« La dream team absolue »
Il y avait une compétition très saine,
mais une compétition quand même.

2 « La dream team absolue »

Le son Prose Combat est l’alchimie de trois musiciens : Christophe Viguier (Jimmy Jay), Hubert Blanc-Francard (Pigale Boom Bass) et Philippe Cerboneschi (Zdar). Les deux premiers composent les titres, le troisième les mixe, mais entre eux, l’émulation est constante.

Armand Thomassian : Solaar était le fleuron de Polydor. Il y avait des artistes plus gros que lui, comme Mylène Farmer, mais lui était une vraie révolution dans le paysage français. Claude était l’artiste rêvé : c’était le truc branché du moment, et il avait une équipe de tueurs.

Bambi Cruz : Zdar était l’ingénieur du son du premier album, et Boom Bass avait composé le morceau « Qui sème le vent récolte le tempo ». Ce n’était pas des inconnus, ils faisaient déjà partie de la famille. Claude aimait bien cette configuration, car ça créait une petite effervescence entre les compositeurs.

Jimmy Jay : Sur tous les albums que j’ai produit, j’ai toujours pris un coproducteur avec moi. Pour Ménélik, par exemple, j’ai pris Logilo. Pour Sléo, c’était Cervo. Pour Solaar, j’ai pris Boom Bass. C’est Philippe Ascoli qui me l’a présenté. Quand il m’a fait écouter son instru pour « Qui sème le vent récolte le tempo », j’ai su qu’on allait bien s’entendre. Il y avait une forme de concurrence, mais c’est ce qui permet d’avoir des albums plus aboutis. C’est une concurrence positive. Si je fais l’album tout seul, je m’ennuie. Et du coup, je risque de ne jamais en voir la fin. Sans producteur en face, je ne vais pas pouvoir me dépasser.

Philippe Ascoli : Il y avait une compétition très saine, mais une compétition quand même. Hubert [Boom Bass] avait fait doucement son nid. Avec « Qui sème le vent… », et ce sample énorme de Lou Donaldson, il avait prouvé qu’il pouvait faire plus. Quand je suis parti de Polydor, il est devenu le directeur artistique de Claude. C’est lui qui a apporté la touche jazz. Comme tout était basé sur la qualité et le kif de la musique, il a eu plus de titres sur le second album.

Armand Thomassian : Jimmy Jay, à ce moment-là, produisait l’album des Cool Sessions. Donc d’une manière ou d’une autre, il courait plusieurs lièvres à la fois. Comme il n’était pas totalement investi, Boom Bass et Zdar se sont imposés assez naturellement.

La façon dont j’utilisais la compression et les reverb pour faire de la house, ça se retrouve dans Prose Combat
Philippe Zdar

Philippe Ascoli : Zdar a été très important car il a une culture club, là où on avait une culture hip­hop/ragga. C’était un excellent DJ, il avait le sens de la basse. À l’époque, c’était nouveau, personne ne savait traiter les basses, mais lui savait.

Jimmy Jay : C’est l’une des personnes qui m’a tout appris au niveau du mix et de sa complexité. J’adorais l’observer, il avait toujours de bonnes idées. Il était très à la pointe et savait ce qui était le meilleur. C’est lui qui m’a fait découvrir les equalizers Massenburg, qui avaient été inventés par le mixeur de Earth, Wind and Fire. Il avait toujours des plans comme ça, qui apportaient une touche intéressante.

Philippe Zdar : J’ai découvert la techno à la fin de l’année 1992, au cours d’une rave sur une péniche. J’ai eu une épiphanie, ça a complètement transformé ma vie, et ça a été hyper important pour Prose Combat. Pendant qu’on faisait l’album, la nuit je mixais les premiers morceaux de Motorbass [duo formé avec Étienne de Crécy, alors assistant au studio Plus XXX]. Je me cachais, j’avais honte de les faire écouter aux garçons, je fermais même la porte à clé. Un matin, Zoxea est venu plus tôt que tout le monde, il m’a surpris et m’a dit « Mais qu’est-­ce que tu fais ? C’est génial, j’adore, on dirait de la musique hypnotique ! » Je lui ai dit « C’est exactement ça. » La façon dont j’utilisais la compression et les reverb pour faire de la house, ça se retrouve dans Prose Combat. Avec aussi ces ad libs un peu hypnotiques à la fin de morceaux : avant, nos morceaux faisaient 3 minutes 10, là ils faisaient 4 minutes 30. Tout ça, ça venait de cette nouvelle musique que je venais de découvrir.

Jimmy Jay et Boom Bass à Londres, en 1993

MC Solaar : Boom Bass était un mec super intransigeant qui n’aimait pas la variété. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce qu’il avait déjà bossé dans une maison de disques. Moi, par exemple, je voulais mettre des échos dans mes chansons, je reproduisais des trucs entendus dans mon enfance à la radio. Mais lui disait « non ! » Pour lui, un delay, c’était variét’. Alors les échos, il ne le mettait pas en cadence. Si François Feldman dit « Parfum de vanille-nille-nille… », lui va faire « Parfum de van-n-ni-n-nille-nille-n-nille ». Tout et n’importe quoi, mais pas variété.

Philippe Bordas : Jimmy Jay faisait ses gros sons. C’était simple, mais ça tombait toujours. Blanc-Francard [Boom Bass] a apporté le truc jazz plus londonien, avec des boucles un peu raffinées. Il y avait une synthèse.

Boom Bass était un mec super intransigeant qui n'aimait pas la variété. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce qu'il avait déjà bossé dans une maison de disques.
MC Solaar

Jimmy Jay : Tout mon argent passait dans les samples. J’allais acheter mes disques à Londres, au magasin Soul Jazz. Mais mon plus grand souvenir, c’est le Japon. A Tokyo, j’ai trouvé un magasin au sous-sol d’un grand centre commercial, rempli de raretés. Au mur, il y avait des photos de Dr. Dre, Q-Tip, Pete Rock… Tous les producteurs américains s’y approvisionnaient. J’ai trouvé 80% des samples de Prose Combat dans ce magasin.

Bambi Cruz : Jimmy Jay est le DJ le plus musical qu’on ait eu. Ses scratchs, c’était vraiment de la musique. À l’époque des vinyles – je me rappelle de ses caisses qui pesaient des tonnes – il avait très bon goût, il allait toujours fouiner aux bons endroits. Il avait une culture du beat, et des réflexes de danseur. Récemment, j’ai entendu Timbaland dire quelque chose qui m’a fait penser à Jimmy Jay : « Il faut faire les beats debout. » Si tu ressens la musique physiquement, c’est bon. Jimmy Jay faisait le même test avec nous : si on bougeait la tête, c’était bon.

Jimmy Jay : J’adorais le rap Native Tongue : De La Soul, A Tribe Called Quest… Dans le livret de l’album, je les remercie pour leur influence. La Native Tongue, pour moi, ça a été la révélation du jazz. Quand le deuxième album de Tribe est sorti, je suis devenu fou. Même chose avec « T.R.O.Y. » de Pete Rock et C.L. Smooth. À chaque sortie, il fallait que je comprenne comment ils arrivaient à produire un tel groove. J’analysais chaque morceau de A à Z.

Philippe Zdar : Quand j’ai fait le mix d’« Obsolète » avec Jones [surnom de Jimmy Jay], je crois que, pour la première fois, j’ai réussi à atteindre ce qu’on cherchait depuis des années. Pendant longtemps, j’avais essayé d’avoir le son américain, en me basant sur nos groupes favoris, comme Tribe ou Public Enemy. J’avais travaillé avec Assassin, et ils me disaient « Mais c’est moins bien le son là ! » Et moi je répondais « C’est normal, j’essaie de comprendre comment ils font. » Sur « Obsolète », il y a eu un truc. On avait enfin notre son à nous. Pour la première fois, j’atteignais une chimère.

Zoxea : À l’époque, on était entrain de travailler sur notre premier album [Qu’est-ce qui fait marcher les sages ?, qui sortira en 1995]. Un jour, Jimmy Jay arrive et nous dit « J’ai un nouveau titre avec Claude. » Il met le DAT : on entend cette voix posée, mais avec une grosse force grâce au mix. Le son est énorme, et il y a juste cette mélodie sur le refrain. « Laaa-la-la-la-laaaaaaa… »  C’était « Séquelles ». On a été traumatisés.

Armand Thomassian : Pour moi, Prose Combat est l’album le plus balèse au niveau du son pour tout le hip-hop en France. Quand t’écoutes les vinyles des instrus, c’est juste l’hallu’. Je vais délirer, mais pour moi, ces mecs, c’était une équipe rare, à la Lennon/McCartney. Ces trois-là avec Solaar, c’était la dream team absolue. Ils étaient en avance sur tout ce qui s’est fait après.

Le Nouveau Western

C’est le titre symbolique de Prose Combat. Avec son sample emprunté à « Bonnie and Clyde » de Gainsbourg, « Nouveau Western » transforme MC Solaar en héritier malicieux de la Grande Chanson Française.

MC Solaar : Je prenais toujours des chemins de traverse pour parler de ce dont tout le monde parlait à l’époque. C’est une chose que j’avais apprise avec l’ethnologue Georges Lapassade : il ne fallait jamais répéter les mêmes choses. Je lisais beaucoup la presse, donc plein de sujets étaient dans ma tête : la lutte, l’exception culturelle française, l’Organisation mondiale du commerce… Dans Libé, j’avais lu un argument qui m’avait beaucoup plu sur l’égalité face à la culture. C’est de ça dont je parle dans « Nouveau Western ». Ce n’est pas visible car c’est mélangé à des titres de films, mais le texte est en grande partie inspiré par le GATT [General Agreement on Tariffs and Trade, accord de libre-échange négocié par l’Organisation mondiale du commerce].

Bambi Cruz : Claude était en pleine prise de confiance. Pour faire ses tests de micro, il a commencé à dire « Cheah… » On l’entend dans « Nouveau Western » : « Cheah, cheah… » Là où tous les autres rappeurs faisaient « Yo Yo ! », lui il faisait juste « Cheah… » Quand il l’a dit pour la première fois, tout le monde a fait « Wouah, c’est stylé ! » [rires]

Philippe Ascoli : De La Soul avait samplé Gainsbourg avant. Je me souviens qu’on avait eu une discussion avec Hubert [Boom Bass] à ce sujet. On se demandait : « Pourquoi les Américains le font, et pas nous ? » Et un jour, Hubert l’a fait. Super morceau. « Nouveau Western », c’est la starification de Solaar. Il y a eu un avant et un après. Avant, bon, on se disait « C’est qui ce mec ? Il est sympa. » Après, on savait que Claude allait compter dans la chanson française.

Philippe Zdar : Le morceau est à l’image de la saine émulation qu’il y avait entre Hubert et Jimmy Jay. Un jour, Hubert me fait écouter l’instru de « Nouveau Western », je la trouve démente. Quelques jours plus tard, Jimmy Jay arrive avec un nouveau track, qui met une grosse claque à Hubert. Hubert part refaire le son une deuxième fois, et il revient avec le sample de Serge. Moi, je trouvais ça moyen, j’étais même un peu contre ce sample de Gainsbourg. Lui me dit « Mais non, tu verras, c’est beaucoup mieux ! » Il avait complètement raison.

Après Nouveau Western, on savait que Claude allait compter dans la chanson française
Philippe Ascoli

MC Solaar : Mon texte est sorti très rapidement, sur une première instru de Boom Bass. Elle m’avait fait écrire un truc bien, mais quand il a découvert le texte, ça lui a donné une autre idée. Il a changé le sample. Il a ajouté des trucs encore plus « cowboy ». Il savait que j’aimais bien Gainsbourg, donc il a fait le lien. Mais cette première instru, je lui en parle à chaque fois que je le croise. Je la veux !

Jimmy Jay : Je suis un peu moins fan de « Nouveau Western ». Une histoire de goût. Le sample de Gainsbourg est un peu facile. Il y avait un autre instru, avec un sample de Diana Ross, qui allait beaucoup mieux.

Philippe Zdar : Hubert a toujours réfléchi un peu plus loin. Il est né comme ça. Je ne sais pas si sampler Gainsbourg, c’était une stratégie de sa part, mais en tout cas c’était très intelligent.

Armand Thomassian : La pochette du maxi Nouveau Western n’a rien à voir avec la charte graphique de l’album. Claude a un camouflage rouge sur le visage. On avait travaillé exceptionnellement avec un autre graphiste. Il s’appelait Doome Man, un type génial qui encourageait Solaar à aller plus loin. Il lui montrait les pochettes de Marvin Gaye et lui disait « Toi aussi t’es beau gosse, tu peux tout te permettre aujourd’hui. T’as éclaté le format, t’as ouvert les portes. » On voulait arriver avec une image très forte. Notre idée, c’était que le Prose Combat était une guerre urbaine contre la bêtise, mais on voulait sortir des couleurs habituelles de la guerre. Ça aurait été génial qu’on puisse avoir des affiches 4×3 dans le métro, avec juste un camouflage de couleur et une date de sortie, et les gens auraient su que c’était Solaar. Ce concept était peut-­être trop violent pour Claude, ou peut­-être que ça ne lui plaisait pas, je ne sais pas. Il avait peut-­être simplement envie de bosser avec la même équipe. Sa relation avec Philippe Bordas, qui était aussi d’ordre intellectuelle, était plus forte que tout.

Régis Douvry : Plein de samples n’ont jamais été déclarés. C’était la technique du « pas vu, pas pris ». On a clearé certains gros samples après coup. Mais « Nouveau Western », on l’a clearé largement en avance. C’est Daniel [Margules] qui s’en est occupé. Vu la bonne image de Solaar, la famille Gainsbourg a dit OK. Bon, il y a quand même eu un deal hein, ils l’ont pas fait gratuitement parce que c’était Solaar ! Mais ils ont kiffé le morceau, donc ils ont validé.

Armand Thomassian : On a décidé d’envoyer « Nouveau Western » à Radio Nova avant les autres radios. car c’est Nova qui avait cru en Claude au départ. On se devait de leur filer le premier single. Ça a pas loupé : dans les dix minutes après la première diffusion, à peu près toutes les radios nous ont appelés en nous demandant « Pourquoi on l’a pas nous ? » On avait réussi notre coup. On avait crée une envie et une frustration, du coup les mecs ont rentré le titre encore plus vite en playlist. On a été fidèles à Nova parce qu’ils avaient été là au début, c’était bon pour l’image de Claude, et en même temps ça avait motivé les autres. J’ai adoré ça.

Claude le Magnifique

3 Claude le Magnifique

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