Chronique

Jeru the Damaja
The Sun rises in the East

Payday - 1994

Préambule. Quand est sorti Graduation, le troisième album de Kanye West, Tom Breihan a publié sur le site de Village Voice un billet mémorable. Il y décrivait un moment suspendu ; ce moment où le disque et le contexte dans lequel on l’écoute sont en parfaite adéquation. Où on se dit que cet album a été fait pour nous, pour qu’on l’écoute là, dans ces conditions, à cet instant précis.

Désolé pour ceux qui se foutent complètement de ma vie – et j’imagine que vous êtes nombreux -, mais, pour le coup, je ne peux pas faire autrement. J’ai passé un mois à Paris en janvier. Qui dit Paris dit métro, et qui dit métro dit un walkman et un pack de piles. Dans mon baladeur, je n’ai presque fait tourner qu’un seul album : The Sun rises in the East, de Jeru The Damaja. J’ai longtemps considéré Jeru comme un rappeur sympa mais surrestimé, une espèce de fils caché du Wu-Tang Clan et de KRS One qui aurait pondu un chef d’œuvre (‘Come clean’), suivi d’une floppée de titres pas mal mais sans plus. Je me trompais ; et c’est le métro parisien qui m’a fait comprendre la puissance de son premier album.

En fait, c’est même pire que ça. Je suis persuadé que Jeru et DJ Premier ont conçu cet album en pensant aux gens qui prennent le métro. En pensant à ses longs couloirs froids, à ses vieilles rames grinçantes, à ses shlags défoncés qui errent ou squattent, à ses regards vides et durs quelle que soit l’heure, qu’il fasse jour ou nuit, aux canettes de bière abandonnées qui roulent d’un bout à l’autre du wagon, sous les sièges. En pensant au métro new-yorkais, bien sûr, et, par ricochet involontaire, à celui de Paris. A modern day city symphony.

Le déclic a eu lieu un soir, sur la ligne 2, entre Stalingrad et Ménilmontant. Un clochard d’une quarantaine d’années hoquette puis se vomit dessus. Au-dessus de lui, de part et d’autre du wagon, deux pubs pour Priceminister : « Devenez radin » et « Revendez vos cadeaux de Noël« . Dans les oreilles, ‘Ain’t the Devil happy’, ses cordes lugubres, le rire ténébreux de RZA sur ‘Tearz’ scratché en guise de refrain, la répétition par Jeru de la phrase « Ain’t the Devil happy… », suivie par l’attaque terrible du dernier couplet, égrenée mot par mot : « Niggas are in a state of nothingness, hopelessness, lifelessness« … Et, sous-jacent, comme un roulement en fond, le martèlement lourd et régulier du beat : le train continue d’avancer, life goes on. Tant pis pour lui, c’est triste mais c’est comme ça. Sortie du métro à Ménilmontant, bouffée d’air froid, démarrage de ‘My mind spray’ sur le sample du ‘Nautilus’ de Bob James. L’enchaînement est parfait.

Tout dans la musique de Jeru et Preemo retranscrit ces sensations souterraines. Quelque chose d’à la fois dur, pressé et saccadé. Comme cette façon géniale qu’a le rappeur new-yorkais de couper les mots et les phrases en deux (« Chop off domes with the poems that come out of my pin-eal / gland, as I expand, you know who I am« ), comme s’il arrachait une bouffée d’oxygène à la dernière minute avant de replonger en apnée. Comme les beats rugueux et pesants de Premier – ‘Statik’ et ‘D.Original’ en tête. Marche, arrêt. Marche, arrêt. Kick, snare, kick, snare. Attente. « Walk like a ninja on the asphalt / Here talk is cheap, you’re outlined in chalk« . Attention aux pickpockets. Surveillez vos bagages. Ne mets pas tes mains sur la porte, tu risques de te faire pincer très fort. Gare de l’Est, Château-Landon, Louis Blanc. Bonjour, j’ai faim. Bonjour, mes enfants ont froid. Bonjour, ma petite amie est dans le coma. S’il vous plaît. Philippe Auguste, Alexandre Dumas, Avron – « Une femme s’y est faite poignarder hier, je sais pas si tu l’as lu dans Metro ? » Attente interminable dans un tunnel. Tags de Trane. « Uh Uh, heads up, cause we droppin’ some shit ! »  Nation. Terminus. Descente. Bousculade, tout le monde s’engouffre le plus rapidement possible dans l’escalier, vers les lignes 1 ou 6. « Chant my power to devour all the snakes and rats / Extrasensory perception to avoid all traps« . Correspondance, nouvelles têtes fatiguées, nouveaux baillements. Jeru The Damaja accompagne toutes ces situations quotidiennes banales, leur donne une autre ampleur, un autre sens.

« Step into my realm and be fried / by the statik… » Fin. Repeat all. « Liiiiife is the result of the struggle between dynamic opposites… »

The Sun rises in the East est unique.

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