Tag Archives: laylow

Selman Faris est de ceux que l’on n’enferme pas facilement dans une case. C’est même pour ce musicien franco-turc un objectif : ne pas forcément définir sa musique, et se laisser porter par ce qu’elle pourra lui apporter. Depuis son plus jeune âge, ce producteur multi-instrumentiste né à Paris et passé à la fois par les bancs du conservatoire et de la musique composée dans sa chambre, ne cesse d’élargir son spectre sonore, sans se soucier des grands écarts que cela pourrait engendrer. À l’origine pourtant, rien ne destinait ce fils de musicien à mettre les pieds dans le rap : Selman Faris Ergüner est le fils de Kudsi Ergüner, figure de référence mondiale de la musique turque, notamment pour sa pratique du ney, une flûte du Moyen Orient, qui l’a emmené en concerts aux quatre coins du monde tout en collaborant avec Peter Gabriel ou Maurice Béjart, avant d’être aussi nommé Artiste de l’UNESCO pour la paix en 2016

Face à cet héritage musical lourd, Selman, le fils, aurait pu suivre la voie toute tracée de son père. Mais une rencontre durant son  enfance avec un CD des Princes de la ville du 113 va pourtant modifier un peu sa trajectoire : en parallèle de ses études studieuses de l’alto au conservatoire et de la guitare sur son temps libre, Selman Faris écoute 50 Cent, la Mafia K’1 Fry et Jimmy Hendrix à la maison. Il va alors développer un goût pour le rap, qu’il va concrétiser une décennie plus tard, en rencontrant au hasard dans un bar Hologram Lo’, ex-DJ de 1995 et aujourd’hui tête pensante de Don Dada Records avec Alpha Wann. Multi-instrumentiste, arrangeur, et aujourd’hui beatmakeur, Selman Faris est devenu de fil en aiguille un membre de la garde rapprochée musicale de Nekfeu et Alpha Wann : on lui doit notamment une partie de la richesse instrumentale des productions des Étoiles Vagabondes (souvent avec Loubenski) ainsi qu’un des points culminants du dernier album de Laylow, « UNE HISTOIRE ÉTRANGE ». 

L’air calme et serein, Selman Faris ne semble pourtant pas trop se préoccuper des albums de diamant et des singles de platine à accrocher sur ses murs : durant nos deux heures de discussion, l’envie pure de faire de la musique reviendra très régulièrement. Une tendance qui se confirme d’ailleurs avec Neva, premier mini-album dans lequel funk, musique du Bosphore et électro se mélangent, sur des paroles entièrement chantées par Faris lui-même, en langue turque. De la musique traditionnelle en passant par la French Touch ou la production rap, Selman Faris aime casser les frontières qui peuvent exister entre les genres musicaux. En se laissant guider par ses envies, il crée alors une musique aux multiples visages, que nous avons tenté de décrypter avec lui le temps de cet entretien.

Retrouvez notre playlist « Produit par : Selman Faris » sur Spotify et Deezer.

I. Héritage familial et jazz

Abcdrduson : On connaît ton travail en tant que producteur, mais assez peu ton parcours. Quels sont tes premiers souvenirs de musique ?

Selman Faris : Mon premier lien avec la musique c’est quand j’étais bébé. Au moment où j’apprenais à parler, mon père m’apprenait à jouer de la flûte en même temps. Il m’apprenait des morceaux, il jouait, je chantais, je jouais avec lui… Il y a plein d’enregistrements et de photos où j’ai 3-4-5-6 ans et où on fait de la musique dans le salon. Après il y a eu de la musique classique, puis de la musique avec mes potes, la musique qu’on écoutait à l’école. Mais le tout premier souvenir c’était ça.

A : C’était quel type de flûte ?

S : Ça s’appelle le ney. C’est une flûte traditionnelle turque. Et il n’y a pas un moment où je me souviens que j’étais en train d’apprendre cet instrument. Parce que ça remonte tellement loin…

A : Qu’est-ce que tu écoutais à la maison enfant ?

S : On écoutait beaucoup de musique traditionnelle, la musique que mon père écoutait. Ma mère écoutait un peu de tout et j’ai ensuite commencé à acheter ma propre musique. Mais en tout cas à la maison c’était beaucoup de musique traditionnelle turque. Il y avait de la musique indienne, de la musique du Pakistan, du Maghreb, de l’Iran, jusqu’au Japon. Pas beaucoup de musique américaine au final. J’ai découvert ça moi même par des potes qui me passaient des CDs. J’ai beaucoup de potes qui ont hérité de CDs de leurs parents. Moi, à part certains artistes, ça s’est fait plus ou moins de mon côté.

A : Où est-ce ce que tu as grandi d’ailleurs ?

S : Je suis né à Paris dans le XXe arrondissement en 1990. J’ai ensuite déménagé dans le VIIe arrondissement vers 2001 quand j’avais 10-11 ans. C’est marrant parce que j’ai grandi dans deux quartiers qui n’ont absolument rien à voir. Le premier était vraiment populaire et l’autre beaucoup plus embourgeoisé. Quand le changement s’est fait, j’ai vraiment senti qu’il y avait quelque chose de différent, même dans la musique que les gens écoutaient. Dans le XXème c’était beaucoup de rap, alors que dans le VIIème beaucoup moins, c’était plus du rock, de l’électro. Ça m’a donné un intérêt pour un peu tous les styles de musique. J’ai eu la chance de connaître plein d’univers musicaux différents, que ce soit le rap, le rock, le jazz, la musique classique au conservatoire… C’est intéressant de grandir avec toutes ces différences, tu comprends que rien n’est figé.

A : Tu parlais du conservatoire. Tu apprends quel instrument là-bas ?

S : Mon père m’a inscrit à l’alto à 8-9 ans parce qu’il n’y avait plus de place en violon. [rires] En fait il voulait avec mon frère et ma sœur qu’on fasse un instrument à cordes, pour pouvoir jouer entre les notes et donc jouer les musiques traditionnelles turques et arabes, qui sont très basées sur les intervalles. J’ai ensuite fait de la guitare assez rapidement en découvrant adolescent des artistes comme Jimmy Hendrix, et je me suis ensuite mis à la funk, Michael Jackson, Chic. Ça me parlait beaucoup. La guitare est ensuite devenue mon instrument principal.

A : Comment est-ce que tu vis tes années conservatoires ?

S : Ça se passait bien alors que je ne bossais pas [rires]. Je voulais arrêter et mes parents m’ont dit de continuer. Et plus le temps passait, plus j’aimais. J’ai même hésité à un moment à continuer, mais ça ne m’intéressait pas d’être un musicien d’orchestre. Je trouvais que ça me limitait trop. Mais j’ai pris des cours de solfège, orchestre, cours d’alto… Ça a été formateur, mais je trouve que l’éducation de la musique en France ne te pousse pas forcément à trouver ce que tu as envie de faire en te disant que les choses sont comme ça et pas autrement. C’est intéressant mais jusqu’à un certain point. Et parfois c’est bien de s’en éloigner un peu.

A : C’est pour ça que tu vas vers le jazz à un moment ?

S : Le jazz, je découvre progressivement. Je m’écoute un CD, Kind Of Blue de Miles Davis, et ça m’ouvre des horizons. J’écoutais de plus en plus de musiques instrumentales à la fin du lycée et le jazz me plaisait bien, du coup je me suis inscrit dans une école de jazz en guitare à Paris qui s’appelle Le Cim, et j’ai compris que c’était un autre niveau. Je ne suis pas du tout jazzman à l’origine, et c’est une musique qui fait partie des plus dures en tant que musicien. Harmoniquement c’est super chaud, il faut vraiment bien comprendre le truc. Ça m’a vraiment fait beaucoup bosser, et ça m’a fait évoluer dans le sens de l’harmonie et du rythme.

A : Tu es issu d’une famille bercée par la musique. Quels sont les premiers artistes que tu découvres par toi-même ?

S : C’est une bonne question… Le premier CD que j’ai acheté en étant petit c’était Princes de la ville du 113. J’aimais trop le son. Et c’est un des rares CDs que j’ai racheté plusieurs fois quand je le perdais. J’avais 9-10 ans à l’époque. Et après il y a eu dans d’autres styles les Beatles. En rap 50 Cent c’était vraiment marquant dans les années 2000. Beaucoup de trucs de funk aussi. Je m’explosais à des best of d’artistes. J’écoutais un peu de musique brésilienne. J’explorais un peu.

« Quand j’étais aux États-Unis je bossais avec des artistes qui me disaient « Fais ce que tu veux. » Et je trouvais ça hyper libérateur. »

A : Tu écoutes beaucoup de rap jeune ?

S : Oui, il y en avait beaucoup quand j’étais petit. Le rap c’est la première musique que j’ai aimée, avant d’aller vers autre chose, tout en gardant une oreille dessus ensuite. J’écoutais Booba dont j’étais vraiment fan, Mafia K’1 Fry, 113. Le 113 c’est vraiment un groupe très important pour moi.

A : Ton père est une référence de la musique turque. Comment tu fais étant jeune pour vivre avec cette figure qui est assez imposante ?

S : Pendant très longtemps je me disais que si je devais faire de la musique ça serait pour faire la même chose que lui. Et du coup je ne voulais pas. [rires] C’est pour ça que je suis allé faire des études d’histoire. La musique c’était son truc, il fallait que je fasse autre chose. Et petit à petit j’ai compris que je pouvais faire de la musique, sans faire la même chose que lui. Parce qu’il y avait aussi mon grand-père et mon arrière-grand-père, qui jouaient tous le même instrument. C’était sur plusieurs générations et donc c’était un poids un peu. Mais en prenant du recul je me suis dit « Si je ne fais pas de la musique je serai un peu malheureux. » Donc j’ai pris sur moi, j’ai cherché un peu ma voie, et petit à petit les choses se sont faites. Aujourd’hui je reste dans la tradition de ce que fait mon père, je joue toujours du ney, ça reste très présent dans la musique que je fais. Mais ça a été un très long processus je ne vais pas te mentir.

A : À quel moment est-ce que tu te dis « J’ai envie de travailler dans la musique » ?

S : J’étais en fac d’histoire et j’avais un pote guitariste qui avait tout lâché pour faire ça. Et je me suis dis qu’il avait trop raison. J’ai alors décidé de faire une parenthèse de deux trois ans : j’allais voir si je progressais, si j’étais content de là où j’étais et je reprendrais les études au pire. Et je n’ai jamais regretté. Je suis allé en école de jazz en parallèle de la fac d’histoire à 22-23 ans – je ne voulais pas lâcher les études de suite – et j’ai ensuite réussi à obtenir une bourse pour une école de musique à Los Angeles. J’y ai passé 3 ans et ça m’a vraiment changé, que ce soit sur l’apprentissage ou sur la manière d’appréhender la musique et aussi sur le niveau qui était hyper élevé là-bas. Et ça m’a aussi permis de prendre de la distance par rapport à mes origines. Quand j’étais aux Etats Unis je bossais avec des artistes qui me disaient « Fais ce que tu veux. » Et je trouvais ça hyper libérateur. En France c’était « ça, c’est comme ça, pourquoi tu le fais comme ça ? Ça n’a aucun sens ». J’ai de la chance d’être parti là-bas parce que ça m’a ouvert à d’autres horizons. Sinon j’aurais été beaucoup plus fermé sur mes aprioris sur la musique. J’avais vraiment envie de mélanger des univers différents, et faire quelque chose qui me corresponde vraiment, un truc très personnel. Et c’est là-bas que j’ai commencé ça.

II. Don Dada et Les Étoiles Vagabondes

A : Une fois tes études terminées aux États Unis, qu’est-ce que tu décides de faire ?

S : Je bossais en tant que traducteur français-anglais à Los Angeles, je vivais de petits boulots et je n’arrivais pas à savoir où je voulais vivre. J’ai finalement pris la décision de rentrer en France. C’était un peu difficile parce que je revenais après trois années de parenthèse à Los Angeles, et je me disais « Putain mais qu’est-ce que je vais foutre ici ? » [rires] Je suis revenu en tant que musicien alors que j’étais parti en tant qu’étudiant en histoire. Tout était à refaire, et c’était un peu difficile. Je ne savais pas trop dans quelle direction aller, je n’avais pas trop de contacts. Et j’ai eu de la chance parce que c’est cet été-là que j’ai rencontré Louis/Hologram Lo’.

A : Comment est-ce que vous vous rencontrez ?

S : On s’est rencontrés par hasard à un concert au 6B en 2016. J’avais accompagné ma sœur qui était partie là-bas avec son ex-copain, il y avait Deen Burbigo, Caba’ et JeanJass, Roméo Elvis, Angèle aussi je crois, mais personne n’était trop connu. Je ne connaissais personne de mon côté, et je suis tombé sur Louis. Il allait récupérer un verre, moi pareil, on était à côté au bar, et on commence à discuter. Je lui dis que je rentre des États Unis, que je suis musicien, compositeur, que j’ai aussi un peu fait de la musique de film dans le cadre de mes études. Et c’est ça qui l’intéresse. Il bossait sur une musique de film à ce moment-là et il galérait complètement. Du coup il m’a invité à une session et on a passé la journée ensemble à faire du son. C’était vraiment cool. Ça s’est passé bien très vite, on s’est hyper bien entendu et c’est aujourd’hui devenu un de mes meilleurs potes. En parallèle de ça, Louis fait des prods et il me montre comment faire. Très rapidement ça m’intéresse et je commence à essayer d’en faire. Au début c’est vraiment merdique, mais petit à petit je kiffe de plus en plus, je sens que je progresse, et je vais au studio Don Dada avec lui tous les jours. Je rencontre très vite Alpha, Nekfeu, Sneazzy, S.Pri Noir, Deen… Personne ne me calculait trop vraiment au début, parce que j’étais le pote de Louis. Et c’est vraiment avec Les Étoiles vagabondes que les choses ont changé.

« Quand Diabi et Nekfeu me prennent avec eux sur Les Étoiles vagabondes, les gens commencent à me voir différemment. Cet album m’a fait passer un cap. »

A : Tu as quand même fait des arrangements sur UMLA avant ça.

S : En fait, en termes de chronologie, si je ne dis pas de bêtise, on a commencé à voyager pour Les Étoiles vagabondes avant la sortie de cet album. Je suis arrivé à la fin du process de UMLA, parce que mes prods ce n’était pas encore ça. J’ai plus bossé comme arrangeur dessus, guitare, basse. Il y a notamment une partie intermédiaire sur « Olive Et Tom » où je fais ça. Mais c’est vraiment quand Diabi et Ken me prennent avec eux sur Les Étoiles vagabondes que les gens commencent à me voir un peu différemment. Et cet album m’a fait passer un cap.

A : Justement, comment Nekfeu et Diabi pensent à toi pour Les Étoiles Vagabondes ?

S : C’est en grande partie grâce à Louis, je lui dois énormément, parce qu’il m’a beaucoup soutenu. Il a énormément poussé pour que je vienne sur Les Étoiles vagabondes, il disait « C’est un musicien, il va vous servir, prenez le ». Diabi voyait qui j’étais et je pense qu’il cherchait un gars qui savait orchestrer, chercher des musiciens, en diriger, écrire pour eux. Il y avait Loubenski et moi du coup. En tout cas, je sais que Louis a poussé en leur disant de lui faire confiance. Et trois jours avant qu’ils partent à La Nouvelle Orléans, Diabi m’appelle et me dit : « Vas-y viens avec nous. » Et j’ai dit ok. [sourire]

A : Tu n’as pas un peu la pression au début du travail sur l’album du coup ?

S : Si. Vu que j’étais le seul qui débarquait un peu au dernier moment, il fallait que je montre un peu ce que je savais faire. Forcément je sentais qu’il fallait que je prouve que je pouvais leur être utile.

A : Et donc tu te retrouves avec un chœur de gospel et Trombone Shorty.

S : C’est ça ! Tout le monde ne parlait pas anglais, du coup je m’occupais beaucoup de ça. Je me souviens notamment de “Ciel noir” quand on écrivait pour les choeurs avec Loubenski. En vrai c’était hyper marrant parce que le chœur est arrivé au dernier moment, on ne savait pas qu’ils allaient venir ! C’était complètement chaotique. Je me souviens qu’on s’est posés au piano avec Loubenski à se dire les deux « Mais qu’est-ce qu’on va leur faire faire ? » [sourire]. On avait la prod’ de « Ciel noir » qui tournait, et on a écrit des parties à quatre voix, on a entrainé les musiciens… On a pris les musiciens avec trois heures de retard parce qu’on était débordés, du coup ils voulaient partir à un moment donné. Toutes les cinq minutes on allait les voir en leur disant de pas s’inquiéter, que ça allait être bientôt à eux, c’était bordélique. Mais ça a donné un truc génial. C’était trop bien. Même avec Trombone Shorty ça s’est fait naturellement je m’étais bien entendu avec lui. En parallèle de ça je me suis aussi mis à envoyer des prods à Nekfeu. Quand on s’est rencontrés la toute première fois avec Nekfeu, il me dit qu’il aime bien ce que je fais. Et moi je me disais « Mais d’où il sait ce que je fais ? » Et en fait c’est parce que Louis lui faisait écouter des prods qu’on faisait ensemble. Donc Ken me dit de lui envoyer des prods à l’occasion, et je lui ai envoyé des choses. Je me sentais de plus en plus en confiance. Et comme le feeling est hyper bien passé avec lui et tous les gens de l’équipe, plus le temps passait sur l’album, plus je me sentais à l’aise. On a passé énormément de temps ensemble, des mois à l’étranger, ça rapproche vite. Tu passes 24h sur 24 avec les mêmes personnes, tu as des tempêtes, tu vas au Japon, en Grèce… Les liens se créent vite. On a passé des jours et des nuits ensemble à faire du son.

A : Pendant deux ans, tu travailles à 100% sur Les Étoiles Vagabondes ?

S : Non en parallèle je bosse beaucoup avec Sneazzy, mais aussi sur UMLA. Tous ces projets-là étaient un peu au même moment. Pour Sneazzy, je me mets à faire beaucoup de prods avec lui parce qu’il avait aimé les extraits qu’il avait vu ou entendu de moi. C’était la première fois qu’il y avait un gars qui me prenait pour mes prods et ça m’a bien fait progresser. Au début ça ne sonnait pas bien donc il fallait refaire des trucs. Et petit à petit, je progressais. Quand on faisait Les Étoiles vagabondes je voyais les prods de Diabi, Loubenski, Hugz, ça sonnait vraiment bien. Ça tapait bien là où il faut, et moi je trouvais que ce que je faisais était un peu petit, déséquilibré. C’était pas encore ça. Diabi m’a donné énormément de conseils, sur le mix, sur le fait de bien bosser mon son, ça m’a énormément servi. J’ai appris à faire des prods très tard, j’en fait depuis cinq ans du coup. Mais je fais de la musique depuis petit donc ça aide.

A : Il y a un moment où tu es particulièrement mis en avant dans le film des Étoiles vagabondes, c’est lors de la composition du morceau « Όλα Καλά ». C’est un titre important pour toi ?

S : Oui ! Ce qui était vraiment cool avec cet album, c’est que tout ce que je sais faire dans la musique j’ai dû l’utiliser. Écrire pour un quatuor à cordes, faire des arrangements jazz à la Nouvelle Orléans, faire des prods, de la musique de film… Sur « Όλα Καλά » Ken me dit qu’il veut un morceau un peu rebetiko, influencé par la musique grecque et turque. Le rebetiko c’est un genre musical qui est propre à ces deux pays. On était en studio et j’avais ramené des instruments turcs pour faire des petites mélodies et ils avaient kiffé, on était partis de ça. On s’est ensuite dit que ça serait pas mal de faire venir une chanteuse. Je connais des gens via mon père, il a bossé avec plein de musiciens grecs, donc c’était facile pour moi d’avoir les contacts. J’ai donc contacté une chanteuse en Grèce qui avait travaillé avec mon père en lui demandant de faire quelques voix sur le morceau. J’ai aussi contacté une joueuse de santour [instrument de musique iranien à cordes frappées, ndlr] que j’ai enregistrée chez moi dans ma chambre avec un petit micro.

A : On te voit d’ailleurs aller en Grèce avec Ken dans le film. C’était pour le morceau ?

S : C’était en effet pour des raisons musicales. Dans le film, quand on voit le moment de la taverne avec les musiciens, j’ai composé la musique qu’on est en train de jouer. À la base c’est ça qui devait servir de matière première pour le morceau. Finalement en rentrant à Paris, les enregistrements ne marchaient pas trop, le son n’était pas bien, et on est donc repartis à zéro. Mais à la base on voulait que la mélodie de la taverne du film soit la base du morceau. C’est pour ça que je suis parti avec lui. C’était vraiment cool, on était en petite équipe, c’était différent des autres voyages.

A : Tu es crédité sur six morceaux de l’album. Lequel est celui dont tu es le plus fier ?

S : Si tu prends en compte le fait que Les Étoiles vagabondes est à la fois un film et un album, je trouve que le morceau le plus réussi c’est « Ciel noir ». Tu retrouves toute l’essence de ce projet. Dans le film, tu vois la tempête, les galères, tout ce que nous on découvre. Et juste après tu te prends le son – qui est d’ailleurs présent dans le film – où Ken raconte tout ce qu’il voit, tout ce qu’il vient de vivre. Tu as le chœur qu’on vient d’enregistrer, plein de détails comme ça. En plus de ça je trouve que le son est bien maîtrisé parce qu’il était hyper bordélique, il y avait plein de trucs et c’était dur à bien mettre en place. C’est vraiment le morceau le plus abouti dans ce sens là : il y a à la fois le son qui est lourd et cet aspect visuel. Je pense que ça résume bien toute l’essence de ce projet.

A : Tu as aussi fait la BO du film qui accompagne l’album. Comment est-ce que Syrine Boulanouar et Ken pensent à toi pour faire la musique du film ?

S : Syrine et Ken ont proposé à Loubenski et moi de la faire : ils voyaient qu’on bossait bien ensemble les deux, et ils sentaient qu’on était prêts pour ça. Et je pense qu’ils préféraient ça plutôt que d’aller chercher un compositeur extérieur. C’était un travail différent de l’album parce qu’on a fait des prises à Paris, dans un studio. On a composé pour plein de petites scènes… En fait ce n’était pas une vraie musique de film dans le sens où ce n’était pas une musique qui était là tout le long du film parce qu’il y a déjà énormément de musique. Le film sert à mettre en avant l’album donc ça devait être un peu subtil, en reprenant certains thèmes des morceaux qu’on retrouve dans l’album. Donc il fallait retrouver un peu les mêmes couleurs, des violons, des synthés, certaines petites drums. Mais c’était une bonne expérience. J’aime bien me prendre la tête sur une séquence de trois ou quatre minutes où il se passe plein de choses, et où tu dois trouver comment faire pour que la musique suive bien. Ce n’est pas facile du tout mais quand tu y arrives bien c’est vraiment hyper satisfaisant

III. Laylow, Stromae et K.S.A

A : Dans ta carrière, est-ce que tu as senti un avant et un après Les Étoiles Vagabondes ?

S : Je sens que le regard est un peu différent. Peut être que ça me donne un peu plus de confiance pour faire d’autres choses, mais ça reste le même élan : je continue de bosser avec Don Dada, RPTG, et ça continue. Il y a alors tout un moment où je ne sais pas trop dans quelle direction aller, si j’ai encore plus envie de me plonger dans les prods, si j’ai encore plus envie de faire de la musique instrumentale, ça va un peu dans tous les sens. Mais très vite il y a la don dada mixtape. Et là c’était encore un autre niveau au niveau du son. C’était une couleur trap un peu froide assez loin de ce que je faisais, et j’ai kiffé. Ça m’a encore mis plus profondément dans les prods. J’étais encore dans cet élan là et c’est pour ça que j’ai fait l’EP Monaco avec K.S.A.

A : En dehors du morceau que tu as produit, tu as beaucoup travaillé sur la Don Dada Mixtape ?

S : J’étais très souvent là avec eux. Mais je faisais mon projet en même temps avec K.S.A. J’avoue que j’aurais adoré plus participer à cet album, mais je sentais que mon esthétique musicale et celle de la mixtape, ça n’allait pas forcément ensemble à ce moment-là. D’ailleurs mon son « 3095 », on sent un peu que c’est un son un peu différent dans la tape. Mais je les ai vus bosser, mettre des heures de taff. Ils ont récolté ce qu’ils méritaient à la sortie de cet album. J’ai rarement vu autant de détermination et de volonté pour faire quelque chose de fort avec cette mixtape. Il y a une couleur, le truc est maîtrisé de A à Z, ça apporte quelque chose de neuf…

A : Tu parlais de ton travail avec K.S.A. Est-ce que ce projet-là, ce n’est pas le projet punk de Selman Faris ? Il n’y a pas une seule guitare, c’est très synthétique, ça tape…

S : [sourire] C’est un peu ça oui. En vrai je faisais beaucoup ça à ce moment-là, et ça s’est fait naturellement avec K.S.A. On était en studio, je faisais écouter un son, c’était « Monaco », on a fait un autre son, et on s’est dit « Vas y pourquoi on ne ferait pas un EP ? » On est partis là dedans et ça m’a fait énormément du bien de faire ça, de complètement me lâcher. J’étais énormément dans les prods de Pi’erre Bourne, la plug, Playboi Carti, et je me suis dit d’aller vers ça. Et ça m’a fait marrer, parce que K.S.A avait fait un concert en boîte où il avait passé quelques sons de l’EP. C’était drôle de voir ça. La musique t’amène parfois dans des endroits et des contextes où tu ne serais peut être jamais allé. Tu le fais, et finalement tu réalises que ça se passe très bien. Et tu kiffes.

A : On te voit ensuite travailler avec Laylow sur L’Étrange histoire de Mr Anderson ainsi que Stromae sur son nouvel album. Comment est-ce que tu collabores avec eux ?

S : Stromae c’est via Universal. Ils m’ont contacté, j’ai reçu un mail en me disant « Est-ce que ça t’intéresserait de collaborer avec Stromae ? », j’ai dit « Bah vas-y hein. » [sourire] J’ai beaucoup parlé avec son frère, ça s’est fait très naturellement. Ils m’ont demandé des boucles qui correspondaient à l’album, des choses traditionnelles et ça a donné le morceau « Pas vraiment”. Stromae a fait une prod’ par dessus, j’ai fait des arrangements et ils m’ont ensuite demandé des arrangements sur d’autres sons, pour au final donner « Bonne journée ». Pour Laylow ça s’est fait parce qu’on était un jour au studio avec Alpha, et Laylow était là. Il me dit « C’est toi Selman? » Je lui répond que oui, et il me dit « Ok, je te cherchais ! » Il avait parlé avec Alpha parce qu’il cherchait quelqu’un pour faire la musique du court-métrage de L’Étrange histoire de Mr Anderson. À la base c’était ça en fait. Il bossait déjà avec Loubenski et Alpha lui avait dit « Prend Selman aussi. Si t’as Loub’ et Selman, ça va être carré. » Du coup on a commencé à bosser sur la musique du court-métrage, grâce à Alpha

A : Comment ça se passe ?

S : C’était hyper dur. Parce qu’il y avait très très peu de temps et beaucoup de choses à faire. On avait peut-être trois jours pour tout faire, avec Loub’, Laylow, et Osman le réalisateur. C’était un gros challenge. Après ça Laylow m’a dit qu’il aurait bien aimé qu’on fasse le dernier morceau ensemble. Du coup on a bossé « UNE HISTOIRE ÉTRANGE ». Et il m’a ensuite proposé de faire la transition avec le morceau d’avant, donc j’ai composé la fin de « FALLEN ANGELS », qui amène au dernier morceau.

A : Ce n’était pas beaucoup de travail « UNE HISTOIRE ÉTRANGE » ?

S : Si, c’était des grosses réflexions. Tout est parti d’une boucle que Sofiane Pamart avait fait, et sur laquelle Laylow avait écrit. Je voulais amener le morceau complètement autre part. Mais je sentais que Laylow voulait rester dans cette direction là, il y avait des discussions un peu comme ça, et finalement on a réussi à sortir un bon morceau, je suis content.

A : Il y a un moment musical que tu préfères dans le court métrage ?

S : J’aime bien le thème electro de la voiture à la fin. [sourire] On parlait de le sortir en bonus, finalement ça ne s’est pas fait, mais je trouve que c’était un bon morceau, il était cool. Vers 5h, 6h du matin on a sorti ça avec Loubenski. L’idée c’était de faire quelque chose qui mette une sorte de pression sans trop de batteries. Et du coup notre ref c’était un son dans le film Fast & Furious : Tokyo Drift. Après, Laylow nous a aussi pas mal dirigés sur ce qu’il voulait. Dès qu’on allait quelque part il était là, « Oui ça c’est lourd ! »« Ca non ! ». Il était toujours là.

IV. Le son Selman Faris

A : Aujourd’hui, tu te présentes avec ton premier EP solo Neva. Musicalement, ça n’a rien à voir avec ce que tu as fait auparavant puisque ça sonne plutôt électro mais aussi musique traditionnelle turque. Comment est né ce projet ?

S : Après Les Étoiles vagabondes je continue à bosser avec Don Dada, et je me dis que les prods c’est cool, mais il faut aussi que je fasse de la musique pour moi. C’est à partir de l’été 2019 et début 2020 que je commence alors à composer de la musique en solo. J’ai fait plein de morceaux instrumentaux en me disant que j’allais sortir ça comme ça, mais que ça n’intéresserait pas beaucoup de gens. Et petit à petit j’ai senti qu’il y avait un intérêt, notamment des maisons de disques. Donc j’ai commencé à faire de plus en plus de morceaux, à bien les bosser. Je me suis ensuite dit que ça serait quand même bien d’avoir quelqu’un qui chante par-dessus. Et comme je faisais ça tout seul je me suis dis « Vas-y, je vais chanter moi même ». Et en fait c’est difficile. [rires] Mais ça me plaisait bien. Je me suis alors posé la question de la langue. Et tout ce que je composais était orienté sur les instruments turcs, mélangés avec de la musique électro ou samplée, et je trouvais que c’était plus cohérent si je chantais en Turc. Même musicalement, ça apportait quelque chose de spécial, de différent, donc je suis allé dans cette direction-là.

« Pour moi, faire de la musique est vraiment une exploration : ça m’amène à des univers différents avec des gens aux codes différents.  »

A : Pourquoi ne pas avoir voulu que ça sonne rap ?

S : Je n’y ai pas vraiment réfléchi. Quand je commence un morceau, si je trouve qu’il est bien, il est bien. Et si je trouve qu’il n’est pas bien il n’est pas bien. C’est tout. Dans cet EP, il y a des choses influencées par la musique soukous [genre musical dérivé de la rumba congolaise, ndlr], la musique africaine, surtout au niveau des guitares, il y a des choses un peu funk, un peu French Touch… j’étais dans cette idée de faire quelque chose de personnel ou je mélange des influences différentes.

A : Ça t’intéresse de mélanger des choses musicalement ?

S : Oui parce que j’ai toujours écouté plein de choses différentes. Je peux très bien enchaîner un morceau de musique classique, et passer à un truc dansant, puis un morceau de rap. Je n’ai pas trop de jugement sur comment doit être la musique, il peut y avoir des choses intéressantes dans tous styles de musique. Il y a plein de choses qui me touchent dans des styles différents, donc j’essaye de remettre ça dans ma musique. Quand je joue de la guitare j’ai toujours des phrases de guitare un peu soukous parce que j’en ai beaucoup pratiqué, des phrases un peu jazz, mais en même temps un peu électro. Je ne me pose pas trop de questions quand je fais du son. C’est après, quand j’ai fini le truc que je me dis « Ah oui il y avait un peu de ça, un peu de ça, un peu de ça. ». Mais sur le moment je n’essaye pas de me dire « je vais rajouter ça, ça manque un peu de ça. ». Je fais juste les morceaux et après je vois ce que ça donne.

A : Quand on écoute ta musique en solo, ou sur tes prods, c’est difficile de te définir musicalement précisément. Tu es d’accord avec ça ?

S : C’est vrai. Je pense que j’ai un rapport un peu différent à la musique par rapport à d’autres producteurs parce qu’à la base, je suis musicien. Et quand tu es musicien, tu es énormément au service du projet pour lequel tu travailles. Si tu fais du classique tu vas faire du classique, mais tu peux aussi aller vers du jazz ou du hard rock. Je me suis toujours un peu adapté au projet sur lequel je travaillais et ça rend peut-être mon esthétique difficile à définir. Mais ce que je faisais il y a 5 ans ce n’est plus du tout ce que je fais aujourd’hui, et pareil pour ce que je ferai dans 5 ans.

A : Donc tu dirais que tu fonctionnes à l’instinct, au feeling ?

S : Oui, c’est une fois que j’ai un peu tout que je réfléchis un peu plus à la cohérence du projet dans son ensemble. Surtout j’ai eu la chance de voir comment on fait un vrai album avec quelqu’un comme Alpha Wann. Je l’ai vu énormément se prendre la tête pour faire un album de qualité, que ce soit sur UMLA ou la don dada mixtape, et c’était au quotidien. Ça m’a appris que faire un album ce n’est pas sortir des sons pour sortir des sons. C’est vraiment sortir des sons en se disant « j’ai vraiment fait quelque chose dont je suis fier, je me suis donné à fond, j’ai réfléchi et ce que tu vois c’est la crème de tout ce que j’ai fait pour faire ce projet-là ». Donc de mon côté je voulais faire quelque chose d’un peu méditerranéen. Et quelque chose de personnel, tout en mettant en avant autre chose. J’aurais pu chanter en anglais si j’avais voulu faire en sorte que ça marche. Mais justement je voulais vraiment faire quelque chose dans lequel on pouvait entendre des instruments qu’on n’entend pas tous les jours, une langue qu’on n’entend pas souvent, mais avec des codes qui sont quand même un peu accessibles. Il y a des synthés, un mood global… Je pense que l’album est accessible mais dans les détails tu as des choses qui peuvent t’amener à d’autres instruments, d’autres musiques.

A : Tu aimerais intéresser les gens aux musiques traditionnelles turques à l’écoute de ton EP ?

S : Je ne sais pas si j’ai envie de les intéresser à la musique turque précisément, mais peut-être à des instruments ou des musiques autres. Pour moi faire de la musique c’est vraiment une exploration : ça m’amène à des univers différents avec des gens qui ont des codes différents. Les gens que j’ai pu fréquenter dans le jazz sont complètement différents des gens que j’ai pu fréquenter dans le rap qui sont encore plus différents des gens que j’ai pu rencontrer dans le classique. C’est pour ça que je ne sais pas dans 5 ou 10 ans où la musique peut m’emmener. Je vois ça un peu comme quelque chose qui me permet de voyager, de voir d’autres choses.

A : Tu n’aimes pas avoir qu’un seul son au final.

S : Je pense que si je ne faisais que des prods je m’emmerderais. Et si je ne faisais que de la guitare je m’emmerderais aussi. Donc j’ai besoin de faire un peu tout ça en même temps parce que ça me fait kiffer.

A : Tu as déjà collaboré avec énormément de monde, fait un disque de diamant avec Nekfeu, travaillé sur de la musique pour le cinéma… Qu’est-ce que tu as envie de faire maintenant ?

S : Là tout de suite, on essaye de bien bosser avec Alpha, Infinit’ pour la suite. Et de mon côté j’ai aussi envie de faire perdurer ma musique en solo, voir comment ça prend quand ça sort, est-ce que ça intéresse les gens. En dehors de ça, je n’ai pas d’attente particulière. Je pense que la musique va m’emmener quelque part, dans d’autres univers et je vais essayer de suivre. Mais là tout de suite je n’ai pas de volonté particulière. [Il réfléchit] Peut-être que j’ai envie de faire pour la première fois un projet avec mon père. Quelque chose d’instrumental. En fait, j’ai envie de faire le plus de choses possibles qui me correspondent et qui soient dans des univers différents. Moi ça me fait marrer de savoir que si tu te retrouves sur mon Spotify tu peux tomber sur un son traditionnel avec mon père où on joue de la flûte, et juste après « Vanilla Ice » avec K.S.A. [sourire] C’est bordélique à fond. Mais c’est comme ça !

Dioscures a le penchant de ceux qui ont eu peu l’occasion de se raconter auparavant. Il digresse, se confie et veut éviter, dans le flot de ses propos, de dire des choses qui dépasseraient sa pensée. Alors il se corrige, prend le temps de développer, de nuancer. C’est qu’en l’espace de trois ans, il s’est passé beaucoup de choses pour ce jumeau, lien familial dont il a tiré son pseudo – les dioscures sont les frères Castor et Pollux dans la mythologie grecque. Natif de Marseille, puis enfant d’Avignon, Dioscures a concrétisé des envies artistiques qu’il affirme avoir eu depuis l’adolescence. Sa collaboration avec Laylow lui a permis de devenir un producteur scruté. À partir de .RAW et .RAW-Z en 2018 jusqu’à TRINITY en 2020, Dioscures s’est autant mis au service du son numérique de Laylow qu’il a aussi développé sa singularité, dans ses rythmiques au groove riche autant que dans ses textures vertigineuses, déformant ses propres mélodies puis celles de musiciens habiles.

Mais l’envie était trop forte pour lui de ne plus être qu’un nom au crédit des disques de Laylow, aussi remarqués qu’ils ont pu l’être ces dernières années. C’est d’ailleurs, de son propre aveu, la raison qui l’a poussé au départ à créer de la musique : porter sa propre vision, tracer ses propres directions. Tout au long de l’échange, Dioscures apparaît comme un homme refusant les compromis sur sa musique, qu’il voit comme un prolongement du cœur plutôt que de la tête. Si certains percevront peut-être de la prétention ou l’orgueil mal placé, ses proches collaborateurs soulignent au contraire que cette droiture est intimement liée à sa musique. Chez Dioscures, ce qui compte, c’est de capturer des états et des émotions, donner du sens à sa musique avec un cercle restreint, plutôt que de chercher le tube immédiat. S’il a bien essayé de se fondre dans l’écosystème de la production industrielle, en plaçant ici et là sur des albums de Dinos, Sneazzy ou Aladin 135, c’est surtout dans ses collaborations sur le long terme qu’il s’épanouit – même si, comme il le raconte, il en a perdu un peu de raison à y être trop investi.

Dioscures a proposé une rencontre dans un appartement à Saint-Denis, dans lequel il a vécu en colocation le temps où il a travaillé sur les disques de Laylow. Il a depuis changé de lieu de vie, dans un quartier voisin, comme un autre symbole du nouveau départ qu’il a pris ces derniers mois. C’est non loin de cet ancien domicile, sur un banc planté au milieu des immeubles, qu’il a réussi à trouver les mots qui ouvrent CIELA, son premier album sorti le 7 février 2021. Un album qui s’éloigne des ambiances froides et gothiques de TRINITY pour épouser un son plus foisonnant, où l’on retrouve autant les ambiances futuristes du label DigitalMundo de Laylow et Wit. que des mélodies plus légères, aux influences indie-pop, donnant l’impression de flotter dans l’eau ou dans les airs. Elles soulignent le passage d’une certaine gravité dans laquelle Dioscures a eu l’impression, de ses propres mots, de s’être enfermé, pour aspirer à une approche plus simple de sa jeune profession autant que de sa vie qu’il a raconté le temps d’une matinée.

Retrouvez notre playlist « Produit par : Dioscures » sur Deezer et Spotify.


Abcdr du Son : Ton premier album CIELA débute avec ces mots sur « M.E.R.C.I. » : « j’ai besoin d’un nouveau souffle, ça fait trop longtemps que je suis en apnée. » Dans quel état d’esprit étais-tu avant de créer cet album ?

Dioscures : J’ai commencé l’album en même temps qu’on a commencé à travailler sur TRINITY. C’était en février 2019. Le premier track qu’on a enregistré, c’était « CINÉ CLUB ». Je n’étais pas dans le même mood qu’aujourd’hui. « M.E.R.CI. », je l’ai enregistré en dernier, en octobre ou novembre 2020. C’est une comédienne qui parle, Alika Martinova, mais on a écrit le texte à deux. On s’était calé une journée sur un banc, en bas de mon ancien appartement. C’était pendant une phase bizarre de ma vie. Je lui disais des mots, et elle les écrivait. C’est une femme qui est comédienne, donc elle était très à l’aise pour faire ça. Je commençais à comprendre ce que je voulais et ne voulais pas dans ma vie. J’avais fait un burn out par rapport à TRINITY. J’avais besoin de parler et de faire un morceau qui énonçait des vraies choses, au fond de moi. Donc l’état d’esprit n’était pas le même au début de la création de l’album. Mais quand j’ai fait ce morceau, tout a commencé à se lier dans ma tête. Je me suis dit : « c’est là où je veux en venir. » Je l’ai fait par intuition. Ça faisait deux ou trois mois que je réfléchissais à faire un morceau comme ça. J’ai hésité, je me demandais si c’était une bonne chose. Et finalement je me suis dit que je devais être moi-même. Il a fallu ces trois ou quatre mois pour comprendre mon état d’esprit et assumer ce morceau.

A : Pourquoi avoir décidé de sortir un album à ton nom ?

D : Quand j’ai commencé le beatmaking, je voulais faire une carrière solo, en fait. J’ai commencé à faire des instrus après la grande époque Soundcloud vers 2014 ou 2015. Avant ça, je ne faisais pas de musique : je dansais dessus, j’étais un breaker. J’ai grandi dans la musique : ma grand-mère organisait des soirées avec de la musique algérienne, en mode derbouka, il y avait du raï à fond dans la voiture… Mais je ne pense pas que j’étais destiné à ça. Niveau rap, j’écoutais un peu Mister You, LIM, Fonky Family, IAM – « La Lettre » de Shurik’n est un morceau qui m’a beaucoup touché. Et là, quand j’ai 19 ans, il y a cette vague de producteurs sur Soundcloud : Mc Carmack, Sam Gellaitry, Kaytranada, et High Klassified que j’ai ensuite côtoyé un peu. Toute la vague Soulection… Je m’étais mangé de fou cette vague. J’avais kiffé ce délire d’un mec qui fait du son dans sa chambre et se retrouve à faire des concerts à son nom. Mais je me suis aperçu qu’en France, c’était chaud.

A : Qu’est-ce qui t’a fait franchir le pas ?

D : Avec des potes on a créé une marque de fringues, Rewind, et moi je m’occupais d’organiser des soirées. J’ai invité un pote DJ à mixer à ces soirées, il a commencé à m’apprendre certains trucs. Et puis ensuite je me suis acheté ma première platine, mais j’ai eu vite envie de jouer mes sons. Je suis un mec curieux : quand j’étais en cuisine, j’ai commencé à la plonge, mais voir des mecs cuisiner m’a donné envie d’en faire. C’était pareil avec la musique. Déjà avec la danse, l’art a toujours été une manière d’exprimer mes émotions. Mais mon idée de base c’était vraiment de faire du son pour faire danser les gens.

A : La danse a eu une influence sur ce que tu composes ?

D : À fond. Dès le début, j’avais le rythme, je comprenais les contre-temps. J’estime que je suis très fort en drums. Il faut du mouvement dans mes drums. Souvent, il me faut deux patterns [NDLR : motifs rythmiques], du changement. La musique, pour moi, c’est un film. Quand j’écoute quelque chose, j’aime bien imaginer quelque chose en même temps.

A : Sur quel logiciel as-tu commencé à travailler à l’époque ?

D : FL Studio. J’avais déjà essayé quand j’étais adolescent. Et puis je l’ai réinstallé plus tard, en mode tutoriels YouTube. J’ai galéré. [rires] Je voulais refaire le son de la scène Soundcloud, la scène de Toronto… Pour apprendre, j’ai recopié des prods, sans les mettre en avant. Au moment où je commence la prod à Avignon tout en ayant mon taf en restaurant, je dors jusqu’à 11h, je commence le taf à 12h, je fais de la prod à la pause entre 15h et 20h, je finis le taf à 23h, je rentre, je fais de la prod. Tous les jours.

« Je me suis toujours dit : « il faut que tu aies ta patte. » On ne fait pas de la musique pour ressembler à tout le monde. »

A : À quel moment tu te décloisonnes et fais du son avec des rappeurs ?

D : J’ai commencé avec Beeby, mais rapidement je connecte avec Tortoz. Avec Rewind France, on ouvre un magasin et on connecte avec Mister V et Tortoz, qu’on sponsorise. Ils descendent à Avignon, je leur dis que je fais du son, et au bout d’un moment, un an, je commence à faire des prods qui ressemblent à quelque chose. Entre temps, j’ai connecté avec Dtweezer. Avec lui, on va à Grenoble pour bosser en studio avec Tortoz. Je ne fais pas encore écouter de prods. Peu de temps après, je retourne à Grenoble, je lui fais écouter des prods, et c’est là qu’on commence à faire du son. À ce moment-là, j’étais archi dans un délire hispanique : mon tag c’était « Dioscures mami ! », j’avais une grosse moustache. [sourire] On rentre à fond dans ce délire latino. Quand tu viens du sud, et que tu vas en Espagne par exemple, il y a la même énergie. En plus, Tortoz me dit à ce moment-là que son père a fait du flamenco. Là je me dis « let’s go ! » J’ai produit dix des quatorze titres de New Ventura. Mais c’est un album que je n’ai pas réécouté après. Parce que je trouvais que sur New Ventura, Tortoz était dans un entre deux : entre le banger et le latino. Du coup ça m’a un peu perdu. Et comme au moment de la sortie j’arrive sur Paris, finalement on va moins collaborer avec Tortoz.

A : Qu’est-ce qui motive ton arrivée à Paris ?

D : Depuis tout jeune, je suis en mode « je vais monter à Paris », pour m’éclater. Je sais que ma destinée va se faire ici. Avec Tortoz, sur New Ventura, on fait un morceau en feat avec Ormaz de Panama Bende et Laylow. [NDLR : « Slowdown »] On vient sur Paris pour l’enregistrer. Je me retrouve dans une petite piaule à côté de Barbès, 10 m², on est trois dedans. On fait le morceau à deux, avec Mingo. Je suis trop fier parce que pour ce morceau, Tortoz a envoyé trois packs de prods à Laylow : le mien, celui de High Klassified et celui de Micuda. Laylow commence à devenir un mec stylé à ce moment-là, il avait fait « Dix minutes ». Et là, il me dit « t’es plus fort que High Klassified. » Alors que pour moi, High Klassified, c’est trop chaud ! Ses drums avec un millième de seconde de retard, c’est un truc qui m’a vachement inspiré. Je crois que dans le pack de mes prods que Tortoz avait envoyé, il y avait déjà « Elephant ». [NDLR : qui finira sur .RAW] On fait le morceau « Slowdown », et c’est là que Laylow me propose un projet : faire des sons ensemble, où je fais les prods, et lui tape des toplines pour des gens, et on partage les gains en deux. Bien évidemment, comme tout le monde le sait, ça a donné tout autre chose. [sourire] Je lui envoie une prod, deux prods, et il commence à capter qu’il veut garder le truc pour lui. À ce moment-là il m’envoie une loop de guitare d’un pote à lui, parce qu’il veut kicker dessus mais veut que j’y ajoute mon groove un peu spécial. Il m’a toujours dit « t’as toujours un truc cool dans tes drums. » Du coup on fait ce son, qui va devenir « Avenue ».

A : Sur .RAW, le son qui va être un tournant, c’est « Ciudad », non ?

D : Oui, ça va être un tremplin pour ma carrière. C’est une co-prod avec Mingo. Il avait fait la ligne de basse, et après je l’ai coupé, restructuré tout. Je commençais avoir un côté D.A. des morceaux. Je l’envoie à Laylow, et il fait « Ciudad ». Mais je suis un peu dég’ parce que ça n’a pas propulsé la carrière de Mingo. C’est à ce moment que je capte qu’il faut être présent sur les réseaux. Finalement, sur .RAW, je fais « Ciudad », « Elephant », « Hi-Fi » et « Avenue ». Presque 50% du projet, c’est cool ! On fait alors un concert au Nouveau Casino. Et j’ai aussi envie d’être sur scène. Il me propose de gérer l’Auto-Tune, comme en plus je l’avais déjà géré sur Tortoz. C’est là qu’on commence à avoir une bonne relation avec Laylow.

A : Le succès que rencontre .RAW, à l’échelle de Laylow, a-t-il eu un impact sur ta vie ?

D : Ça me permet de signer ma première édition, chez Universal, et de lâcher mon taf. Big up à Julien Thollard [NDLR : directeur artistique chez Universal Music, cf. encadré], il a toujours cru en moi de ouf. Si je dois ma carrière à quelqu’un, dans le milieu professionnel, c’est lui. Ça n’a jamais été un mec qui a été contre ce que je voulais, même quand je dis non. Il sait toujours pourquoi je dis non. Il te laisse la place, parce qu’il comprend que t’es artiste. Il va essayer de comprendre où tu veux en venir.

A : Ça change beaucoup de choses dans ta vie de ne faire que de la musique ?

D : À ce moment-là, je ne suis pas encore prêt. Quand j’arrive à Paris, je n’ai pas la structure nécessaire, mais je ne m’en apercevrai que plus tard. J’ai pas le temps de me poser, j’enchaîne. Je déménage ici [NDLR : à Saint-Denis], on vit à quatre, je dors sur un matelas ici, [NDLR : il pointe du doigt le sol au milieu du salon] à côté de mon ordinateur. C’est là qu’on commence à faire .RAW-Z, direct après .RAW. On le claque en six mois.

A : Il y a une sensation sur tes premiers placements avec Laylow : un travail sur les textures, la recherche d’une patte musicale.

D : De base, je me suis toujours dit : « gros, faut que tu aies ta patte. » Quand t’écoutes Kaytranada, tu captes sa musicalité. On ne fait pas de la musique pour ressembler à tout le monde. Quand Laylow arrive, il a ce truc digital. Indirectement, dans ma manière de travailler, ça m’amène à vouloir… des textures différentes. Ça [NDLR : il tapote du doigt contre la table basse], le rendre stylé.

A : Ça s’entend sur « Maladresse », les tintements qu’on entend en fond.

D : Et je fais ça inconsciemment ! Si j’imagine une basse qui fait « oooouuuuaaaaarrrr », il faut que le son fasse ça ! Et pourtant, « Maladresse » est un son que je n’aime pas du tout au début. C’est pas musical pour moi. Mais quand il sort, je l’adore. Je comprends.

A : C’est marrant que tu parles des basses, parce que justement on entend une évolution entre ton travail avec Tortoz, des basses glidées très à la mode à l’époque. Alors qu’avec Laylow, tu as des basses plus crades, boueuses.

D : En fait, je commence à me dire avec Laylow : « enfin un mec qui est autant ché-per que moi. » Musicalement, il n’a pas de limite. Il peut être difficile dans sa manière de travailler, mais il n’a pas de limite créative. Tortoz me faisait écouter des trucs en me disant : « je veux que ça ressemble à ça. » Laylow, il s’en bat les couilles, lui. Si tu lui fais écouter quelque chose qui ressemble trop à autre chose, il va te dire : « non, je prends pas. » Ça t’oblige à faire ton truc. Donc, on fait .RAW-Z, et on le fait bien.

« Quand des vrais musiciens écoutent mes sons, on me dit toujours : « ça marche. » J’ai une liberté musicale plus grande que la leur, mais en même temps je ne sais pas faire ce qu’ils font.  »

A : Le succès d’estime de .RAW-Z change-t-il quelque chose pour toi ?

D : À ce moment-là, ça se passe bien dans ma tête. Et pourtant ma vie, c’est un désastre : je vis par terre, sur un matelas. Je ne fais pas attention à mes thunes. Je claque plus de la moitié de mon édition en n’importe quoi. Je suis dans ma jeunesse. Et c’est là qu’on commence TRINITY, qui n’est pas TRINITY au début, en février 2019. Mais moi, à ce moment-là, je n’arrive pas à sortir de la patte de .RAW-Z. Je refais les mêmes choses, je suis coincé musicalement. Parce que je ne sais pas faire de musique, me mettre devant un piano ou une guitare. Je ne peux pas aller aussi loin que mes je voudrais. « Maladresse », c’est instinctif ce que j’ai fait. Quand je fais écouter mes sons à des vrais musiciens, on me dit toujours : « ça marche. » Du coup j’ai une liberté musicale qui est plus grande que la leur, mais en même temps, je ne sais pas faire ce qu’ils font. C’est pour ça que je vais peut-être plus loin dans ma direction artistique. Avoir quelqu’un qui joue et lui demander « essaie ça ! » Et là : oh ! On a le son.

A : Ça a été un gros taf de faire de la D.A. sur un album comme TRINITY ?

D : J’ai été D.A. sur la musique avec Laylow, on a réfléchi tous les deux. Mais le concept de l’album, c’est lui à fond. Pour moi, j’étais son bras droit musical.

A : Tu disais avoir été bloqué sur le son de .RAW-Z. Quand as-tu eu un déclic ?

D : Quand on a été à Bordeaux pour une résidence pour l’album, avec Sofiane Pamart et Mingo. On a enregistré les trois quarts de l’album là-bas. « TRINITYVILLE », « POIZON » – qu’on avait déjà taffé avec Sofiane avant -, « NAKRÉ », « AKENIZER », « MEGATRON », « PIRANHA BABY ». Là, j’ai capté mon rôle dans l’album, que les prods, les leads musicales ne viendraient pas forcément de moi et qu’il fallait que j’aille les chercher ailleurs. Chez Sofiane Pamart, chez Mingo. C’est un album où j’ai beaucoup samplé, cherché des loops.

A : Comment as-tu rencontré Sofiane Pamart ?

D : Je le connecte dans un studio à Paris, grâce à Julien. J’avais fait la prod de « CINÉ CLUB », mais je n’en étais pas satisfait. Et là, il tape le piano dessus. On fait plusieurs sessions ensuite. Et à chaque fois, Laylow prend les sons. Il y a eu « POIZON » direct après, puis « CASTING ». [NDLR : sur la compilation La Relève, de Deezer]

A : Qu’est-ce qui se passe après cette résidence à Bordeaux ?

D : Quand on rentre, je suis déjà fatigué par la création de l’album. Parce que Laylow est très perfectionniste, exigeant. Même trop. « BURNING MAN », il y a eu quarante versions. Je suis passé plus de deux cents fois sur le morceau. Le morceau le plus galère, c’est « VAMONOS » avec Alpha Wann. À la base, c’était un autre son. En même temps, il faut faire sonner le truc ! Et un mois avant l’album, je trouve la lead, sur Looperman. [NDLR : plateforme d’échange de sons entre musiciens] Je l’ai destroy, joué avec, puis en studio on a rejoué quelques basses. Mais après je comprend parce qu’il y avait toute une logique par rapport à TRINITY, qu’il fallait respecter.

A : Le fil conducteur de l’histoire de TRINITY a eu une influence sur ta manière de faire les prods ?

D : Un tout petit peu parce que Laylow voulait avoir une couleur, on y réfléchissait évidemment. À la base, même lui le dit, tout le processus de l’histoire de l’album est venu après que tout soit presque terminé. Souvent un album ça se fait comme ça, tu as des petites idées, et c’est à la fin que tu réfléchis au sens global que tu veux y mettre. Lui, c’est arrivé un peu comme ça, il a rassemblé plein d’idées et m’en a fait part. Les interludes ont toutes été faits à la fin par exemple.

A : Dans les productions de TRINITY, il y a beaucoup de reverb, ça sonne spacieux. On a vraiment le sentiment que ton son prend tout l’espace. Tu as essayé de développer des textures pour cet album-là ?

D : Quand je fais de la musique, je ne cherche pas à vouloir faire quelque chose. Parce que c’est là que tu te trompes. Pour « TRINITYVILLE », c’est Laylow et Sofiane Pamart qui font la lead de leur côté et moi je complète avec les drums. Et je me suis exprimé sur le morceau. Je ne réfléchis pas à comment je vais faire le morceau, je me casse juste la tête pour trouver des éléments. Je suis quelqu’un qui a besoin que la musique soit instinctive. Par exemple, pour CIELA il y a des morceaux qui ont été faits en vingt ou trente minutes comme celui avec TamTam. C’est après sur le mix que je me suis cassé la tête sur ce morceau. Mais je ne vais jamais remettre en question la musique. Et les seuls morceaux où j’ai fait ça, ce sont les sons avec Madd et Laylow. Pour le reste je me casse la tête sur le mix, mais je ne vais jamais remettre en question la mélodie. Je sais que si un morceau ne me plait pas, je ne vais pas me prendre la tête. J’ai besoin que la musique soit instinctive.

A : Sur le plan personnel, le travail sur TRINITY a-t-il été quelque chose d’éreintant physiquement ?

D : Complètement. Je suis tombé en burn out après. Ce qui est bizarre c’est que ça a mis du temps à arriver. À la sortie de l’album, avant le confinement, on fait l’Olympia et je vis le truc à fond. Je ne savais pas que j’allais tomber… Je fais l’Olympia ce soir-là, je rentre chez moi je dors sur un matelas. Le fait de dormir par terre et de faire un Olympia, c’était cool mais je commençais à en avoir marre. Ça faisait cinq ou six ans que je faisais de la musique, il fallait que je commence à en vivre, à avoir une stabilité. Surtout quand tu passes autant de temps à te consacrer à ça. Et je me mange une foudre bien plus tard, en juin.

« Le disque d’or de TRINITY a été un trophée dans mon cursus. Pour la première fois dans ma vie je me suis dis « t’es chaud gros, respecte ton travail. » »

A : Que se passe-t-il en juin ?

D : [NDLR : Il claque des doigts] L’illumination. Je suis chez moi, et je suis en colère. Je ne comprends pas trop ce qu’il se passe en moi et je cherche à comprendre. Ça me prend quatre mois pour comprendre. Pendant le confinement, ça se passe bien, on est en colloc’, tu oublies un peu certains problèmes de la vie courante. Et c’est au déconfinement que tout part. Je commence à comprendre qu’il y a quelque chose qui ne va vraiment pas chez moi. Je réfléchis, j’essaie de comprendre, et je commence à parler sur les réseaux sociaux. Et là mon album commence à prendre un sens pour moi, je comprends pourquoi je fais CIELA. Cet album m’amène à un défi de fou. Je suis tiraillé entre le fait d’arrêter la musique ou continuer à ce moment-là. Un peu moins maintenant parce que je suis plus fier de moi et j’ai trouvé la confiance que j’ai toujours voulu avoir, mais je ne sais pas si je vais continuer ou pas. Je sais que CIELA va avoir des répercussions dans ma vie, j’attends de les voir. Donc je ne me précipite pas trop.

A : À côté de ça, on te voit produire pour Wit., Sneazzy, Dinos… Ça se fait pendant TRINITY ?

D : Oui, à peu près. J’ai même commencé à travailler avec Wit. avant Laylow, sur « Non Stop ». Il est trop fort. Wit. est un des premiers mecs qui a cru en moi, il m’a envoyé un message sur Soundcloud sur ma deuxième prod pour me dire qu’elle était cool. Elle s’appelait « Waterproof » je crois. [rires] On était encore à Avignon.

A : C’était une envie de ta part de placer pour d’autres gens ?

D : C’est même pas économique parce que ces sons-là ne m’ont pas ramené beaucoup d’argent. C’est juste que je vois le système et je vois que tout le monde place des prods partout. Je me dis « comment ça moi je ne place pas de fou ? », alors que je suis en train de travailler un album qui est pour moi l’un des meilleurs albums des dix dernières années. Et je me dis qu’il faut que j’aille placer ailleurs. Je vois des producteurs qui récoltent des disques d’or, de platine, et moi je n’ai pas de single d’or. Mais très vite je me rends compte en fait que c’est de la connerie. Je ne veux pas non plus me plaindre, parce que je sais que je ne fais pas une musique hyper commerciale, mais je réalise finalement que je suis peut-être quelqu’un qui a besoin de prendre son temps. Il y a des mecs qui vont de studios en studios, j’ai déjà fait ça, mais ça ne me correspond pas du tout. Je vois pas mal d’interviews de beatmakers qui disent faire plusieurs prods par jour, mais ce n’est pas mon cas. Quand tu vas vite comme ça, tu n’as pas le temps de savoir où tu veux aller, comment tu veux faire les choses, te demander si ce que tu fais est bon pour toi ou pas. Quand tu as la tête dans le guidon comme ça tu n’as pas le temps de voir les choses. Ça va faire un an que je n’ai pas vraiment fait de musique là par exemple.

A : Tu avais besoin de faire une pause ?

D : Oui, après TRINITY, à fond. Laylow voulait se relancer sur un autre album, moi je ne le sentais pas de mon côté. Mais je comprends de son côté qu’il était dans l’effervescence du premier album. Si CIELA marche à mort, je pense que je m’éteins pendant un an. Je prendrai le temps ! Si ça se trouve j’aurai envie de voyager, ou de faire de la restauration, je commence à avoir d’autres plans dans ma tête, m’acheter une maison, j’ai envie d’avoir une femme… J’ai vingt-cinq ans mais j’ai envie d’installer quelque chose de stable dans ma vie. Mais en même temps je veux donner de l’énergie sur d’autres projets, donc je vais faire les choses petit à petit. Je pourrais arrêter la musique pendant deux ans, ou alors pour faire des projets musicaux dans la pub, avec une marque de vêtements. Mais je ne ferai pas tout de suite un album, je vais avoir besoin de temps pour me nourrir de certaines choses et pour les raconter. Là je prends des cours de guitare, j’ai envie de prendre des cours de piano, j’ai envie de voir la musique autrement, de voyager…

A :  En novembre dernier, TRINITY a été certifié disque d’or. Est-ce que ça a été un accomplissement pour toi ? Ou ça n’a pas eu de symbolique particulière ?

D : Ça a été un accomplissement sur mon parcours. Pour moi c’est le disque d’or de tout le monde, de Bryan, de Shao, de Walid, mes potes qui me soutiennent depuis des années, et de ma famille. Ça a été un trophée pour moi, dans mon cursus. Pour la première fois dans ma vie je me suis dis « t’es chaud gros, respecte ton travail. » Alors qu’avant je ne me faisais pas ces réflexions, je prenais, je m’en foutais et quand on me disait qu’on était fier de moi, je ne comprenais pas. Mais j’ai plus conscience des choses. Je sais que demain j’ai envie de faire de la musique qui va faire danser les gens. Je veux te faire danser ! Parce que je veux te rendre heureux. Je préfère avoir maintenant cet état d’esprit. Parce que la vie doit être vécue comme ça. Donc je suis content d’être passé par ce moment de moins bien pour savoir où je veux vraiment aller. Je veux profiter de chaque moment de ma vie, maintenant.

« J’ai envie de voir la musique autrement, de voyager. Je vais avoir besoin de temps pour me nourrir de certaines choses et les raconter. »

A : Ça se sent sur CIELA. C’est ta patte mais c’est une autre couleur musicale, peut-être moins torturée.

D : J’en reviens de ça. Avant je faisais de la musique pour être triste, et aider les gens dans cette émotion. Maintenant je n’ai plus envie de ça. C’est pas super sain. Tu reçois des messages de gens qui disent que tu les aides, c’est super, mais tu ne t’aides pas toi-même en faisant ça. C’est pas juste de se conforter dans son malheur parce que tu ne te respectes pas, ta confiance en toi ne se développe pas, tu as l’impression d’être seul alors que ce n’est pas le cas. La solitude c’est très bien et j’apprends maintenant à être seul, pour me confronter à mes peurs, mais TRINITY et d’autres choses dans la musique m’ont fait dévier de certains objectifs. Ça n’a aucun lien avec Laylow, attention, c’est juste que c’est allé super vite dans ma vie d’un coup, et maintenant j’ai envie de me poser un peu.

A : CIELA, c’est la dernière page d’un chapitre de ta carrière ? Ou la première d’un nouveau ?

D : Pour moi il a déjà vécu cet album, il est déjà un peu derrière moi. Il a déjà une histoire, je l’ai écouté à des moments dans ma vie qui sont derrière moi. Il ferme un cycle. C’est pour ça que je te dis qu’il commence à avoir un sens pour moi, sur le fait de me reconnecter avec des gens. Maintenant j’essaye d’être plus en accord avec moi même et le fait de dire ce que je suis et ce que j’ai envie d’être sur le morceau d’introduction ça m’aide beaucoup. Quand je prends du recul, quand je vois les morceaux que j’ai choisis – parce que j’en ai fait d’autres avec Gros Mo, avec Aladin135 – j’ai l’impression que c’est une suite logique. Automatiquement cet album allait devenir ça. J’aimerais faire maintenant des choses plus pop, mélodieuses. J’ai écouté The Do à l’époque, Angus & Julia Stone, Aaron, des artistes sur Majestic Casual…

A : Tu as envie d’aller vers ça ?

D : Je ne sais pas où je veux aller, je sais juste que je veux faire des choses différentes. Par exemple, la mode de la drill ça ne m’intéresse pas vraiment. J’ai envie de m’émanciper de ça et faire ma musique à moi. C’est plus dur, mais quand tu écoutes Kaytranada sur un morceau, tu le reconnais, et ça je trouve que c’est intéressant. Et tout le monde peut le faire. Si tu as l’envie tu peux le faire, il faut juste ne pas être bridé dans sa tête. Si tu es conscient que tu peux avoir ta propre musique tu peux y arriver, parce que tu vas y croire.

A : Donc tu voudrais plus être un artiste solo ou rester au service des autres en tant que producteur ?

D : Solo. J’ai encore envie de travailler pour les autres si je me charge d’un album. Si un artiste m’appelle pour faire de la D.A, de la réalisation, là j’irais. Quand on fait de la musique, j’ai besoin qu’on rêve ! J’ai envie de dire « viens on va chercher un orchestre, viens on bouge faire de la musique dans une autre ville », vivre par rapport à la musique. Si j’arrive au studio tous les jours pour faire de la musique comme tous les jours, ça m’ennuie un peu. Je pense que j’ai envie de faire de la réalisation, j’ai envie de bouger avec le mec, faire les choses entièrement. Même si je feat avec quelqu’un j’ai envie qu’on aille à l’étranger, pour se faire kiffer, pour qu’on soit dans un mood. Quand j’ai fait le feat avec Madd, je suis allé au Maroc, j’ai fait une résidence, j’ai pris une villa, ça m’a amené dans une énergie… Avec TamTam j’étais à Marseille, j’ai voyagé un peu avec ma musique, c’est important.

A : Après cette période un peu compliquée que tu as eu, comment ça va aujourd’hui ?

D : Ça va beaucoup mieux ! [sourire] Bien évidemment il y a des jours où c’est encore dur. Mais je pense que je suis à un vrai changement. En fait c’est bête mais pour moi dans la vie tu peux changer même quand tu vas bien. Et j’en suis à un point où je suis en train d’enlever toutes les croyances bêtes que j’avais, ne pas avoir confiance en moi… Maintenant je pense à l’amour différemment. Je dis « je t’aime » aux gens que j’aime. J’essaie de changer, de vraiment être plus moi-même. Donc ça va beaucoup mieux mais tout changement a ses difficultés. C’est pour ça que hier j’ai écrit une phrase sur Instagram où je disais « j’ai envie de sacraliser chaque moment important pour moi. » Maintenant j’ai envie de faire ça. Même dans ma personnalité, j’ai envie de prendre soin des gens autour de moi, ce que je ne faisais pas avant parce que j’étais débordé par la musique. Cet album m’a rapproché de gens dont je n’étais pas proche avant, et c’est ça qui est beau pour moi. J’ai déjà gagné avec ce projet, il m’a permis de changer. Et je ne vis plus les choses de la même façon, je suis rattaché à mes valeurs, donc oui ça va mieux. Mais il y a du travail encore.