L’année 2025 du rap japonais
Décryptage

L’année 2025 du rap japonais

Des têtes d’affiche à l’underground, retour en sept titres sur l’année du rap japonais. Entre expansion internationale, ancrage local et horreur cosmique.

Awich, Lana : rap royauté

Le rap mondial ne manque pas de destins individuels « inspirants », plus ou moins romancés. Peu le sont autant que celui d’Akiko Urasaki, plus connue sous son pseudonyme « Awich ». Née à Okinawa en 1986, l’artiste hérite des tensions qui régissent l’île, sous occupation américaine. Le jour, ses parents l’emmènent à des manifestations contre l’envahisseur. La nuit, elle découvre la musique noire-américaine dans les clubs, et apprend l’anglais en étudiant les textes de 2pac. Le hip-hop devient pour elle la porte vers un nouveau monde, et Awich se retrouve rapidement sur scène, à 14 ans à peine. L’artiste incorpore dans ses textes le Uchinaguchi, langue propre à Okinawa et dont l’usage a longtemps été réprimé par les autorités japonaises. Elle tente sa chance à Tokyo au sortir de l’adolescence, mais la frilosité des maisons de disque envers ses textes chargés politiquement l’encourage à aller voir ailleurs. En 2005, à 19 ans, elle s’envole pour Atlanta.

Awich se lance dans des études de marketing, épouse un américain et donne naissance à sa fille. Bien qu’elle auto-édite son premier album Asian Whish Child en 2007, le rap n’occupe plus la place centrale de son existence et Akiko pose les bases d’une vie d’entrepreneuse. Jusqu’à l’assassinat de son mari en 2011, qui la pousse à revenir au Japon. Alors qu’elle reconnecte petit à petit avec le hip-hop, son profil atypique et son expérience au micro attirent l’attention du collectif Yentown, qui l’aide à mettre sur pieds 8, son premier album depuis 10 ans. Méconnue du grand public, mais avec le bagage d’une vétérane de l’industrie et le charisme d’une survivante, Awich attire tous les projecteurs sur elle, et repousse les limites une par une. D’abord star de l’écurie Yentown, elle s’impose rapidement comme capitaine des rappeuses japonaises en rassemblant autour d’elle une armée d’artistes talentueuses sur l’album United Queens. Avant de fédérer symboliquement le rap asiatique global sur le posse-cut « Asian State of Mind », morceau hors-norme où se rencontrent notamment le cambodgien VannDa, l’indien KR$NA ou le chinois MaSiWei. Les ambitions de la reine ne s’arrêtent pas là, et c’est vers l’Amérique qu’elle regarde à nouveau. Son album sorti en fin d’année est intégralement produit par la légende du Wu-Tang RZA, avec comme premier single « Butcher Shop » en featuring avec A$AP Ferg, sur lequel la rappeuse s’exprime en anglais mais sans perdre le nord ou diluer sa verve : « Occupied Japan, nobody gave us guidance / Now you wanna bitch ’cause you see my good finance. »  Potentiellement l’artiste « rap » d’Asie la plus populaire au monde, Awich continue plus que jamais de brandir le drapeau d’Okinawa, et de défier toutes les conjectures : elle est devenue numéro 1 avec un rap accessible mais exigeant, engagé et ancré localement. Le tout à trente ans passés, dans un milieu souvent méfiant voire hostile aux artistes femmes.

Si elle est au sommet, Awich n’est pas une exception dans le paysage rap japonais, où de plus en plus de voix féminines allient succès critique et populaire. Lana est originaire du Shonan, région balnéaire associée à un imaginaire rempli de jeunes gens tatoués et désœuvrés, qui contemplent le soleil se coucher sur la mer derrière leurs lunettes noires et la fumée des cigarettes. Elle marche dans les pas de son grand frère LEX, rappeur remarqué sur Soundcloud au tournant des années 2020. Leurs alias d’artistes renvoient chacun à des personnages de la série américaine Smallville, bien qu’il s’agisse peut-être d’une coïncidence compte tenu de la relation entre les dits personnages. Lana attire l’attention par sa polyvalence mélodique qui semble lui venir naturellement, et la rapproche d’une Nicki Minaj. Autoproclamée « princesse », la rappeuse de 21 ans cultive une DA « gyaru», d’après le terme consacré pour désigner le style urbain et ultra-féminin adopté par certaines jeunes japonaises, et qui se caractérise notamment par des cheveux blonds peroxydés, des extensions de cils et des robes ou des jupes très courtes – un look codifié que l’artiste rehausse de tatouages et de blings. Si elle peut se montrer sexy dans ses clips ou sur scène, cela semble toujours au service d’une énergie « fun » et communicative, qui ne verse pas dans les thirst traps de bas étage. En bonne ex-Soundcloud rappeuse qui se respecte, Lana navigue entre les genres avec la souplesse propre à la Gen Z, et se montre aussi compétente sur des ballades J-Pop (« HERE »), que sur de la simili sexy-drill (« Still Young More Rich »), ou de la trap à l’ancienne sur laquelle elle pose avec autorité. Sur la bien nommée « Stronger », elle retrouve Awich sur un beat à la Chief Keef, menaçant et triomphal. La reine et la princesse se réunissant autour d’une promesse : continuer de mener à la baguette un rap japonais qu’elles tiennent en respect.

« Nous peignons des paysages grandeur nature, en sortant parfois de nous-mêmes pour aller vers des mondes imaginaires. »

nebohzu (BirthBySleep)

La tambouille ensorcelée de Creepy Nuts

Avant la généralisation de l’accès à internet dans les années 2000, le contact du public occidental avec la pop japonaise passait principalement par les animes. En s’enthousiasmant pour Naruto, Full Metal Alchemist ou One Piece, une niche d’auditeurs se familiarise avec L’Arc〜en〜Ciel, Asian Kung Fu Generation ou D-51, des groupes de pop-rock dont la fougue juvénile va comme un gant à ces shonens d’action. 20 ans plus tard, le monde a changé, et avec lui les goûts du public ainsi que la place de l’animation japonaise dans le monde, désormais centrale. Si les locomotives comme One Piece ou Dragon Ball continuent de faire recette, l’offre se diversifie et la concurrence pour capter l’attention des spectateurs s’intensifie : pour se démarquer, les nouvelles œuvres doivent se montrer plus audacieuses et originales. C’est notamment le cas de Dan Da Dan, manga de Yukinobu Tatsu prépublié dans le Shonen Jump (leader des hebdomadaires de prépublication) et adapté récemment en anime par le studio Science Saru. Histoire de fantômes et d’extra-terrestres, l’œuvre mélange l’action, l’humour, l’horreur et la comédie romantique pour une mixture totale étonnamment digeste. Le rock plein d’entrain du début du siècle ne correspondant pas à une proposition aussi polymorphe, c’est le duo hip-hop Creepy Nuts qui s’occupe du générique avec « Otonoke », pour leur troisième collaboration sur un anime, quelques mois après le succès retentissant de « Bling-Bang-Bang-Born », générique de la seconde saison de Mashle: Magic and Muscles.

De prime abord, peu de gens auraient parié sur le triomphe massif et international de la musique du duo formé par le rappeur R-Shitei et le producteur DJ Matsunaga, actifs depuis 2013. L’interprétation théâtrale et exhubérante du rappeur et les arrangements ska, rock, techno ou reggae d’un morceau à l’autre (ou parfois sur un seul et même morceau) poussent souvent le groupe aux frontières du mauvais goût, voire d’un grotesque maximaliste peut-être un peu extrême pour les chastes oreilles des fans d’anime d’Europe et d’ailleurs. Bien au contraire, c’est cette radicalité et cette étrangeté, adoucies par des refrains pop entêtants qui fascinent un public de plus en plus nombreux, et permet au groupe de se produire dans le monde entier. Fort de son momentum, le duo cherche aujourd’hui à trouver l’équilibre entre la fraicheur qui a fait son succès et leur nouvelle stature internationale : leur album LEGION sorti en 2025 a été en partie produit et enregistré avec l’aide de collaborateurs américains de Tyler, the Creator et Kendrick Lamar, pour un son davantage global que sur leurs précédents disques. Le groupe, qui cite souvent le cinéma d’horreur comme influence, ne renonce pas pour autant à la folie qui a fait son succès : la basse brutale et les synthés inquiétants du single « doppelgänger » évoquent la body music allemande, pour un petit hymne rave déjanté à 160 bpm. Interviewé par Billboard Japan, R-Shitei s’explique sur le thème du morceau : « Avoir différentes versions de soi-même – sans porter de jugement sur laquelle est bonne ou mauvaise – c’est ce que représente un doppelgänger. » Une définition qui colle bien au groupe, et même au divertissement japonais actuel en général, qui voit ses acteurs multiplier les identités, dans un mélange de joie créatrice hédoniste et d’instinct de survie industriel.

BirthBySleep, combustion de nuages

Connue comme la plateforme par excellence des artistes indépendants et « DIY », Soundcloud est aussi un lieu de belles rencontres. Fin des années 2010, nebohzu, yoo ! et Ibushi partagent leur musique chacun de son côté. Leurs morceaux, hybrides entre hip-hop, ambient et d’autres genres (une influence rock marquée chez Ibushi, plus expérimentale chez nebohzu) ont en commun une attention portée aux textures, particulièrement denses et luxuriantes. Leur son tranche presque radicalement avec le tout-venant de l’hyperpop et du « digicore » établi sur la plateforme. Et se distingue du nihilisme sonique parfois superficiel voire paresseux propre à une partie de la scène. À l’initiative de nebohzu, les trois artistes commencent à rapper ensemble dès 2020, enchainant les collaborations à deux ou à trois, comme sur « Gears » morceau final de l’album Air On Gear d’Ibushi. Les trois rappeurs montent formellement un groupe, BirthBySleep, avec un premier titre sous cette nouvelle bannière : « Skyline » composé par iga, producteur sur la même longueur d’onde que les trois amis.

Le morceau s’ouvre sur un riff de guitare légèrement distordu, à la frontière du shoegaze. Il est rejoint par une boite à rythme avec laquelle il fusionne dans une explosion au ralenti, sur laquelle les trois membres rappent comme si leur vie en dépendait, entre urgence existentielle et liberté sans limite. Avec une fraicheur dans les arrangements, pour un ressenti proche de celui d’une vague venue s’abattre délicatement mais fermement sur le visage de l’auditeur. Une énergie rock, pourtant rap par essence, comme le confirme nebohzu à l’Abcdr : « En termes de goûts musicaux, c’est le rap japonais des années 1990 et 2000 qui rassemble les trois membres de BirthBySleep. Buddha Brand, Nitro Microphone Underground, MSC et Origami, par exemple. iga a lui été fortement influencé par le hip-hop japonais des années 2010. Nous écoutons beaucoup de musiques différentes aujourd’hui, mais à la base, nous sommes tous des nerds de rap. » Le rock japonais, l’électronica et la pop viennent compléter leurs influences au fil du temps, notamment sur le plan des textes : « Nous n’écrivons pas le genre de textes que l’on trouve dans le hip-hop ordinaire. Nous peignons des paysages grandeur nature, en sortant parfois de nous-mêmes pour aller vers des mondes imaginaires. Notre mode d’expression formel est le rap, mais notre spiritualité trouve son origine dans d’autres musiques. » « Skyline » semble être ainsi à la croisée des vents, pas seulement sur le plan musical pur, mais en termes de langage et d’emotion. Un morceau qui ne ressemble qu’à lui-même, et qui devrait rester un one-shot pour le moment, les membres se concentrant sur leurs activités sur scène et en solo : « Ibushi et moi travaillons actuellement sur des projets individuels. Ibushi et yoo ! produisent également des beats, et nous espérons produire un jour un morceau de rap de A à Z, par nos propres moyens. » Compte tenu de la liberté créative qui les anime, l’horizon est la limite.

« Je préfére mourir plutôt que de voir mon esprit asservi par la police, l’État ou tout autre organisme qui me dicte ce que j’aime faire ou ce que je veux faire. »

BADSAIKUSH pour GQ Japan

F!C!O! déchaine le zoo

Cela fait maintenant de nombreuses années que le rap et les musiques de club avancent ensemble, que ce soit par le biais d’un rappeur-producteur populaire comme Jul, ou via des labels plus radicaux comme les parisiens de Casual Gabberz ou le collectif international Raprave. Au Japon, c’est le label TREKKIE TRAX qui depuis 2012 porte les couleurs de ce mélange des genres qui n’en est pas vraiment un. Lancé en 2025 le projet F!C!O! réunit trois de ses pontes. D’abord Fellsius, producteur intense et déroutant originaire de Kawasaki, capable de transformer un banger techno rigolard en odyssée existentielle sans que la transition soit ressentie. Carpainter, l’un des fondateurs de TREKKIE TRAX, défenseur d’une techno puissante et funky, à l’identité très japonaise. Et enfin ONJUICY, rappeur pilier du label, autant à son aise sur de la grime que sur du hardcore, ou tout autre nuance de rave music inclassable que ses collègues et amis lui envoient.

Inclassable, c’est peut-être ce qui décrit le mieux le premier EP de F!C!O!. Sur quatre titres furieux, ils présentent une musique de club totale, conçue pour détruire les dance-floors. En ouverture, « INU INU INU » mélange les sirènes raves aux cris de chiens de différentes races, ONJUICY semblant mener une révolte dans un refuge pour canidés enragés. Sur « BIRDERS », c’est en pleine jungle sauvage qu’ils emmènent l’auditeur, au milieu des insectes et des éléphants, tandis que le roucoulement d’une tourterelle sert de base à l’instrumental tech-house du morceau, décrit par le label comme « un banger big-room mettant en valeur la musicalité de chaque artiste ». La bagarre gagne en intensité sur « MAIKAMURA », l’émeute ayant évolué en véritable combat armé. Les coups de feu et le flow mitraillette de ONJUICY sont transparents sur leurs intentions. Enfin, sur « SUCCESS FAMILY » le trio est rejoint par le rappeur Iida Reo pour un exercice de reggaeton rave poisseux, comme un épilogue sombre au chaos fou des trois précédents titres. Chef de guerre charismatique, ONJUICY est un MC des origines, de ceux qui freestylaient dans les block parties sur n’importe quel sample avec comme seul objectif d’emporter la foule. Le trio F!C!O! réanime à sa manière l’époque où le hip-hop naissant était un tout, animé par une énergie à la fois drôle et résolue, joyeuse et en colère. Et encore affranchi des genres, prêt à écrire ses propres codes.

Namedaruma, la bonne et les mauvaises herbes

Fin des années 2000, préfecture de Saitama, la banlieue-dortoir de Tokyo. « 104 », un jeune homme même pas majeur, néglige le lycée pour faire des casses avec ses amis plus âgés. Dans la nuit du 3 mars 2009, suite à un cambriolage à Fukaya avec deux de ses collègues, il vole une voiture et fuit la scène du crime, toutes lumières éteintes. Une patrouille de police interpelle le trio, qui refuse d’obtempérer. Engagé à pleine vitesse, le conducteur perd le contrôle du véhicule qui s’écrase à pleine puissance. 104, installé sur le siège passager, est tué sur le coup. À 19 ans, BADSAIKUSH est considéré comme mineur au Japon et écope d’une peine de prison aménagée. DELTA9KID est quant à lui libéré en 2013. A sa sortie, avec maintenant D BUBBLES et G-PLANTS à leurs côtés, leur groupe de rap peut prendre un nouveau départ sous la bannière « Namedaruma ».

Les plus attentifs l’auront remarqué : les noms de scène des quatre artistes font référence au cannabis, plante au centre de la musique et de l’univers esthétique de Namedaruma dès sa création en 2011. On retrouve la fleur sur les pochettes, dans les clips et les paroles du groupe, mais également dans la nature même de sa musique. Les rappeurs jouent sur le contraste entre des textes hard-boiled, où il est question des affres de la criminalité, de la vie en prison et d’une certaine froideur de l’existence en général, et des beats lo-fi chauds et spirituels, adaptés à la méditation et à la contemplation. Une dichotomie qui n’en est pas une pour les consommateurs, habitués à être en équilibre entre crises d’angoisse paranoïaque et salutaires suspensions du temps. Cette passion, voire ce culte sans filtre autour de l’herbe apparaît comme particulièrement osée dans un Japon extrêmement répressif. La police ne s’y trompe pas : les membres de Namedaruma font l’objet d’une surveillance accrue, et sont contrôlés sans relâche. D BUBBLES sera même condamné en 2018 à de la prison ferme pour un motif lié à la plante, une décision qui le pousse à se retirer définitivement de la vie publique. Réduit à trois membres, acculé par les autorités, Namedaruma ne se laisse pas intimider et sort en 2019 Godbreath Buddhacess, un tour de force qui propulse le groupe tout en haut du hip-hop japonais underground. Et attire sur lui une lumière nouvelle, qui n’arrange pas leurs affaires judiciaires. Interrogé par GQ Japan sur ces difficultés, la réponse de BADSAIKUSH est transparente : « Je préfére mourir plutôt que de voir mon esprit asservi par la police, l’État ou tout autre organisme qui me dicte ce que j’aime faire ou ce que je veux faire, alors que je ne dérange personne. »

Bien loin des sirènes de la célébrité, le groupe s’appuie sur le rap pour créer une véritable « famille » à Saitama, la Aphrodite Gang Holdings, à la fois label, collectif et communauté d’intérêts dépassant le seul domaine artistique. Que ce soit dans leurs textes ou dans les rares interviews qu’ils donnent, les rappeurs affichent un détachement presque spirituel vis-à-vis de la culture hip-hop, où personne à l’exception notable de Nujabes et du vétéran TOKONA-X ne semble trouver grâce à leurs yeux. Toujours pour GQ Japon, BADSAIKUSH décrit ainsi son rapport au rap et à l’écriture : « Nous ne rappons pas pour que les gens se disent : « Les histoires de ces mecs sont instructives ». Nous ne pensons pas être suffisamment éduqués ou expérimentés pour ça.» Des propos qui font écho à ceux plein d’humilité de DELTA9KID, rapportés par le média spécialisé Natalie : « Certaines personnes pourraient penser que je me vante d’être badass parce que je parle de marijuana, mais ce n’est pas du tout le cas. Je ne fais que chanter mon quotidien. Je fais juste de mon mieux pour pouvoir me regarder en face. »

Du fait de la pandémie et de la diversification de leurs activités, les sorties de Namedaruma se limitent depuis 2020 à un single envoyé de temps à autre. Le groupe endosse désormais un statut de producteur pour des artistes dont ils sont proches, comme le beatmaker Green Assassin Dollar. Fin 2023, plusieurs mois avant le règlement de compte/spectacle entre Kendrick Lamar et Drake, Namedaruma fait de nouveau la une des médias spécialisés en sortant « FEEL OR BEEF BADPOP IS DEAD ». Ce morceau de presque sept minutes produit par leurs amis GAS et 7SEEDS s’ouvre sur des accords sirupeux, qui évoquent le J-Hip-Hop taillé pour le streaming qui cartonne dans l’archipel. De fait, le morceau est une longue série d’attaques en règles portées au collectif à succès « BAD HOP » et en particulier à sa star YZERR. Si le différent trouve en partie sa source dans des histoires personnelles entre les protagonistes, le morceau de Namedaruma dit tout haut ce qu’une large partie du public hip-hop japonais pense tout bas : en ayant fait le choix de la J-Pop, des podcasts et des TikToks, tout en puisant allégrement dans les tendances pour produire un rap à l’eau, BAD HOP a révélé son visage de parodie frauduleuse validée par l’establishment. Ironie du calendrier, la bande de YZERR fait son concert d’adieu quelques semaines plus tard au Tokyo Dome, devant le gratin du showbiz. Entre temps, Namedaruma est retourné à ses affaires. En juin dernier, la réédition de leur classique Godbreath Buddhacess est agrémentée d’un nouveau titre, « The Sequel ». Un morceau à la fois pensif et optimiste, où la vie est décrite comme un rêve sous THC, destinée à se terminer en un battement de cils. L’un des rappeurs faisant le vœu que les effluves soient désormais les seules à faire rougir ses yeux.

« En ancrant sa musique dans une réalité sociale parfois crue, 5leaf représente un discret changement de paradigme dans le rap japonais actuel. »

Dos Monos, horreur libre

Si l’histoire mondiale récente de l’art horrifique ne devait retenir qu’un seul nom, ce serait sans doutes celui de Junji Ito. Le mangaka, auteur d’œuvres devenues classiques comme Tomie et Uzumaki a revigoré le genre du body-horror, typologie esthétique omniprésente aujourd’hui du cinéma aux jeux-vidéo. Ito ne se résume cependant pas à un dessinateur d’images chocs : son œuvre est emprunte d’une densité émotionnelle unique, l’ironie mordante cohabitant avec une mélancolie parfois déchirante, dans un chaos étonnement structuré dont seuls les maîtres ont le secret. Il n’était en ce sens pas étonnant de le voir collaborer avec le trio Dos Monos, pour qui il a réalisé l’artwork de l’EP Dos Moons. Représentant une femme-méduse en forme de divinité cosmique, l’illustration est une synthèse du style du mangaka : majestueux et dérangeant, délicat et angoissant.

C’est sur cette vision que s’appuie le groupe pour la réalisation du disque. Imperméables au hip-hop japonais, les trois membres du groupe ont grandi avec le rock, et s’initient au rap sur le tard, influencés notamment par Jay Dee et Madlib. Formé en 2015, Dos Monos attire rapidement sur lui une attention internationale, notamment pour sa façon de malmener les samples, qu’il tord et découpe pour en faire une mixture monstrueuse. Ainsi c’est sur l’influent label de Philadelphie Deathbomb Arc qu’ils sortent leur premier album Dos City, rejoignant des ténors du rap punk et industriel comme Death Grips et JPEGMafia. Pourtant célébrés pour leur usage des samples, le groupe s’en lasse rapidement et privilégie une approche live totale qui les rapproche du rock ou du jazz fusion, tout en restant radicalement hip-hop dans l’expression. Par ailleurs, après une tournée mondiale à la fin des années 2010, le groupe se recentre sur des thématiques plus japonaises, notamment le rapport au Soleil comme objet de culte et de destruction sur l’album Dos Atomos.

De destruction, voire de fin du monde, il est question sur « Gilda », l’ouverture de Dos Moons. Plus déstructuré que jamais, le morceau monte en puissance comme une poussée d’angoisse qui explose en feu de Bengale cathartique. Les références cinématographiques servent un propos sombre, voire sinistre, à commencer par la Gilda du titre, classique de 1946 participant à installer le trope de la femme fatale dans le cinéma du XXe siècle. Et dont le nom sera inscrit sur l’une des bombes nucléaires lâchées en 1946 sur l’atoll de Bikini. Comme dans les histoires de Junji Ito, l’horreur cosmique et la folie des hommes finissent par ne faire qu’un, le complexe militaro-industriel devenant l’expression d’un Mal ancestral, presque lovecraftien. Le reste de l’EP privilégie une angoisse plus lancinante que cette déflagration initiale, dont les soubresauts agitent le disque jusqu’à la dernière seconde. Sans jamais trahir ce chaos libérateur, celui qu’on ressent en regardant ses peurs en face.

La saine nostalgie de 5leaf

Dans le film d’animation Crayon Shin-chan – The Storm Called: The Adult Empire Strikes Back, Shin-chan, un petit garçon de cinq ans et ses amis font face à un défi fort singulier. Les adultes du pays ont tous succombé à un mal étrange, qui les plonge littéralement dans la nostalgie de leur jeunesse, signifiée par un crépuscule mordoré éternel. Le temps se fige dans un mélange de mélancolie et de douceur réconfortante, chloroformé par une insouciance de façade. C’est en partie cette vision de carte postale, faite de poteaux électriques, du cliqueti des insectes et d’une certaine délicatesse existentielle que viennent chercher au Japon toujours plus de visiteurs, venus consciemment ou non retrouver un ailleurs fantasmé. Inoffensive en surface, ces représentations cachent une réalité plus complexe, et promeuvent plus ou moins malgré-elles un conservatisme sclérosant. La réalité sociale et politique disparait, l’humanité s’efface derrière la vibe. En musique, cela s’incarne par des effets de réverbe sur les guitares et des pianos mielleux, chanteurs et rappeurs déclamant une vision du monde cotonneuse et sans histoire. Les premières notes de « Michikusa » s’inscrivent dans cette ligne, avant d’être rapidement dynamitées par un beat trap, la hi-hat faisant office de chant des cigales. 5leaf, rappeuse originaire de Hiroshima, investit le morceau sans détours. La nostalgie est toujours omniprésente, mais celle-ci est mise au service du récit de l’artiste, qui revient sur les épreuves de sa jeunesse, les privations et autres avis d’expulsion.  Avec « Michikusa » c’est avant-tout sa communauté que 5leaf célèbre. Sa bande d’amis qui lui a permis de surmonter les difficultés, et de voir plus loin que la solitude confortable d’un soleil couchant. En ancrant sa musique dans une réalité sociale parfois crue, l’artiste témoigne d’un discret changement de paradigme dans le rap japonais actuel. Que les nouvelles têtes, à la manière de Shin-chan et ses complices, pourraient bien sauver de la prison de la nostalgie.

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