25 ans : nos 80 albums de chevet
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25 ans : nos 80 albums de chevet

La rédaction de l’Abcdr dévoile ses 80 albums de chevet.

À l’occasion des 25 ans de l’Abcdr, on a demandé l’impossible à nos rédacteurs : ne retenir que cinq albums de rap, toutes langues et toutes périodes confondues, et écrire dessus. Ce sont des sélections de disques qui nous tiennent à cœur et qui ont façonné nos goûts, des incontournables qui ont compté dans notre parcours et avec lesquels on entretient un rapport pas toujours raisonnable. Ceci n’est pas une liste de meilleurs albums « objectifs » de tous les temps. Nous avons préféré une approche plus personnelle. Les albums qui suivent n’ont pas été retenus pour le patrimoine de l’humanité ni le patrimoine du ghetto, mais égoïstement, pour notre pomme. Ce sont à la fois des piliers de notre culture et des doudous, et à travers eux on espère que vous pourrez apprendre un peu plus à nous connaître.

Pour accompagner votre lecture, vous pouvez retrouver la playlist de cet article sur Deezer et Spotify.

 


Andy

Juldelavirgule

B2

Juliette

Brice

Kiko

chosen

Manue

David

Paul

David2

Raphaël

Hugo

ShawnPucc

Inès

Zo.

« La Cerise sur le ghetto de la Mafia K’1 Fry est l’ultime consécration d’une force collective érigée en mythe. »

Andy

Quelques gouttes suffisent… Ärsenik – 1998

Dès le collège, le rap devient une ardente obsession, confinant à l’addiction. Je m’immerge dans le panthéon du rap français des années 1990. La révélation du premier album des frères Mbani est un séisme esthétique : un classique d’une perfection immaculée. Lino y trône, souverain, par une virtuosité technique éblouissante. Calbo instaure l’équilibre par un phrasé d’une précision chirurgicale et une maîtrise du verbe percutante. Les productions crépusculaires de Djimi Finger tissent une atmosphère singulière. Cette ambiance cinématographique, magnifiée par des extraits de film, confère à l’œuvre sa dimension tragique, avec sa figure du « lascar mélancolique » dépeignant les arcanes de la rue. Cet opus engendrera des hymnes intemporels, tels que « Boxe avec les mots ». Ses punchlines sont devenues des stèles. Le tout compose un album d’une complétude essentielle, balayant l’échiquier thématique, de la conscience à l’egotrip, du récit de vie à la réflexion sociétale. Une écoute impérieuse. – Andy


Les Tentations Passi – 1997

Les Tentations de Passi confirme l’évolution du rap français. En y intégrant des mélodies et refrains populaires, Passi ouvre sa musique à un public plus large sans trahir le fond. Mais ce qui rend l’album intime, c’est « 79 à 97 ». L’utilisation magistrale du sample de « Hollywood » de Rick James et la ligne de basse que magnifie Akhenaton donnent à la narration de Passi une atmosphère puissante. Dans ce titre, je perçois l’écho vibrant des expériences et des émotions de ceux qui m’ont précédé, une compréhension profonde du chemin parcouru qui touche à l’universel. Cet album est aussi un concentré de hits marquants : du morceau de rue « Le maton me guette » à l’hymne « Je zappe et je mate ». Avec une production soignée, l’album explore toutes les « tentations » : argent, sexe, pouvoir, évasion… Complet et varié, il pose les jalons d’un rap commercial de qualité, puisqu’il sera certifié disque de platine quelques mois après sa sortie. – Andy


Les Princes de la ville 113 – 1999

Les Princes de la ville brosse un tableau saisissant de la vie en banlieue, une fresque où la dureté du réel s’oppose à l’éclat des ambitions. Cet album a été la véritable grille de lecture de mon environnement. Chaque écoute aux différentes saisons de ma vie a révélé une profondeur nouvelle, illuminant les codes et les non-dits du quartier. Les thèmes de la galère, de la débrouille et surtout de la dignité farouche face au système résonnaient comme une vérité essentielle. Propulsé par des hymnes tels que « Tonton du Bled » et le morceau-titre, l’album se singularise par sa richesse sonore. L’architecture musicale, pensée par le regretté DJ Mehdi, est une alchimie brillante incarnant le métissage culturel du groupe. Les textes, nourris d’une sincérité brute, déploient une palette d’émotions : de la rage à l’unité, du constat social à l’affirmation identitaire. Cet opus demeure la preuve éloquente qu’un art ancré dans les cités pouvait atteindre le sommet des charts, mais aussi s’inscrire durablement dans le patrimoine culturel français. – Andy


La Cerise sur le ghetto Mafia K’1 Fry – 2003

La Cerise sur le ghetto de la Mafia K’1 Fry est l’ultime consécration d’une force collective érigée en mythe. Cet album-manifeste transforme la marginalité du Val-de-Marne en une fierté incandescente. Ce disque a été le creuset où s’est forgée l’identité de la génération de mes grandes sœurs. Les écoutes successives, du temps de l’enfance à la maturité, m’ont offert une clé pour déchiffrer la complexité de nos cités. La quintessence de cette œuvre réside dans « Pour ceux ». Ce titre est un cri de ralliement, d’une âpreté et d’une densité rares. Son clip légendaire a fixé la réalité du ghetto français, tandis que « Balance » incarnait, la règle d’or de la rue. Ce morceau anti-poucave tournait en boucle sur les MP3 de mes aînés, martelant la loi du silence et le rejet des délateurs. La Cerise sur le ghetto n’a jamais cherché le compromis. Il est l’essence même d’un rap hardcore et sincère qui, par sa seule vérité, s’est imposé dans le panthéon du rap français. – Andy


Convictions suicidaires Despo Rutti – 2010

Convictions suicidaires est une confession sans filtre, une plongée abrasive dans les affres psychologiques et les réalités sociétales les plus crues. Loin du rap festif, c’est un disque d’une sincérité déroutante, où chaque couplet résonne comme un aveu douloureux. Cet opus marque un tournant personnel majeur : il fait partie des premiers albums que je découvre seul de A à Z. Jusqu’alors, ma consommation musicale passait par les écoutes intermittentes de mes aînés ; avec celui-ci, j’étais livré à moi-même. L’effet fut celui d’un coup de poing en pleine figure, car Despo Rutti abordait des thématiques qui, avec la perte de l’insouciance, me frappaient de plein fouet. L’œuvre est sombre, presque clinique. Despo Rutti utilise une plume au vitriol, à la fois crue et poétique, pour exposer les failles du système et les siennes. C’est un album exigeant et essentiel, l’œuvre d’un « cœur charbonné » qui s’adresse sans détour à celui qui veut bien entendre les silences et les cris d’une réalité amère.– Andy


« Je ne saurais dire si des disques de Salif, Prolongations est celui que j’ai le plus écouté, mais il cristallise l’atmosphère tendue d’une fin de décennie. »

B2

Révolution La Dernière Tribu – 1998

La sortie de Révolution, unique production de La Dernière Tribu, fut pour le moins discrète en 1998. Dix ans plus tard environ, cet EP faisait partie de ces pièces méconnues que les passeurs de mémoire musicale transmettaient sur leurs blogs. Chaque semaine, de nouveaux liens de téléchargement, un peu de patience pour récupérer le fichier .rar, l’extraire (mot de passe : nizousoso), puis l’excitation indescriptible d’ouvrir une nouvelle porte dans le patrimoine labyrinthique du rap français. Répétée des dizaines, peut-être des centaines de fois, l’opération n’a pas donné lieu qu’à de grandioses découvertes, contrairement à ce que mon manque de discernement me laissait alors penser. Mais indubitablement, Révolution en fut une. Écouter cet EP revenait à approcher la substantifique moelle du hip-hop, alors déjà donné pour mort. Ensuite, il ne s’est jamais passé plus d’un trimestre sans que les six titres de Révolution ne ravivent chez moi le doux souvenir d’une époque que je n’ai ni connue ni quittée. – B2


Du Berceau à la tombe Southcide 13 – 2008

Simultanément à mon exploration frénétique du rap, combien d’heures ai-je pu passer sur Dailymotion ? Du rap en 240p mais pas que, puisque je développais aussi mon intérêt pour le crime. C’est ainsi que je découvrais les histoires des rues parisiennes, celles des Requins, Dragons, Redskins et compagnie. Selon les permissions de la bande passante, je passais des après-midi à écouter leurs récits de bastons, à lire les RIP dans les commentaires et à admirer les gars qui se vantaient de semer au sol des dents de néonazis. C’est ainsi que j’en suis venu à découvrir Kim, sans réaliser qu’il était rappeur. Puis on m’a fait écouter le deuxième album de son groupe Southcide 13, Du Berceau à la tombe, paru la même année (2008) que le mythique documentaire Antifa, chasseurs de skins. Et voilà que pour la première fois, j’ai réellement aimé un disque de rap Westcoast à la française. Pas de wannabe-isme à base de bandanas bleus et Chevy traficotées : du brut, du crade, du Paris Trece, c’est dans mon esprit le meilleur album jamais produit par Aelpéacha. – B2


Prolongations Salif – 2008

D’aucuns voient en Prolongations le meilleur disque de Salif. La forme même de ce street CD rend la position intenable puisqu’avec deux galettes et 37 pistes dont une bonne part déjà connue, on perd en homogénéité ce que l’on gagne en démonstration. Néanmoins, cette mixtape est un monument. Si tout le monde ne l’a pas visitée, chacun connaît quelques-uns de ces éléments les plus remarquables (« Caillera à la muerte » et « Ghetto Youth » figurent au tracklisting). Je ne saurais dire si des disques de Salif, Prolongations est celui que j’ai le plus écouté, mais il cristallise l’atmosphère tendue d’une fin de décennie. De Beauvau, Sarkozy passait à l’Élysée, du shit, les quartiers passaient à la cocaïne, du collège, je passais au lycée… Avec cette mixtape, Salif fournissait une bande-son inépuisable qui jamais plus ne quitterait mon lecteur MP3 jusqu’à son obsolescence. Elle annonçait l’album La Fleur au fusil, il n’est jamais venu. Et le virage que la France prenait en 2008, il n’a jamais fini. Interminables prolongations… – B2


L’eau lave mais l’argent rend propre Lalcko – 2011

Lalcko est un rappeur magistral. Il n’y a rien dans sa production qui soit anecdotique, léger. L’alliage de son écriture et de son interprétation donne à la musique de Lalcko un souffle supérieur, de ceux qui bénissent ou de ceux qui enseignent, peut-être aussi de ceux qui intimident. Avant L’eau lave mais l’argent rend propre, je ne m’étais jamais réellement confronté à Lalcko. Son rap me paraissait inaccessible, je ne comprenais pas tout, comme si j’étais trop petit pour ça. Et puis, le destin fit que la parution de cet album coïncida avec la perte d’une mère. En pareilles circonstances, si le cœur a besoin d’être apaisé, le cerveau, lui, a besoin d’être occupé. Alors L’eau lave mais l’argent rend propre fut providentiel. Le souffle de Lalcko a commencé à prendre place dans mon esprit. Il me donnait à penser, à méditer, à comprendre, à m’instruire, à m’apaiser, à aimer. J’en avais besoin et je me suis laissé envelopper. Inutile d’être plus impudique encore, quiconque perçoit ce qu’est ce souffle saura se figurer à quel point on ne s’en défait jamais. – B2


Que La Famille PNL – 2015

Que La Famille a dix ans. La mixtape a-t-elle bien vieilli ? Pas plus que ça. Les albums qu’ont ensuite sortis les deux frères ont chacun rendu obsolètes leurs prédécesseurs. La mixtape a donc mal vieilli ? Non plus. La seule réalité qu’elle ait vieilli est douloureuse. Repenser à Que La Famille, et surtout réécouter ce disque, chose que je fais occasionnellement, c’est me prendre une décennie dans la gueule. À l’échelle d’une vie, il s’en est évidemment passé depuis, mais à l’échelle du rap ? Une succession de tempêtes. Cela a été intense et rapide et je peine à situer les événements, les courants successifs, les hybridations, les micro-événements et les giga-phénomènes. La musique que PNL amenait au printemps 2015 était révolutionnaire, elle ouvrait une ère nouvelle qui n’a pas mis longtemps à dépasser mes capacités cérébrales. Alors que j’y voyais un son en dehors du temps, c’est finalement l’audiographie d’un instant précis que j’entends 10 ans après. Cela m’attriste en un sens, mais quelle époque mes aïeux ! Quelle époque ! – B2


« Sans tomber dans la tristesse noire, Métèque et mat regarde dans le rétro pour essayer de mieux avancer. »

Brice

Métèque et mat Akhenaton – 1995

Lorsque Métèque et mat sort, je viens à peine de naître : j’ai même 22 mois très exactement. Inutile de dire que j’ai découvert le premier album solo d’Akhenaton à retardement. Vingt-cinq ans plus tard, la première écoute de ce disque m’a pourtant permis de mettre des mots sur ce qui fait que le rap – notamment français – a su rester prédominant dans ce que je consomme au quotidien. Métèque et mat est pour moi la définition parfaite d’un album solo : un disque où son auteur se livre sans filtre et se raconte, de ses origines à ses questionnements sur lui-même, tout en donnant sa vision du monde. Surtout, le premier solo d’AKH développe quelque chose qui va rester important dans mon parcours d’auditeur de rap français : la mélancolie. Sans tomber dans la tristesse noire, Métèque et mat regarde dans le rétro pour essayer de mieux avancer. Une philosophie qui m’a parlé. Et que j’essaye d’appliquer aujourd’hui. – Brice


Views Drake – 2016

Views de Drake souffre d’une injustice : être sorti après une succession trop importante d’albums marqueurs d’une décennie. Après Take Care, Nothing Was The Same, et la mixtape If You’re Reading This It’s Too Late, les attentes autour de ce nouveau disque étaient immenses. À sa sortie, l’album a alors un peu déçu les auditeurs, qui s’attendaient à un nouvel ouragan. De mon côté, Views est pourtant devenu avec le temps mon album préféré de Drake. Ce n’est objectivement pas son meilleur, et il a ses défauts (sa longueur notamment), mais dans mon parcours personnel, l’album est sorti à la fin de mon année d’échange universitaire aux États-Unis, suivi de mon premier stage en rédaction chez Society Magazine. Le troisième album de mon artiste favori est ainsi arrivé au croisement de la fin de mes études et de mon entrée dans la vie professionnelle et il m’a particulièrement accompagné (et réconforté) à cette période. Notamment tout son début (de « Keep The Family Close » à « Faithful ») qui encapsule parfaitement la mélancolie hivernale si caractéristique de Drake. Celle-là même qui m’a fait me passionner pour la musique du Canadien. Et que je retrouve parfaitement sur Views. – Brice


Yeezus Kanye West – 2013

Mon parcours d’auditeur de musique a toujours eu quelque chose de bizarre dans le sens où, de mon enfance jusqu’à mon entrée dans l’âge adulte, différents genres musicaux ont successivement prédominé. Du jazz au rock anglais, de la French Touch 2.0 à la techno, puis du rap au R&B, mon rapport à la musique a ainsi souvent été marqué par des grandes périodes d’écoutes intensives monogenres. Des influences qui, avec le temps, ont fini par se mélanger. Notamment grâce à un album : Yeezus de Kanye West. À sa sortie en 2012, j’ai 20 ans et je suis à la fois la tête dans la techno et dans le rap français. Deux mondes qui me paraissent très éloignés, et que Kanye va pourtant parfaitement réunir le temps de 10 titres. En écoutant Yeezus, j’ai finalement compris que tout pouvait se mélanger, tant que les choses étaient bien dosées. Radical et provocateur, l’album définira par la suite tous les mélanges musicaux des années 2010 (notamment entre rap, rock et électro). Et me donnera la certitude qu’écouter des choses très éloignées peut devenir une force. – Brice


Le Pont de la Reine Caballero – 2015

Je ne vais pas mentir : mon entrée dans le rap français a été largement marquée par la vague néo-boom bap parisienne de 1995, L’Entourage, et consorts. Une nouvelle génération sur laquelle j’ai  largement écrit à mes débuts à l’Abcdr du Son, en 2014. Pourtant, une question demeure : que garderons-nous de cette profusion d’albums et de mixtapes sortis par cette équipe au début des années 2010 ? Une sortie m’est revenue instantanément en tête : Le Pont de la reine de Caballero. Troisième mixtape du rappeur belge, ce dix titres m’a énormément accompagné quand j’avais vingt ans et il continue aujourd’hui de vieillir comme un bon vin à mes oreilles. Marqué par des productions boom bap signée JeanJass et Le Seize, on y découvrait ainsi un Caballero sérieux et mélancolique, qui utilisait sa technique pour s’épancher sur le monde et sur son parcours. Douze ans plus tard, il m’arrive encore de relancer cette mixtape, comme un disque réconfortant qui a su traverser les années. Et me rappeler ce qui m’a initialement fait aimer le rap français. – Brice


IGOR Tyler, The Creator – 2019

Il y a quelque temps, j’ai pris conscience d’un réflexe que j’avais régulièrement depuis six années : à chaque début de relation sentimentale un peu sérieuse, je relançais – sans m’en rendre compte – « EARFQUAKE » de Tyler, The Creator. Un tube bizarroïde du rap américain qui a su devenir la bande-son de mes histoires personnelles, tout comme l’album dont il est extrait. Si je suis un fan devant l’Éternel de Tyler depuis Goblin en 2011, IGOR reste l’album qui m’émeut le plus : rares sont les disques de rap qui osent montrer de manière si frontale la vulnérabilité de l’amour naissant et – surtout – du rejet amoureux. Caché derrière des effets de voix et des productions étranges, Tyler pose des mots et des sons sur la joie et les peines des histoires belles mais ratées, sur un album courageux qui revient régulièrement m’accompagner. Dans les bons comme dans les mauvais moments. – Brice

« Un disque dont ni le fond ni la forme n’étaient censés entrer en résonance avec mon existence d’alors, très littéralement à mille lieues de celle de Booba et Ali. »

chosen

Astromantic m-flo – 2004

Bien avant les bulles algorithmiques et la culture du contenu, « Internet » était une cité foutraque aux airs de galerie d’art déstructurée. On y naviguait de lien en lien, engrangeant la connaissance le cœur ouvert, porté par le vent de l’aventure. C’est vers l’âge de 13 ans, au détour d’un forum Nintendo que j’ai cliqué sur le clip de « Cosmic Night Run », morceau issu de l’album Astromantic du duo japonais m-flo, formé par le producteur DJ Taku et le MC Verbal. Ce tourbillon de samba, de J-Pop et de hip-hop me semblait venir d’une autre planète tant chaque couplet, chaque ad-lib ouvrait de nouvelles connexions neuronales dans mon cerveau en construction. L’album complet poussait encore plus loin cette tempête sensorielle en explorant plus de genres et de couleurs musicales qu’on ne pourrait en citer. Cette découverte allait être la porte vers des centaines de mondes et de couleurs, au-delà de la musique même, influençant ma vie jusqu’à aujourd’hui. Avec toujours ce goût de l’aventure que ni le temps ni l’époque n’infléchiront. – chosen


Mauvais Œil Lunatic – 2000

J’ai découvert le rap français une première fois au collège, pris entre les signaux contraires émanant des tréfonds d’Internet, de la cour de récré et des radios commerciales. Je l’ai redécouvert un peu plus tard, dans le silence des centres culturels et autres bibliothèques d’ambassade, avec le luxe de m’y confronter la tête libérée des interférences. De tous les classiques qu’on y trouvait, c’est Mauvais Œil qui a le plus profondément gravé son empreinte. Un disque dont ni le fond ni la forme n’étaient censés entrer en résonance avec mon existence d’alors, très littéralement à mille lieues de celle de Booba et Ali. Dont la plume et le propos n’ont rien d’universel, évidemment. Peu de disques le sont moins que celui-ci. Sa force insensée tient dans l’exaltation de la parole et du texte comme vecteur de changement spirituel et physique, par la transmission du savoir et par les coups. De la matière organique, qui imprègne votre ADN comme de l’encre de tatouage et s’impose de force à l’âme. Une malédiction autant qu’une bénédiction. – chosen


Krocha Tape Yung Hurn – 2016

Les années 2010 correspondent à la démocratisation de l’accès à la production musicale. Les rappeurs d’Europe et d’ailleurs peuvent désormais partager depuis leurs canapés les imitations de leurs idoles américaines à un public curieux et nombreux. Hélas, beaucoup de cynisme émerge de cette « génération Soundcloud », dont l’absence d’ancrage implique souvent une forme de vanité. Par génie ou/et par accident, l’Autrichien Yung Hurn va combler ce vide. Avec la drogue d’abord, sous toutes ses formes, tellement omniprésente sur Krocha Tape qu’elle semble être la véritable autrice du disque, contrôlant Hurn comme un golem docile. En ressort une sorte de joie hallucinée, presque enfantine, dont l’absence de filtre totale finit par envoûter même le plus sage d’entre nous. Mais c’est aussi via sa ville, Vienne, que Yung Hurn échappe au vide : véritable décor de cette mixtape, l’amour qu’il lui porte transpire de la plupart des titres. Un ancrage territorial sincère et incarné, qui installe et légitime Yung Hurn sur la carte du rap européen. – chosen


Deux Frères PNL – 2019

Ne pas se laisser aveugler par les éclats de lumière disséminés au fil du disque : Deux Frères est sûrement l’album le plus sombre de PNL. D’abord par sa sonique plus que jamais loin des hommes, leur son synthétique et cosmique trouvant ici toute sa noirceur interstellaire. Et surtout par son propos, sorte d’aboutissement amer d’un parcours intérieur entamé semble-t-il bien avant la musique par Ademo et NOS : il est impossible de contrôler l’espace, il est vain d’espérer arrêter le temps. Le mantra « Que La Famille », brandi jusqu’ici comme une fierté et une armure face au monde, s’incarne ici dans des preuves d’amour sensibles et puissantes, qui résonnent comme l’écho du big-bang dans l’immensité du vide. L’argent, les voyages et la reconnaissance ne sont guère que du décor face au poids des souvenirs, et Deux Frères confirme s’il le fallait qu’on ne répare jamais vraiment un cœur brisé : on passe sa vie à recoller les morceaux. « J’suis triste comme d’hab’. Fuck, c’est pas la peine de réfléchir. » – chosen


Second Language XXX – 2019

Qu’ils produisent pour l’industrie ou l’underground, de nombreux artistes coréens ont un talent notable pour créer des « patchworks » entre leurs influences éclectiques. Rapportée au rap, cette école a été représentée à la fin des années 2010 par le groupe XXX, composé du rappeur Kim Ximya et du producteur FRNK. Après beaucoup d’expérimentations, le duo trouve l’équilibre avec l’album SECOND LANGUAGE. Les flows évoquent parfois Clipse ou le Kanye West des années 2010, tout en exploitant les spécificités de la langue coréenne pour se détacher de ces modèles. Les compositions colorées et pourtant rugueuses et sévères ne font pas qu’épouser les textes acides : elles prennent vie à leurs côtés comme dans un dialogue sensoriel, où les deux protagonistes feraient passer les mêmes idées mais à différents niveaux de conscience. Le tout pour un disque unique et définitif, couronné par une réussite publique rare pour l’underground coréen. Laquelle permettra à FRNK de franchir le Rubicon de la K-Pop, pour mieux la dynamiter de l’intérieur. Mais ceci est une autre histoire.– chosen


« Il nous a dit qu’il était le meilleur rappeur en vie, et je l’ai cru. »

David

Tha Carter II Lil Wayne – 2005

Tha Carter II, c’est ma rencontre avec Lil Wayne, dont je me méfiais jusque-là sans raison. C’est aussi l’album qui cimente sa place dans le rap, avant son déchaînement invraisemblable et sa conquête du monde dans les années suivantes. Tha Carter II est encore un disque profondément sudiste dans ces sonorités. On est en plein dans les années 2000, c’est puissant, soulful, trop long, exagérément épique, l’écrin idéal pour ce titan dans une enveloppe de gremlin. Jamais un rappeur ne m’a paru si facile. Le rap peut avoir quelque chose de contraint, de mécanique, parce qu’il faut bien respecter la métrique pour tomber juste. Pas chez Weezy, pour qui rapper est une seconde nature, une coulée fluide et sans effort. Lil Wayne est alors une source intarissable, qui jaillit à profusion et défait tout concept de morceau. C’est un flot continu de pensées, de jeux de mots géniaux ou de mauvais goût, de poésie et d’onomatopées. Il nous a dit qu’il était le meilleur rappeur en vie, et je l’ai cru. – David


Rhythm-al-ism DJ Quik – 1998

Rapper sur des instrus funky, a-t-on vraiment fait mieux ? En voiture, en soirée, et même chez soi, à s’ambiancer tout seul. Le G-funk a toujours eu une place particulière dans mon panthéon personnel. Avec Snoop Dogg et Dr. Dre, bien sûr. Mais DJ Quik a sublimé pour moi ce goût de la fête débridée sur Rhythm-al-ism. Sexe et musicalité sont les deux piliers de ce disque. Moins de gangsta, plus de funk. Plus de virtuosité aussi. Cet album a été pour moi une claque esthétique. On a rarement poussé le groove à ce degré de raffinement sur un disque de rap. Samples, instrumentation live, invités de prestige, multiples influences, DJ Quik combine tout dans un feu d’artifice délirant de basse, de guitare et de talk-box. Tout est rond, précis, soigné à l’extrême, et en même temps généreux. C’est un cercle parfait tracé à main levée, auquel on aurait rajouté plein de fioritures pour le plaisir, juste parce qu’on peut. – David


Val II Marne Rider Aelpéacha – 2007

C’est la seule place réservée au rap français dans ma sélection. Choix cornélien. Ärsenik, IAM et Lunatic ont beaucoup compté pour moi, mais Aelpéacha a composé la bande-son de mes années de ride et de soirées. À une époque où le rap français commençait à tourner en rond sur le trafic de stups et peinait à se renouveler musicalement, le A et sa clique développaient un G-funk référencé et travaillé. Les mauvaises langues y voyaient une imitation saugrenue du rap californien et dénigraient la légèreté du fond. Ils sont passés à côté de l’un de nos meilleurs producteurs. Au fond, on ne fait pas plus français que l’univers de Splifton. On y est chez soi comme dans un album d’Astérix, avec ses druides chez qui on achète du liquide bienfaisant avant d’aller pavillonner. Aelpéacha n’a eu de cesse d’étendre sa palette musicale depuis, mais Val II Marne Rider garde ma préférence. Un morceau comme « Juin, juillet, août » est la distillation la plus pure de l’été. La gaudriole n’a jamais été chantée avec autant de savoir-faire. – David


Underground Kingz UGK – 2007

Ce n’est même pas le meilleur album du groupe, pourtant il peut prétendre au titre de meilleur double album du genre. C’est dire la solidité de leur discographie. Face à la rigueur martiale de Bun B, Pimp C traîne son accent grinçant sur les couplets et signe des refrains chantés avec une suavité confondante. L’album contient accessoirement « Int’l Players Anthem », peut-être le meilleur morceau de rap au monde. Allons-y dans les superlatifs. Je me souviens de la chronique du Capitaine Nemo sur l’Abcdr, quand je n’étais que lecteur du site, à l’époque où je découvre encore cette scène avec l’impression qu’un nouveau continent s’ouvre à moi. Comme ma fidèle Corsa de l’époque n’avait qu’un lecteur cassette, j’avais copié l’album pour l’écouter en conduisant. Puis Pimp C meurt, quelques mois seulement après. Le premier deuil du rap qui me frappe de plein fouet. Il y en aurait d’autres. Les trajets vers Dijon ne seraient plus jamais pareils pour le country-boy que j’étais. – David


The College Dropout Kanye West – 2004

Réécouter Kanye en 2025, c’est compliqué. La tentation est grande de faire une croix sur sa discographie. Doit-on chercher à déceler dans les impertinences d’hier les signes avant-coureurs de l’ignominie d’aujourd’hui ? On peut. Et il faut reconnaître que la veine « consciente » de ce premier album apparaît surtout comme un créneau commode et repose en bonne partie sur des postures faciles voire bancales. Tout cela est vrai. Mais The College Dropout reste un grand album, qui a été l’une de mes portes d’entrée vers le rap américain et la soul. Je n’avais jamais entendu un tel souffle, une telle richesse sonore, un tel déferlement d’idées, de samples immaculés et de chœurs, le tout magnifié par le violon de Miri Ben-Ari. Ce disque ne contient que des classiques personnels, du cocon langoureux de « Slow Jamz » (qui a dû allumer ma passion pour les bongos) à l’ascension vertigineuse de « Two Words ». La mascotte d’ours m’a trop accompagné pour que j’y renonce. Malgré tous ses efforts, Kanye lui-même ne peut pas me l’enlever.– David

« Comme un chanbara de premier ordre, ou un bon vieux Kurosawa. »

David²

Où je vis Shurik’n – 1998

À l’adolescence, beaucoup d’albums de rap français m’ont accompagné : La Vie avant la mort, Art de rue, La Main sur le cœur, Opéra Puccino, Quelques gouttes… Mais aucun groupe ou artiste ne m’a autant obsédé que IAM. AKH mentionne Platoon dans « Mental de Viêt Cong » ? J’achète illico le DVD. Shurik’n, lui, me fait découvrir les chanbaras, Akira Kurosawa et toute une esthétique japonaise qui me fascine encore à ce jour. Surtout, Où je vis correspond à une image bien précise que je me faisais alors d’un bon album de rap français. Un monolithe monochrome dans lequel même les singles et les egotrip ne détonnent pas, dense mais dégraissé à l’extrême, avec peu d’effets de style mais « des textes vrais sur des faits qui donnent envie de rendre ». Aujourd’hui, Où je vis est pour moi le disque qui joint le mieux la pure nostalgie avec le plaisir conjugué au présent. Et je continue de penser que le diptyque « Manifeste » et « J’lève mon verre » constitue la plus belle conclusion qui soit. L’évolution ultime et orientale du style piano-violon, drapé d’une nappe de shakuhachi. – David²


Liquid Swords GZA – 1995

Comme pour beaucoup, Enter the Wu-Tang (36 Chambers) a été, malgré sa découverte tardive, l’un des traumatismes originels de mon obsession rap (qui était, au départ, exclusivement française). Pourtant, Liquid Swords est l’album du Wu vers lequel je reviens le plus impulsivement. Comme une extension lugubre et nippone du très hong-kongais 36 Chambers, avec ses extraits à la pelle de Shogun Assassin et la production noire de jais de RZA en guise de vertèbres, Liquid Swords est le premier disque de rap américain dont j’ai eu envie de comprendre les paroles (intrigué notamment par la tracklist, soigneusement insérée dans un texte sur la backcover). Mais même sans capter grand-chose aux lyrics, la structure très cinématographique et le flow martial de GZA suffisaient à entrevoir l’essentiel d’un album construit autour du Japon féodal et de ses éclats de violence froide, pour mieux larder un commentaire acerbe sur le monde actuel et son éternelle lutte des classes. Comme un chanbara de premier ordre, ou un bon vieux Kurosawa. – David²


The Sun Rises in the East Jeru the Damaja – 1994

Pour une raison que j’ignore, lorsque je découvre le rap américain, j’écoute bien plus les artistes des années 90 que ceux qui me sont contemporains (en gros Lil Wayne, KanYe et Lupe Fiasco). Pour ça, j’ai deux sources sûres : la liste des 100 classiques établie par le magazine The Source en 1998 et les chroniques de l’Abcdr du son. Et à une époque où je passe ma vie dans le métro/RER entre Paris 3 et ma banlieue lointaine, celle du premier album de Jeru the Damaja m’a forcément accroché. Ce disque, ça a d’abord été la révélation DJ Premier. Le beat rugueux et décharné de « Come Clean » qui tombe façon supplice de la goutte d’eau, j’avais jamais rien entendu de pareil. Les violons infernaux ponctués du rire lugubre de RZA dans « Ain’t the Devil Happy », c’était quelque chose aussi. Et puis il y a Jeru, personnage fascinant avec son flow haché, sa façon de découper les mots et sa posture de gardien du temple, moine-savant-mystique-perverti. The Sun Rises in the East, c’est ma définition d’un rap chimiquement pur qui trouve sa première entrée. – David²


We Can’t Be Stopped Geto Boys – 1991

Après le boom-bap et le g-funk, j’ai découvert le son sudiste avec ATLiens qui aurait eu toute sa place ici. Mais c’est « Mind Playing Tricks On Me » de Geto Boys qui m’a le plus fait halluciner. Le clip m’avait rendu dingue : Scarface parano qui voit des fantômes, Willie D qui se fait poursuivre par les démons de ses anciennes victimes, Bushwick qui met une mandale à un badaud avant de se rendre compte qu’il tabasse le sol. La violence crûment décrite, l’ambiguïté morale, l’ambiance psychotique du morceau, décuplées par le sample à contre-emploi de « Hung Up On My Baby » d’Isaac Hayes… J’avais l’impression d’entrer dans une autre dimension. Le titre n’a d’ailleurs aucun équivalent dans We Can’t Be Stopped, qui est presque une compilation de solos. Mais peu importe : on retrouve la folie de Bushwick dans « Chuckie », les psychotropes de Face dans « Gotta Let Your Nuts Hang », et la violence pas que verbale de Willie D, qui plie les trois temps de « Homie Don’t Play That » comme des bretzels. Alors, si imparfait soit-il, dans une hypothétique liste de mes traumatismes indélébiles liés au rap, We Can’t Be Stopped aurait sa place sur les sommets. – David²


Madvillainy Madvillain – 2004

Plusieurs albums des années 2000-2010 ont redéfini mon rapport au rap : My Beautiful Dark Twisted Fantasy (qui a tué le sale puriste qui était en moi), Marcberg, Doris, The Night’s Gambit (qui ont, a contrario, montré qu’on pouvait être un puriste qui ne soit pas passéiste). Madvillainy est ma première rencontre avec Doom et Madlib. Dès la 29ème seconde de « The Illest Villains », je savais qu’il se passait un truc. Je me suis pris cet album comme les spectateurs français ont dû se prendre À bout de souffle en 1960 : sans rien comprendre mais fascinés par les coupes, les collages, les faux raccords, les références, les ruptures de ton, bref, par un énorme bordel qui envoie valser toutes les règles, et est en fait extraordinairement réfléchi. La place que Madlib laisse à la musique, le soin apporté aux transitions (au hasard entre « America’s Most Blunted » et « Sickfit »), la densité couplée à l’épure, et la facilité insolente avec laquelle MF Doom se place sur cet espèce de puzzle incomplet : Madvillainy est inlassablement jouissif, et à mes yeux la plus parfaite collaboration possible entre un MC et un producteur. – David²

« Cette tape et l’ascension fulgurante de Young Thug m’ont permis en 2015 d’éviter de tomber dans la posture cliché du néo-puriste aigri. »

Hugo

2001 Dr. Dre – 1999

2001 possède des arguments solides pour être considéré comme l’album le plus populaire de l’histoire du rap. C’est aussi le premier que je connaissais par cœur à force de l’entendre pendant des trajets de voiture, les séances de muscu de mon père, les sessions de nettoyage de l’appartement le dimanche matin et les soirées de mes parents auxquelles j’étais trop jeune pour rester si tard. L’aspect cinématographique, irrévérencieux et spectaculaire de l’album suffisait à me fasciner et me rendre accro. Pour le meilleur et pour le pire, tous les curseurs étaient poussés à leur paroxysme : la débauche de drogues et d’alcools, la folie d’Eminem, la production chromée de Dre et son équipe, la misogynie crasse, la violence performative exacerbée ou encore la célébration ultime à travers des tubes qui ont largement dépassé le cadre du rap. À bien des égards, 2001 représente beaucoup de problématiques que le rap a désespérément besoin de laisser dans le passé. Il n’en reste pas moins une pièce essentielle du rap américain et de mon amour pour cette musique. – Hugo


Watch The Throne Jay-Z & Kanye West – 2011

Tha Carter III de Lil Wayne m’avait déjà marqué comme premier album blockbuster que je vivais en temps réel. Mais c’est avec Watch the Throne que j’ai commencé à tout suivre, de l’annonce jusqu’à la sortie. Chaque news et single annonçait l’album du siècle. Le 8 août 2011, après avoir réalisé la performance rarissime d’éviter le leak habituel sur Internet une semaine avant sa sortie, le chef-d’œuvre tant attendu de Jay-Z et de son disciple Kanye West se trouve être finalement l’album le plus décevant du siècle. Les six premiers titres du disque répondent plus ou moins bien aux attentes irréalistes montées de toutes pièces par les médias et les fans, mais la suite s’écroule dans une deuxième moitié impossible à réécouter en 2025. Malgré tout, j’en garde un souvenir impérissable. Aucun autre album ne réussit à me transporter aussi bien à cette époque où absolument tout me paraissait nouveau et cool. La tournée extraordinaire passée par Bercy a fini par me faire plonger définitivement dans la discographie des deux rappeurs, qui ont longtemps fait partie de mes préférés. – Hugo


good kid, m.A.A.d city  Kendrick Lamar – 2012

Avec du recul, ma première écoute de good kid m.A.A.d city à sa sortie en 2012 fut sûrement la pire que l’on puisse imaginer : tracklist dans le désordre, compréhension de l’anglais approximative et qualité sonore médiocre sur YouTube. Pourtant, dans mes oreilles d’adolescent de 14 ans passionné par le rap et fortement investi dans la carrière de Kendrick Lamar depuis Section.80, tous ces morceaux ainsi que ceux accompagnant cette ère (Cartoons & Cereals, Westside, The Heart Pt. 3…) sonnaient comme un triomphe. Celui d’un rappeur de génie qui a constitué la bande-son quotidienne de la fin de mes années collège et lycée, et que, sans le savoir vraiment, j’allais continuer d’écouter 13 ans plus tard. Mais c’est surtout celui d’un label, TDE, dont les autres sorties en 2012 marquaient définitivement le rap américain au fer rouge. Au-delà de ses qualités intrinsèques, si good kid m.A.A.d city a su résister à l’épreuve du temps et conserver son statut de monument absolu, c’est aussi parce qu’il est sûrement le dernier classique incontestable et unanime d’un genre plus que jamais fracturé et ne s’embarrassant plus avec un quelconque « consensus » en 2025. – Hugo


Enter The Wu-Tang (36 Chambers) Wu-Tang Clan – 1993

Mon éducation aux classiques de l’âge d’or du rap américain s’est principalement faite grâce aux forums. En 2013, mon voyage scolaire à Berlin en plein hiver et ses 16 heures de car m’imposaient une selecta d’albums de qualité indiscutable. Illmatic de Nas, The Infamous de Mobb Deep et Enter The Wu-Tang (36 Chambers) du Wu-Tang ressortaient des conversations constamment comme la sainte trinité new-yorkaise. C’est le troisième qui a retenu mon attention tout au long du trajet et du séjour. Dès le départ, j’ai identifié cet album comme un album de bagarre : Method Man sourit en te pétant la gueule, Ghostface envoie des grosses mandales à chaque entrée de couplet, ODB arrache des jugulaires avec ses dents, RZA coupe des têtes et GZA pratique un kung-fu chirurgical. Chacun d’entre eux avait son propre style. Les interludes hilarants et les extraits de films cultes asiatiques rendaient la globalité tellement fun à écouter. Cet album et les solos du groupe ont été une étape importante dans mon parcours d’auditeur. J’ai passé toute l’année suivante à me gaver du maximum de classiques possible. – Hugo


Tha Tour Pt. 1 Rich Gang – 2014

La seconde itération de Rich Gang chapeautée par Birdman et incarnée par Young Thug et Rich Homie Quan n’aura finalement duré que le temps d’une mixtape. Mais quel genre de mixtape exactement ? Une que l’on pourrait qualifier sans trembler de sommet suprême de la trap d’Atlanta. Tha Tour Pt. 1 synthétise en 2014 toute l’histoire du genre : la trap conquérante et charbonneuse de Jeezy, celle loufoque de Gucci Mane et celle plus mélodieuse de Future. Elle préfigure également toute la vague mainstream des années suivantes qui a réussi à faire rentrer la trap dans tous les foyers. L’explosivité imprévisible et extravagante de Young Thug et la virtuosité mélodique terre-à-terre de Rich Homie Quan ont donné naissance à un duo en symbiose parfaite. La multitude de nouvelles idées musicales formidables fusent de toute part. Cette tape et l’ascension fulgurante de Young Thug m’ont permis en 2015 d’éviter de tomber dans la posture cliché du néo-puriste aigri qui déverse gratuitement sa haine à chaque nouveauté dans le rap. Merci Jeffery. – Hugo

« Ce qui me frappe encore dès les premières lignes, c’est le timbre vif de Mélanie, une voix qui déraille un peu et surtout des yeux brillants que j’entendais à travers ses textes. »

Inès

Puisqu’il faut vivre Soprano – 2007

Puisqu’il faut vivre a été ma première porte poussée vers une thérapie. Je m’imagine encore sur ce divan en cuir, à écouter le monde autrement – à travers les mots d’un homme qui tentait de recoller les morceaux du sien. Encore enfant lorsque ma grande sœur passait ce disque dans la voiture, je ne comprenais pas tout, mais assez pour sentir que quelque chose brûlait là-dedans. Plus tard, j’y reconnaîtrai certaines de mes fractures. Vingt titres qui portent l’urgence de rapper une injustice intime et pour cause : les fracas politiques, les fragmentations culturelles douloureuses, la dépression et ses effets. Ainsi, pour rapper ses fêlures en se recouvrant de pudeur et de droiture, il est bon de faire appel aux camarades de plume comme Diam’s, Le Rat Luciano, Blacko, Léa Castel ou ses frères de Psy 4 De La Rime. De quoi magnifier cette aquarelle instable diluée d’amusement « Halla Halla », de courroux « Bombe humaine » et toujours dominée d’un gris-bleu persistant, crevant, celui de la mélancolie. « Puisqu’il faut vivre, autant l’faire avec le sourire » : un mantra naïf, porté par l’accent marseillais. Soprano le rappait à vif, et pour moi, le rappera à vie. – Inès


Entre ciment et belle étoile Keny Arkana – 2006

Sorti en 2006, Entre ciment et belle étoile rentre à nouveau dans la catégorie des passe-passe familiaux : ma mère me fait découvrir « Victoria » sur les enceintes grésillantes de la voiture. La boucle répétitive du piano s’ancre dans ma tête, impossible de m’en défaire. Laissant alors défiler l’ensemble de l’album, je saisis rapidement la violence intense en dehors de mes murs. La voix de Keny Arkana ne raconte pas seulement sa vie mais porte le poids d’une Argentine en colère, de ses disparitions, de ses combats collectifs et d’une mémoire politique qui ne guérit jamais. Plonger dans ce disque c’est s’animer d’une lutte : pas d’effets, pas d’ornements, une rage précise, structurée, nourrie par les fractures sociales. « La mère des enfants perdus » en est le point le plus âpre où l’abandon, la misère et la force du pouvoir de la rue sont décrits sans détour. Pourtant chez la jeune Marseillaise, la colère n’est pas un débordement mais une boussole. Cela m’apprendra rapidement que défendre ses valeurs, pour une femme, relève parfois de la survie alors mêler la poésie à un peu d’insurrection ne fera jamais de mal. – Inès


L’Palais de Justice Freeman et K-Rhyme le Roi – 1999

« Il s’appelle le Freeman » et il m’a fait aimer le rap dans sa plus belle forme : un piano, des scratchs, des nappes de violons et un vécu d’écorché à chaque morceau. C’est à nouveau celle qui m’a donné la vie qui m’a prise par la main pour entrer dans l’palais de justice, un album qui fait aujourd’hui office d’héritage. Alors il tourne dans mes écouteurs, et on me jette un  regard curieux dans le RER quand on me voit bouger la tête. Les rythmes me donnent mal au cou, et un sentiment d’invincibilité me traverse lorsque « La sphère de l’influence » se joue : « on naît pas fou, on le devient ». Ce qui me marque, c’est la manière dont ce disque s’installe discrètement dans ma vie jusqu’à structurer en partie le regard que je pose dessus. D’ailleurs, ma double culture n’échappe pas à ce qui me transperce dans le grain puissant de Freeman. Son parler sec et triste lorsqu’il rappe son mal de l’Algérie, du bled qui se pourrit par les tueries et les idéologies de la décennie noire, notamment sur « Bladi », se confond avec les témoignages qui m’entourent. C’est la dignité que je retiens avant tout, celle d’un homme qui narre l’histoire de ses communautés : « Si je revendique ces choses pour mes sœurs, c’est que dans leurs cœurs ça va mal ». – Inès


Dans ma bulle Diam’s – 2006

S’il y a un album que je pourrais rapper du début à la fin, où chaque respiration, gimmick et intonation compte, ce serait celui-ci. Ce disque et cette artiste me suivent depuis l’enfance et portent encore l’odeur de ma grande sœur. J’y ai retrouvé très tôt des fragments qui faisaient déjà partie de ma vie : une effrayante sensibilité, la difficulté d’exister en périphérie, les doutes et la douleur qu’on étouffe sous une carapace de bravade. Dans cet album, chaque morceau a sa place et aucun ne mange l’autre, une prouesse tant il est dense. Ce qui me frappe encore dès les premières lignes, c’est le timbre vif de Mélanie, une voix qui déraille un peu et surtout des yeux brillants que j’entendais à travers ses textes. Passant de l’hymne à la sororité « Big Up » à la lettre douce-amère de « Marine » pour s’arrêter sur le murmure d’espoir de « Car tu portes mon nom », j’ai été vite émerveillée par la profondeur de cet album et du parcours de cette petite banlieusarde. Inlassablement, c’est un disque vers lequel je reviendrai parce que, comme elle, « j’ai le rap dans le sang, le rap m’a bercée, le rap m’a percée au plus profond de moi, tu le ressens ». – Inès


Le Revers de la médaille Djajda & Dinaz – 2018

Dans mes souvenirs, Djadja et Dinaz forment le premier duo qui porte fièrement l’étendard du 77. Défendre Meaux sur la carte du rap n’est pas tâche aisée, pourtant ils arrivent en criant (littéralement), et on retient qu’ils n’ont pas envie de rentrer dans une autre bulle que la leur, pas la plus en vogue dans le paysage du rap à l’époque. Ce qui émane de leur musique dès le début, et qui emporte toujours c’est cette mentale de Seine-et-Marne : une opiniâtreté qui surprend. De fait, dans les discours, ceux qui viennent de « là-bas » sont loin de tout, pas assez « dans les codes » pour traîner dans l’intra-muros et se font vannés de « pouilleux », de « gueux » car ils habitent à deux heures de RER ou de Transilien. Djadja et Dinaz mettent alors pied à l’étrier prenant « Ce qui est à nous » avec une pointe d’amertume. À la sortie du disque, je ressens une démangeaison de le faire écouter à la Terre entière : les morceaux tournent dans les secteurs, font résonner la fête et la légèreté : « J’souris », « Mon ami », « Zumba ». Il cimente mes amitiés, cristallise nos souvenirs et aujourd’hui ravive une nostalgie abyssale : le revers de la médaille finalement. – Inès

« Un peu comme si je revenais d’un voyage aux confins du cosmos et de la psyché humaine, à travers des bulles d’oxygène couleur émeraude. »

JulDelaVirgule

Full Clip: A Decade Of Gang Starr Gang Starr – 1999

Regroupant des titres parus entre 1989 et 1999, le best of de Gang Starr a été pour moi une porte aux étoiles. La voix de velours de Guru et ses storytellings prenant place dans la grisaille new-yorkaise injectaient autant de conscience sociale que de codes de la rue dans mon esprit d’adolescent. Le génie de Preemo aux machines faisait remonter le temps jusqu’au « Little Green Apples » de Monk Higgins et poussait à découvrir d’innombrables rappeurs en scratchant leurs phases en guise de refrain. Le duo se transformait presque en documentaristes en diggant, par exemple, un moment d’histoire de l’aérospatiale pour le juxtaposer à deux secondes d’un dialogue de comic book. En plus d’avoir perfectionné mon anglais, comme les premiers solos du Wu-Tang, via des pages et des pages de leurs paroles imprimées via ohhla.com, Full Clip allait devenir la principale fenêtre vers des univers musicaux et culturels infinis. Avec « toujours un message derrière », la formule de Gang Starr a été pour moi l’antonyme de la boîte de Pandore. – JulDelaVirgule


ATLiens Outkast – 1996

Chaque printemps, le deuxième album d’Outkast a une forte propension à revenir dans mon lecteur CD. Enveloppé d’une atmosphère mystique unique, ATLiens a sur moi un effet thérapeutique. À son écoute, je me retrouve tour à tour sur une exoplanète marécageuse de la constellation d’Orion ou au volant d’une Cadillac au carrefour de « Headland and Delowe ». Avec l’aide d’Organized Noize aux productions, le duo aura le temps de refaire encore un ou deux chefs-d’œuvre, mais ce deuxième opus leur restera, pour moi, supérieur. De « You May Die », dont le chant semble jaillir d’une cité perdue au cœur d’une jungle amazonienne, au final « 13th Floor / Growing Old » introduit par la voix caverneuse de Big Rube, l’expérience ATliens se répète inlassablement comme singulière et salvatrice. Un peu comme si je me trouvais plongé dans le liquide régénérant de la machine médicale de l’armée de Freezer sur Namek. Un peu comme si je revenais d’un voyage aux confins du cosmos et de la psyché humaine, à travers des bulles d’oxygène couleur émeraude. – JulDelaVirgule

Mode de Vie… Béton Style Le Rat Luciano – 2000

J’aurais pu choisir Métèque et Mat ou Où Je Vis, voire même 1001 Fantômes. Mais la spontanéité du Rat et la singularité des productions de Pone ont pris le dessus sur ces incontournables du rap bordé par la Méditerranée qui ont bercé mon adolescence. Mode de Vie… Béton Style, c’est d’abord une esthétique sonore. Celle où un proto-funk-eighties-éthéré prend le pas sur les habituels samples de soul américaine. Ça, c’est la part de Pone qui, pour l’époque, sortait des clous. Quant à celle du Rat Luciano, c’est celle d’un local du Panier qui avait déjà impressionné son monde avec son groupe et des versets d’écorché. Timbre de voix reconnaissable entre mille, amour illimité envers la « zone » et la classe ouvrière, haine rancunière envers l’État, le système et ses administrations. Avec en plus une façon de charcler et tordre les mots pour en sculpter un flow imprévisible en gardant l’instinct d’un animal. Le Rat sortait des égouts (même le boîtier du CD se prêtait au jeu) pour se livrer dans un torrent de sincérité. C’était l’« under » de Mars en direct, dépeint dans une crasse magnifique. – JulDelaVirgule


Perdants Magnifiques Sameer Ahmad – 2014

De 2003 à 2013, le rap m’a moins intéressé. Derrière ce désengouement, il y avait un mélange qui appartient à des cycles : des postures de puriste, une nostalgie d’une façon de produire avec des samples, la magie des « débuts » qui s’estompait et des nouvelles sonorités qui m’attiraient moins. Mais autour de 2013, le label TDE changeait la donne en digérant différentes époques et différentes scènes. Le rapport avec Sameer Ahmad ? Difficile à dire. Mais le Montpelliérain est arrivé pour son ex-nouveau « premier album » avec une manière de faire du neuf avec du vieux. Une façon de mélanger le classicisme à la modernité avec de l’épure, un sens de la formule ludique tout en laissant la musique respirer. Un « jazz de G’s » ou un « truc qui se rapproche de ce qu’ils appellent le rap » comme il le dira plus tard dans un puzzle de mots et de pensées toujours enrobé dans une production léchée. Premier d’une lignée d’albums remarquables, Perdants Magnifiques est tout simplement un petit tour de magie qui tombait à pic. – JulDelaVirgule


Ironman Ghostface Killah – 1996

Ce cinquième paragraphe était normalement dédié à un album plus récent. Mais le temps avançant, et la deadline se resserrant, une petite voix venait s’installer sournoisement dans ma tête. Cette voix, c’était celle de Teddy Pendergrass qui disait « Love was never born to say goodbye » sur une espèce de suite d’« Ice Cream », avec toujours Raekwon et Cappadonna, sur le premier album de Ghostface. Ironman, c’était le disque jumeau de la Purple Tape sortie un an avant. Only Built 4 Cuban Linx… avait l’avantage du premier arrivé – c’est aussi objectivement le meilleur des deux – mais Ironman, celui dont on parlait moins, avait un charme indéniable. Les samples de RZA toujours, mais une des dernières fois de cette façon, des extraits de The Education Of Sonny Carson, de Carlito’s Way (« Where we goin’ for breakfast ? ») et même de Usual Suspects. Il y avait aussi l’émouvant « All That I Got Is You », un sample du « Nautilus » de Bob James, un autre d’Al Green et toute la soul que Ghostface allait injecter dans son rap tout au long de sa discographie. – JulDelaVirgule

« Dans la chronologie de cette vie que déroule Sinik, il y a la cause et le remède à mon infini pessimisme. »

Juliette

IL ME RESSEMBLE PAS NON PLUS Khali – 2022

Je me suis d’abord demandé si j’avais assez de recul pour intégrer dans mes jalons un disque sorti en 2022. Si je devais le décrire en parlant de l’immense travail des producteurs, ce savant mélange entre instruments classiques et sonorités électroniques parfois éthérées. Si je devais plutôt remettre sur le tapis le grain de voix curieux de Khali, les harmoniques, l’émotion qu’il dégage. Mais ce ne serait pas suffisant pour en capturer l’essence. Bizarrement, c’est parce qu’il me ressemble que je brûle autant pour cet album. C’est parce qu’il offre un espace de rêverie, de recueillement – un temps pour l’intimité et la bienveillance qu’on doit à soi-même, quand on « sonne trop original » ou qu’on ne va « jamais comme ils vont ». Khali confronte sa solitude, son sentiment de décalage, et le dissèque jusqu’à l’embrasser sur des ambiances dansantes. Se dessine dans tout ça une filiation évidente et électrisante avec Stromae. – Juliette 


La Zone en personne Jul – 2018

L’avantage d’un rappeur qui sort deux à trois disques par an, c’est qu’en tant qu’auditeur.ice, on associe chacun d’entre eux à une période particulière. D’ailleurs, d’aucuns ont leur petit chouchou dans sa discographie, celui duquel ils ne se lasseront jamais. Question de sensibilité, de goûts, d’époque. On peut dire que j’ai grandi avec Jul : aveu de mon jeune âge, Dans ma paranoïa est en fait le premier album de rap que j’ai poncé… Quelques années plus tard, c’est La Zone en personne qui deviendra pour moi cet opus particulier du J. Sa durée aurait pourtant pu me faire fuir : pas moins de 2h26 pour 40 titres, rien que ça. Mais s’il y a probablement quelques morceaux superflus, la narration y est toujours sincère, décomplexée. Le Marseillais se laisse aller à des refrains devenus cultes (« Asalto », « Amore », « Pour un violet »), à la vulnérabilité qu’il porte en amitié (« Je t’aimais bien ») et en amour (« Dans tes yeux »), à la rage et à la danse, dans son langage, sans faux-semblants. « Et ouais le sang, je fais comme je le sens. » – Juliette


La Main sur le cœur Sinik – 2005

Dans la chronologie de cette vie que déroule Sinik, il y a la cause et le remède à mon infini pessimisme. Et pour cause : chaque phase transpire sa fâcheuse tendance à vivre dans le passé, comme coincé dans une boucle. Gonflé d’espoir en semaine A, prêt à crever en semaine B. Le rappeur s’auto-accule, habité par haine et culpabilité. Est abordée la violence de son environnement, l’adelphité, sa vie de taulard et la guerre d’Afghanistan – du 11 septembre à la chute de Kaboul – sur une prod quasi apocalyptique où sont samplé.es Antonín Dvořák et des sirènes de police. Au sein de chaos se tient, omniprésent, le récit de son rapport au suicide. Décomplexé, vidé de pudeur. « Je ne peux vivre, tu vois ce que je veux dire » (« Cœur de pierre »), « Dans les airs, on aimerait s’envoyer » (« Dis leur de ma part »)… Sinik rêve la mort, la rejette, la raconte en long et en large sur le déchirant « Rue du paradis ». Et choisit de continuer à exister, pour les siens, La main sur le cœur. Je m’y retrouverais d’autant plus s’il était moins misogyne. – Juliette


L’Arme de paix Oxmo Puccino – 2009

Loin d’être le disque le plus marquant de la longue et dense carrière d’Oxmo Puccino, L’Arme de Paix est celui pour lequel j’ai le plus d’affection. Sûrement parce qu’il m’accompagne dans la mort d’un ami et, par la force des choses, dans l’inévitable constat du temps qui passe. Dans celui que les relations ont une fin, que la mémoire a ses limites, qu’il faut la chérir en la gravant sur le papier. Au lieu de tomber dans le regret, le rappeur prêche ce sentiment d’impuissance et ce qu’il provoque. « Parce que la vie est amère, comme un jus de pamplemousse avec de la mousse de bière » (« Partir 5 min »). Son phrasé tantôt monocorde, tantôt mélodieux, tient aisément de grands noms de la chanson française ; déferle sur chaque guitare, chaque batterie, et même sur le tic-tac dantesque de l’horloge dans mon morceau préféré, « 365 jours ». Peut-être que la positivité que j’exècre passe mieux dans la bouche d’un ex-déprimé chronique. Quelques rayons de soleil pénètrent la vitre avant de la voiture, et le trajet suit son cours. – Juliette


Paradise Hamza – 2019

En 2023, j’écrivais déjà dans le bilan de l’Abcdr sur la frustration que je ressentais en écoutant Hamza. Comment des albums aussi incomplets peuvent-ils m’obséder à ce point ? Quand le Belge accouche de Paradise, il vient de perdre son père – qu’il repose en paix – et de l’enterrer dans une petite ville du Rif oriental qui lui permet de renouer avec une partie de lui qu’il avait laissée de côté. Le disque n’est donc pas aussi intime qu’il aurait pu l’être sur le plan lyrical. Ce que le rappeur donne en revanche, et qu’il maîtrise comme peu, c’est l’ambiance. Sa voix suave habillée d’autotune, sa façon de dire, de prononcer – et bien sûr son chef d’orchestre en la personne de Ponko – traduisent un Hamza en recul, contemplatif. Pour moi, auditrice, octroient une étrange mais agréable impression de flotter (comme sur la pochette). Attirée par cette énergie magnétique, entraînante et parfois tranchante qui ne quittera sûrement jamais mes écouteurs. – Juliette

« Il y aura résolument un avant et un après la découverte de cette musique heurtée mais belle, de ces enchaînements de couplets furieux et de ces paroles cryptiques. »

Kiko

Code Red DJ Jazzy Jeff & The Fresh Prince – 1993

Depuis quelques mois, on suivait religieusement Le Prince de Bel-Air et les aventures de Will, « In West Philadelphia, born and raised », chez ses riches cousins californiens. L’info arriva assez vite : avant d’être acteur, le Will en question était surtout un rappeur plutôt connu ; en plus, son binôme était Jazz, le même qu’oncle Phil envoyait régulièrement valdinguer dans les escaliers. On cherchait depuis quelque temps une porte d’entrée vers cette musique qui nous intriguait de plus en plus : en voilà une toute trouvée. Un grand finit par mettre la main sur le CD de Code Red, dernier album (en date à l’époque, tout court aujourd’hui) du duo. Après avoir insisté des semaines, il m’en fera une copie cassette. Ce sera mon premier album de rap. Code Red est inégal, avec quelques tentatives de crossover peu inspirées. Mais jetez une oreille à « Somethin’ Like Dis », par exemple : si la réputation de Jazzy Jeff en tant que DJ n’est plus à faire, celle de Will Smith, le rappeur, mérite un bon coup de polish. – Kiko


Enter the Wu-Tang (36 Chambers) Wu-Tang Clan – 1993

C’était une époque où, avant de pouvoir écouter un groupe, on en entendait parler et on lisait à son sujet. Les adjectifs qualifiant la musique du Wu-Tang Clan étaient intrigants et souvent les mêmes : « sombre », « hypnotique », « étrange ». Un initié avait certainement déjà passé « C.R.E.A.M. » sur une radio-cassette au terrain de basket-ball. Mais le Wu, ça ne s’apprécie pas dehors, en short et sous le soleil. La rencontre se fera en bonne et due forme : au fond d’un bus, la nuit, dans un paysage urbain et austère ; une fois le CD d’Enter the Wu-Tang chopé pour quelques dizaines de zlotys chez un disquaire de Cracovie. Et après avoir appuyé sur le bouton play d’un lecteur CD portable vint la révélation : comme si quelqu’un, à des milliers de kilomètres de là, avait mis des sons sur des sensations éprouvées et des moments vécus. L’impression de vivre une étape importantissime dans une vie d’auditeur fut immédiate. Il y aura résolument un avant et un après la découverte de cette musique heurtée mais belle, de ces enchaînements de couplets furieux et de ces paroles cryptiques. – Kiko


The Cold Vein Cannibal Ox – 2001

Sur The Cold Vein, El-P semble vouloir faire émerger le beau d’une matière toujours plus informe et rugueuse. En résultent quelques-unes de ses productions les plus marquantes, à la fois subtiles et massives. Mais il s’agirait de ne pas oublier le duo Cannibal Ox : dans une complémentarité admirable, Vast Aire répond avec bonhommie au trop sous-estimé Vordul Mega, toujours âpre et tendu. Peu avares en images et en allusions, les résidents d’Harlem parlent de lutte et de résilience, avant que ça ne devienne un énième terme vidé de son sens par des marchands de vent. Les prods sont parsemées de bruits étranges, qui rappellent ceux des machines à commande numérique des usines autour de chez moi, alors toutes en train de péricliter. The Cold Vein m’accompagnera d’ailleurs dans la transition de la petite ville ouvrière « où tout le monde se connaît » vers la capitale régionale, ses réseaux de transports en commun, ses bâtiments imposants, ses installations universitaires grises et froides. – Kiko


Table Scraps MHz – 2001

Table Scraps n’est pas un album, c’est un recueil de démos et de titres parus sur compilations et maxis. L’exercice a ses limites : la qualité des enregistrements est inégale et certaines punchlines reviennent plusieurs fois. Mais, grâce à la verve des rappeurs et aux productions lumineuses de RJD2, de ces « brouillons » émane une fraîcheur enthousiasmante qui fait vite oublier leurs petits défauts. Et rappelle que la spontanéité est centrale dans le rap – « trop sophistiquer c’est péché ». Table Scraps est le seul vrai long format de MHz, jeune groupe fort attachant, promis à un bel avenir avant de se fracasser de manière spectaculaire. Camu Tao et Copywrite, ses principales figures, finiront par se foutre sur la gueule dans un des premiers beefs à suivre presque en direct sur Internet. Ils se rabibocheront quelques années plus tard, mais Camu décédera d’un cancer peu après. Table Scraps est donc le témoignage d’une époque radieuse, qui renvoie à une période de la vie que les plus chanceux ont pu connaître : celle où on ne se pose pas de questions et où le champ des possibles est encore grand ouvert. – Kiko


Telefone Noname – 2016

Avec cette tête de mort au-dessus du personnage représentant Noname, la cover de Telefone résume bien son ambiance : une tristesse diffuse plane sur l’ensemble de l’œuvre, même dans ses moments les plus légers. La rappeuse de Chicago s’orientera ensuite vers un registre moins introspectif et plus militant, mais sa première mixtape parle principalement de deuil et d’absence. Il y a quelque chose d’incroyablement touchant dans la mélancolie de « Yesterday » ou la désolation de « Shadow Man ». Pour ne rien gâcher, la douce voix de Noname est parfaitement mise en valeur par une instrumentation riche et cotonneuse. Une meuf de vingt-cinq piges qui fait de la musique d’adulte – que j’aurais sans doute été incapable d’apprécier au même âge. – Kiko

« Quand tout avait le goût des cendres, il restait la lueur noire de Tragédie d’une trajectoire. »

Manue

Si Dieu veut… Fonky Family – 1997

Entre la culture musicale de Pone, la furie et la foi des jeunes protagonistes, l’anarchisme rigolard de Don Choa qui commençait à poindre, j’adore chaque seconde, chaque sample, chaque interlude de Si Dieu veut. À travers cet album, j’ai vu mûrir mon goût pour le rap. Adolescente, j’étais fascinée par la hargne de Sat (je me passais en boucle « Verset II »). Adulte, j’ai fini par préférer ce flow en apparence moins flamboyant, toujours sur le fil (« quand j’écris c’est comme l’amour je me demande si c’est fiable » rappera-t-il dans son album solo), ce flow qui a même impressionné Mario Rodriguez, l’ingénieur du son new-yorkais qui a mixé l’album : celui du Rat. Cela dit, la FF reste la matrice de mon goût pour le rap qui fait primer l’émotion à la technique. Un principe auquel je resterai extrêmement fidèle, et qui me fera aimer leurs successeurs les plus louches. Il y a une plage à La Ciotat, connue seulement des locaux. Sur un mur, un tag de mon frère est toujours visible, même si les vagues l’estompent au fil des années. C’est une citation de cet album. – Manue


Witch Gangsta Boo & La Chat – 2014

J’envie les US pour deux choses : leurs rappeuses et Halloween. Frustrée par les subjectivités féminines représentées dans le rap français, j’ai trouvé chez les rappeuses outre-Atlantique ce qui me manquait ici. Et la petite fille dont le film préféré était Sleepy Hollow n’avait évidemment rien contre l’esthétique Three 6 mafia. Witch de Gangsta Boo et La Chat, découvert à la fin des années 2010, incarne ce versant de mes goûts musicaux. Alors non, l’EP n’est pas parfait, à l’image de ces rappeuses bourrées d’aspérités. Pourtant, il montre ce qu’il est possible de faire, entre meufs un peu bizarres, différentes mais ensemble, en investissant le rap de cette imagerie des sorcières (attention, rien à voir avec du Mona Chollet). De l’intro où la voix de la chanteuse canadienne Fefe Dobson crée une ambiance coven (version underground de « The Ballad of the Witches’ Road ») jusqu’aux guitares électriques et au refrain cryptoféministe de « Thelma et Louise », c’est devenu une tradition perso : le réécouter à chaque Halloween – juste après « Dr Hannibal. » – Manue


A7 SCH – 2015

Cette mixtape sera toujours liée au passage d’un automne-hiver d’attentats et d’état d’urgence au printemps d’un mouvement social. Place de la République, un camion-sono fait danser la moitié la plus jeune du rassemblement sur « A7 » et son sample de chant bulgare. Hymne générationnel, « A7 » a cristallisé ce nouveau rapport moins injonctif – moins chiant – aux liens entre rap et politique, dans lequel nous sommes beaucoup d’enfants des 90’s à nous reconnaître. « Se lever pour 1200 c’est insultant. » Je n’ai jamais suivi d’aussi près l’éclosion d’une tête d’affiche. Un gars quasi de mon âge et de chez moi, qui parvenait à concilier par un flow et une écriture insaisissables des aspects disparates de ce que le rap pouvait être. Marseillais et parisien, original et influençable, lyriciste et hitmaker. Cette dualité se ressent un peu schématiquement sur la mixtape, partagée entre deux producteurs à la vision différente. S’il y a un SCH que je préfère à l’autre, il reste dans son ensemble le rappeur qui, au tournant de 2015, a peut-être le mieux fait le pont entre les villes et les générations. – Manue


Tragédie d’une trajectoire Casey – 2006

Quitte à sauver un nombre limité de classiques, j’ai viré ceux des pointeurs. J’ai voulu à un moment ne garder que celui-là. Quoi qu’il arrive, il restera toujours celui-là. « Pourquoi suis-je si radicale ? Épouse la cause du faible de façon machinale… » Tombée malade en 2022, il m’était devenu impossible d’apprécier un seul être humain, un seul morceau de rap sans penser qu’il n’y avait que des lâches, des vendus, et que j’étais peut-être la pire d’entre eux. Quand tout avait le goût des cendres, il restait la lueur noire de Tragédie d’une trajectoire. En réécoutant, ma haine de moi-même se transformait en haine vers le pouvoir et ceux qui l’incarnent. Cette rigueur sombre qui transparaît de chaque rime, chaque instru, constitue un sommet de ce que peut le rap en tant que musique digne, corrosive, postcoloniale, libre, hardcore. Telle Lila Cerullo, Casey nous apprend à refuser, à dire : non, je ne participerai pas à votre grand cirque de l’oppression. Je m’y suis raccrochée, déterminée à sortir du sol à la force des allitérations scolaires et assassines du meilleur rappeur français, tous genres confondus. – Manue


L’École du micro d’argent  IAM – 1997

Après les strophes de Maurice Carême (et le pokérap), les premiers couplets que j’ai soigneusement appris par cœur sont ceux de L’École du micro d’argent. Dans une ère pré-Genius, mon cerveau s’amusait à inventer les mots que je ne saisissais pas. Le son primait sur le sens. J’ai su plus tard, en français, ce qu’était une « métaphore filée ». L’album en était plein : raison séminale pour laquelle, jeune adulte, j’organiserai avec mon cher Benoît Dufau le séminaire « La Plume et le Bitume. » Mon affection tient aussi à une spécificité locale. J’avais l’impression qu’ailleurs, le rap était la musique des jeunes, pas celle des parents, des oncles, des tantes. Or, dans le 13, IAM, c’était un peu tout le monde. J’ai la chance d’avoir des amis d’enfance. Si nous avons des vies très différentes aujourd’hui, IAM reste un dénominateur commun. Combien de réécoutes, de vannes sur Freeman, de couplets rappés en chœur lors de soirées ou plus tard, dans les voitures ! En 2025, nous sommes allés en équipe au Vélodrome. Cet album nous lie encore. Je l’aime autant que je les aime. – Manue

« Écouter Or Noir en 2013, c’était vivre le tremblement de terre, debout sur la faille. »

Paul

La Vie Augmente Vol. 1 Isha – 2017

Le premier morceau de La Vie Augmente (2017) me fait entrer par effraction dans le processus de création d’Isha. Alors que tous les auditeurs de rap français rendent gloire à Nk.F, le morceau est une prise unique, sans mix. La toux d’Isha, le « laisse tourner un peu » avant que les drums démarrent, tout participe à l’autopsie de l’artiste, et à la brutalité que le geste demande. Sa voix est telle que, comme beaucoup, je crois possible d’en être le seul destinataire, un voyeur exalté et terrifié. Isha n’a rien d’un gentil, il ne s’est pas encore vu coller l’étiquette d’hypersensible. Ce qu’il rappe sur les dix titres de la mixtape est aussi pervers que la vie (« je préfère découvrir mon sexe en regardant mes sœurs par le trou de la serrure »), aussi ironique que le diable (« le pasteur est parti avec l’argent du culte »). Isha rappelle l’histoire de Job. De tout le malheur qu’il rappe, il est sorti en vie, et sa foi n’a pas été ébranlée. Il a pour signe d’élection son frigo américain. – Paul


JesuispasséchezSo Fianso – 2017

Le clip de « X » : Fianso quitte les bureaux de Capitol, retourne à la cité dans la Porsche de Tefa, pète le champagne avec les têtes cramées du 93. Il est devenu le héros scorsesien que j’attendais du rap français. La mixtape sort quelques mois plus tard. Fianso rappe la misère crasse, la haine palpable. Il donne le nouvel hymne du 93, qui cristallise tout un département en un ad-lib de Kalash Criminel (« drive-by Aventador je fais le tour de la ville *SAUVAGE* »). Fianso aime la rue, en images (« Retour du Bénin, du hebs dans les bagages »). Par moments, il tombe le masque : « DZ Mafia », ou les premiers mots de la mixtape, éructés sous adrénaline. À la fin de Raging Bull, Robert De Niro, méconnaissable, récite devant sa glace le monologue de Marlon Brando dans Sur les quais. Au cours du plan-séquence, un décadrage fait apparaître Martin Scorsese dans le miroir, dévoilant l’envers du film. Fianso a des airs de Jake La Motta. Il aurait pu se détruire. Sa mixtape est à la fois le film et son envers, les coulisses de sa renaissance. « Stress putain ». – Paul


Or Noir Kaaris – 2013

Écouter Or Noir en 2013, c’était vivre le tremblement de terre, debout sur la faille. L’album est un classique instantané, il est partout, tout le monde l’imite. Kaaris était talonné de près (Dosseh, Niro, Fianso), mais il est le premier à avoir donné la formule magique de la trap française. L’album est un hapax. Il fait changer les règles du jeu, alors qu’il sort de (presque) nulle part. Après des années d’anonymat, passées dans des studios de répétition, un alignement de planètes veut que Kaaris rencontre Therapy, et qu’il terrasse l’album du plus gros rappeur français de la décennie précédente, en un couplet. C’est, en quelque sorte, le premier classique que j’ai vécu. Il concentrait toutes les énormités de l’époque, auxquelles j’ai pu parfois adhérer sans recul : l’agressivité bête et méchante, les fantasmes les plus grossiers sur les rappeurs français, la dépolitisation sans complexe, la misogynie border. À la réécoute, il est paradoxalement d’une finesse d’orfèvre. – Paul


Appel Amoin ZL ZL50 – 2021

J’ai découvert le premier album de ZL50 en cliquant sur une vidéo, sur la miniature de laquelle j’avais vu Eskro. J’écoutais Eskro en 2013, année où j’ai quitté La Réunion pour la métropole. Avec le recul, je dirais que, malgré ses morceaux foutraques et sa carrière sans ligne directrice, Eskro est un des rappeurs que j’estime le plus. À sa manière et avec ses imperfections, nombreuses, Appel Amoin ZL est un petit classique de l’île. Je me rappelle avoir écouté le faux refrain final sur le front de mer de Saint-Denis, à l’heure où le soir tombe et où les réverbères restent éteints pour ne pas aveugler les pétrels. J’avais eu le sentiment (ça ne coûte pas cher) que l’île révélait un peu de ce que le zorey que j’étais n’avait pas su déceler avant. Je me rappelle aussi avoir pensé qu’« OCB Black » était une jolie chanson d’amour, dévastée, qu’un Saint-Louisien avait écrite, parce qu’il avait éprouvé la brûlure que laisse la chaleur infernale de l’île. – Paul


Toute entrée est définitive  Asocial Club – 2014

Je découvre l’Asocial Club bien après qu’il a sorti son unique album. Il devient une sorte de code, grâce auquel on en vient à parler de rap avec un collègue, qui deviendra un pote et m’initiera à la discographie de Vîrus, d’Anfalsh et de Al. C’est l’alternative que je cherche au marasme des indépendantistes vendus à Bolloré et des rebelles larmoyant sur l’emprise du système. L’album se donne, dès sa cover, et le nom paradoxal du groupe, comme l’envers du décor. Il est hors normes. Casey, AL, Vîrus, Prodige affirment leur suprématie sans scrupules, renvoient le rap français à ses compromissions, et sifflent la fin de la récréation avec autorité (« Tu prives la misère de sa fierté » assène Al). DJ Kozi organise cet attentat terroriste, qu’il brise à la moitié de l’album, à partir de laquelle les signes s’inversent. De la rage au désespoir, l’album cultive, à quatre ou à cinq, ce continuum de bile jaune et noire. « On creuse parce que c’est notre vision de l’élévation » conclut Rocé, une phrase qui n’a pas fini de me faire cogiter. – Paul

« En racontant ses tranches de vie, Souffrance a posé un miroir sur la mienne. »

Raphaël

X Raisons Saïan Supa Crew – 2001

Le rap français entre dans ma vie avec Solaar, NTM, IAM, Alliance Ethnik, Secteur Ä, Fonky Family, Expression Direkt et 113. Un autre groupe marque une bascule : Saïan Supa Crew. D’abord avec l’album KLR : leur éclectisme, leur beatbox ludique, leurs grimaces vocales, leur polyphonie sur des sujets sérieux ou légers provoquent un effet domino dans mon intérêt pour le rap. Leur deuxième album me laisse une empreinte encore plus importante, car X Raisons est un disque plus abouti. Leurs influences sont cette fois habillées de beats qui cognent pendant tout l’album, tout en étant en décalage avec les canons populaires du rap français de l’époque. Les six membres déroulent un rap plus acrobatique dans les flows, plus étoffé dans les concepts et toujours plus « multiplexe » dans leur manière d’aborder leurs thématiques. X Raisons est aussi un marqueur de mon affect pour les « deuxièmes albums » que je trouve encore plus réussis que les classiques auxquels ils font suite. – Raphaël


Stankonia Outkast – 2000

Côté rap US, New York est ma porte d’entrée : Nas, Wu-Tang Clan, Redman, Busta Rhymes, DMX, M.O.P.. Mais Outkast me fait réaliser très tôt la multiplicité de cette musique et Stankonia me laisse un souvenir impérissable dès sa sortie. Il y a sur ce quatrième album certaines accessibilités pour le jeune auditeur de rap de l’époque : le clavecin énervé de « Xplosion », les cuivres puissants de « Spaghetti Junction », le cool communicatif de « So Fresh So Clean ». Mais pourquoi cette guitare électrique dès « Gasoline Dreams » ? Ces instrus étranges sur « Snappin & Trappin » et « I’ll Call B4 I Cum » ? (et c’est qui ces tueurs « Killer Mike » et « Gangsta Boo » ?) Ces cadences chaotiques sur « B.O.B. », « Slum Beautiful », « ? », « Red Velvet » ? Et comment font Big Boi et Andre 3000 pour rapper si bien en ne ressemblant à personne d’autre ? Surtout, il m’a fallu quatre ans pour appréhender dans son entièreté leur relecture moderne de plusieurs genres afro-américains. Cela ne m’a été compréhensible qu’à mesure de ma propre exploration de cette grande histoire. C’est la force d’Outkast, groupe alpha et omega d’une partie du rap. – Raphaël


Mood Muzik 4  Joe Budden – 2010

Il y a les incontournables qu’il faut connaître si on prétend s’y connaître (© Flynt). Et puis il y a ces artistes qui font moins consensus mais auxquels on s’attache. Dans mon parcours, cet artiste, c’est Joe Budden. De sa découverte en 2003 à ses derniers disques au milieu des années 2010, il a été mon rappeur US préféré, dont j’ai disséqué chaque sortie. Ses punchline référencées, ses introspections cathartiques et storytellings conceptuels, son goût pour les prods gonflés à la soul, au R&B, au rock : tout m’a parlé dans sa discographie. Avec Mood Muzik 4, sa musique a touché au sublime autant qu’elle a résonné en moi pour des raisons personnelles. Après avoir craché son amertume sur le rap et son industrie, et surtout devisé sur les implications de sa dépression dans ses précédents disques, Joe Budden touche à un début de résolution sur Mood Muzik 4 en même temps qu’il trouve avec J. Cardim un producteur qui lui coud un son sur mesure sur une majorité du disque, méditatif et agressif à la fois. – Raphaël


XXX Danny Brown – 2011

Au début des années 2010, le rap US mainstream me saoule. Le son clinquant de Miami, les tubes EDM, les délires aristocratiques m’exaspèrent. Mais la « blog era » permet l’émergence de nouveaux talents, plus singuliers, parfois étranges : TDE, Odd Future, A$AP Mob… Un autre rappeur capte mon attention : Danny Brown. Après The Hybrid en 2010, son XXX en 2011 me fascine. De sa voix criarde, il rappe avec verve ses insanités sous substances. Les productions crades, flirtant avec les B.O. de mauvaise SF, ressuscitent l’esprit du rap indé de Def Jux au début des années 2000. L’humour de Danny, dans le décor pourtant chaotique du Detroit des années 2000 (« Scrap or Die », relecture de « Trap or Die » en mode voleur de cuivre), offre un contrepoint sans fatalisme ni moralisme au discours ambiant des « rags to riches » de ses contemporains. Danny restera un électron libre dans cette génération, ce pourquoi sa musique continuera de m’accompagner disque après disque. – Raphaël


Tranche de vie Souffrance – 2021

Au début de la décennie 2020, une partie du bruit autour du rap français me lasse – la liste des griefs serait longue à détailler. Les sorties qui suscitent chez moi un pur enthousiasme, détaché de toute approche professionnelle, deviennent rares à quelques belles exceptions. Quand Souffrance réinterprète son « Chaque fois que je pose » dans Planète Rap en avril 2021, c’est une baffe comme j’en ai rarement pris. Quelques semaines plus tard, Tranche de vie, son premier album, me reconnecte aux sensations qui ont nourri ma passion pour cette musique deux décennies plus tôt. La qualité de son écriture, dans ses placements de rimes habiles comme ses images décalées, me capte direct. Son « ancien nouveau son » porte un supplément d’âme qui manque à la course irraisonnée du rap pour la nouveauté sans maîtrise. Son propos sur sa recherche à la fois d’un second souffle et d’une intégrité nourrie à une conscience de classe me rappelle ce que j’apprécie dans le rap autant que ce que je cherche dans mes choix professionnels. En racontant ses tranches de vie, Souffrance a posé un miroir sur la mienne. – Raphaël

« Ka ne sermonne jamais. Il transmet son histoire et ses mythes et nous laisse avec. »

ShawnPucc

The Black Album Jay-Z – 2003

Il existe une rupture. Un moment où vos références passent du Hit machine aux CDs gravés. Une transition sans même s’en rendre compte, et soudain, la possibilité de choisir. The Black Album aura toujours cette attache particulière. La découverte d’une voix et d’un phrasé élégant, tout terrain, capable d’écraser la concurrence à coup de charisme, comme en témoigne le dernier couplet de “What More Can I Say” que je trouve toujours parfaitement écrit. C’est un disque que je revisite fréquemment. Ma première rencontre avec Kanye West, jeune producteur avide de reconnaissance, toujours capable de me donner la chair de poule sur ce rappel de Jiggaman sur “Encore”. Deux étoiles qui partagent la même galaxie, une chance pour un auditeur qui ne connait encore rien à Brooklyn. Encore plus de vingt années plus tard, c’est une écoute plaisante, nostalgique et active. Mais surtout, c’est ma première rencontre avec un des grands auteurs de la catégorie avec une finesse au-dessus de la moyenne dans l’art de s’effacer. – ShawnPucc


The Love Below Andre 3000 – 2003

Les CDs gravés en 2003 sont millésimés. Toujours disponibles sur la même étagère. Prêts à être joués dans tout autoradio. Parmi ces Verbatims taggués au marqueur noir, un double-album se trouve : Speakerboxxx/The Love Below. Signé OutKast, c’est un groupe que je ne connais pas, si ce n’est à travers les singles “So Fresh, So Clean” ou “Ms. Jackson”, imparables dans toutes les télés. Dès la première écoute, cet opus est une expérience qui me fascine. Un nouveau monde à appréhender, un contraste saisissant après l’écoute du premier disque, la chance pour une oreille prête à être façonnée. Des notes de piano aux allures de comédie musicale. La voix d’André qui s’étire volontiers dans les aigus. Dans “She Lives in My Lap” les guitares pleurent, la basse suinte, les sirènes n’ont aucun sens mais il y a des scratchs, rare élément auquel se raccrocher. Tout est étrange mais tout est en place. The Love Below a cette approche décomplexée d’entrevoir la musique sans mur, sans limite, sans écueil. Un pense-bête pour ne pas oublier de sortir de sa zone de confort. – ShawnPucc


Overly Dedicated Kendrick Lamar – 2010

L’émergence des blogs à la fin des années 2000 me permet d’établir une routine bien précise : me connecter tous les jours à 2dopeboyz. Chaque jour est synonyme de découverte, un peu comme si vous étiez dans la peau de Matty C à la tête de la rubrique “Unsigned Hype” du magazine The Source. Dans mon parcours d’auditeur, il y a des moments de vertige. Des instants d’adhésion immédiate. L’impression d’être atteint par le syndrome de Stendhal – mais version rap –, le résultat d’une exposition prolongée à des mesures trop proches de la perfection. Après plusieurs mois à annoncer la sortie de Overly Dedicated sur le site, la date est cochée dans l’agenda. L’album est téléchargé. La première piste lancée. Et là, “The Heart Pt. 2”. C’est ici que tout s’arrête. Syncope. La sensation d’entrevoir un artiste touché par la grâce, animé par une rage de vivre. Quinze années plus tard, il est encore admirable de le voir remplir des stades, une stature imposante mais une passion qui semble intacte. Et c’est aussi ça à travers le rap, qui m’anime. – ShawnPucc


Rap Album Two Jonwayne – 2017

Façonné par le format disque – CD vierge vous l’aurez compris –, l’idée de construire des albums est une conception bien ancrée dans mon apprentissage. Rap Album Two est un album que je joue inlassablement, et ce, chaque année depuis sa sortie. C’est un opus qui m’accompagne à chaque étape de vie. Dans chacune des lignes, je trouve un vers sur lequel m’appuyer. C’est aussi un disque qui, par moments, est profondément triste, voire pathétique pour son auteur. La gravité plane sur bien des morceaux. L’orage est là, sous nos yeux. Et face à lui-même, Jonwayne a conscience de ses écarts, ses vices, mais il se sent vivre, quitte à toucher le fond. C’est un peu paradoxal, mais c’est presque une philosophie de vie : si tu aimes quelque chose, vis-la pleinement, quitte à te laisser sombrer. Il y a un sens de liberté, cette légèreté de l’être qui nous renvoie tous à notre condition humaine. Et à travers ses mots, une clarté implacable pour briser les apparences que chacun s’impose. Un album qui donne le courage de se regarder dans la glace. – ShawnPucc


Grief Pedigree Ka – 2012

Ma rencontre avec Ka est un cheminement. Premier album écouté de l’artiste : Night’s Gambit. Résultat : désorienté. Cette manière de rapper monolithe et ses boucles dépouillées. L’approche est radicale. Mais la perception de l’art peut changer avec l’âge. Plus Ka est présent, plus les portes mentales s’ouvrent. Si toute son œuvre est vertigineuse, Grief Pedigree est peut-être l’opus qui m’a permis de mieux cerner ses intentions. Un homme aux démons à exorciser, traversé par des souvenirs difficiles à admettre. Ka ne sermonne jamais. Il transmet son histoire et ses mythes et nous laisse avec. Un rappeur aux allures de dramaturge, toujours prompt à mettre en évidence les choix cornéliens, et c’est aussi cet aspect qui permet de nous projeter dans ses récits. Dans cette quête existentielle commune à tous, Grief Pedigree me permet de trouver du sens. L’exemple parfait pour enfin comprendre que la réussite n’est pas un modèle à suivre, imposé, mais plutôt une réflexion personnelle à construire et à définir pour soi. – ShawnPucc

« Avec une versatilité rare et des contre-pieds instrumentaux, Nikkfurie et Hi-Tek parent la rue et l’errance d’un filet glauque de science-fiction. »

Zo.

La Rage de dire Fabe – 2000

En s’essayant à des productions modernes, Fabe balaie dans La Rage de dire l’image orthodoxe que son rap pouvait traîner. Chaque mot est encore plus pesé que d’habitude et leur poids se ressent dès l’intro du disque, quasi testamentaire. Les titres sont enchaînés par DJ Pone dans un mix total qui donne à l’ensemble une cohérence de mixtape pamphlétaire. Il en ressort une sensation de dynamique collective mais aussi de chef-d’œuvre de rigueur personnelle. Mais LA raison principale pour laquelle je garde un amour profond pour le dernier opus de Fabe, c’est que c’est un album adulte dès sa naissance. Fabe a accouché d’une œuvre froide et révoltée, dont chaque idée, chaque propos, est toujours aussi (im)pertinent 25 ans après sa sortie. Beaucoup de disques ne résistent pas à la maturité de l’auditeur. La révolte qu’ils contiennent a beau être sincère, elle reste puérile et n’arrive plus à faire face à la réalité du quotidien, des petits compromis et grandes compressions qu’il exige. Mais en 2000, Fabe a signé, lui, une œuvre qui résiste à une vie qui passe. – Zo.


Asphalte hurlante (Ultime édition) La Caution – 2002

J’ai toujours eu le syndrome de l’imposteur. J’ai grandi dans un environnement privilégié. Bien évidemment, j’ai eu des galères, mais j’ai aussi eu la chance d’avoir de nombreuses cartes en main dès le début. Et ça a conditionné mon rapport au rap. Même si j’ai été très tôt un petit zonard débrouillard, je ne voulais pas jouer au dur, et surtout je ne voulais pas m’approprier la voix de ceux qui vivaient des choses que je ne connaissais pas ou peu. Du coup, j’ai longtemps mis plein de disques de côté, les considérant plus comme des objets sociaux que comme des œuvres artistiques. S’il y avait des exceptions, elles étaient liées aux endroits où j’évoluais parfois comme Paris Nord, le Pont de Sèvres ou Nanterre et La Défense. Mais quand Asphalte Hurlante est sorti, ça a définitivement bouleversé ma cartographie du rap français. Avec une versatilité rare et des contre-pieds instrumentaux, Nikkfurie et Hi-Tek parent la rue et l’errance d’un filet glauque de science-fiction. S’y mêlent des références de pop culture, de football et de politique par dizaines. Et soudain, la rue est devenue électrique. – Zo.


Black Sunday Cypress Hill – 1993

J’aime les malentendus, ça m’hypnotise. Alors que dire de Black Sunday, ce disque estampillé par une jeunesse de bédaveurs tandis qu’il est le second album d’un groupe devenant le fer de lance de la communauté latino. Malgré tout, Cypress Hill est resté l’une de ces formations rap que tolèrent ceux qui n’écoutent pas de rap. Avec sa pochette, les fans de metal sont attirés. Avec ses hits cannabiques tels « I Wanna Get High », « Hits from the Bong » et surtout « Insane in the brain », les adolescents enfumés sont conquis. Ils le chantent la bouche pâteuse et Cypress Hill devient un objet de pop culture, apparaît dans les Simpson et s’affiche dans les coffee shop en poster à côté de Bob Marley. Pourtant, Black Sunday est un redoutable disque de rap. Les productions de DJ Muggs sont chargées d’atmosphères aussi violentes qu’enfumées. Les voix des deux rappeurs sont singulières et se complètent aussi bien dans leurs timbres que dans leurs techniques. Et surtout, ce deuxième album de Cypress Hill est une peinture tantôt menaçante, tantôt célébrante des gangs latino-américains. Bref, un fabuleux et authentique disque, non pas de rap, mais de gangsta rap, qui est devenu un objet culturel iconique des années 1990. – Zo.


Wave Twisters DJ Q-Bert – 2001

Je n’écris pas sur Wave Twisters pour dire que c’est un bon disque. J’écris sur Wave Twisters pour dire que c’est un bon film. Et encore, c’est cher payé. L’album sorti par le génie du turntablism qu’était Q-Bert n’est qu’un agrégat de sa version animée. Amputé de ses images, il a quelque chose d’incompréhensible. C’est une forme de langage, dont il faut maîtriser à la fois le dialecte et l’époque pour le saisir. Il n’empêche, transposé à l’écran, Wave Twisters est d’un génie débridé. Iconoclaste, foutraque, fun, son synopsis est improbable : le héros du film tient un cabinet dentaire interstellaire. Il voyage dans l’espace et récupère une platine au format montre-poignet pour en faire une arme sidérale qui délivrera les peuples de toutes les galaxies. Qui a déjà lu un pitch pareil ? Et pourtant, mise sur écran, la scratch music de Q-Bert prend des allures de célébration : celle d’une création sonore comme seul le hip-hop – et plus particulièrement le deejaying – en est capable. L’œuvre totale du turntablism, elle est dans le charme désuet de Wave Twisters. Le film et pas autre chose. – Zo.


Des Lumières sous la pluie Psykick Lyrikah – 2004

À propos de cet album, j’ai écrit un jour qu’il était « quelques bouts d’errance magnifiés dans un petit disque noir intitulé Des Lumières sous la pluie. » Je n’ai pas envie de me dédire, mais je dois avouer que ce n’était pas totalement exact. Le premier album de Psykick Lyrikah – duo désormais incarné en 2025 par son unique rappeur, Arm – n’est pas des « petits bouts d’errance ». Avec plus de 20 ans de recul, il est le commencement d’un chemin. Un chemin que je n’ai jamais cessé de parcourir, avec à la fois un doute et une certitude : ne pas être sûr de toujours savoir de quoi Arm parle, mais l’écouter avec la conviction qu’il me parle. Et peut-être même qu’il parle à la voix que j’ai dans ma tête quand je marche. Où que ce soit : dans la rue, dans mes relations, ou quand les éléments me tombent sur la gueule. Un disque qui m’a appris à rester en mouvement tout en pensant à m’écouter. C’est rare, ces sons qui tracent le début d’une route. Et une vingtaine d’années plus tard, j’avance encore. – Zo.


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