C’est un boitier plexiglas pas comme les autres. Transparent et seulement orné d’un autocollant rouge, l’objet laisse entrevoir derrière son film plastique un disque qui semble totalement vierge. En l’insérant dans un lecteur CD, c’est une toute autre histoire qui se révèle à l’auditeur : celle d’un disque marqueur du rap des années 2010. Un album qui, sans recevoir une pluie d’éloges à sa sortie, va finalement montrer quelques années plus tard toute l’influence qu’il aura eu sur la nouvelle génération. Lorsqu’il fait son retour en solo en juin 2013 avec Yeezus, Kanye West n’a pas sorti d’album depuis trois années déjà. Entretemps, la trap est devenue plus qu’un courant musical d’Atlanta. Un phénomène en passe de devenir mondial. Alors comment appréhender ce courant lorsqu’on s’appelle Kanye West ? En expérimentant, encore et toujours. Quitte à prendre ses fans de court, en perdre certains en route, et en gagner de nouveau dans la foulée. Et ce, en s’alliant avec la nouvelle génération.
Depuis un an déjà, Ye collabore en effet avec un certain Jacques Webster. Jeune chien fou, ce producteur de Houston, à la fois fan de Kanye et Kid Cudi mais aussi de Björk et Portishead, l’a déjà impressionné sur son travail sonore sur la compilation Cruel Summer. Une bonne raison de lui faire à nouveau confiance sur Yeezus, au point de l’emmener avec lui à Paris lors de l’enregistrement du disque. Et donner un nouveau coup de fouet à la trap. Car si Kanye et sa garde rapprochée – Mike Dean notamment – s’intéressent autant à Travis Scott, c’est pour une bonne raison : son goût pour l’expérimentation et la recherche musicale dans le rap des années 2010. Autodidacte, Scott apprend le beatmaking durant les années 2000 dans sa chambre de Houston avant de réellement se lancer en solo au tout début des années 2010. Véritable éponge d’influences, ce touche-à-tout présente dès Owl Pharaoh, sa première mixtape, ses intentions : prendre le rap et en destructurer ses fondations solides à l’aide d’influences électroniques, rock ou psychédéliques.
Travis Scott va créer des débats au sein du monde du rap. Jusqu’à quel point un artiste peut créer sa propre identité en mélangeant celle des autres ? Et comment se détacher de cette limite artistique ? Sans doute en mutant ce rapport kaléidoscopique à la musique en un univers tangible.
Maximaliste et synthétique, la musique de Webster va d’abord se révéler aux yeux d’un public averti avec Days Before Rodeo, une mixtape remplie d’idées et de tentatives, qui va marquer les premiers fans de l’artiste. Le grand public, lui, découvrira un an plus tard tout le potentiel de Scott sur Rodeo, un album qui, s’il est parfois trop chargé de couches de production, va donner la direction à suivre pour Scott : créer sa musique en réunissant des idées tirées des quatre coins du spectre musical de son époque. Comme la presse américaine aime à le dire, Travis Scott est – dans la lignée de son mentor Kanye – un curateur. Autant sensible à l’électro-pop rêveuse d’un Washed Out qu’à la trap sudiste, Travis Scott mélange les deux genres sur un morceau comme « odp interlude ». Amateur de rap mais aussi fasciné par le pouvoir de la pop, Scott réunit sur un même morceau Young Thug et Justin Bieber. Fan du psychédélisme de Tame Impala et touché par la voix fragile de The Weeknd, il décide de les mélanger avec Pharrell Williams sur « SKELETONS ».
Ce goût pour les collages sonores souvent inédits, mélangé à une forte énergie communicative en concert (jusqu’à aller trop loin, causant la tragédie du festival Astroworld 2021) va forger la carrière de Travis Scott. Avec aussi ses détracteurs : faible rappeur (ses textes à la gloire de l’hédonisme le plus primaire sonnent souvent creux) et parfois un peu (beaucoup) trop influencé par ses pairs (il a déjà été accusé de voler des productions ou des idées), le Houstonien va créer des débats au sein du monde du rap. Jusqu’à quel point un artiste peut créer sa propre identité en mélangeant celle des autres ? Et comment se détacher de cette limite artistique ? Sans doute en mutant ce rapport kaléidoscopique à la musique en un univers tangible : celui des parcs d’attractions. Avec ASTROWORLD en 2018, Travis Scott réussit en effet ce qu’il a toujours voulu faire : un album choral où il invite toutes les musiques qu’il écoute depuis sa jeunesse, le tout passé dans un entonnoir rap orchestré par Mike Dean et ses synthétiseurs. En une heure et 17 morceaux, celui que l’on surnomme aussi La Flame prouve alors que l’on peut aujourd’hui rendre pop l’expérimentation et donne de beaux espoirs à tous les artistes qui commencent à émerger sur Soundcloud. Le début d’une nouvelle ère, où la singularité musicale peut, elle aussi, rapporter. – Brice