grandfather drank up his retirement« . La fin de l’album se fait très introspective, entre amertume, détermination et une auto-dérision surprenante. ‘Dear Diary’, face à face troublant entre Ace et son journal intime, est éloquent : « I’mma tell you cause none of these cats will / You can’t still try and rely on your rap skill / You ain’t got nothin’ behind you and believe me / not a label out that gonna find you and wanna sign you / Write your rhymes in the shower, you washed up / If there was a law against wack shit, you’d be locked up« .

Même si quelques passages ternissent légèrement la couleur sonore de l’album (la basse futuriste de ‘PTA’, notamment), le travail de production de Disposable Arts brille par sa cohésion et sa justesse, grâce à une sélection minutieuse de samples haut de gamme alliée à un classicisme appréciable du côté des beats. Des boucles sobres et poussiéreuses (‘Alphabet Soup’, ‘I Like Dat’), des productions plus syncopées (on pense à Premier dans ‘Don’t Understand’) côtoient des compositions aux ambiances particulières, chargées d’émotion, comme les cuivres étouffés de ‘Too long’ et la guitare mélancolique de ‘Block Episode’. Parmi les 12 producteurs présents sur le LP, c’est indéniablement Domingo qui tire son épingle du jeu, avec quatre travaux admirables, regroupés dans la dernière partie de l’album : la flûte apaisante de ‘Type I hate’ apporte une dimension presque onirique à ce titre pourtant bien terre à terre dans lequel Rah Digga vient prêter main forte à Ace pour faire le procès des bitch niggas. Dans la même veine, on lui doit également les superbes compositions de ‘No regrets’ et ‘Dear Diary’, dont l’envoûtant sample vocal n’est pas sans rappeler certaines trouvailles de Kno, de Cunninlynguists.

En dépit de petites baisses d’intensité dans la narration et quelques longueurs pendant les 73 minutes de l’album, Disposable Arts est un disque qui dévoile sur la durée plusieurs niveaux de lecture : une fiction enlevée et crédible, tout d’abord, matinée d’une réflexion sur le propre parcours au goût d’inachevé de Masta Ace, et enfin une critique amère du rap contemporain, conclue dans l’outro par un « Preserve the music » presque désespéré. Intéressant dans sa globalité, mais aussi très plaisant pour le simple plaisir que chaque titre procure, Disposable Arts est une œuvre intrigante, ludique, réfléchie et convaincante. A (re)découvrir.