Et si toute une décennie avait été conditionnée par l’enchaînement de trois pistes dans l’album good kid, m.A.A.d city de Kendrick Lamar : « Swimming Pools (Drank) », « Sing About Me, I’m Dying of Thirst », « Real » ? Dans cette liaison, toute la force de son auteur réside. Une capacité à imager les tensions qui traversent la vie d’un enfant de Compton, d’une envie de meurtre à la quête de Dieu. Un talent pour happer chaque seconde d’attention de son auditoire, comme cette scène de fusillade qui nous conduit à la piste suivante. Une précision dans l’art du montage : cohérence, rythme, structure. Chaque pièce est essentielle à la construction d’un récit. Tisser des œuvres aux allures romanesques : une des grandes obsessions de Kendrick Lamar. Considéré comme étape inévitable à la considération artistique, le format de l’album – médium avant tout créé pour des raisons économiques – s’est érigé comme le support de prédilection de Kendrick Duckworth Lamar. Ce qui pousse à se questionner de nouveau : et si Kendrick Lamar avait préservé le public de l’hégémonie des plateformes de streaming et du règne de la playlist ?
good kid, m.A.A.d city est peut-être le dernier testament d’une autre époque, le dernier grand classique avant la généralisation de Twitter comme nouveau baromètre de la critique. Ces dix dernières années, notre rapport au temps a changé. Le temps sur sa durée s’est érodé mais le temps dans son instantanéité s’est normalisé. Plutôt que de subir cette dictature, l’auteur de Section.80, premier album officiel sorti en 2011, s’est obstiné à redéfinir le succès selon ses propres termes. Se détacher des étiquettes comme il se détache de son surnom K. Dot en 2009. Se détacher des tendances dictées par la radio comme il se détache du mimétisme des singles de Lil Wayne dans ses premières mixtapes. Se détacher de la pression sociale comme il s’en extirpe sans jamais revendiquer son appartenance aux Crips ou Bloods. Une métamorphose qui s’opère à un jalon notable de l’industrie musicale, pile à une époque où toutes les règles sont à réécrire entre obsolescence du gangsta rap dans les charts, prise de pouvoir des blogs Internet et fin du régionalisme musical.
L’influence est telle que les ondes se font ressentir même de l’autre côté de sa ville. Souvent considéré comme son opposé, plus brut, plus californien, plus viscéral – et moins élitiste -, les deux premiers albums de YG – qui sortent tous deux après les deux sorties de son homologue – suivent les plans dessinés par K. Dot. Dans My Krazy Life, un soin du détail est apporté à la narration, une forme de contre-proposition qui aurait pu s’intituler bad kid, m.A.A.d city. Dans Still Brazy, c’est une réorientation de dernière minute qui se manifeste dans le tracklisting où à la dix-septième place, le track « Police Get Away wit Murder » est inséré comme pour se positionner – lui aussi – sur la thématique des bavures policières. Juste avant, le sujet a été amplement balisé dans To Pimp a Butterfly, le troisième album studio de Kendrick. Plus encore, le morceau « Alright » est repris comme hymne lors des manifestations du mouvement Black Lives Matter. Au plus haut sommet des arcanes des industries culturelles, Cornrow Kenny incarne la conscience collective d’une communauté noire dans une Amérique sur le point de donner les clés de la Maison Blanche à Donald Trump. D’ailleurs, suite à ce deuxième disque en major, les icônes pop se transforment, plus radicales, plus engagées, plus « afro-militantes ». Beyoncé se retrouve en pleine mi-temps du Super Bowl dans une formation à l’esthétique Black Panther. Le jazz redevient fréquentable après les contributions à ce disque de la part de Kamasi Washington, Robert Glasper ou encore Terrace Martin. Et pour boucler la boucle, la franchise Marvel fait appel aux services de Kendrick Lamar pour concevoir la bande-originale du film Black Panther, en 2018.
Kendrick est le génie qui sort d’une lampe, au mieux, une fois par décennie. La magnificence de la figure de l’artiste, de sa prestance scénique à la formulation de son propos.
Son plan B était de gagner nos cœurs avant de gagner un Grammy, disait-il en 2009 sur son titre « I Am (Interlude) ». Et très tôt dans sa discographie, il dégage cette allure messianique, celle d’un enfant venu accomplir une mission plus grande que sa propre personne comme il le confie en interview pour la promotion de Kendrick Lamar EP : « je pense avoir été mis sur cette terre juste pour faire de la musique. » Kendrick est l’enfant de la prophétie. Le génie qui sort d’une lampe, au mieux, une fois par décennie. La magnificence de la figure de l’artiste, de sa prestance scénique à la formulation de son propos. Dans cette posture à l’apparence de bon élève, Kendrick embrasse toute la dualité de son âme. Matérialiste avéré puis aspirant ascète dans « Vanity Slaves » (2009). Vindicatif puis à la recherche de spiritualité dans « Sing About Me, I’m Dying of Thirst » (2012). Et leader affirmé puis imposteur de la pire espèce dans « The Blacker the Berry » (2015). Et c’est cette proposition toujours en deux temps, entre bien et mal, tradition et modernité, Mike WiLL Made-It et 9th Wonder, qui rend son message encore plus universel.
Dans son classement réactualisé des 500 plus grands albums de tous les temps, le magazine Rolling Stone a fait entrer DAMN., good kid, m.A.A.d city et To Pimp a Butterfly aux 175ème, 115ème et 19ème places. Plus encore, le troisième album en major du rappeur, DAMN., a reçu le prestigieux prix Pulitzer, une première pour un album de rap avec pour commentaire de la part de l’institution : « une collection de morceaux pleins de virtuosité, unifiée par l’authenticité de sa langue et une dynamique rythmique qui proposent des photos marquantes, capturant la complexité de la vie moderne des Afro-Américains. » La musique rap n’a guère besoin de l’approbation de ces instances mais par l’occupation de cet espace, Kendrick Lamar dresse l’ordre du possible et continue à s’isoler loin des autres, un soliste touché par la grâce, seul dans sa propre ligue. Kung Fu Kenny ne se bat plus contre ses confrères mais contre lui-même, à l’image de son dernier album, Mr. Morale & the Big Steppers, pièce dans laquelle il se déconstruit et répond implicitement au poids des responsabilités acquises depuis To Pimp a Butterfly. Désormais, tous les éléments jouent en sa faveur, même le temps : son nom est d’ores et déjà gravé dans les livres. – ShawnPucc