L’histoire de Chance commence comme un cauchemar de parents. Le fiston à l’avenir incertain se fait exclure dix jours du lycée pour s’être fait pincer à fumer de la weed et décide d’en profiter pour se lancer dans la musique. L’année suivante sort 10 Day. C’est l’ère des clips bricolés avec trois fois rien sur YouTube et des chiffres vertigineux sur Datpiff, le site de mixtapes en libre téléchargement. Le parcours de Chance est celui d’une génération qui s’est taillé une place à coups d’albums gratuits qui n’ont de mixtapes que le nom. C’est aussi le choix de l’indépendance jusqu’au bout, même quand Kanye West lui proposera de le signer. Le petit prodige de Chicago aura le cran de dire non au grand frère à l’ombre imposante, son influence de toujours. Dès le départ, Chance a décidé qu’il ne ferait pas comme tout le monde. Alors que le courant de la drill, originaire aussi de Chi-City, déferle sur la planète, lui travaille un son chaud, d’une mélancolie tendre, à l’opposé de la violence endémique qui ronge les quartiers sud de sa ville. Sourire indécrochable aux lèvres, il rappe avec un naturel désarmant et une bonne humeur contagieuse, dans un mélange de chant, de flow sautillant et de gimmicks entêtants, comme ses « na-na-na » enfantins.
Sur 10 Day, Chance pose les bases de ce qui fera sa marque avec ses inflexions changeantes, ses dérapages de voix nasale qui ressemblent à des cris de toucan et ses envolées mélodiques touchantes. Il développe une technique fluide et joueuse au service de ses thèmes de prédilection : la nostalgie, la famille, la quête de soi. Le tout baigné dans l’influence déterminante de The College Dropout. Les chœurs soulful, la chaleur des cuivres et cette douceur de cocon sont déjà là et n’attendent que l’éclosion, qui viendra avec Acid Rap. Chance rassemble autour de lui des musiciens qui deviennent sa garde rapprochée et travaillent avec lui tout au long de la décennie. Les membres du collectif The Social Experiment en premier lieu, comme le pianiste Peter Cottontale (présent depuis 10 Day), le trompettiste Nico Segal et le producteur Nate Fox. Puis plus tard Francis and The Lights. Cette galaxie d’artistes qui gravitent autour de lui va lui apporter une couleur musicale très organique, libre et riche. En 2013, Acid Rap, composé entre aspirations d’acid jazz et trip constant sous LSD, propulse la carrière de Chance.
Chance the Rapper porte ses émotions en bandoulière, soutenu par des trémolos d’orgue et des chœurs d’église. Le mouvement d’élévation religieuse rejoint celui de son ascension dans les charts dans un moment de gloire christique.
La recherche de soi à la sortie de l’adolescence produit parfois de grands albums. Des symboles générationnels qui cristallisent une époque, une sensibilité. Comme Tidal de Fiona Apple en 1996 et Pure Heroine de Lorde en 2013, du côté de la pop alternative. Avec Acid Rap, Chance se présente en Peter Pan vulnérable et montre qu’on peut rapper autrement que les sourcils froncés. La mixtape déborde d’énergie juvénile, d’expérimentations musicales sous influence et de délicatesse. Après ce succès, la dimension religieuse et soulful de sa musique va prendre de l’ampleur jusqu’à Coloring Book, où le gospel est omniprésent. Chance sort du cadre strict du rap, porté par un souffle spirituel, et accouche de ce que son maître Kanye West n’arrivera, lui, jamais vraiment à concrétiser. Sur Coloring Book, Chance porte ses émotions en bandoulière, soutenu par des trémolos d’orgue et des chœurs d’église. Le pic de la créativité de Chance concorde avec le sommet de sa popularité. Le mouvement d’élévation religieuse rejoint celui de son ascension dans les charts dans un moment de gloire christique. C’est l’apothéose. Chance est père. Chance est sur un nuage.
Comme Icare, il ne pouvait que redescendre. Son premier album officiel sorti en 2019, The Big Day, est une déception, trop centré sur son récent mariage et trop inabouti. Paradoxalement, chanter le bonheur est difficile. L’album sonne comme la saison de trop d’une sitcom familiale. Aujourd’hui, l’avenir musical de Chance The Rapper paraît incertain, tant l’arc de sa carrière semble contenu entre 2012 et 2016 et son trio de mixtapes mémorables. Il est parfois reproché à Chance d’être un peu lisse. La figure du rappeur-modèle, activiste ancré dans sa ville, gendre idéal en bonne place dans la playlist des Obama, peut avoir quelque chose d’agaçant. Pourtant, il est difficile de ne pas sortir un peu ému de ses disques. Le rap de Chance est lumineux et fait chaud au cœur. Au fond, c’est assez rare. – David