Parti pris

Le dispensable retour de Bigflo et Oli

À cinq jours du premier tour de l’élection présidentielle française de 2022, Bigflo et Oli font leur retour après deux ans de silence. Un silence qu’ils auraient tout à fait pu prolonger pour quelques jours ou pour l’éternité. Pour revenir, les deux frères ont fait le choix d’un morceau sur la France, ou plutôt d’un morceau pour la France.

Des années après s’être fait un premier petit nom grâce au Rap Contenders, les Toulousains ont largement dépassé le cadre du public rap stricto-sensu. Mieux, ils ont accompagné l’accroissement dudit public. Leur communication juvénile, leur ton gentillet, l’apparente absence de toute prise de position dans leur rap, son format accessible… Autant d’éléments qui ont participé à en faire des têtes d’affiche de la musique française depuis 2015 et l’album La Cour des grands. Bigflo et Oli sont donc tout à leur aise pour réapparaître en 2022, avec les moyens d’Universal Polydor et de quoi satisfaire leurs auditeurs aimants et des médias généralistes qui les ont choyés. Qu’en disent-ils, ces titres de presse non-musicale de « Sacré bordel », le nouveau single de Bigflo et Oli ?

Pour 20 Minutes, ils signent « un titre engagé (et introspectif) qui clame leur amour pour la France » ; pour La Dépêche c’est un « message transmis aux esprits chafouins qui jettent le pays avec l’eau du bain mais aussi aux crédules ou tenants de faux-semblants » ; pour Le Figaro, les frangins « chantent leurs doutes et leur amour de la France » ; pour La Voix du Nord c’est un morceau où l’on « clame son amour du pays. » D’autres ne font que reprendre les éléments de communication reçus, et le texte qui accompagne le clip sur Youtube, à savoir « un retour après une pause qui [leur] a vraiment fait du bien »« une chanson forte de sens et importante pour [eux] » et un petit « vive la France sur Reddit putain de merde !! » en conclusion, renvoyant à la guerre des pixels qui animait Internet en début de semaine et réveillait un patriotisme bon enfant chez les streamers hexagonaux.

Patriotisme bon enfant… C’est un peu cela que proposent Bigflo et Oli avec « Sacré bordel », gloubi-boulga relativiste reposant fragilement sur un amour de la France malgré ses défauts, une envie de se revendiquer Français et d’aimer son pays, de s’accrocher à ce qu’il a de bien même s’il a du pas bien. Pour faire une comparaison nulle et banale, ils ressentent la même chose pour leur pays que pour un oncle raciste. Dommage, cette anaphore a déjà été faite par quelqu’un d’autre ailleurs. Oli : « J’aime la France, comme une tante avec qui je suis pas trop d’accord, qui fait trop peu d’efforts, mais pour qui je chialerai toutes les larmes de mon corps à sa mort. » Pour contextualiser, quelques lignes avant, il se demande s’il descend des collabos ou des résistants, puis quelques lignes plus loin s’interroge sur quelle est la police française, « celle des sales bavures ou celle en première ligne à l’Hyper Casher ? »

Le temps de deux couplets et une outro tout y passe, les comparaisons sans relief s’accumulent pour former un amoncellement de banalités toutes plus affligeantes les unes que les autres. Il n’y a aucun questionnement sur la situation sociale, sur la situation économique, sur la situation politique du pays. Juste un état des lieux sans profondeur, dénué de toute mise en perspective. Parler de la France au passé en 2022 sous la plume de ce groupe de rap c’est écrire « son histoire, j’en connais ses horreurs mais aussi sa puissance, j’suis pas responsable de ses erreurs mais j’dois faire avec ses conséquences », puis renvoyer à « ses châteaux, ses cathédrales », « le grimoire, les Gaulois, les chevaliers » et aussi à Jeanne d’Arc convoquée ici aux côtés de Jamel (pourquoi ?). Parler du drapeau français, c’est regretter de n’en être fier qu’à l’étranger, ou de ne le voir que « chez les fachos »… Le verbatim pourrait durer encore longtemps tant l’ensemble du morceau a l’allure d’une bouillie entre le roman national, un tract de S.o.s Racisme et une chanson de Cali. Mais le plus effarant ne réside même pas là. Il n’est pas non plus dans le clip, que d’aucun croiraient tourné en direct d’une affiche électorale de Mitterrand ou de Sarkozy (chacun choisira, de toute façon ici « Peu importe le bord, peu importe le camp, on m’a dit de détester le Président »).

Le fond n’est atteint que lorsque Bigflo ouvre son couplet en le justifiant par avance. « Beaucoup de questions, peu de réponses, j’ai que les paroles d’une chanson. Comment être un artiste engagé quand je sais pas vraiment quoi penser ? » Le terrain est trop glissant pour s’y aventurer avec autant de maladresse que ces messieurs ne le font. Après deux ans sans n’avoir rien sorti, il est indécent de prétendre revenir avec un morceau « engagé » quand celui-ci est aussi peu engageant. Après avoir écouté « Sacré bordel », l’auditeur a-t-il la moindre idée de ce que ces artistes (qui sont parfois ses idoles) ont dans la tête ? Non. Il sait juste que de riches rappeurs de vingt-neuf et vingt-cinq ans lui demandent de « se concentrer sur tout ce qu’on a en commun » (à savoir, littéralement : parties de Monopoly, Omar Sy, Zidane, Johnny, Edith Piaf ou « le truc rouge qu’il y a autour du Babybel ») plutôt que de « pointer les différences de chacun. » Ce n’est même plus mignon tout plein, c’est complétement hors-sol et irresponsable. Un jugement que ne partagent pas les intervieweurs favoris du président en place, McFly et Carlito, qui soulignent en commentaire « un retour en force, classe et puissant. Élégant et touchant. »

Faire du rap en prenant position tout en ne prenant pas position tout en prétendant ne pas prendre position tout en prétendant prendre position. C’est une forme de contorsion qu’Ärsenik n’avait pas vu venir en 1998 (s’étaient-il imaginés participer un jour à un meeting de campagne présidentielle, en l’occurrence celui de Yannick Jadot il y a quelques jours ?), mais qui n’a malheureusement rien de surprenant vingt-quatre ans après. Orelsan avait pavé le chemin par son « Odeur de l’essence » l’an dernier, mais il faut admettre qu’avec ce « Sacré bordel », le cirque dispose d’un sacré numéro. Il accompagnera celui de Booba qui poursuit ses élucubrations en ligne , relayant sans sourciller à ses millions d’abonnés la parole d’un candidat fasciste à l’élection présidentielle française et toutes les fake news qu’il peut. Tout va bien pour le rap français en avril 2022.