Chronique

Tuerie
Les Amants Terribles

Foufoune Palace Bonjour - 2025

Photographie à la une : Fifou

Quand Doc Gyneco demandait qu’on le « classe dans la variét » il y a presque 30 ans, sa posture provocatrice reflétait également une forme de non-dit propre au milieu. Du fait des contingences matérielles et de la toute puissance des maisons de disques, le jeune hip-hop français doit passer par les acteurs de la  « variété » et de la chanson, qu’ils soient ingénieurs du son, patrons de label, attachés de presse et consort. L’industrie du rap n’existe pas encore, et ce cousinage «forcé», s’il n’est pas forcément vécu comme une honte par les acteurs du rap, n’est pas vraiment revendiqué par les artistes qui y ont recours. Aujourd’hui, le rapport de force a changé, et la pop française ne se gêne pas pour puiser dans le vivier rap pour se redonner quelques couleurs. Les rappeurs brouillent quant à eux sans complexes les pistes musicales, par des interpolations de standards de la chanson francophone, ou par des hommages à des vedettes populaires comme Aznavour, Cabrel ou Joe Dassin. Souvent liés à l’enfance et/ou à un passé fantasmé, ces révérences qu’on croit sincères n’influencent qu’à la marge la musicalité des rappeurs, souvent le temps d’un morceau par album, hélas souvent pétri de clichés. Tuerie, rappeur de Boulogne connu notamment pour son éclectisme musical fait le chemin inverse sur son premier album Les Amants Terribles, et déploie son identité artistique singulière pour naviguer harmonieusement entre les genres et les couleurs musicales, loin des chapelles et des figures imposées.

Le morceau-titre qui ouvre le disque s’ouvre sur une guitare blues qui introduit un choeur gospel exalté, raccord à l’univers musical que le rappeur a développé sur scène et sur ses précédents EPs. « Sorcière », donne le ton de ce que sera l’album en oscillant entre un R’n’B de cabaret new-yorkais et des arrangements de piano que ne renierait pas le chanteur et compositeur Alex Beaupain. Ainsi « Les Amants Terribles » du titre de l’album pourraient représenter les deux héritages musicaux qui l’habitent : celui de la musique noire-américaine dans sa diversité, et celui de la chanson française expérimentale, celle qui n’hésite pas à aller voir ailleurs si elle y est. Sur « FLOP » ou « Pièce maîtresse », l’interprétation expressioniste de Tuerie évoque la folie toute en maitrise de Katerine. Si l’on pense davantage au Doc sur « Sauve-Moi », c’est sur une production 5 étoiles plus proche d’une BO de Michel Legrand que du top 100 Apple Music. Généreux et inspiré, le rappeur de Boulogne fait un petit pas de côté avec « Lundi », seul morceau frontalement lumineux du disque. Et réussit à émuler en français les harmonies r’n’b maximalistes du T-Pain de la grande époque, prouvant une nouvelle fois qu’il est l’un des mélodistes les plus habiles du rap français. « BOULBI STATE OF MIND » fait office de rappel quant à sa qualité de rappeur, tout en s’appuyant là-aussi sur des cuivres luxueux. Sur « Troll », sa voix de faussée très légèrement accidentée suivie d’un spoken word et d’arrangements frôlant le psychédélisme, donnent au titre des airs de morceau perdu de La Reproduction, album culte du chanteur Arnaud Fleurent-Didier. Enfin c’est à un autre Arno, celui d’Ostende, auquel on pense sur le refrain à fleur de peau de « THE BORING SONG ». En dépit de cette diversité d’influences possibles ou imaginaires, jamais Tuerie ne semble imiter l’un ou l’autre modèle. Si il s’inscrit dans l’héritage mélodique de ces grands noms de la chanson en langue française, c’est avant tout grâce à sa capacité à tirer le maximum de productions très diverses.

Une diversité qui pourrait laisser craindre un côté décousu, un peu trop hétérogène pour convaincre sur un disque entier. Ce serait sous-estimer l’intelligence de Tuerie dans ses textes et sa mise en scène. La promesse de l’album, de son titre aux premiers morceaux, est d’explorer les hauts et les bas d’un couple. Le rappeur passe ainsi par toutes sortes d’états : la rancoeur (« Sorcière »), les regrets (« FLOP »), l’amour béat (« Pièce maîtresse ») ou léger (« Lundi »). Ce n’est pourtant pas tant ce couple en crise qui retient l’attention que la manière qu’a Tuerie de mettre en mots ses états psychiques, et d’ouvrir la porte sur son monde intérieur. À la manière d’une psychanalyse fructeuse, la problématique initiale n’est qu’une façade à l’exploration de toutes sortes de souvenirs et de traumas, le point de bascule intervenant après « Kobe », où le rappeur s’identifie au champion sans que l’on puisse déterminer où s’arrête la blague. La deuxième moitié de l’album commence avec « Bruno », un storytelling sur le parcours de vie d’un ancien camarade de classe. Si le récit peut paraître trivial à la première écoute, l’histoire qu’il nous conte révèle toutes sortes d’indices subtils, dressant un portrait de personnage aussi dérangeant que nuancé. La psychologue de Tuerie, jusque là devinée entre les lignes, est explicitement désignée dans « MAÎTRE NAGEUR », où l’on apprend qu’il a encore raté un rendez-vous. Sur « Troll », ses atermoiements sur ses erreurs passées et les trahisons de son ex-compagne ressemblent davantage à des confessions arrachées dans la douleur sur le divan qu’aux exercices de style de début de disque. Les trois derniers morceaux, les plus forts du disque, sont la clé du travail analytique entamé suite à la désillusion sentimentale « prétexte » qui a posé les bases. L’angle change, certaines figures jusque là cachées dans l’ombre de l’âme prennent soudainement toute la lumière. En premier lieu son père, le contre-exemple ultime pour Tuerie : « J’ai si peur de n’être que l’ombre de mon vieux » (« THE BORING SONG »). Mais aussi sa mère, qu’il délaisse au prix d’une grande culpabilité. Sur le bouleversant « Carton » qui clôt l’album, l’artiste s’adresse à son fils, lui demande « pardon ». A la lumière de ce qu’il a laissé entrevoir de lui tout au long de ces 14 titres, il est permis d’imaginer que ce texte est davantage qu’un beau message de tendresse. Il est aussi une tentative humble de transcender les époques, un message de transmission vers l’avenir. Et une mise en mots et en musique de ce qu’il aurait sûrement aimé entendre, ce qu’on lui a dénié et qu’il prend enfin à son compte pour, peut-être, faire la paix avec le passé.

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